Fusains et eaux-fortes/À propos de ballons

G. Charpentier (p. 253-264).


À PROPOS DE BALLONS


Dimanche dernier, vers les cinq heures, par le plus magnifique temps du monde, le ballon de Green s’est élancé de l’enceinte de l’Hippodrome dans les bleus abîmes de l’air.

Certes, l’ascension d’un ballon n’a plus aujourd’hui rien de rare ; cependant un aérostat comme celui de Green sort de la classe ordinaire ; ses dimensions colossales, le soin parfait avec lequel il est confectionné, la confortabilité de son installation, si l’on peut s’exprimer ainsi, en font la merveille de la navigation aérienne et le placent au rang d’un vaisseau de cent canons ; à le voir, gonflant son énorme capsule de taffetas sous le réseau de cordelettes qui soutiennent la nacelle doublée de velours rouge, on se sent tout à fait rassuré sur les chances malsaines du voyage à travers les espaces. Il semble qu’il doit offrir moins de dangers qu’une excursion en diligence ou en chemin de fer.

Admis dans l’enceinte réservée, nous avons vu le départ de près. Rien n’est plus paisible et plus débonnaire. M. Green en habit noir et cravate blanche, comme un gentleman qui va dîner en ville, monte dans son cabriolet, dans son ballon, voulons-nous dire, avec le flegme le plus britannique. Une Anglaise charmante, accompagnée d’une amie, avait déjà pris place dans la nacelle ; elle était calme et souriante ; un léger nuage d’animation colorait ses joues roses mais il venait plutôt de l’aimable embarras de voir tant d’yeux fixés sur elle, que d’une crainte quelconque. Sa physionomie intelligente et pure respirait cette confiance dans les inventions du génie humain, qui caractérise la race anglaise et américaine. Une Parisienne eût jeté les hauts cris.

Le ballon, retenu par des cordes, palpitait et se balançait comme un oiseau Rock près de prendre l’essor. La comparaison est faible, mais nous n’en avons pas d’autre. Et, en effet, qu’est-ce que l’oiseau Rock des contes arabes, qui peut à peine enlever un pauvre prince cousu dans la peau d’un mouton, à côté de cet oiseau de soie gonflé de gaz qui emporte quatre personnes dans ses serres de cordelettes !

Une forte corde le retenait encore à la terre mais bientôt, sur le signal de Green, l’amarre fut coupée et le vaisseau aérien s’éleva majestueusement, avec un mouvement doux et puissant d’une majesté infinie. Autant la locomotive a l’air infernal, autant le ballon a l’air céleste, tout jeu de mots à part : l’une emprunte ses moyens au fer et au charbon, au feu et à l’eau bouillante, l’autre n’emploie que du taffetas et du gaz, une mince étoffe remplie d’un souffle léger ; la locomotive avec des glapissements affreux, des râles stridents et de noirs jets de fumée, court sur des tringles inflexibles, s’enfonce dans les ténèbres des tunnels et semble aller retrouver le diable qui l’a inventée ; le ballon, sans tapage et sans effort, quitte la terre où les lois de la gravité nous retiennent, et remonte tranquillement vers Dieu. Malheureusement, comme l’inspiration, le ballon va où le vent le pousse, ainsi que chacun le sait, spiritus flat ubi vult, et la locomotive comme la prose va droit son chemin.

Green et son ballon dominaient déjà Paris et tout son horizon ; de longues fusées de sable, lest qu’il rejetait pour s’élever plus haut, rayaient le ciel de leurs traînées blanches et, par le temps qu’elles mettaient à descendre, prouvaient la hauteur où l’intrépide aéronaute était parvenu en quelques minutes. Il avait disparu que la foule cherchait encore à le discerner dans les profondeurs azurées de l’atmosphère. Que de là-haut, l’arc de l’Étoile et la ville géante avec ses noires fourmis devaient, illuminés par le soleil du soir, lui offrir un spectacle splendide et magnifique Quelle grandeur et en même temps quelle petitesse, et comme de cette distance les soins et les ambitions terrestres doivent paraître mesquins !

Tout en regardant avec les autres, un monde de pensées tourbillonnait dans notre tête ; le ballon, à qui l’on a voulu faire jouer un rôle utile dans la bataille de Fleurus et au siège de Toulon, n’a guère jusqu’à présent été considéré que comme une expérience de physique amusante ; on le fait figurer dans les fêtes et les solennités, car la foule, qui a le sentiment des grandes choses, plus que les académiciens et les corps savants, éprouve pour les ascensions un attrait qui n’a pas diminué depuis les premiers essais de Montgolfier. C’est un instinct profondément humain que celui qui nous pousse à suivre dans l’air, jusqu’à ce qu’on le perde de vue, ce globe gonflé de fumée qui porte les destinées de l’avenir.

L’homme, roi de la création par l’intelligence, est physiquement assez mal partagé. Il n’a ni la rapidité du cerf, ni l’œil de l’aigle, ni l’odorat du chien, qui est presque une âme, ni l’aile de l’oiseau, ni la nageoire du poisson, car tout chez lui est sacrifié au cerveau. Il faut qu’il s’ajoute toutes les facultés qui lui manquent : le cheval, la voiture et ensuite la locomotive remplacent chez lui la vitesse le télescope et le microscope valent l’œil de l’aigle la boussole le fait se diriger presque aussi bien qu’un chien le navire, le bateau à vapeur, la cloche à plongeur lui ouvrent le domaine des eaux. Restait celui de l’air, où l’oiseau nous échappait, poursuivi seulement à quelques centaines de pieds par la flèche et le fusil, moyens ingénieux de rapprocher les distances. Il semble vraiment que Dieu aurait bien pu nous donner des ailes comme les peintres en prêtent aux anges ; mais l’homme, c’est là ce qui fait sa beauté et sa grandeur, ne doit pas posséder ces appendices gênants, pas plus qu’il ne doit être embarrassé de nageoires. Avec la pensée et la main, cet admirable outil, il faut qu’il trouve hors de lui toutes ces puissances.

L’idée de s’élever dans les airs n’est pas nouvelle ; ce n’est pas d’aujourd’hui que Phaéthon a demandé à monter dans le char de Phœbus, et que Dédale a lancé du haut d’une tour son fils Icare. Leurs chutes sont des ascensions manquées. Ils sont les Pilastres de Rozier de l’époque fabuleuse. La chute d’Icare semble même être la suite d’une explosion venant de la trop grande dilatation du gaz aux rayons du soleil, ce que la mythologie explique par la fonte à la chaleur de la cire qui retenait les plumes de ses ailes. Le char de feu qui emporte Élie au ciel a bien la mine d’un ballon réussi, et les aigles qui enlèvent Ésope pour bâtir en l’air le palais du roi Nectanébo ne sont pas si chimériques que l’on pense. Les griffons, les hippogriffes, les pégases, les talonnières, la flèche d’Abarys, le tapis des quatre Facardins témoignent de la persistance de cette idée. La nuit, le rêve ne nous délivre-t-il pas des lois de la pesanteur ? ne nous donne-t-il pas la faculté d’aller, de venir, et de voltiger sur la cime des choses ou de nous perdre dans les hauteurs infinies ? Ce songe général et persistant, et qui exprime le désir secret de l’humanité, n’a-t-il aucun sens prophétique ? Peut-être le scepticisme moderne traitait-il trop légèrement les intuitions de ces volitions de l’âme débarrassée temporairement du contrôle un peu grossier de la raison et des sens. L’onéiromancie, si religieusement écoutée des anciens, pourrait sans doute expliquer la signification de ce rêve toujours reproduit pour nous, nous y voyons la réalisation prochaine de la navigation céleste : toute idée formulée est accomplie, tout rêve passe dans l’action. L’idée de ce rêve, ce sont les formes immatérielles des choses, et rien ne peut se concevoir qui ne soit, pas même les aberrations les plus monstrueuses ; on n’invente que ce qui existe ou peut exister. L’arabesque la plus fantasque est vaincue par la nature ; les restes antédiluviens, la zoologie de la Nouvelle-Hollande, et le monde fourmillant du microscope solaire sont des copies de toutes les chimères fleuries et animales.

On a l’idée de voler en l’air, on volera ; le problème n’est plus à résoudre, et, depuis Cyrano de Bergerac, ce matamore de génie, qui, le premier a fait dans son voyage à l’Empire et Estats du Soleil la description complète d’un aérostat de son invention parfaitement conforme aux lois de la physique et très exécutable, la question a fait bien du chemin. Avec cette étonnante simplicité des choses naturelles le miracle s’opérait chaque jour dans l’âtre sans qu’on y fît attention, toutes les fois que la fumée enlevait hors du tuyau un morceau de papier brûlé ; il a fallu six mille ans pour tirer la conclusion de ce fait. Le ballon flotte comme l’huile sur le vin, comme le liège sur l’eau, comme le boulet de canon sur le mercure, par des relations de pesanteur et de légèreté : une seule loi partout.

Par malheur le ballon n’a encore ni aile, ni queue, ni cou, ni pattes, rien de ce qui peut servir à le diriger ; c’est un vaisseau sans voiles et sans gouvernail, un poisson sans nageoires, un oiseau sans plumes il flotte, voilà tout c’est immense, et ce n’est rien ; il est si jeune qu’il ne sait pas son chemin et va au hasard, comme un enfant.

Nous ne concevons pas que tous les inventeurs, savants, mécaniciens, chimistes, poètes, ne s’occupent pas perpétuellement de la solution de ce problème de la direction des aérostats, et qu’on passe ce temps à faire des révolutions plus ou moins opportunes, tant que cet important problème n’est pas vidé.

Il est honteux pour l’homme d’avoir trouvé l’hippogriffe qui le transporte dans les régions célestes, et de ne pas savoir le conduire et cependant, tout le jour les oiseaux vont et viennent avec une légèreté facile èomme pour nous instruire et nous narguer. L’air, tout fluide qu’il est, offre des points d’appui pour des propulsions, puisque le condor, comme les moineaux, monte, descend, va à droite et à gauche, vite ou doucement, selon qu’il lui plaît. – L’autre jour, nous lisions dans une feuille publique qu’un Espagnol de Cadix se proposait de partir en ballon de sa ville natale, d’aborder à Madrid au balcon de la reine et d’y baiser la main à Sa Gracieuse Majesté. – Un autre journal affirmait qu’il avait exécuté son programme. C’était un puff, un canard, comme on dit, mais il faut qu’un jour le canard soit une vérité. Le canard, ce paradoxe anecdotique, n’est qu’un fait prématuré. Il raconte ce qui sera. S’il pouvait créer quelque chose de rien, le canard serait un dieu.

Le gouvernement devrait promettre un prix de vingt-cinq millions à celui qui aurait trouvé moyen de diriger les ballons, et subventionner une vingtaine de savants pour faire des expériences dans ce sens. Ce serait de l’argent bien employé ; il faudrait se dépêcher, la chose est urgente on va dépenser un ou deux milliards, peut-être davantage, pour l’achèvement des chemins de fer ; c’est une prodigalité qu’on pourrait s’épargner ; le chemin de fer à côté de l’aérostat n’est qu’une invention grossière et barbare, et d’ailleurs contraire à la conformation de la planète que nous habitons la preuve en est dans les immenses travaux que nécessite la moindre voie ferrée terrassements, remblais, ponts, viaducs, tunnels, c’est à n’en pas finir, et tout cela pour faire avec mille dangers dix misérables lieues à l’heure. Le chemin de fer viole évidemment la configuration terrestre ; il égratigne trop violemment la face de sa mère pour n’être pas une imagination subversive et transitoire ; non que nous voulions le déprécier ; il est venu à son temps et sert à faire prendre patience à l’humanité en satisfaisant son désir de vélocité. Aller en chemin de fer, c’est voler par terre mais il est temps de quitter le sol ; la Providence nous ménage à coup sûr cette ironie. Le jour où le réseau de fer sera complet, où l’on viendra déposer le dernier railway, un inconnu, un rêveur, un enfant, un fou se présentera avec le gouvernail et l’aile du ballon, et ce sera si simple, si frêle, si facile, si peu coûteux, que tout le monde s’écriera : Mais je l’aurais trouvé ! Les chemins de fer alors serviront de chemins vicinaux et transporteront seulement les marchandises lourdes et qui n’ont pas besoin d’aller vite, les rentiers à rentes viagères, les douairières craignant pour leur chien et autres gens de mœurs timides et d’esprit obtus, qui maintenant vont à Versailles en gondole et à Rouen en diligence.

Ce temps-là est si prochain que nous espérons bien le voir. Ce sera un beau temps ! l’homme deviendra vraiment maître de sa planète et aura conquis son atmosphère. Plus de mers, plus de fleuves, plus de vallées, plus de montagnes, plus de murailles pour l’arrêter. Ce sera le vrai règne de la liberté ! Par ce seul fait de la direction des aérostats, la face du monde changera immédiatement. Il faudra d’autres formes de gouvernement, d’autres mœurs, une nouvelle architecture, un système de fortification tout différent mais alors les hommes ne feront plus la guerre. L’octroi, la douane, les places fortes se supprimeront d’eux-mêmes. Visitez donc des ballons à dix mille pieds en l’air ! Que feront les lunes, les demi-lunes, les fossés et les contrescarpes, à une armée aérienne ? Plus de passeports ! aucun gendarme ne pourra demander à M. Green ce banal certificat de moralité dont les voleurs seuls sont pourvus. Les allures des Don Juan seront toutes différentes ils descendront du ciel au lieu de venir de l’enfer, et les Bartholo, pour garder leur Rosine, feront griller et treillager leurs jardins, comme des volières ; les palais, au lieu de cour d’honneur, auront des toits de cérémonie, sur lesquels les ballons armoriés du corps diplomatique posséderont seuls le privilège de s’abattre.

Le voyage aérien, on le reconnaîtra bien vite, est le plus doux, le plus rapide et le plus sûr. Aucun obstacle à surmonter on se meut dans un milieu vague, fluide, élastique, qui se déplace devant vous et se referme après votre passage. Tout ce que l’on peut craindre, c’est que le ballon ne se déchire, que les cordes de la nacelle ne cassent ; il est facile de l’éviter. Les tempêtes ne sont pas à redouter, puisqu’elles s’étendent à peine à une ou deux lieues autour de notre globe, et qu’en dépassant la sphère des nuages, on retrouve, par le temps le plus affreux, l’air immobile et bleu et le soleil qui brille placidement.

Quel charmant spectacle ce sera de voir se croiser dans l’air, à différentes hauteurs, ces essaims d’aérostats peints de couleurs brillantes, dorés le jour par la lumière, et la nuit faisant l’effet, avec leurs lanternes d’étoiles, de courir la pretantaine !

Alors les ascensions sur les plus hautes montagnes ne seront qu’un jeu. On pénétrera dans la Chine, on ira à Tombouctou conmme à Saint-Ouen ; les déserts de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique seront forcés de livrer leurs secrets. On poussera jusqu’au bord de l’atmosphère qui nous environne, on visitera la création dans tous ses recoins.

Il y aura des ballons de place et des ballons de maître, et pour vanter le luxe de quelqu’un, on dira : Il est riche, il a un ballon de trente-quatre mille pieds cubes de gaz, ce qui équivaudra à une calèche à quatre chevaux.

Quand ce rêve sera réalisé, on tentera l’exécution d’un autre déjà formulé par les poètes. L’homme, arrivé aux limites extérieures de son atmosphère, voudra se désorbiter et quitter sa planète ; on tentera sérieusement le voyage à la lune d’Astolfe et de Cyrano, et nous ne craignons pas de le dire, on réussira dans cette entreprise. Toute planète lunigère a le droit d’aller visiter son satellite, et les communications aromales ne seront pas toujours suffisantes ; on a des choses plus intimes à se dire. Aller dans la lune et conquérir Phœbé, cet astre malade et qui a besoin de grands travaux d’assainissement, tel sera le rêve et l’occupation de nos neveux. Cette conquête est au-dessus des forces de l’humanité actuelle ; les années du monde sont de mille ans chacune. L’humanité n’a donc, à l’heure qu’il est, que six ans. On ne peut pas exiger grand’chose d’un enfant si jeune et qui n’a pas beaucoup de dispositions ; maintenant il apprend à manger, à marcher, à nager, à voler ; plus tard il pensera et fera de belles choses, mais nous ne serons plus là pour les voir… Hélas !

(Le Journal, 25 septembre 1848.)