Fromont jeune et Risler aîné/Livre troisième/VI

Charpentier et Cie (p. 257-275).

XVIII - ELLE A PROMIS DE NE PLUS RECOMMENCER


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Oh ! non, elle ne recommencera pas. M. le commissaire peut être tranquille. Il n’y a pas de risque qu’elle recommence. Comment ferait-elle d’abord pour aller jusqu’à la rivière, maintenant qu’elle ne peut plus bouger de son lit ? Si M. le commissaire la voyait en ce moment, il ne douterait plus de sa parole. Sans doute cette volonté, ce désir de mort si fatalement inscrits sur sa figure pâle l’autre matin, sont encore visibles dans tout son être ; seulement ils se sont adoucis, résignés. La nommée Delobelle sait qu’en attendant un peu, très peu de temps, elle n’aura plus rien à souhaiter.

Les médecins prétendent que c’est d’une fluxion de poitrine qu’elle meurt, elle aurait rapporté cela dans ses vêtements mouillés. Les médecins se trompent : ce n’est point une fluxion de poitrine. Alors c’est son amour qui la tue ?… Non. Depuis cette terrible nuit, elle ne pense plus à Frantz, elle ne se sent plus digne d’aimer ni d’être aimée. Il y a désormais une tache dans sa vie si pure, et voilà précisé de quoi elle meurt.

Chacune des péripéties de l’horrible drame est une souillure à sa pensée : sa sortie de l’eau devant tous ces hommes, son sommeil lassé dans le poste, les chansons ignobles qu’elle y a entendues, la folle qui se chauffait devant le poêle, tout ce qu’elle a frôlé de vicieux, de malsain, de navrant dans l’escalier du commissariat, et puis le mépris de certains regards, l’effronterie des autres, les plaisanteries de son sauveur, les galanteries de l’agent de police, toute sa réserve de femme à jamais détruite, son nom qu’il a fallu donner, jusqu’à la gêne de son infirmité qui l’a poursuivie dans toutes les phases de son long martyre comme une ironie, une aggravation de ridicule à son suicide par amour…

Elle meurt de honte, je vous dis. Dans le délire de ses nuits, c’est cela qu’elle répète sans cesse : « J’ai honte !… J’ai honte !… » et aux moments de calme, elle s’enfonce dans ses couvertures, les ramène sur son visage, comme pour se cacher ou s’ensevelir.

Tout près du lit de Désirée, dans le jour de la fenêtre, la maman Delobelle travaille en gardant sa fille. De temps en temps elle lève les yeux pour épier ce désespoir muet, cette maladie inexplicable, puis elle reprend son ouvrage bien vite ; car c’est une des plus grandes douleurs du pauvre de ne pouvoir souffrir à son aise. Il faut travailler sans cesse, et même quand la mort erre tout autour, songer aux exigences pressantes, aux difficultés de la vie.

Le riche peut s’enfermer dans son chagrin, il peut s’y rouler, en vivre, ne faire que ces deux choses : souffrir et pleurer. Le pauvre n’en a pas le moyen ni le droit. J’ai connu dans mon pays, à la campagne, une vieille femme qui avait perdu dans la même année sa fille et son mari, deux épreuves terribles l’une après l’autre ; mais il lui restait des garçons à élever, une ferme à conduire. Dès l’aube, il fallait s’occuper, suffire à tout, mener des travaux différents, dispersés à travers champs à des lieues de distance. La triste veuve me disait : « Je n’ai pas une minute pour pleurer dans la semaine ; mais le dimanche, oh ! le dimanche, je me rattrape… » Et, en effet, ce jour-là, pendant que les enfants jouaient dehors ou se promenaient, elle s’enfermait à double tour, passait son après midi à crier, à sangloter, à appeler dans la maison déserte son mari et sa fille.

La maman Delobelle n’avait pas même son dimanche. Songez qu’elle était seule pour travailler à présent, que ses doigts n’avaient pas l’adresse merveilleuse des mains mignonnes de Désirée, que les médicaments étaient chers, et que pour rien au monde elle n’aurait voulu supprimer « au père » une de ses chères habitudes. Aussi, à quelque heure que la malade ouvrît les yeux, elle apercevait sa mère dans le jour blafard du grand matin ou sous sa lampe de veillée, travaillant, travaillant sans cesse.

Quand les rideaux de son lit étaient fermés, elle entendait le petit bruit sec et métallique des ciseaux reposés sur la table.

Cette fatigue de sa mère, cette insomnie qui tenait perpétuellement compagnie à sa fièvre, était une de ses souffrances. Quelquefois cela surmontait tout le reste :

– Voyons, donne moi un peu mon ouvrage, disait-elle en essayant de s’asseoir sur son lit. C’était une éclaircie dans cette ombre plus épaisse chaque jour. La maman Delobelle, qui voyait dans ce désir de malade une volonté de se reprendre à la vie, l’installait de son mieux, rapprochait la table. Mais l’aiguille était trop lourde, les yeux trop faibles, et le moindre bruit de voiture roulant sur le pavé, des cris montant jusqu’aux fenêtres rappelaient à Désirée que la rue, l’infâme rue, était là tout près d’elle. Non, décidément elle n’avait pas la force de vivre. Ah ! si elle avait pu mourir d’abord, et puis renaître… En attendant elle mourait, et s’entourait peu à peu d’un suprême renoncement. Entre deux aiguillées, la mère regardait son enfant toujours plus pâle.

– Es-tu bien ?

– Très bien…, répondait la malade avec un petit sourire navré qui éclairait une minute son visage douloureux, et en montrait tous les ravages, comme un rayon de soleil glissant dans un logis de pauvre, au lieu de l’égayer, en détaille mieux toute la tristesse et le dénûment. Après, c’étaient de longs silences, la mère ne parlant pas de peur de pleurer, la fille engourdie de fièvre, déjà enveloppée de ces voiles invisibles dont la mort entoure par une sorte de pitié ceux qui s’en vont, pour vaincre ce qui leur reste de forces et les emporter plus doucement, sans révolte.

L’illustre Delobelle n’était jamais là. Il n’avait rien changé à son existence de cabotin sans emploi. Pourtant il savait que sa fille se mourait ; le médecin l’avait prévenu. Ç’avait même été pour lui une terrible commotion, car au fond il aimait bien son enfant ; mais, dans cette étrange nature, les sentiments les plus vrais, les plus sincères prenaient une allure fausse et peu naturelle, par cette loi qui veut que, quand une tablette est de travers, rien de ce qu’on met dessus n’ait jamais l’air posé droit.

Delobelle tenait avant tout à promener, à répandre sa douleur. Il jouait les pères malheureux, d’un bout à l’autre du boulevard. On le rencontrait aux abords des théâtres, dans les cafés des comédiens, les yeux rougis, la face pâle. Il aimait à se faire demander : « Eh bien ! mon pauvre vieux, comment ça va-t-il chez toi ? » Alors il secouait la tête d’un mouvement nerveux ; sa grimace retenait des larmes, sa bouche des imprécations, et il poignardait le ciel d’un regard muet et plein de colère, comme quand il jouait le Médecin des enfants ; ce qui ne l’empêchait pas du reste d’être rempli d’attentions délicates et de prévenances pour sa fille.

Ainsi il avait pris l’habitude, depuis qu’elle était malade, de lui apporter des fleurs de ses courses dans Paris ; et il ne se contentait pas de fleurs ordinaires, de ces humbles violettes qui fleurissent à tous les coins de rues pour les petites bourses. Il lui fallait, en ces tristes jours d’automne, des roses, des œillets, surtout du lilas blanc, ces lilas fleuris en serre, dont les fleurs, la tige et les feuilles sont du même blanc verdâtre, comme si la nature dans sa hâte s’en était tenue à une couleur uniforme.

– Oh ! c’est trop… c’est trop… je me fâcherai, disait chaque fois la petite malade, en le voyant entrer triomphalement son bouquet à la main ; mais il prenait un air si grand seigneur pour répondre : « Laisse donc… laisse donc… » qu’elle n’osait pas insister.

Pourtant, c’était une grosse dépense, et la mère avait tant de mal à leur gagner la vie à tous… Bien loin de se plaindre, la maman Delobelle trouvait cela très beau de la part de son grand homme. Ce dédain de l’argent, cette insouciance superbe la remplissaient d’admiration, et plus que jamais elle croyait au génie, à l’avenir théâtral de son mari.

Lui aussi gardait, au milieu des événements, une confiance inaltérable. Peu s’en fallut cependant que ses yeux ne s’ouvrissent enfin à la vérité. Peu s’en fallut qu’une petite main brûlante, en se posant sur ce crâne solennel et illusionné, n’en fit sortir le hanneton qui bourdonnait là depuis si longtemps. Voici comment la chose se passa : Une nuit, Désirée se réveilla en sursaut dans un état bien singulier. Il faut dire que la veille le médecin, en venant la voir, avait été très surpris de la trouver subitement ranimée et plus calme, avec toute sa fièvre tombée. Sans s’expliquer le pourquoi de cette résurrection inespérée, il était parti en disant : « attendons », se fiant à ces prompts ressauts de la jeunesse, à cette force de sève qui greffe souvent une nouvelle vie sur les symptômes mêmes de la mort. S’il avait regardé sous l’oreiller de Désirée, il y aurait trouvé une lettre timbrée du Caire, qui était le secret de ce changement bienheureux. Quatre pages signées de Frantz, toute sa conduite expliquée et confessée à sa chère petite Zizi.

C’était bien la lettre rêvée par la malade. Elle l’aurait dictée elle-même que tous les mots qui devaient toucher son cœur, toutes les excuses délicates qui devaient panser ses blessures, n’auraient pas été si complètement exprimés. Frantz se repentait, demandait pardon, et, sans rien lui promettre, sans rien lui demander surtout, racontait à sa fidèle amie ses luttes, ses remords, ses souffrances. Il s’indignait contre Sidonie, suppliait Désirée de se méfier d’elle, et, avec un ressentiment que l’ancienne passion faisait clairvoyant et terrible, il lui parlait de cette nature à la fois perverse et superficielle, de cette voix blanche bien faite pour mentir et qui n’était jamais trahie par un accent du cœur, car elle venait de la tête comme tous les élans passionnés de cette poupée parisienne.

Quel malheur que cette lettre ne fût pas arrivée quelques jours plus tôt ! Maintenant toutes ces bonnes paroles étaient pour Désirée, comme ces mets délicieux qu’on apporte trop tard à un mourant de faim. Il les respire, les envie, mais n’a plus la force d’y goûter. Toute la journée, la malade relut sa lettre. Elle la tirait de l’enveloppe, la repliait ensuite amoureusement, et les yeux fermés la voyait encore tout entière jusqu’à la couleur du timbre. Frantz avait pensé à elle ! Rien que cela lui procurait un calme suave où elle finit par s’endormir avec l’impression d’un bras ami qui aurait soutenu sa tête faible.

Soudain elle se réveilla, et, comme nous le disions tout à l’heure, dans un état extraordinaire. C’était une faiblesse, une angoisse de tout son être, quelque chose d’inexprimable. Il lui semblait qu’elle ne tenait plus à la vie que par un fil tendu, tendu à se briser, et dont la vibration nerveuse donnait à tous ses sens une finesse, une acuité surnaturelles. Il faisait nuit. La chambre où elle était couchée – on lui avait donné la chambre de ses parents, plus aérée, plus spacieuse que sa petite alcôve – se trouvait à demi dans l’ombre. La veilleuse faisait tournoyer au plafond ses ronds lumineux, cette espèce de Grande-Ourse mélancolique qui occupe l’insomnie des malades ; et sur la table de travail, la lampe baissée, limitée par l’abat-jour, éclairait seulement l’ouvrage épars et la silhouette de la maman Delobelle assoupie sur son fauteuil.

Dans la tête de Désirée, qui lui paraissait plus légère à porter que d’habitude, il se fit tout à coup un grand va-et-vient de pensées, de souvenirs. Tout le lointain de sa vie semblait se l’approcher d’elle. Les moindres faits de son enfance, des scènes qu’elle n’avait pas comprises alors, des mots entendus comme en rêve, se représentaient à son esprit. L’enfant s’en étonnait, sans s’effrayer, elle ne savait pas qu’avant le grand anéantissement de la mort on a souvent ainsi un moment de surexcitation étrange, comme si tout l’être exaspérait ses facultés et ses forces dans une dernière lutte inconsciente.

De son lit elle voyait son père et sa mère, l’une tout près d’elle, l’autre dans l’atelier dont on avait laissé la porte ouverte. La maman Delobelle était étendue sur son fauteuil avec l’abandon des longues lassitudes enfin écoutées ; et toutes ces cicatrices, ces grands coups de sabre dont l’âge et les souffrances marquent les visages vieillis, apparaissaient navrants et ineffaçables, dans cette détente du sommeil. Pendant le jour, la volonté, les préoccupations mettent comme un masque sur la véritable expression des figures : mais la nuit les rend à elles-mêmes. En ce moment, les rides profondes de la vaillante femme, les paupières rougies, les cheveux éclaircis et blancs aux tempes, la crispation de ces pauvres mains torturées au travail, tout se voyait, et Désirée vit tout.

Elle aurait voulu être assez forte pour se lever et baiser ce beau front tranquille que des rides sillonnaient sans le ternir.

Comme contraste, par l’entre-bâillement de la porte, l’illustre Delobelle apparaissait à sa fille dans une de ses attitudes favorites. Assis de trois quart devant la petite nappe blanche de son souper, il mangeait tout en parcourant une brochure appuyée en face de lui à la carafe. Le grand homme venait de rentrer, le bruit de son pas avait même dû réveiller la malade, et tout agité encore par le mouvement, le train d’une belle représentation, il soupait seul, gravement, solennellement, serré dans sa redingote neuve, la serviette au menton les cheveux redressés d’un petit coup de fer.

Pour la première fois de sa vie, Désirée remarqua ce désaccord frappant entre sa mère exténuée, à peine vêtue dans ses petites robes noires qui la faisaient paraître encore plus maigre et plus hâve, et son père heureux, bien nourri, oisif, tranquille, inconscient. D’un coup d’œil elle comprit la différence des deux existences. Ce cercle d’habitudes, où les enfants finissent par ne plus voir très clair, leurs yeux étant faits à sa lumière particulière, avait disparu pour elle. À présent elle jugeait ses parents à distance, comme si insensiblement elle s’éloignait d’eux. C’était encore une torture, cette clairvoyance de la dernière heure. Qu’allaient-ils devenir quand elle ne serait plus là ? Ou sa mère travaillerait trop et mourrait à la peine ; ou bien la pauvre femme serait obligée de cesser tout travail, et cet égoïste compagnon, toujours préoccupé de ses ambitions théâtrales, les laisserait peu à peu glisser tous les deux dans la grande misère, ce trou noir qui s’élargit, s’approfondit à mesure qu’on descend.

Ce n’était pourtant pas un méchant homme. Il le leur avait prouvé maintes fois. Seulement il y avait là un aveuglement immense que rien n’avait pu dissiper… Et si elle essayait, elle. Si, avant de partir, – quelque chose lui disait que ce serait bientôt – si, avant de partir, elle arrachait l’épais bandeau que ce pauvre homme se maintenait volontairement et de force sur les yeux.

Une main légère, aimante comme la sienne, pouvait seule tenter cette opération-là. Elle seule avait le droit de dire à son père :

« Gagne ta vie… Renonce au théâtre. » Alors, comme le temps pressait, Désirée Delobelle s’arma de tout son courage et elle appela doucement :

– Papa… papa…

Au premier appel de sa fille, le grand homme accourut bien vite. Il y avait eu ce soir-là une première à l’Ambigu, et il était revenu enflammé, électrisé. Les lustres, la claque, les conversations dans les couloirs, tous ces détails excitants dont il entretenait sa folie, l’avait laissé plus illusionné que jamais.

Il entra dans la chambre de Désirée, rayonnant et superbe, sa lampe à la main, bien droite, un camélia à la boutonnière.

– Bonsoir, Zizi. Tu ne dors donc pas ?

Et ses paroles avaient une intonation joyeuse qui résonna singulièrement dans la tristesse environnante. De la main, Désirée lui fit signe de se taire, en lui montrant la maman Delobelle endormie.

– Posez votre lampe… J’ai à vous parler.

Sa voix le frappa, saccadée par l’émotion ; et ses yeux le frappèrent aussi, plus grands ouverts, éclairés par un regard pénétrant qu’il ne leur avait jamais vu.

Un peu intimidé, il s’approcha d’elle, son camélia à la main pour le lui offrir, la bouche « en petite pomme », avec un craquement de souliers neufs qu’il trouvait très aristocratique. Sa pose était évidemment gênée ; et cela tenait sans doute au trop grand contraste existant entre la salle de théâtre, éclairée et bruyante, qu’il venait de quitter, et cette petite chambre de malade où les bruits amortis, les lumières baissées s’évanouissaient dans une atmosphère fiévreuse.

– Qu’est-ce que tu as donc, Bichette ?…, Est-ce que tu te sens plus malade ?

Un mouvement de la petite tête pâle de Désirée répondit qu’elle se sentait en effet malade, et qu’elle voudrait lui parler de tout près, de tout près. Quand il fut arrivé au chevet de son lit, elle posa la main brûlante sur le bras du grand homme et chuchota tout bas à son oreille… Elle était très mal, tout à fait mal. Elle comprenait bien qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.

– Alors, père, vous vous trouverez tout seul avec maman… Ne tremblez donc pas comme cela… Vous saviez bien que cette chose devait arriver, qu’elle était même très prochaine… Seulement je vais vous dire… moi partie, j’ai bien peur que maman ne soit pas assez forte pour faire aller la maison… Regardez comme elle est pâle et fatiguée.

Le comédien regarda sa « sainte femme » et parut très étonné de lui trouver en effet si mauvaise mine. Puis il se consola avec une remarque égoïste.

– Elle n’a jamais été bien forte…

Cette observation et le ton dont elle fut faite, indignèrent Désirée, l’affermirent dans sa résolution. Elle continua, sans pitié pour les illusions du comédien :

– Qu’allez-vous devenir tous les deux quand je ne serai plus là ?… Oui je sais, vous avez de grandes espérances, mais elles sont bien longues à se réaliser. Ces résultats que vous attendez depuis si longtemps peuvent tarder encore ; et d’ici-là comment ferez-vous ?… tenez ! mon cher père je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais il me semble qu’à votre âge, intelligent comme vous êtes, il vous serait facile… Monsieur Risler aîné ne demanderait pas mieux, je suis sûre…

Elle parlait lentement, avec effort, cherchant ses mots, mettant entre chaque phrase de grands silences qu’elle espérait toujours voir remplir par un geste, une exclamation de son père. Mais le comédien ne comprenait pas. Il l’écoutait, la regardait avec ses gros yeux arrondis, sentant vaguement que de cette conscience d’enfant, innocente et inexorable, une accusation se levait contre lui ; il ne savait pas encore laquelle.

– Je crois que vous feriez bien, reprit Désirée timidement, je crois que vous feriez bien de renoncer…

– Hein ?… quoi ?… comment ?…

Elle s’arrêta en voyant l’effet de ses paroles. La figure si mobile du vieux comédien s’était crispée tout à coup, sous l’impression d’un violent désespoir ; et des larmes, de vraies larmes qu’il ne songeait même pas à dissimuler d’un revers de main comme on fait à la scène, gonflaient ses paupières sans couler, tellement l’angoisse le serrait à la gorge. Le malheureux commençait à comprendre… Ainsi, des deux seules admirations qui lui fussent restées fidèles, une encore se détournait de sa gloire Sa fille ne croyait plus en lui ! Ce n’était pas possible. Il avait mal compris, mal entendu… À quoi ferait-il bien de renoncer, voyons, voyons ?… Mais devant la prière muette de ce regard qui lui demandait grâce, Désirée n’eut pas le courage d’achever. D’ailleurs la pauvre enfant était à bout de force et de vie. Elle murmura deux ou trois fois :

– De renoncer… de renoncer…

Puis sa petite tête retomba sur l’oreiller, et elle mourut sans avoir osé lui dire à quoi il ferait bien de renoncer.

La nommée Delobelle est morte, monsieur le commissaire. Quand je vous le disais qu’elle ne recommencerait plus. Cette fois la mort lui a épargné le chemin et la peine ; elle est venue la prendre elle-même. Et maintenant, homme incrédule, quatre bonnes planches de sapin solidement clouées vous répondent de cette parole d’enfant. Elle avait promis de ne plus recommencer ; elle ne recommencera plus.

La petite boiteuse est morte. C’est la nouvelle du quartier des Francs-Bourgeois mis en rumeur par ce lugubre événement. Non pas que Désirée y fût très populaire, elle qui ne sortait jamais et montrait seulement de temps en temps aux vitres tristes sa pâleur de recluse et ses yeux cernés d’ouvrière infatigable. Mais à l’enterrement de la fille de l’illustre Delobelle, il ne pouvait manquer d’y avoir beaucoup de comédiens, et Paris adore ces gens-là. Il aime à les voir passer dans la rue, en plein jour, ces idoles du soir ; à se rendre compte de leur vraie physionomie dégagée du surnaturel de la rampe. Aussi, ce matin-là, pendant que sous la petite porte étroite de la rue de Braque on tendait les draperies blanches à grands coups de marteau, les curieux envahissaient le trottoir et la chaussée.

C’est une justice à leur rendre, les comédiens s’aiment entre eux, ou du moins ils sont tenus par une solidarité, un lien de métier qui les rassemble, à toutes les occasions de manifestations extérieures : bals, concerts, repas de corps, enterrements.

Bien que l’illustre Delobelle ne fût plus au théâtre, que son nom eût entièrement disparu des comptes rendus et des affiches depuis plus de quinze ans, il suffit d’une petite note de deux lignes dans un obscur journal de théâtre : M. Delobelle, ancien premier sujet des théâtres de Metz et d’Alençon, vient d’avoir la douleur,… etc. On se réunira,… etc. Aussitôt, de tous les coins de Paris et de la banlieue, les comédiens accoururent en foule à cet appel.

Fameux ou non fameux, inconnus ou célèbres, ils y étaient tous, ceux qui avaient joué avec Delobelle en province, ceux qui le rencontraient dans les cafés de théâtre où il était comme ces visages toujours aperçus sur lesquels il est difficile de mettre un nom, mais que l’on se rappelle à cause du milieu où on les voit constamment et dont ils semblent faire partie, puis aussi des acteurs de province, de passage à Paris, qui venaient là pour « lever » un directeur, trouver un bon engagement.

Et tous, les obscurs et les illustres, les Parisiens et les provinciaux, n’ayant qu’une préoccupation, voir leur nom cité par quelque journal dans un compte rendu de l’enterrement. Car à ces êtres de vanité tous les genres de publicité semblent enviables. Ils ont tellement peur que le public les oublie, qu’au moment où ils ne se montrent pas, ils éprouvent le besoin de faire parler d’eux, de se rappeler par tous les moyens au souvenir de la vogue parisienne si flottante et si rapide.

Dès neuf heures, tout le menu peuple du Marais, cette province cancanière, attendait aux fenêtres, aux portes, dans la rue, le passage des cabotins. Des ateliers guettaient à leurs vitres poussiéreuses, des petits bourgeois dans l’embrasure de leurs rideaux croisés, des ménagères un panier au bras, des apprentis un paquet sur la tête.

Enfin ils arrivèrent, à pied ou en voiture, solitairement ou par bandes. On les reconnaissait à leurs figures rasées, bleuâtres au menton et aux joues, à leurs airs peu naturels, trop emphatiques ou trop simples, à leurs gestes de convention, et surtout à ce débordement de sentimentalité que leur donne l’exagération nécessaire à l’optique de la scène. Les différentes façons dont ces braves gens manifestaient leur émotion en cette circonstance douloureuse étaient vraiment curieuses à observer. Chaque entrée dans la petite cour pavée et noire de la maison mortuaire étais comme une entrée en scène et variait selon l’emploi du comédien. Les grands premiers rôles, l’air fatal, le sourcil froncé, commençaient tous en arrivant par écraser du bout de leur gant une larme du coin de l’œil qu’ils ne pouvaient plus retenir ; puis soupiraient, regardaient le ciel, et restaient debout au milieu du théâtre, c’est-à-dire de la cour, le chapeau sur la cuisse, avec un petit piaffement du pied gauche qui les aidait à contenir leur douleur : « Tais-toi, mon cœur, tais-toi. » Les comiques, au contraire, « la faisaient » à la simplicité. Ils s’abordaient d’un air piteux et bonhomme, s’appelant entre eux « ma pauv’ vieille » avec des poignées de main convaincues et vibrantes, des tremblements flasques dans le bas des joues, un abaissement du coin des yeux, du coin des lèvres qui faisaient descendre leur attendrissement à l’expression triviale de la farce. Tous maniérés et tous sincères…

Sitôt entrés, ces messieurs se séparaient en deux camps. Les comédiens célèbres, arrivés, regardaient dédaigneusement les Robricart inconnus et sordides dont l’envie répondait à leur mépris par mille marques désobligeantes : « Avez-vous vu comme un tel a vieilli, comme il est marqué ?… Il ne pourra pas tenir l’emploi longtemps. »

Entre ces deux groupes, l’illustre Delobelle, vêtu de noir, ganté de noir minutieusement, allait et venait, les yeux rouges, les dents serrées, distribuant des poignées de main silencieuses. Le pauvre diable avait le cœur plein de larmes, mais cela ne l’avait pas empêché de se faire friser au petit fer et coiffer en demi-Capoul pour la circonstance. Étrange nature ! Personne n’aurait pu dire en lisant dans son âme le point où la douleur vraie et la pose de la douleur se séparaient, tellement elles étaient mêlées l’une à l’autre… Il y avait aussi parmi les comédiens plusieurs figures de notre connaissance ; M. Chèbe, plus important que jamais, et qui rôdait d’un air empressé autour des acteurs en vogue, pendant que madame Chèbe tenait compagnie, là-haut, à la pauvre mère. Sidonie n’avait pas pu venir, mais Risler aîné était là, presque aussi ému que le père, le bon Risler, l’ami de la dernière heure, qui avait payé tous les frais de la triste cérémonie. Aussi les voitures de deuil étaient magnifiques ; les tentures frangées d’argent, et le catafalque jonché de roses et de violettes blanches. Dans l’allée misérable et noire de la rue de Braque, ces blancheurs discrètes sous les cierges, ces fleurs tremblantes et baignées d’eau bénite ressemblaient bien à la destinée de cette pauvre enfant dont les moindres sourires avaient été toujours trempés de larmes.

On se mit en route, pas à pas, lentement, par les rues tortueuses. En tête marchait Delobelle secoué par les sanglots, s’attendrissant presque autant sur lui-même, pauvre père enterrant son enfant, que sur sa fille morte, et, au fond de sa douleur sincère, gardant son éternelle personnalité vaniteuse restée là comme au fond d’un ruisseau, immuable sous les flots changeants. La pompe de cette cérémonie, cette file noire qui arrêtait la circulation sur son passage, les voitures drapées, le petit coupé des Risler que Sidonie avait envoyé pour faire du genre, tout cela le flattait, l’exaltait, quoi qu’il en eût. À un moment, n’y pouvant plus tenir, il se pencha vers Robricart, qui marchait à côté de lui :

– As-tu vu ?

– Quoi donc ?

Et le malheureux père, en s’épongeant les yeux, murmura non sans quelque fierté :

– Il y a deux voitures de maître…

Chère petite Zizi, si bonne, si simple ! Toutes ces douleurs poseuses, ce cortège de pleureurs solennels n’étaient guère faits pour elle. Heureusement que là-haut, à la fenêtre de l’atelier, la maman Delobelle, qu’on n’avait pas pu empêcher de regarder partir sa petite, se tenait debout derrière les persiennes fermées.

– Adieu… adieu… disait la mère tout bas, presque à elle-même, en agitant la main avec un geste inconscient de vieillard ou de folle.

Si doucement que cet adieu fût dit, Désirée Delobelle dut l’entendre.