Fromont jeune et Risler aîné/Livre troisième/IV

Charpentier et Cie (p. 219-234).

XVI - LA SALLE D'ATTENTE


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« Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime… plus que jamais, et pour toujours… À quoi bon lutter et nous débattre ? Notre crime est plus fort que nous… Après tout, est-ce bien un crime de nous aimer ?… Nous étions destinés l’un à l’autre. N’avons-nous pas le droit de nous rejoindre, malgré la vie qui nous a séparés ? Allons, viens. C’est fini, nous partons… Demain soir, gare de Lyon, à dix heures… Les billets seront pris, et je t’attendrai…

FRANTZ. »

Il y avait un mois que Sidonie espérait cette lettre, un mois qu’elle mettait en œuvre toutes ses câlineries et ses ruses pour amener son beau-frère à cette explosion de passion écrite. Elle avait eu du mal à y arriver, Ce n’était pas facile de pervertir jusqu’au crime un cœur honnête et jeune comme celui de Frantz, et dans cette lutte singulière où celui qui aimait véritablement combattait contre sa propre cause, elle s’était sentie souvent à bout de forces et presque découragée. Lorsqu’elle le croyait le plus dompté, sa droiture se révoltait tout à coup, et il était tout prêt à s’enfuir, à lui échapper encore. Aussi quel triomphe pour elle, quand cette lettre lui fut remise un matin. Justement madame Dobson était là. Elle venait d’arriver, chargée des plaintes de Georges qui s’ennuyait loin de sa maîtresse et commençait à s’inquiéter de ce beau-frère plus assidu, plus jaloux, plus exigeant qu’un mari.

– Ah ! le pauvre cher, le pauvre cher, disait la sentimentale Américaine, si tu voyais comme il est malheureux.

Et, tout en secouant ses frisures, elle dénouait son rouleau de musique, en tirait des lettres du pauvre cher qu’elle cachait soigneusement entre les feuilles de ses romances, heureuse de se trouver mêlée à cette histoire d’amour, de s’exalter dans une atmosphère d’intrigue et de mystère qui attendrissait ses yeux froids et son teint de blonde sèche.

Le plus étrange, c’est que tout en se prêtant très volontiers à ce va-et-vient de lettres d’amour, cette jeune et jolie Dobson n’en avait jamais écrit ni reçu une seule pour son compte. Toujours en route entre Asnières et Paris, un message amoureux sous son aile, ce singulier pigeon voyageur restait fidèle à son pigeonnier et ne roucoulait que pour le bon motif. Quand Sidonie lui eut montré le billet de Frantz, madame Dobson demanda :

– Que vas-tu répondre ?

– C’est fait. J’ai répondu oui.

– Comment ! tu partirais avec ce fou ?

Sidonie se mit à rire.

– Ah ! mais non, par exemple. J’ai dit oui, pour qu’il aille m’attendre à la gare. Voilà tout. C’est bien le moins que je lui donne un quart d’heure d’angoisse. Il m’a rendue assez malheureuse depuis un mois. Pense que j’ai changé toute ma vie pour ce monsieur. J’ai dû renoncer à recevoir, fermer ma porte à mes amis, à tout ce que je connais de jeune et d’aimable, à commencer par Georges et à finir par toi. Car tu sais, ma chérie, tu lui déplaisais toi aussi, et il aurait voulu te renvoyer comme les autres.

Ce que Sidonie ne disait pas, et sa raison la plus forte d’en vouloir à Frantz, c’est qu’il lui avait fait très peur en la menaçant de son mari. À partir de ce moment, elle s’était sentie toute mal à son aise, et sa vie, sa chère vie qu’elle choyait tant, lui avait semblé sérieusement exposée. Ces hommes trop blonds et froids d’aspect, comme Risler, ont des colères terribles, des colères blanches dont on ne peut calculer les résultats, comme ces poudres explosibles sans couleur ni saveur, que l’on craint d’employer parce qu’on n’en connaît pas la puissance. Positivement l’idée qu’un jour ou l’autre son mari pouvait être prévenu de sa conduite l’épouvantait.

De son existence d’autrefois, existence pauvre dans un quartier populeux, il lui revenait des souvenirs de ménages en déroute, de maris vengés, de sang éclaboussé sur les hontes de l’adultère. Des visions de mort la poursuivaient. Et la mort, l’éternel repos, le grand silence, étaient bien faits pour effrayer ce petit être affamé de plaisir, avide de bruit et de mouvement jusqu’à la folie.

Cette bienheureuse lettre mettait fin à toutes ses terreurs. Maintenant il était impossible que Frantz la dénonçât, même dans sa fureur de déconvenue, en lui sachant une arme pareille entre les mains ; d’ailleurs, s’il parlait, elle montrerait la lettre, et toutes ses accusations deviendraient pour Risler de pures calomnies. Ah ! monsieur le justicier, nous vous tenons à présent. Subitement elle fut prise d’un accès de joie folle.

– Je renais… je renais… disait-elle à madame Dobson.

Elle courait dans les allées du jardin, se fit de gros bouquets pour son salon, ouvrit les fenêtres toutes grandes au soleil, donna des ordres à la cuisinière, au cocher, au jardinier. Il fallait que la maison fût belle, Georges allait revenir, et, pour commencer, elle organisa un grand dîner pour la fin de la semaine. Vraiment on aurait dit qu’elle avait été absente pendant un mois et qu’elle revenait d’un voyage d’affaires ennuyeux et fatigant, tant elle mettait de hâte à faire autour d’elle du mouvement et de la vie.

Le lendemain, dans la soirée, Sidonie, Risler et madame Dobson étaient réunis tous les trois au salon. Pendant que le bon Risler feuilletait un gros bouquin de mécanique, madame Dobson accompagnait au piano Sidonie qui chantait. Tout à coup celle-ci s’interrompit au milieu de sa romance et partit d’un éclat de rire. Dix heures venaient de sonner. Risler leva le nez vivement :

– Qu’est-ce qui te fait rire ?

– Rien… une idée, répondit Sidonie, en montrant la pendule à madame Dobson d’un petit clignement d’yeux.

C’était l’heure indiquée pour le rendez-vous, et elle pensait aux tourments de son amoureux en train de l’attendre.

Depuis le retour du messager qui avait apporté à Frantz le « oui. » de Sidonie, si fiévreusement attendu, il s’était fait un grand calme dans son esprit troublé, et comme une détente subite. Plus d’incertitudes, plus de tiraillements entre la passion et le devoir. Instantanément il se sentit allégé, comme s’il n’avait plus de conscience. Avec le plus grand calme, il fit ses préparatifs, roula ses malles sur le carreau, vida la commode et les armoires, et bien longtemps avant l’heure qu’il avait fixée pour qu’on vint chercher ses bagages, il était assis sur une caisse au milieu de sa chambre, regardant devant lui la carte géographique clouée au mur, comme un emblème de sa vie errante, suivant de l’œil la ligne droite des routes et ce trait ondé comme une vague qui figure les océans.

Pas une fois la pensée ne lui vint que de l’autre côté du palier quelqu’un pleurait et soupirait à cause de lui. Pas une fois il ne songea au désespoir de son frère, au drame épouvantable qu’ils allaient laisser derrière eux. Il était bien loin de toutes ces choses, parti en avant, déjà sur le quai de la gare avec Sidonie en vêtements sombres de voyage et de fuite. Plus loin encore, au bord de la mer bleue où ils s’arrêteraient quelque temps pour dépister les recherches. Toujours plus loin, arrivant avec elle dans un pays inconnu où nul ne pourrait la demander ni la reprendre. D’autres fois, il songeait au wagon en route dans la nuit et la campagne déserte. Il voyait une tête mignonne et pâle appuyée près de la sienne sur les coussins, une lèvre en fleur à portée de sa lèvre, et deux yeux profonds qui le regardaient sous la lumière douce de la lampe, dans le bercement des roues et de la vapeur.

Et maintenant souffle et rugis, machine. Ébranle la terre, rougis le ciel, crache la fumée et la flamme. Plonge-toi dans les tunnels, franchis les monts et les fleuves, saute, flambe éclate ; mais emporte-nous avec toi, emporte-nous loin du monde habité, de ses lois, de ses affections, hors de la vie, hors de nous-mêmes !…

Deux heures avant l’ouverture du guichet pour le train désigné, Frantz était déjà à la gare de Lyon, cette gare triste qui dans le Paris lointain où elle est située semble une première étape de la province. Il s’assit dans le coin le plus sombre, et resta là sans bouger, comme étourdi. À cette heure son cerveau était aussi agité et tumultueux que la gare elle-même. Il se sentait envahi par une foule de réflexions sans suite, de souvenirs vagues, de rapprochements bizarres. En une minute il faisait de tels voyages au plus lointain de sa mémoire qu’il se demanda deux ou trois fois pourquoi il était là et ce qu’il attendait. Mais l’idée de Sidonie jaillissait de ces pensées sans suite et les éclairait d’une pleine lumière.

Elle allait venir.

Et machinalement, quoique l’heure du rendez-vous fût encore bien éloignée, il regardait parmi ces gens qui se pressaient, s’appelaient, cherchant s’il n’apercevrait pas cette silhouette élégante sortie tout à coup de la foule et l’écartant à chaque pas au rayonnement de sa beauté.

Après bien des départs, des arrivées, des coups de sifflet dont le cri captif sous les voûtes ressemblait à un déchirement, il se fit un grand vide dans la gare, déserte subitement comme une église en semaine. Le train de dix heures approchait. Il n’y en avait plus d’autre avant celui-là. Frantz se leva. Maintenant ce n’était plus un rêve, une chimère perdue dans ces limites du temps si vastes, si incertaines.

Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus tard, elle serait là. Alors commença pour lui l’horrible supplice de l’attente, cette suspension de tout l’être, singulière situation du corps et de l’esprit, où le cœur ne bat plus, où la respiration halète comme la pensée, où les gestes, les phrases restent inachevés, où tout attend. Les poètes l’ont cent fois décrite, cette angoisse douloureuse de l’amant qui écoute le roulement d’une voiture dans la rue déserte, un pas furtif montant l’escalier.

Mais attendre sa maîtresse dans une gare, dans une salle d’attente, c’est bien autrement lugubre. Ces quinquets allumés et sourds, sans reflet sur un plancher poussiéreux, ces grandes baies vitrées, cet incessant bruit de pas et de portes qui sonne aux oreilles inquiètes, la hauteur vide des murs, ces affiches qui s’y étalent : « train de plaisir pour Monaco, promenade circulaire en Suisse », cette atmosphère de voyage, de changement, d’indifférence, d’inconstance, tout est bien fait pour serrer le cœur et augmenter son angoisse.

Frantz allait, venait, guettant les voitures qui arrivaient. Elles s’arrêtaient aux longues marches de pierre. Les portières s’ouvraient, se refermaient bruyamment, et de l’ombre du dehors les visages apparaissent en lumière sur le seuil, figures tranquilles ou tourmentées, heureuses ou navrées, chapeaux à plumes serrés de voiles clairs, bonnets de paysannes, enfants endormis qu’on traînait par la main. Chaque apparition nouvelle le faisait tressaillir. Il croyait la voir hésitante, voilée, un peu embarrassée. Comme il serait vite auprès d’elle pour la rassurer, pour la défendre.

À mesure que la gare s’emplissait, le guet devenait plus difficile. Les voitures se succédaient sans interruption. Il était obligé de courir d’une porte à l’autre. Alors il sortit, pensant qu’il serait mieux dehors pour voir, et ne pouvant supporter plus longtemps dans l’air banal et étouffé de la salle l’oppression qui commençait à l’étreindre.

Il faisait un temps mou de la fin de septembre. Un brouillard léger flottait, et les lanternes des voitures apparaissaient troubles et mates au bas de la grande chaussée en pente. Chacune en arrivant avait l’air de dire : « C’est moi… me voilà… » Mais ce n’était jamais Sidonie qui descendait, et cette voiture qu’il avait regardée venir de loin, le cœur gonflé d’espoir comme si elle eût contenu plus que sa vie, il la voyait s’en retourner vers Paris, banalement légère et vide.

L’heure du départ approchait. Il regarda au cadran, il n’y avait plus qu’un quart d’heure. Cela lui parut effrayant ; mais la cloche du guichet qu’on venait d’ouvrir, l’appelait. Il y courut, et prit son rang dans la longue file.

– Deux premières pour Marseille, demanda-t-il. Il lui semblait que c’était déjà une prise de possession.

Parmi les brouettes chargées de colis, les gens en retard qui se bousculaient, il retourna à son poste d’observation. Les cochers lui criaient : « Gare ! » Il restait sur le passage des roues, sous le pied des chevaux, l’oreille assourdie, les yeux grands ouverts. Plus que cinq minutes. Il était presque impossible qu’elle arrivât à temps. On se précipitait pour entrer dans les salles intérieures. Les malles roulaient aux bagages ; et les gros paquets enveloppés de linge, les valises à clous de cuivre, les petits sacs en sautoir des commis-voyageurs, les paniers de toutes grandeurs, s’engouffraient à la même porte, secoués, balancés, avec la même hâte.

Enfin elle apparut…

Oui, la voilà, c’est bien elle, une femme en noir, mince, élancée, accompagnée d’une autre plus petite, madame Dobson sans doute. Mais au second regard il se détrompa C’était une jeune femme qui lui ressemblait, élégante comme elle, Parisienne, la physionomie heureuse. Un homme, jeune aussi, vint la rejoindre, Ce devait être un voyage de noces, la mère les accompagnait, venait les mettre en wagon. Ils passèrent devant Frantz enveloppés dans le courant de bonheur qui les entraînait. Avec un sentiment de rage et d’envie, il les vit franchir la porte battante, appuyés l’un à l’autre, unis et serrés dans la foule.

Il lui sembla que ces gens-là l’avaient volé, que c’était sa place à lui et celle de Sidonie qu’ils allaient occuper dans le train… À présent, c’est la folie du départ, le dernier coup de cloche, la vapeur qui chauffe avec un bruit sourd où se mêlent le piétinement des retardataires, le fracas des portes et des lourds omnibus. Et Sidonie ne vient pas. Et Frantz attend toujours. À ce moment une main se pose sur son épaule.

Dieu !

Il se retourne. La grosse tête de M. Gardinois, encadrée d’une casquette à oreillons, est devant lui.

– Je ne me trompe pas, c’est monsieur Risler. Vous partez donc par l’express de Marseille ? Moi aussi, mais je ne vais pas loin.

Il explique à Frantz qu’il a manqué le train d’Orléans et qu’il va tâcher de rejoindre Savigny par la ligne de Lyon ; puis il parle de Risler aîné, de la fabrique.

– Il paraît que ça ne va pas, les affaires, depuis quelque temps… Ils ont été pincés dans la faillite Bonnardel… Ah ! nos jeunes gens ont besoin de prendre garde… Du train dont ils mènent leur barque il pourrait bien leur en arriver autant qu’aux Bonnardel… Mais pardon. Je crois que voilà le guichet qui va fermer. À revoir.

Frantz a à peine entendu ce qu’on vient de lui dire. La ruine de son frère, l’écroulement du monde entier, rien ne compte plus pour lui. Il attend, il attend…

Mais voilà le guichet qui se ferme brusquement, comme une dernière barrière devant son espoir entêté. La gare est vide de nouveau. La rumeur s’est déplacée, transportée sur la voie ; et soudain un grand coup de sifflet, qui se perd dans la nuit, arrive à l’amant comme un adieu ironique.

Le train de dix heures est parti.

Il essaye d’être calme et de raisonner. Évidemment elle aura manqué le convoi d’Asnières ; mais sachant qu’il l’attend, elle va venir n’importe à quelle heure de la nuit. Attendons encore. La salle est faite pour cela. Le malheureux s’assied sur un banc. On a fermé les larges vitres où l’ombre se plaque avec des luisants de papier verni. La marchande de livres, à moitié assoupie, s’occupe de ranger sa boutique. Il regarde machinalement ces files de volumes bariolés, toute la bibliothèque des chemins de fer, dont il sait les titres par cœur depuis quatre heures qu’il est là.

Il y a des livres qu’il reconnaît pour les avoir lus sous la tente à Ismaïlia ou dans le paquebot qui le ramenait de Suez, et ces romans vulgaires insignifiants, en ont tous gardé pour lui un parfum marin ou exotique. Mais bientôt la boutique des livres est fermée, et il n’a même plus cette ressource pour tromper sa fatigue et sa fièvre. La baraque aux joujoux vient de rentrer aussi tout entière dans sa clôture de planches. Les sifflets, les brouettes, les arrosoirs, les pelles, les râteaux, tout l’outillage des petits Parisiens en villégiature disparaît en une minute. La marchande, une femme maladive, à l’air triste, s’entortille d’un vieux manteau et s’en va, sa chaufferette à la main.

Tous ces gens-là ont fini leur journée, l’ont prolongée jusqu’à la dernière minute avec cette vaillance et cet entêtement de Paris qui n’éteint ses réverbères qu’au jour. Cette idée de longue veille le fait penser à une chambre bien connue où la lampe baisse à cette heure sur la table chargée de colibris et de lucioles ; mais cette vision traverse rapidement son esprit dans ce chaos de pensées sans suite que fait naître en lui le délire de l’attente.

Tout à coup il s’aperçoit qu’il meurt de soif. Le Café de la Gare est encore ouvert. Il y entre. Les garçons de nuit dorment sur les banquettes. Le plancher est humide de la rinçure des verres. On met un temps infini à le servir ; puis, au moment de boire, l’idée que Sidonie est peut-être arrivée pendant son absence, qu’elle le cherche dans la salle, le fait se lever en sursaut et partir comme un fou en laissant son verre plein et sa monnaie sur la table.

Elle ne viendra pas. Il le sent.

Son pas qui résonne sur toute la longueur du perron devant la gare, monotone et régulier, l’agace à entendre comme un témoignage de sa solitude et de sa déconvenue.

Que s’est-il donc passé ? Qui a pu la retenir ? A-t-elle été malade, ou bien est-ce le remords anticipé de sa faute ? Mais, dans ce cas, elle aurait fait prévenir, elle aurait envoyé madame Dobson. Peut-être aussi Risler avait-il trouvé la lettre ? Elle était si folle, si imprudente.

Et pendant qu’il se perdait ainsi en conjectures, l’heure s’avançait. Déjà le haut des bâtiments de Mazas, plongés dans l’ombre, blanchissait et devenait distinct. Que faire ? Il fallait aller à Asnières tout de suite, tâcher de savoir, de s’informer. Il aurait voulu y être déjà. Sa résolution prise, il descendit la rampe de la gare d’un pas rapide, croisant sur sa route des soldats chargés de leurs sacs, des pauvres gens arrivant pour le train du matin, le train des misères qui se lèvent de bonne heure.

Il traversa le Paris du petit jour, un Paris triste et frissonnant où la lanterne des postes de police jetait de loin en loin sa lueur rouge et que les sergents de ville arpentaient deux par deux, s’arrêtant à l’angle des rues, scrutant l’ombre d’un regard.

Devant un de ces postes, il vit du monde arrêté, des chiffonniers, des femmes de la campagne. Sans doute quelque drame de la nuit qui allait avoir son dénoûment chez le commissaire de police… Ah ! si Frantz avait su ce que c’était que ce drame ; mais il ne pouvait pas s’en douter et regarda cela de loin avec indifférence.

Seulement, toutes ces laideurs, cette aube qui se levait sur Paris avec des pâleurs fatiguées, ces réverbères clignotant au bord de la Seine comme les cierges d’une veillée mortuaire, l’éreintement de sa nuit blanche l’enveloppèrent d’une tristesse profonde.

Quand il arriva à Asnières, après deux ou trois heures de marche, ce fut comme un réveil. Le soleil levant, dans toute sa gloire, enflammait la plaine et l’eau. Le pont, les maisons, le quai, tout avait cette netteté du matin qui donne l’impression d’un jour tout neuf sortant lumineux et souriant des brumes épaisses de la nuit. De loin il aperçut la maison de son frère, déjà réveillée, les persiennes ouvertes et les fleurs au bord des croisées. Il erra quelque temps avant d’oser rentrer. Tout à coup quelqu’un le héla de la berge.

– Tiens, monsieur Frantz… Comme vous voilà de bonne heure aujourd’hui.

C’était le cocher de Sidonie qui allait baigner ses chevaux.

– Rien de nouveau à la maison ?… lui demanda Frantz en tremblant.

– Rien de nouveau, monsieur Frantz.

– Mon frère est-il chez lui ?

– Non, monsieur a couché à la fabrique.

– Il n’y a personne de malade ?

– Non, monsieur Frantz, personne que je sache.

Et les chevaux entrèrent dans l’eau jusqu’au poitrail en faisant jaillir l’écume. Alors Frantz se décida à sonner à la petite porte. On ratissait les allées du jardin. La maison était en rumeur ; et, malgré l’heure matinale, il entendit la voix de Sidonie claire et vibrante comme un chant d’oiseau dans les rosiers de la façade. Elle parlait avec animation. Frantz, très ému, s’approcha pour écouter.

– Non, pas de crème… Le parfait suffira…, Surtout qu’il soit bien glacé, et pour sept heures… Ah ! et comme entrée… voyons un peu.

Elle était en grande conférence avec sa bonne pour son fameux dîner du lendemain. La brusque apparition de son beau-frère ne la dérangea pas :

– Ah ! bonjour, Frantz, lui dit-elle bien tranquillement… Je suis à vous tout à l’heure. Nous avons du monde à dîner demain, des clients de la maison, un grand dîner d’affaires… Vous permettez, n’est-ce pas ?

Fraîche, souriante, dans les ruches blanches de son peignoir traînant et de son petit bonnet de dentelles, elle continua à composer son menu, en aspirant l’air frais qui montait de la prairie et de la rivière. Il n’y avait pas sur ce visage reposé la moindre trace de chagrin ou d’inquiétude. Son front uni, cet étonnement charmant du regard qui si longtemps devait la garder jeune, sa lèvre entr’ouverte et rose faisaient un étrange contraste avec la figure de l’amant, décomposée par sa nuit d’angoisse et de fatigue.

Pendant un grand quart d’heure, Frantz, assis dans un coin du salon, vit défiler devant lui, dans leur ordre habituel, tous les plats convenus d’un dîner bourgeois, depuis les petits pâtés chauds, la sole normande et les innombrables ingrédients dont elle se compose, jusqu’aux pêches de Montreuil et au chasselas de Fontainebleau. Elle ne lui fit pas grâce d’un entremets.

Enfin, quand ils furent seuls et qu’il put parler :

– Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?… demanda-t-il d’une voix sourde.

– Mais si, parfaitement.

Elle s’était levée pour rajuster devant la glace quelques petits frisons mêlés à ses rubans flottants, et continua tout en se regardant :

– Mais si, je l’ai reçue, votre lettre. J’ai été même enchantée de la recevoir… Maintenant, si l’envie vous prenait de faire à votre frère les vilains rapports dont vous m’aviez menacée, je lui prouverais facilement que le dépit d’un amour criminel, repoussé par moi comme il convenait, a été la seule cause de ces délations mensongères. Tenez-vous pour averti, mon cher… et à revoir.

Heureuse comme une actrice qui vient de finir une tirade à grand effet, elle passa devant lui et sortit du salon en souriant, le coin de la bouche relevé, triomphante et sans colère.

Et il ne la tua pas !