Fromont jeune et Risler aîné/Livre deuxième/IV

Charpentier et Cie (p. 125-131).

IX - À SAVIGNY


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Ce fut un grand malheur que ce séjour des deux ménages à Savigny pendant un mois. Après deux ans, Georges et Sidonie se retrouvaient l’un à côté de l’autre dans la vieille propriété trop ancienne pour ne pas être toujours semblable à elle-même, et où les cailloux, les étangs, les arbres, immuables, semblaient une dérision à tout ce qui change et qui passe. Il aurait fallu deux âmes autrement trempées, autrement honnêtes, pour que ce rapprochement ne leur fût pas funeste.

Quant à Claire, jamais elle n’avait été si heureuse, jamais Savigny ne lui avait semblé si beau. Quelle joie de promener son enfant sur les pelouses, où toute petite elle-même avait marché, de s’asseoir jeune mère sur les bancs ombragés d’où sa mère à elle surveillait ses jeux d’autrefois, d’aller reconnaître au bras de Georges les moindres coins où ils avaient joué ensemble. Elle éprouvait une satisfaction tranquille, ce plein bonheur des vies calmes qui se savoure en silence, et tout le jour ses longs peignoirs traînaient sur les allées, ralentis par les petits pas de l’enfant, ses cris, ses exigences.

Sidonie se joignait peu à ces promenades maternelles. Elle disait que le bruit des enfants la fatiguait, et en cela se trouvait d’accord avec le vieux Gardinois pour qui tout était prétexte à contrarier sa petite-fille. Il croyait y arriver en ne s’occupant que de Sidonie et lui faisant encore plus de fêtes qu’à son dernier séjour. Les voitures enfouies depuis deux ans sous la remise, et qu’on époussetait une fois par semaine parce que les araignées filaient leurs toiles sur les coussins de soie, furent mises à sa disposition. On attelait trois fois par jour, et la grille tournait sur ses gonds continuellement. Tout dans la maison suivit cette impulsion mondaine. Le jardinier soignait mieux les fleurs, parce que madame Risler choisissait les plus belles pour mettre dans ses cheveux à l’heure du dîner ; puis il venait des visites. On organisait des goûters, des parties que madame Fromont jeune présidait, mais où Sidonie, avec sa vive allure, brillait sans partage. D’ailleurs Claire lui laissait souvent la place libre. L’enfant avait des heures de sommeil et de promenade, qu’aucun plaisir n’entravait jamais. La mère s’éloignait forcément, et mémo le soir elle était bien des fois privée d’aller avec Sidonie au-devant des deux associés revenant de Paris.

– Tu m’excuseras, disait-elle, en montant dans sa chambre.

Madame Risler triomphait. Élégante, oisive, elle s’en allait au galop des chevaux, inconsciente de la course rapide, sans penser.

Le vent frais qui soufflait sous son voile la faisait seulement vivre. Vaguement, entre ses cils à demi-fermés, une auberge aperçue à un tournant de route, des enfants mal habillés, à pied sur l’herbe près des ornières, lui rappelaient ses anciennes promenades du dimanche en compagnie de Risler et de ses parents, et le petit frisson, qui la prenait à ce souvenir, l’installait mieux dans sa fraîche toilette mollement drapée, dans le bercement doux de la calèche, où sa pensée se rendormait heureuse et rassurée.

À la gare, d’autres voitures attendaient. On la regardait beaucoup. Deux ou trois fois elle entendit chuchoter tout près d’elle : « C’est madame Fromont jeune… » et le fait est qu’on pouvait s’y tromper à les voir revenir ainsi tous les trois du chemin de fer. Sidonie dans le fond à côté de Georges, riant et causant avec lui, Risler en face d’eux souriant paisiblement, un peu gêné par cette belle voiture, ses larges mains posées à plat sur les genoux. Cette idée qu’on la prenait pour madame Fromont la rendait très fière, et chaque jour elle s’y habituait un peu plus. À l’arrivée, les deux ménages se séparaient jusqu’au dîner ; mais, à côté de sa femme tranquillement installée près de la fillette endormie, Georges Fromont, trop jeune pour être enveloppé de l’intimité de son bonheur, pensait toujours à cette brillante Sidonie dont on entendait la voix sonner en roulades triomphantes sous les charmilles du jardin.

Pendant que tout son château se transformait aux caprices d’une jeune femme, le vieux Gardinois continuait son existence rétrécie de richard ennuyé, oisif et impotent. Ce qu’il avait encore trouvé de mieux comme distraction c’était l’espionnage. Les allées et venues des domestiques, les propos qui se tenaient à la cuisine sur son compte, le panier plein de légumes et de fruits qu’on apportait tous les matins du potager à l’office, étaient l’objet d’investigations continuelles. Il n’y avait pas pour lui de plaisir plus grand que de prendre quelqu’un en faute. Cela l’occupait, lui donnait de l’importance, et longuement, aux repas, devant le silence des hôtes, il racontait le méfait, les ruses dont il s’était servi pour le surprendre, la mine du coupable, ses terreurs, ses supplications.

Pour cette surveillance perpétuelle de ses gens, le bonhomme avait adopté un banc de pierre incrusté dans le sable, derrière un immense paulownia. Sans lire ni penser, il restait là des journées entières, épiant qui entrait ou sortait. Pour la nuit, il avait imaginé autre chose. Sous le grand vestibule de l’entrée où menaient les perrons chargés de fleurs, il avait fait pratiquer une ouverture correspondant à sa chambre située à l’étage au-dessus. Un tuyau acoustique perfectionné devait lui amener là-haut tous les bruits du rez-de-chaussée, jusqu’aux conversations des domestiques prenant le frais le soir sur le perron.

Malheureusement, l’instrument trop parfait exagérait tous les sons, les brouillait, les prolongeait, et le tic-tac continuel et régulier d’une grosse horloge, les cris d’un perroquet qui se tenait en bas sur un perchoir, les gloussements de quelque poule en quête d’un grain perdu, voilà tout ce que M. Gardinois pouvait entendre, lorsqu’il appliquait l’oreille à son tuyau. Quant aux voix, elles ne lui arrivaient que comme un bourdonnement confus, un murmure de foule où il était impossible de rien distinguer. Il en avait été quitte pour les frais de l’installation, et, depuis, dissimulait sa merveille acoustique dans un pli du rideau de son lit.

Une nuit, le bonhomme, qui venait de s’endormir, fut réveillé en sursaut par le grincement d’une porte. À cette heure, c’était assez extraordinaire. La maison tout entière dormait. On n’entendait plus que les pattes des chiens de garde sur le sable, ou leur arrêt au pied d’un arbre en haut duquel soufflait quelque chouette. Belle occasion pour se servir du tuyau acoustique. En rapprochant de son oreille, M. Gardinois s’assura qu’il ne s’était pas trompé Le bruit continuait. On ouvrait une porte, puis une autre. Le verrou du perron glissait sous un effort. Mais ni Pyrame, ni Thisbé, pas même Kiss, le terrible terre-neuve, n’avaient bougé. Il se leva doucement pour voir quels pouvaient être ces singuliers voleurs qui sortaient au lieu d’entrer et à travers les lames de ses persiennes, voici ce qu’il aperçut.

Un homme mince, élancé, qui avait la tournure de Georges, donnait le bras à une femme encapuchonnée de dentelles. Ils s’arrêtèrent d’abord sur le banc du paulownia dont les branches étaient en pleine fleur.

Il faisait une nuit admirable, neigeuse. La lune, frôlant les cimes d’arbres, amassait des flocons lumineux entre les feuilles serrées. Les terrasses, blanches de rayons, où les terre-neuve allaient et venaient dans leurs toisons frisées, guettant des papillons de nuit, les eaux profondes étalées et unies, tout resplendissait d’un éclat muet, tranquille, comme reflété dans un miroir d’argent. Ça et là, au bord des pelouses, des vers luisants étincelaient.

Sous l’ombre du paulownia, perdus dans ces profondeurs de nuit que fait autour d’elle la lune claire, les deux promeneurs restèrent un moment assis, silencieux. Tout à coup ils apparurent en pleine lumière, et leur groupe enlacé, languissant, traversa lentement le perron et se perdit dans la charmille.

« J’en étais sûr », se dit le vieux Gardinois, qui les reconnut. Et d’ailleurs quel besoin avait-il de les reconnaître ? Est-ce que le calme des chiens, l’aspect de la maison endormie ne lui apprenaient pas mieux que tout quelle sorte de crime insolent, impuni, ignoré, hantait la nuit les allées de son parc ? C’est égal, le vieux paysan fut enchanté de sa découverte. Sans lumière il revint se coucher en riant tout seul, et dans le petit cabinet plein d’armes de chasse d’où il les avait guettés, croyant d’abord avoir affaire à des voleurs, le rayon de lune n’éclaira plus bientôt que les fusils rangés au mur, et des boîtes de cartouches de tous les numéros.

Ils avaient retrouvé leur amour au coin de la même avenue. Cette année qui venait de s’écouler, pleine d’hésitations, de combats vagues, de résistances, semblait n’avoir été qu’une préparation de leur rencontre. Et, faut-il le dire, une fois la faute commise, ils n’eurent que l’étonnement d’avoir tant tardé… Georges Fromont surtout était pris d’une passion folle. Il trompait sa femme, sa meilleure amie ; il trompait Risler, son associé, le compagnon fidèle de tous les instants.

C’était une abondance, un renouvellement perpétuel de remords où son amour s’avivait de l’immensité de sa faute. Sidonie devint sa pensée constante, et il s’aperçut que jusqu’alors il n’avait pas vécu. Quant à elle, son amour était fait de vanités et de colères. Ce qu’elle savourait par-dessus tout, c’était l’humiliation de Claire à ses yeux. Ah ! si elle avait pu lui dire : « Ton mari m’aime… il te trompe avec moi… » son plaisir eût été encore plus grand. Pour Risler, il avait selon elle bien mérité ce qui lui arrivait. Dans son ancien jargon d’apprentie, qu’elle pensait encore si elle ne le parlait plus, le pauvre homme n’était qu’un « vieux » qu’elle avait pris pour la fortune. C’est fait pour être trompé. « un vieux ! »

Le jour, Savigny était à Claire, à l’enfant qui grandissait, courait sur le sable, riait aux oiseaux et aux nuages. La mère et l’enfant avaient pour elles la lumière, les allées pleines de soleil. Mais les nuits bleues étaient à l’adultère, à cette faute librement installée qui parlait bas, marchait sans bruit sous les persiennes fermées, et devant laquelle la maison assoupie se faisait muette, aveugle, retrouvait son impassibilité de pierre, comme si elle avait eu honte de voir et d’entendre.