Frontenac et ses amis/La comtesse de Frontenac

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 177-183).

LΑ COMTESSE DE FRONTENAC.


À la date du 12 octobre 1854, le Journal de Québec publiait, sous la signature de C. de Laroche-Héron, nom de plume de M. Charles de Courcy, une fort intéressante biographie de Madame la comtesse de Frontenac. On me saura gré d’en reproduire ici les passages les plus remarquables.

« Il n’est aucun de nos lecteurs qui ne connaisse l’histoire d’un des plus célèbres gouverneurs du Canada, Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau, maréchal des camps et armées du roi, chevalier de Saint-Louis et lieutenant-général pour Sa Majesté dans la Nouvelle-France. On sait que de 1672 à 1682, puis de 1689 à 1698, année de sa mort, arrivée le 28 novembre, le comte de Frontenac dirigea avec habilité, quoique d’une main souvent trop énergique, les rênes du gouvernement ; mais on aurait le droit d’ignorer s’il se maria jamais, car les divers historiens du Canada, dont nous avons les ouvrages sous les yeux, Charlevoix, M. Garneau et l’abbé Brasseur, ne nomment même pas la comtesse de Frontenac. Dans l’oraison funèbre du noble comte, prononcée dans l’église des Récollets de Québec, lieu de sa sépulture, le 19 décembre 1698, par le Père Olivier Goyer, commissaire des Récollets, nous apprenons bien que M. de Frontenac eut un fils, et que ce fils fut tué à la tête d’un régiment qu’il commandait au service de l’évêque de Munster, allié de la France. Mais l’orateur chrétien, en déplorant la fin prématurée de ce jeune homme, « unique héritier de tant de vertus paternelles, que la mort arrêta à l’entrée d’une carrière qu’il allait fournir glorieusement, » ne nous dit rien de sa mère, comme s’il y avait un parti pris de laisser dans l’oubli la comtesse de Frontenac. »

M. Charles de Courcy reproche, avec trop d’aigreur peut-être, à Madame de Frontenac de n’avoir pas suivi son mari au Canada :

« Ce n’est pas elle, dit-il, qui eût su montrer un dévouement égal à celui des mères spirituelles du Canada, Madame de la Peltrie, Mademoiselle Mance, ou la sœur Bourgeois. Ce n’est pas elle encore qui eût imité l’admirable charité de ces dames du grand monde, comme Madame d’Ailleboust, qui ne vint dans la Nouvelle-France que pour se consacrer au soulagement de son prochain, jusqu’à ensevelir les morts et à les porter elle-même en terre ; ou comme Madame de Wault de Monceaux, veuve d’un colonel de chevau-légers, qui se remariait, au-dessous de sa condition, par un sublime motif de compassion chrétienne.

« Quelque temps après son arrivée au Canada, dit la Mère Marie de l’Incarnation, M. Bourdon demeura veuf avec sept enfants, dont aucun n’était en état de prendre soin de son père. Madame de Monceaux eut un puissant mouvement d’assister cette famille ; et, pour cet effet, elle se résolut d’épouser M. Bourdon, dont la vertu lui était connue, mais à la condition qu’ils vivraient comme frère et sœur. Elle se ravala de condition pour faire ce coup de charité, et l’on ne saurait croire tout le bien qui a réussi de cette généreuse action. »

« Le Canada est le seul pays au monde dont la colonisation soit le fruit de pareils actes d’un aussi magnifique dévouement. Mais, dans un autre ordre d’idées, fort humaines et fort légères, la vie de la comtesse de Frontenac n’en est pas moins curieuse, car elle nous la montre lancée dans la société la plus brillante de la France, recevant les hommages d’un prince souverain,[1] et, par une liaison et une correspondance intimes avec Madame de Maintenon, exerçant sa part d’influence sur les destinées de la mère-patrie. »

Suivent quelques notes généalogiques sur la famille de Frontenac et le récit du mariage de Louis de Buade avec Anne de la Grange-Trianon.

Puis le biographe nous parle de la conduite de Madame de Frontenac au temps de la Fronde :

« La comtesse de Frontenac qui, par sa beauté, mérita le nom de La Divine, devint l’une des plus brillantes héroïnes de la Fronde, et Madame de Motteville raconte dans ses Mémoires qu’elle joua un rôle important comme amie et confidente de Mademoiselle, fille du duc Gaston d’Orléans, et qui fut sur le point d’épouser Louis XIV. En 1652, durant la rébellion, le roi s’étant approché d’Orléans avec son armée, les Frondeurs supplièrent le duc d’Orléans de s’y jeter afin de maintenir les habitants dans leur parti. Mais ce prince, qui ne brillait pas par l’énergie, préféra rester à Paris et il se fit remplacer par sa fille.

« Mademoiselle y alla avec beaucoup de joie et de résolution, suivie des comtesses de Fiesque et de Frontenac et de plusieurs autres dames habillées en amazones, accompagnées du duc de Rolian, de quelques conseillers du Parlement et de plusieurs jeunes gens de Paris. J’ai quelque connaissance des sentiments de cette princesse qui, de quelque manière qu’on les tournât, étaient criminels ; mais on peut dire en sa faveur que, sa passion étant légitime, il y avait quelque chose de grand et d’excusable dans son action. La bonne mine du Roi, la majesté qu’il portait dans ses yeux, sa taille, et toutes ses grandes et belles qualités, n’avaient point de charmes pour elle. La couronne fermée était le seul objet de son ambition[2].

« Par son intrépidité et son esprit chevaleresques, Mademoiselle réussit à fermer au roi les portes d’Orléans. On sait que plus tard elle fit tirer sur les troupes royales le canon de la Bastille. Mais ces façons cavalières ne réussirent nullement à éveiller la passion de Louis XIV, et la princesse, désabusée, désespérant d’être prise à l’assaut, comme une place forte, en fut réduite par la suite à rechercher la main de Lauzun.

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« Une des liaisons les plus intimes de Madame de Frontenac fut avec Madame de Maintenon, ainsi que le prouve le recueil de la correspondance de cette illustre dame, et elle continua à recevoir jusqu’à sa mort, malgré l’élévation subite de la compagne de Louis XIV, les lettres intimes de cette amie de sa jeunesse. Il est vrai que, s’il faut en croire Voltaire, ces deux dames étaient proches parentes ; mais ce fait n’ôte rien au reflet de gloire qu’une pareille intimité projette sur Madame de Frontenac.

« En 1680, cette dernière ayant écrit à son amie pour la féliciter des progrès de la faveur royale, Madame de Maintenon répondit : « À quarante-cinq ans il n’est plus temps de plaire ; mais la vertu est de tous les âges… Il n’y a que Dieu qui sache la vérité. Je le renvoie (Louis XIV) toujours affligé, jamais désespéré. » Quelques années auparavant, en 1672, elle avait écrit : « le maître vient quelques fois chez moi, malgré moi, et s’en retourne désespéré, jamais rebuté. »

« Ne sent-on pas la nuance délicate entre les deux locutions, et n’y a-t-il pas un intérêt réel à en discerner le caractère d’après les circonstances ?

« En 1672, le roi essayait ses premières séductions et il s’efforçait d’entraîner au mal Madame de Maintenon. Mais celle-ci, tout en accueillant avec respect les preuves de l’amour de Louis XIV, ne lui donnait aucune espérance de jamais trouver en elle une vile imitatrice des Montespan et des Fontanges. La veuve de Scarron n’exerçait son influence que pour donner à son souverain les plus nobles conseils. Elle lui peignait les charmes de la religion et de la vertu, et, en le faisant rougir de ses passions coupables, cherchait à le ramener à la reine. Le roi, encore incapable de comprendre cette austère morale, ne voyait que le désappointement de ses désirs du moment. Il était donc désespéré, jamais rebuté.

« Mais, en 1680, Louis XIV en avait pris son parti d’une vertu inébranlable qu’il n’avait pu séduire chez la marquise de Maintenon. Les délices de la conversation et de l’esprit de cette femme supérieure lui semblaient, par leur nouveauté pour lui, avoir plus de saveur que ses grossiers plaisirs ordinaires. Toutefois, il avait encore peine à se résigner à ce commerce purement intellectuel qui n’était pas dans ses habitudes. Le roi était donc alors toujours affligé mais jamais désespéré. Il ne se sentait pas le courage de rompre ses liens illégitimes, et, le 21 juin 1680, Madame de Sévigné écrivait à sa fille : « La faveur de Madame de Maintenon est toujours au suprême. Le roi n’est que des moments chez Madame de Montespan et chez Madame de Fontanges, qui est toujours languissante. »

« En 1682, la vertu et les conseils de Madame de Maintenon triomphaient. Le roi, rentré entièrement dans la pratique de la religion et de ses commandements, rendait la reine parfaitement heureuse. Mais elle ne put jouir longtemps de cette félicité tardive, car elle mourut le 30 juillet 1683. Deux ans après, Louis XIV épousait la sévère conseillère qui avait fait entrer l’ordre et le calme dans sa vie ; et Françoise d’Aubigné recevait ainsi, à l’âge de cinquante ans, la récompense terrestre d’un demi-siècle de vertus.

« La comtesse de Frontenac suivit toutes les phases d’un attachement royal pour son amie, qui dura quinze ans, sans sortir du domaine de l’esprit où le maintenait inexorablement Madame de Maintenon. Madame de Frontenac recevait toutes les confidences de la nouvelle favorite ; et, pour avoir joui de cet insigne privilège de la part d’une personne aussi éminente, il fallait qu’elle se fût toujours montrée digne de le mériter.

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« Madame de Frontenac s’était liée de passion avec une femme non moins belle qu’elle, Mademoiselle d’Outrelaise, et toutes deux faisaient les délices de l’Arsenal. On l’appelait ainsi parce que le duc du Lude, qui donna galamment une hospitalité viagère à Madame de Frontenac, était grand maître de l’artillerie et logeait à l’Arsenal. Cette société comptait parmi ses ornements la spirituelle marquise de Sévigné, et aussi Madame Scarron, devenue plus tard Madame de Maintenon. Dans ses Mémoires, si précieux pour l’historien, Saint-Simon revient, à plusieurs années d’intervalle, à parler des deux charmantes amies :

« La comtesse de Fiesque, écrit-il en 1698, la comtesse de Fiesque, si intime de Mademoiselle, avait amené de Normandie avec elle Mademoiselle d’Outrelaise et la logeait chez elle. C’était une fille de beaucoup d’esprit, qui se fit beaucoup d’amis qui l’appelèrent La Divine, nom qu’elle communiqua depuis à Madame de Frontenac avec qui elle demeura à l’Arsenal. Elles furent inséparables pour la vie. Madame de Frontenac était une autre personne d’esprit et d’empire, et de toutes les bonnes compagnies de son temps. On ne les appelait que les Divines.

« À l’année 1699, le duc de Saint-Simon, racontant la mort du comte de Frontenac, revient encore sur les charmes de la comtesse :

« On eut, dit-il, nouvelles de la mort du comte de Frontenac, à Québec, où il était pour la seconde fois gouverneur-général depuis près de dix ans. Il avait gagné tellement la confiance des sauvages la première fois qu’il eut cet emploi, qu’on fut obligé de le prier d’y retourner. Il y fit toujours parfaitement bien et ce fut une perte. Le frère de Callières commandait sous lui et lui succéda, M. de Frontenac s’appelait Buade et il était fils d’une Phélippeaux, nièce et fille de deux secrétaires d’État ; il était frère de Madame de Saint-Luc dont le mari était chevalier de l’Ordre (du Saint-Esprit), et lieutenant-général de Guyenne. Frontenac était un homme de beaucoup d’esprit, fort du monde et parfaitement ruiné. Sa femme, qui n’était rien, et dont le père s’appelait La Grange-Trianon, avait été belle et galante, extrêmement du grand monde et du plus recherché. Elle et son amie, Mademoiselle d’Outrelaise, qui ont passé leur vie logées ensemble à l’Arsenal, étaient des personnes dont il fallait avoir l’approbation. On les appelait les Divines. Un si aimable homme et une femme si merveilleuse ne duraient pas aisément ensemble. Ainsi le mari n’eut pas de peine à se résoudre d’aller vivre et mourir à Québec plutôt que de mourir de faim ici, en mortel auprès d’une Divine. »

« Enfin, en février 1707, Saint-Simon rend compte de la mort de Madame de Frontenac, et son récit est encore un hommage à sa merveilleuse beauté :.

« Mourut aussi Madame de Frontenac dans un bel appartement que feu le duc du Lude, qui était fort galant, lui avait donné à l’Arsenal, étant grand maître de l’artillerie. Elle avait été belle et ne l’avait pas ignoré. Elle et Mademoiselle d’Outrelaise, qu’elle logeait avec elle, donnaient le ton à la meilleure compagnie de la ville et de la cour, sans y aller jamais. On les appelait les Divines. En effet, elles exigeaient l’encens comme déesses et ce fut, toute leur vie, à qui leur en prodiguerait. Mademoiselle d’Outrelaise était morte il y avait longtemps. C’était une demoiselle du Poitou[3], de parents pauvres et peu connus, qui avait été assez aimable et qui perça par son esprit beaucoup plus doux que celui de son amie qui était impérieux. Son mari qui, comme elle, avait peu de biens et, comme elle aussi, beaucoup d’esprit et de bonne compagnie, portait avec peine le poids de son autorité. Pour l’en dépêtrer, et lui donner de quoi vivre, on lui procura, en 1672, le gouvernement du Canada où il fit si bien pendant longues années qu’il y fut renvoyé en 1689. Madame de Frontenac était extrêmement vieille et voyait encore chez elle force bonne compagnie. Elle n’avait point d’enfants, et peu de biens que par amitié elle laissa à Beringhen, premier écuyer. »

M. Charles de Courcy parle ensuite de la liaison de Madame de Frontenac avec Madame de Maintenon, puis de leur correspondance intime au sujet de Louis XIV, correspondance que j’ai publiée au cours de cette Étude.[4] Enfin, il termine sa remarquable biographie par la réflexion suivante que je prie mon lecteur de retenir :

« Ne posons pas en juges trop sévères de la comtesse de Frontenac. Sans doute son devoir aurait été d’accompagner le comte au Canada et de donner l’exemple aux nobles dames qui y fondaient la colonie sur les bases si solides de la vertu et de la charité. Mais, douée de tant d’attraits et de séductions, dans un siècle où les faiblesses trouvaient tant d’excuses aux yeux du monde, il lui faut savoir gré d’avoir conservé une réputation intacte et une considération générale dans tout le cours d’une existence longue et honorée. »



FIN
  1. De Charles IV, duc de Lorraine.
  2. Biographie universelle — article Molé, tome 29, pages 282 et suivantes — édition de 1821.
  3. Saint-Simon était plus exact lorsqu’il écrivait, en 1698, que Mademoiselle d’Outrelaise était originaire de Normandie. En effet, l’édition Régnier, annotant ses Mémoires, dit ceci : « Madeleine d’Outrelaize n’est connue que par son intimité avec les amies de Mademoiselle. Probablement originaire, non pas du Poitou, comme le dira Saint-Simon en reparlant d’elle, mais de la basse Normandie (château d’Outrelaize, commune de Gouvix, près Caen), c’était une parente des d’Harcourt, recueillie chez Mme  de Fiesque. »
    Cf : Note 5 de la page 89 du tome Vième des Mémoires de Saint-Simon — édition Régnier — Paris, 1886, librairie Hachette.
  4. Cf : Chapitre VI, pages 45 et suivantes.