Frontenac et ses amis/Deuxième Partie Chapitre IV

Dussault & Proulx, Imprimeurs (p. 120-127).

CHAPITRE IV


Isolement de Frontenac. — Les morts vont vite : François-Louis de Buade, 1672 ; Henriette-Marie de Buade, 1676 ; — Henri-Louis Habert de Montmort, 1679 ; — Madame de Longueville, 1679 ; — La Grande Mademoiselle, 1693 ; — L’évêque de Perpignan, 1695 ; — Madame de Sévigné, 1696. — Anne de la Grange, seule et dernière amie du gouverneur. — Beaux sentiments de Frontenac en présence de la mort. — Sa dernière heure.


À la date du 23 janvier 1695, jour du décès de son neveu, l’évêque de Perpignan, tous les préférés de Frontenac étaient morts. Il s’était fait autour de lui une solitude effrayante, un isolement de cimetière. La maison même des Montmorts, l’asile sacré de ses affections intimes, le suprême refuge de ses illusions perdues, n’offrait plus à la mémoire navrée du gouverneur que de funèbres souvenirs. Un mausolée remplaçait le foyer domestique.

François-Louis de Buade, son unique enfant, était disparu, tout le premier, dès 1672. Puis était venue l’heure de la bien-aimée Henriette-Marie de Buade. Le 26 octobre 1676, cette incomparable amie expirait à son tour, léguant à son frère, qui la pleura comme une seconde mère, un crucifix, gardé depuis comme une véritable relique ; ce sont les paroles mêmes du testament de Frontenac. Il en eût peu coûté cependant à la divine Providence de prolonger jusqu’à la vieillesse les jours de cette grande dame qui touchait à peine à l’automne de la vie. Dix ans de retard apportés à cette mort en aurait bien adouci l’amertume pour le gouverneur. Et comment cela ? Un répit de dix ans eût reculé à 1686 la catastrophe finale, l’inévitable départ. Frontenac se fût alors trouvé en France, à Paris ou à Versailles ; et il aurait eu, dans cette navrante épreuve, la suprême consolation d’assister aux adieux d’une âme qui lui donnait rendez-vous eu un monde où il n’y aurait plus d’exil. Pour une fois, Frontenac aurait aussi rendu grâces à ses ennemis politiques : son rappel en France lui eût valu l’inestimable faveur de pleurer au chevet d’agonie d’Henriette-Marie de Buade.

Moins de trois ans plus tard, le 21 février 1679, la dernière heure du Mécène français, de l’illustre beau-frère, Henri-Louis Habert, seigneur de Montmort, sonnait aux pendules de sa princière résidence du Marais, le quartier fashionable par excellence de Paris au dix-septième siècle. Et derechef, pour Frontenac absent, ce nouveau coup de la mort, frappé à pareille distance, loin de lui paraître atténué, amorti par l’espace, n’en semblait que plus violent.

Les mêmes dépêches, reçues du même vaisseau, lui apprenaient encore le trépas d’une amie des Frontenacs et de leur caste, celui de Madame de Longueville, décédée le 15 avril suivant, deux mois à peine après la mort de son beau-frère partie pour ce grand voyage d’où l’on ne revient jamais, comme l’écrivait d’elle, à la duchesse d’Épernon, M. de Pontchâteau, le célèbre pénitent de Port-Royal.

En 1693, une autre habituée de la maison des Montmorts s’en allait, elle aussi, vers la demeure de son éternité. Les navires venus de France apportaient au gouverneur la nouvelle de la mort de la Grande Mademoiselle, Anne-Marie-Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, décédée le 5 août de cette même année — un quantième sinistre qui rappelait en même temps à Frontenac la nuit sanglante du 5 août 1689, l’abominable massacre de Lachine dont Louis XIV lui avait commis le châtiment.

Or, supputant l’âge de la défunte, sa cadette de plusieurs années[1], l’austère vieillard se demandait, avec le sérieux que comporte une aussi grave réflexion, quelle pouvait être la cause du retard apporté par le Souverain Juge à sa propre reddition de comptes. Et il lui advenait de songer que le délai de sa mort n’était, pour parler l’admirable langage de Monseigneur de Laval, « qu’une conduite de grâce, une industrie de la divine Providence, » un acte silencieux de miséricorde à son égard, conseil tacite, voix intérieure de la conscience lui expliquant, sans bruit des paroles, que ce retard n’était pas un oubli, mais un sursis dans l’exécution de l’inexorable sentence.

La mort de son neveu l’évêque de Perpignan, survenue le 23 janvier 1695, confirma Frontenac dans ce pressentiment : Louis-Habert de Montmort n’avait que cinquante-sept ans ; lui, en comptait soixante-quinze !

Cependant, un dernier message, muet toujours mais toujours menaçant, — c’était bien lui, cette fois, l’avertissement suprême — devait encore précéder la sommation positive, personnelle et finale.

Le 12 septembre 1696, comme il rentrait au château Saint-Louis, tout glorieux de sa brillante expédition militaire contre les Onnontagués, la plus irréductible des cinq nations iroquoises, le gouverneur trouva sur sa table une lettre, venue de France aux derniers jours de juin, et qui l’attendait depuis le temps qu’avait duré sa lointaine campagne. Cette lettre apportait une nouvelle valant, elle seule, toutes les informations contenues dans les dépêches officielles de sa correspondance.

Qu’annonçait-elle donc ? Le trépas de Madame de Rabutin-Chantal de Sévigné, survenu le 18 avril précédent.

La belle et noble marquise, réduite aux affres de l’agonie, avait gardé son âme sereine et son visage impassible devant le « Roi des Épouvantements. » Elle s’était alors souvenue « qu’il ne fallait pas craindre la mort parce qu’elle était le seul moyen que nous eussions de ressusciter avec Jésus-Christ. » Et cette pensée fondamentale du « plus beau jeune sermon » qu’elle eût entendu l’avait réconfortée, soutenue, contre les suprêmes angoisses de la dernière heure. Comme elle avait bien retenu l’austère mais consolante raison du neveu de Frontenac !

Toutefois, il ne fallait pas trop s’étonner qu’elle ne l’eût pas oubliée. Entre le premier sermon du futur évêque de Perpignan et le dernier soupir de Madame de Sévigné, vingt-cinq ans précis (avril 1671 — avril 1696) s’étaient écoulés. C’était, sans doute, un long espace de temps. Mais aussi, que d’événements sinistres avaient surgi, bien propres à rappeler aux mémoires les plus rebelles comme aux esprits les plus frivoles cette réflexion du prédicateur. Ce quart de siècle avait été fécond en lugubres éphémérides : Louis-Frauçois de Buade mort avant Henriette-Marie de Buade, puis Henriette-Marie ; Henri-Louis Habert de Montmort avant Madame de Longueville, puis Madame de Longueville ; La Grande Mademoiselle avant l’évêque de Perpignan, puis l’évêque de Perpignan ; la marquise de Sévigné avant… qui donc ? Serait-ce à lui le tour ?

Mais Frontenac ne songeait pas à répondre. Cette récapitulation nécrologique, loin de le préoccuper, avait pour effet de le distraire, de l’amuser presque, en lui rappelant, par la cadence rythmique de la phrase et l’ordonnance des mots, une Pensée de Marc-Aurèle, et cela, si vivement, qu’il croyait en avoir le texte latin sous les yeux :

« Contemple des hauteurs ces troupeaux innombrables d’hommes, cette diversité d’êtres qui naissent, qui vivent ensemble, qui s’en vont… Vérus mort avant Lucilla, puis Lucilia ; Maximus avant Secunda, puis Secunda ; Faustine avant Antonin, puis Antonin ; Adrien avant Celer, puis Celer. Il en est ainsi de toute chose. »

L’empereur philosophe ne croyait pas, hélas ! à l’immortalité de l’âme. Un homme qui meurt n’est, à ses yeux, qu’un fruit mûr qui tombe de l’arbre ; rien de plus. Il regrette, sans doute, que les bons ne ressuscitent pas, qu’ils n’aillent point, au delà de la vie, se confondre avec la Divinité ; mais, à la stupéfaction générale de l’humanité, ce grand esprit accepte le néant, consent à le subir sans révolte, avec résignation, « par respect », dit-il, pour les Dieux dont il admirait la sagesse dans la belle ordonnance de la Nature, « et qui ont jugé bon qu’il en soit ainsi. »

Tout autre est le sentiment de Frontenac en présence de la mort des siens. Plus la détresse de leur départ l’émeut, plus l’espérance éperdue de leur retour le hante. Le trépas pour le chrétien véritable est la véritable épreuve de sa foi ; plus on expire autour de lui, plus il croit, plus il prie ; plus ceux-là qui semblent s’éloigner se rapprochent ; plus longtemps ils l’ont quitté, plus vite il les retrouve ; son impatience diminue en raison de la durée prolongée de l’absence, laquelle, après tout, n’est que temporaire, comparée au rendez-vous éternel que les âmes se donnent en Dieu.

L’enfant, la sœur, le neveu, le beau-frère, la belle Frondeuse, et l’immortelle épistolière disparus, qui donc survivait maintenant des sept élus du cœur de Frontenac ? Une seule personne : Anne de la Grange, sa femme. Ce fut à la Divine, elle le demeura toujours pour lui, que l’illustre vieillard reporta toutes ses affections, en elle qu’il se reposa pour l’accomplissement de ses volontés suprêmes. La seule lecture de son testament prouverait aux plus sceptiques la fermeté de cet amour grandi dans la solitude et l’exil. Au fond de cette âme, desséchée par les chagrins les plus amers, vide de toutes les tendresses, la douleur jetait un cri déchirant, qui s’y répercutait, en écho d’abîme, dans le silence de son isolement, infini comme l’espace.

J’ai dit que la mort de Madame de Sévigné fut pour Frontenac le dernier avertissement ; il ne fut pas un « épouvantement, » pour me servir d’un mot vieilli, mais excellent, de notre belle langue française. Louis de Buade avait trop souvent, et de trop près, bravé la mort durant les cinquante années de sa vie militaire, pour s’effrayer des coups de surprise de la Camarde. Ce que l’immortelle femme de lettres avait écrit de M. de la Rochefoucauld mourant, on le pouvait répéter de Frontenac à l’agonie : « Il s’était approché de telle sorte de ses derniers moments qu’ils n’eurent rien de nouveau ni d’étranger pour lui. » La Rochefoucauld avait dit : le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ; et cependant, il eut le courage et l’honneur de donner à sa propre maxime le plus éclatant démenti, car il envisagea bravement son terrible adversaire. Il expira en stoïque, mieux que cela, en chrétien. Il en fut ainsi du vainqueur de Phips. Frontenac s’était préparé de longue date, et, quand sonna l’heure du départ, le voyageur fut prêt à entrer dans l’éternité comme autrefois il entrait en campagne : plein de vaillance et d’espoir ; une vaillance supérieure au courage qui méprise la mitraille ou le glaive, une espérance plus haute que les illusions terrestres qui l’avaient tant de fois et si cruellement trompé.

En effet, le comte de Frontenac mourut dans les sentiments d’un bon chrétien. Mirabile dictu ! c’est Champigny — vous lisez bien lecteurs, c’est Champigny, Bochart de Champigny, l’Intendant, qui lui en délivre le certificat dans une lettre devenue aujourd’hui pour nous un véritable document historique.[2]

Quand Frontenac décéda, il y avait déjà quelques temps qu’il s’était réconcilié avec Champigny, sur la demande formelle du comte de Pontchartrain. Bien que tous deux conservassent leur manière de voir dans l’administration des affaires publiques, un tel apaisement s’était produit dans leurs querelles personnelles que l’Intendant fut réellement ému de la mort du gouverneur, et il pleura la perte de ce vieil antagoniste comme celle d’un véritable ami.

Voici ce qu’il écrivait au ministre, en date du 22 décembre 1698 :

« Vous aurez de la peine à croire, Monseigneur, que je sois aussi véritablement touché que je le suis de sa mort, après les démêlés que nous avons eus ensemble. Cependant il n’est rien de plus vrai et on en est persuadé. Aussi, il n’y a jamais eu que les différents sentiments que nous pouvions avoir pour le service du Roi qui nous ont brouillés, car de lui à moi, comme particuliers, nous n’en avons jamais eu. Il en a usé d’une manière si honnête à mon égard pendant sa maladie, qu’on peut dire avoir commencé au départ des vaisseaux, que je serais tout à fait ingrat si je n’en avais de la reconnaissance. Le petit testament qu’il a fait et dont je vous envoie copie, en est une preuve. Je le ferai exécuter, et je puis vous assurer que j’ai un très grand soin des intérêts de Madame la comtesse de Frontenac. »

Cet extrait, à mon avis, prouve bien la sincérité du regret et la vivacité de l’impression causés à Champigny par la mort de Frontenac. Celui-ci avait légué à l’Intendant un fort beau crucifix, souvenir personnel de Madame de Montmort, et un reliquaire à Madame de Champigny, cousine germaine de Mgr de Laval.[3]

Voici l’extrait du testament relatif à ce double legs :

« Et pour marquer de la confiance qu’a, lui seigneur testateur, aux protestations d’amitié que le dit seigneur Intendant lui a faites, il le prie d’accepter un crucifix de bois de calembourg que Madame de Montmort, sa sœur, lui a esté en mourant et qu’il a toujours gardé depuis comme une véritable relique ; et prie Madame l’Intendante de vouloir recevoir le reliquaire qu’il avait accoutumé de porter, et qui est rempli des plus rares et plus précieuses reliques qui se puissent rencontrer. »

À lui seul ce legs de Frontenac à Champigny prouve surabondamment la sincérité de sa réconciliation avec l’Intendant, car le gouverneur attachait au crucifix de Madame de Montmort une valeur d’affection inestimable.



  1. Frontenac était né en 1620, et Mademoiselle de Montpensier, le 29 mai 1627. Madame de Sévigné n’était son aînée que d’une année et trois mois, étant née le 6 février 1626.
  2. Même témoignage de la part de l’évêque de Québec, Mgr de St-Vallier. J’en ai la preuve par la réponse du ministre, Louis de Phélippeaux, comte de Pontchartrain, chancelier, à la lettre de l’évêque de Québec. Cette réponse est en date du 27 mai 1699. Elle dit que le chancelier « a été heureux d’apprendre de lui (Mgr St-Vallier) dans quels sentiments de piété et de religion était mort M. de Frontenac. »
    Cf : Supplément du Rapport du Dr. Brymner sur les Archives Canadiennes par M. Édouard Richard, 1899, publié en 1901, version française, page 327.
  3. Voir note à l’Appendice.