Fumée (Tourgueniev)/Chapitre 26

Nelson (p. 254-257).


CHAPITRE XXVI


Sans s’arrêter ni à Pétersbourg ni à Moscou, Litvinof retourna dans son modeste patrimoine. Il eut peur en revoyant son père, tant il le trouva vieilli et cassé. Le vieillard se réjouit de revoir son fils, autant que peut se réjouir un homme qui en a fini avec la vie ; il s’empressa de lui donner la direction de toutes ses affaires fort en désordre, et, après avoir encore gémi quelques semaines, il acheva de mourir, Litvinof resta seul dans la vieille maison paternelle ; il se mit à faire valoir sa terre avec un cœur ulcéré, sans espoir, sans prendre goût à son travail et sans argent. L’administration des biens en Russie n’est pas une chose gaie ; il n’y en a que trop qui le savent. Nous ne nous étendrons donc pas sur les difficultés qu’y rencontra Litvinof. Il ne pouvait pas songer à introduire des réformes et des améliorations ; l’application devait être indéfiniment ajournée ; la nécessité l’obligeait à vivre au jour le jour, à se résigner à toutes sortes de concessions matérielles et morales. Les nouvelles institutions fonctionnaient mal, les vieilles avaient perdu toute force ; l’inexpérience avait à lutter contre la mauvaise foi ; l’ancien état de choses ne soutenait plus rien, immobile et déjà tout branlant, comme nos vastes marais de mousse : il ne surnageait que la grande parole de « liberté, » prononcée par le tzar, comme jadis l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. Il fallait par-dessus tout avoir de la patience, et de la patience moins passive qu’agissante, persistante, et ne reculant pas même devant la ruse. Cela fut doublement pénible pour Litvinof dans la disposition d’esprit où il se trouvait. Il avait peu d’attrait pour la vie… comment en aurait-il eu pour le travail ?

Une année s’écoula, la seconde la suivit, une troisième était déjà entamée. La grande pensée de l’émancipation commençait à produire ses fruits, à passer dans les mœurs ; on apercevait le germe de la semence jetée, et ce germe ne pouvait plus être foulé par l’ennemi découvert ou secret. Quoique Litvinof finît par donner à demi-récolte aux paysans la plus grande partie de sa terre, ce qui était revenir à la culture primitive, il eut cependant quelques succès : il rétablit sa fabrique, créa une petite ferme avec cinq ouvriers libres, après en avoir changé une quarantaine, éteignit ses plus grosses dettes. Ses forces lui revinrent : il recommença à ressembler à ce qu’il était auparavant. À la vérité, un profond sentiment de tristesse ne le quittait jamais ; il menait un genre de vie qui n’était pas de son âge ; il s’était enfermé dans un cercle étroit et avait renoncé à toutes ses relations, mais il n’avait plus cette insouciance mortelle : il marchait et agissait au milieu des vivants comme un vivant. Les dernières traces du charme sous lequel il était tombé avaient aussi disparu : tout ce qui s’était passé à Bade ne lui apparaissait plus que comme un songe. Et Irène… Elle avait également pâli et s’était évanouie ; seulement quelque chose de vaguement dangereux se dessinait sous le brouillard qui enveloppait son image. Il avait rarement des nouvelles de Tatiana ; il savait seulement qu’elle s’était établie avec sa tante dans son petit patrimoine, situé à deux cents verstes de sa propriété, qu’elle y vivait paisiblement, sortant peu, ne recevant presque pas de visites, — qu’elle était d’ailleurs calme et bien portante. Un beau jour de mai, il était assis dans son cabinet et parcourait avec distraction le dernier numéro d’un journal de Pétersbourg, lorsque son domestique lui annonça l’arrivée d’un vieil oncle. Cet oncle, cousin de Capitoline Markovna, venait précisément de la visiter. Il avait acheté un bien dans le voisinage de Litvinof et allait en prendre possession. Il demeura plusieurs jours chez son neveu et l’entretint beaucoup du genre de vie de Tatiana. Le lendemain de son départ, Litvinof envoya à celle-ci une lettre, la première après leur séparation. Il lui demandait la permission de renouer leurs relations au moins par correspondance ; il désirait également savoir s’il devait renoncer à la pensée de la revoir un jour. Ce n’est pas sans émotion qu’il attendit une réponse… Elle vint enfin. Tatiana répondait amicalement à son ouverture : « Si vous avez l’idée de venir nous voir, disait-elle, en terminant, vous nous ferez grand plaisir ; arrivez : on dit que les malades mêmes vont mieux quand ils sont réunis que séparés. » Capitoline Markovna lui faisait ses salutations. Litvinof fut pris d’une joie d’enfant ; il y avait longtemps que rien n’avait fait si gaiement battre son cœur. Tout lui parut subitement facile et serein. Quand le soleil se lève et chasse l’obscurité de la nuit, un léger souffle se répand avec les rayons du matin sur la face de la terre et la ressuscite ; — Litvinof crut ressentir une impression semblable, légère et forte. Il riait à tout propos ce jour-là, même en surveillant ses ouvriers et en leur donnant des ordres. Il se mit tout de suite à faire des apprêts de voyage, et quinze jours plus tard il se dirigeait vers Tatiana.