Froissart restitué d’après les manuscrits
La Société de l’histoire de France, à qui nous devons depuis quarante ans tant d’importantes publications, ne se propose pas seulement de mettre au jour les documens inconnus qui intéressent le passé de notre pays, elle cherche aussi à donner des éditions nouvelles et meilleures de nos anciens historiens. À ce titre, Froissart ne pouvait pas lui échapper : aucun n’a été jusqu’ici plus maltraité des éditeurs. Le grand chroniqueur du xive siècle, celui qui a raconté nos premières luttes nationales contre l’étranger, et en qui revit toute une époque, n’a été encore publié que d’une manière très imparfaite. On l’admire, on s’en sert, on le cite partout, et l’on n’a de ses œuvres que des copies défigurées.
Ce n’est pas que des efforts sérieux n’aient été tentés de nos jours pour le faire enfin connaître tel qu’il est. En France, en Angleterre, en Belgique (ces trois pays à la fois sont intéressés dans son histoire), on s’est souvent occupé de lui. Beaucoup de savans ont rêvé toute leur vie d’attacher leur nom à une édition définitive de ses Chroniques : le plus grand nombre a reculé devant la difficulté de la tâche ; quelques-uns l’ont essayé avec des succès divers, mais sans y réussir jamais entièrement. Leur peine n’a pourtant pas été tout à fait perdue : il était difficile que ce travail commun de trois nations différentes autour d’un grand historien n’eût aucun résultat. On a éclairci des points obscurs, redressé des erreurs, fait des découvertes importantes. Si le monument définitif n’a pas été encore construit, on peut dire que les alentours du terrain sont aplanis et déblayés, et que la place pour le bâtir est prête. La Société de l’histoire de France a jugé qu’après ces travaux préliminaires le moment était venu d’aborder la publication des Chroniques, et d’en donner enfin un texte exact et complet. Elle s’est adressée à un jeune savant, M. Siméon Luce, qui s’était fait connaître par des travaux approfondis sur le XIVe siècle et à qui les temps dont Froissart fait l’histoire étaient familiers. M. Luce s’est mis résolument à l’ouvrage ; les événemens terribles que nous avons traversés n’ont point interrompu son travail, et les cinq volumes qu’il a publiés coup sur coup en six ans nous permettent déjà de juger ce que sera l’œuvre entière, et ce que Froissart doit gagner à cette édition nouvelle de ses Chroniques.
C’est toujours une entreprise délicate, et qui demande une critique exercée, que d’arrêter le texte des anciens auteurs, mais pour Froissart le travail est beaucoup plus difficile que pour les autres. On sait qu’il a passé quarante ans de sa vie à refaire sans cesse ses Chroniques. Dans son existence aventureuse, il a visité toutes les cours, séjourné dans tous les châteaux, écoutant les récits les plus opposés, subissant des influences contraires, et modifiant à chaque fois son œuvre au gré de ses nouveaux amis. Nous en possédons des exemplaires qui diffèrent tellement entre eux qu’on est vraiment tenté de se demander s’ils viennent du même écrivain. Auquel convient-il de donner la préférence quand on veut publier l’ouvrage ? Comment se décider parmi cette embarrassante variété ? Où trouver le Froissart véritable entre tous ces Froissarts différens ? C’est la première question que se posent les éditeurs des Chroniques ; c’est aussi le premier écueil auquel ils échouent d’ordinaire. Beaucoup d’entre eux n’ont même pas pris la peine de se faire un système arrêté, et se sont laissé tout à fait conduire par le hasard. Ils passent sans aucune raison d’un manuscrit à l’autre, et puisent à la fois à toutes les sources. Uniquement préoccupés de choisir partout les tableaux les plus agréables, ils mêlent et confondent toutes ces retouches successives, et ne se font aucun scrupule de nous présenter dans le même cadre des récits d’époques et d’inspirations différentes.
M. Luce n’a pas procédé de la même manière ; ce qui le distingue au contraire de ses prédécesseurs et caractérise son travail, c’est qu’il a suivi partout une méthode rigoureuse et scientifique. Cette méthode est celle même que les philologues appliquent tous les jours aux écrivains grecs et latins, et qui a permis depuis cinquante ans d’en donner de bien meilleures éditions. Comme elle fait honneur à la critique de notre époque et qu’elle a eu les résultats les plus importans pour le progrès des études antiques, je demande la permission aux lecteurs de leur dire rapidement en quoi elle consiste.
Lorsqu’après la découverte de l’imprimerie on se mit en mesure de publier les auteurs anciens qui ne s’étaient conservés jusque-là que par des copies manuscrites, on ne commença pas par se demander quelle était la meilleure manière et la plus légitime d’en constituer le texte. On avait hâte de faire jouir tout le monde de ces trésors cachés ; on voulait aller vite, supprimer les travaux préliminaires et prendre la voie qui semblait la plus simple. Les savans les plus scrupuleux se contentaient de réunir le plus de manuscrits possible et de les corriger les uns par les autres. Ils ne s’occupaient pas d’en chercher la provenance, et les regardaient comme ayant tous à peu près la même valeur. Ils notaient avec soin les différences qui se rencontraient entre eux et se décidaient pour la leçon qui paraissait la plus vraisemblable et la plus naturelle[2], sans se mettre trop en souci de la source à laquelle ils l’avaient puisée. On arrivait ainsi à se faire un texte clair, sensé, courant, aisé à saisir, agréable à lire, et c’est tout ce qu’on demandait alors. Pour les gens de la renaissance, l’antiquité n’était pas une chose morte qu’on devait respectueusement conserver, qu’il fallait reproduire comme elle était, et sans se permettre d’y rien changer. Ils voulaient s’en servir, la faire entrer dans leur existence. Ils s’appliquaient les conseils de ses moralistes, les principes de ses philosophes ; Platon, Sénèque, Cicéron, remplaçaient d’un coup ces théologiens, ces compilateurs, ces grammairiens qu’on avait lus et commentés pendant tout le moyen âge, et devenaient les maîtres de la vie. Il fallait donc qu’avant tout on pût les comprendre. On voulait que l’antiquité devînt pour tous d’un accès facile et d’un usage commode, qu’elle fût pour ainsi dire moderne et vivante, et il faut avouer qu’on y a merveilleusement réussi.
Les besoins sont changés aujourd’hui, et nous étudions le passé dans un autre esprit. Nous souhaitons que l’antiquité reste antique, nous tenons à la connaître telle qu’elle est ; il nous déplairait qu’on changeât les anciens écrivains, même pour nous les faire mieux comprendre ; nous voulons qu’on nous en donne, un texte exact et qui se rapproche le plus possible de celui que l’auteur avait publié lui-même. Voici la méthode qu’on suit pour y parvenir. On ne se contente plus de réunir un grand nombre de manuscrits, on les étudie avant de s’en servir, on les compare entre eux, et l’on cherche à les classer. On n’a pas de peine à s’apercevoir, quand on les regarde de près, qu’ils n’ont pas été tous copiés les uns sur les autres, et qu’ils procèdent de rédactions, ou, comme on dit, de recensions différentes. A diverses époques de l’antiquité, le texte des grands écrivains a été remanié[3] ; des professeurs de rhétorique ou de grammaire, obéissant aux ordres d’un grand seigneur qui les protégeait, ou aux désirs du public, se sont chargés d’en faire des éditions nouvelles, dont on tirait aussitôt un nombre considérable de copies, et qui se trouvent reproduites avec beaucoup d’altérations dans quelques-uns des manuscrits que nous avons conservés. Le premier travail d’un éditeur moderne doit être de chercher à laquelle de ces rédactions se rattachent les manuscrits qu’il consulte. Selon qu’ils s’écartent ou se rapprochent les uns des autres, il les groupe en familles distinctes, qui proviennent de sources différentes, et dont chacune emprunte son importance à la valeur même de la rédaction qu’elle reproduit. Il peut donc se faire qu’un manuscrit, souvent médiocre et fautif, d’une très basse époque, mérite d’être préféré à tous les autres, parce qu’il représente pour nous une recension plus ancienne et meilleure, et qu’il nous permet de nous en faire quelque idée. Une fois qu’on est fixé sur celui qui doit être le fond de l’édition qu’on prépare, le plus fort du travail est fait. A la vérité, il reste à dégager le texte véritable des erreurs sans nombre qui le défigurent, mais on y arrive assez sûrement aujourd’hui : on peut dire que c’est devenu de nos jours l’objet d’une véritable science, qui a ses principes, ses procédés, ses règles, et qu’on a fait entrer la méthode dans ce qui n’était jusqu’ici qu’une divination. On n’a pas seulement appris à distinguer dans les manuscrits les bonnes leçons qu’ils renferment, on sait tirer profit des fautes dont les meilleurs ne sont pas exempts. Sous les altérations de tout genre que leur ont fait subir les copistes ignorans et les correcteurs maladroits, on retrouve et l’on distingue la copie primitive d’où ils dérivent. Quoiqu’elle soit perdue quelquefois depuis plus de mille ans, un philologue habile reconnaît à certains indices comment elle était faite ; il vous dira si elle était bien ou mal écrite et en quels caractères ; il sait de combien de lignes se composait chaque page, et le nombre de lettres que chaque ligne contenait. On dirait vraiment qu’il la voit, qu’il la feuillète et qu’il n’a qu’à transcrire ce qui s’y trouvait écrit. C’est ainsi qu’on a pu nous donner de Lucrèce, de Plaute, de Juvénal et de tant d’autres grands écrivains des éditions plus exactes, plus fidèles, où l’on s’interdit avec soin les corrections arbitraires, où l’on a moins de souci de rendre le texte aisé à lire que de retrouver autant qu’on peut les expressions véritables de l’auteur, où l’on tient surtout à conserver le tour particulier de sa langue et l’originalité de son génie.
Il est clair que cette méthode convient aux écrivains du moyen âge comme à ceux de l’antiquité. M. Luce s’est bien trouvé de l’appliquer à Froissart. Il a commencé par étudier soigneusement tous les manuscrits qui contiennent le premier livre des Chroniques, le plus long des quatre dans lesquels l’auteur a divisé son œuvre immense. Ce travail, poursuivi avec un soin scrupuleux et une infatigable patience, l’a conduit à reconnaître qu’outre les modifications de détail que l’œuvre de Froissart a subies à diverses occasions, il l’avait refondue entièrement trois fois. A trois époques différentes de sa vie, sous des influences souvent contraires, il a repris son histoire depuis les premiers chapitres, pour en changer tout à fait le fond et la forme, l’esprit et les termes, et à chaque fois il l’a répandue dans le public sous sa rédaction nouvelle. Ce premier point établi, il fallait reconnaître à quelle époque chacune de ces rédactions avait été faite et dans quel ordre elles se sont suivies. C’était un travail fort délicat, et le plus savant des éditeurs de Froissart, M. Kervyn de Lettenhove, s’y était lui-même trompé. M. Luce a été plus heureux, et il est parvenu à fixer d’une manière qui semble irréfutable la date de ces trois rédactions.
La première a dû être composée de 1369 à 1373. Froissart revenait alors d’Angleterre, où il avait passé huit ans à la cour de la reine Philippe de Hainaut, femme d’Edouard III. Il y avait connu et fréquenté Gautier de Mauny, Chandos et le Prince Noir ; toute cette chevaleresque noblesse s’était fait un plaisir de le bien accueillir et de lui raconter ses exploits. Il revenait la tête pleine des récits que lui avaient faits les héros de Crécy et de Poitiers. Cette impression ne s’était pas effacée à son retour dans son pays : il y vivait dans la familiarité de Robert de Namur, beau-frère d’Edouard III, qui avait fidèlement servi le roi d’Angleterre dans toutes ses guerres contre les Français, et touchait en récompense une pension de 300 livres sterling sur sa cassette. Froissart l’appelle « son cher seigneur et maître, » et il nous dit que c’est « à sa prière et requeste » qu’il rédigea cette première version de ses Chroniques. Faut-il s’étonner qu’elle soit si favorable aux Anglais, et paraisse faite à leur gloire ? C’est celle aussi qui s’est le plus répandue et qui fut reproduite par le plus grand nombre de copies. Elle nous est conservée aujourd’hui dans une cinquantaine de manuscrits. — La seconde est postérieure à l’an 1376, puisque l’auteur y mentionne dès le début la mort du Prince Noir, et elle a été probablement rédigée quelques années plus tard. À ce moment, les circonstances n’étaient plus les mêmes : la fortune était revenue à la France, qui se relevait de ses désastres, grâce à l’épée de Duguesclin et à la sagesse de Charles V. Le souvenir des journées de Crécy et de Poitiers commençait à s’effacer, et l’on ne prévoyait pas Azincourt. De plus Froissart avait changé de protecteur, le clerc de Robert de Namur était devenu le chapelain du comte de Blois. Ce nouveau patron appartenait à l’illustre maison de Châtillon ; il était le fils d’un brave chevalier qui s’était fait tuer à Crécy en combattant aux côtés de Philippe de Valois ; lui-même avait été prisonnier en Angleterre, et forcé d’aliéner une partie de ses domaines pour recouvrer sa liberté. Auprès de lui, il était naturel que Froissart prît d’autres sentimens que ceux qu’il avait rapportés d’Angleterre une dizaine d’années auparavant. Aussi cette seconde rédaction de ses Chroniques est-elle bien plus favorable à la France que la première ; elle est représentée pour nous par le manuscrit d’Amiens. — Une troisième fois Froissart recommença son ouvrage, qui, malgré la vogue qu’il obtenait, ne le contentait pas. Malheureusement cette troisième rédaction, où les opinions de l’auteur sont encore une fois modifiées, s’arrête à l’avènement du roi Jean, et M. Luce a fort bien montré pourquoi Froissart ne l’avait pas poussée plus loin ; il n’en existe aujourd’hui qu’un seul manuscrit, qui a été trouvé à Rome, dans la bibliothèque du Vatican.
Les manuscrits une fois classés, il restait à s’en servir. Ici se présentait une question fort embarrassante : de quelle manière devait-on mettre les trois rédactions sous les yeux du public ? Fallait-il, à la fin de chaque chapitre, placer les unes après les autres les diverses formes du même récit ? Ainsi l’avait fait l’académie de Bruxelles dans la belle édition qu’elle a donnée de notre historien ; mais cette façon de couper Froissart par morceaux n’aurait guère été du goût des lecteurs français. Elle empêche qu’on ne puisse le lire de suite, et, en présentant successivement trois versions des mêmes faits, elle arrive à un résultat qu’il semblait d’abord difficile d’atteindre : elle rend Froissart ennuyeux. Il fallait donc se décider entre les trois rédactions des Chroniques, en choisir résolument une qu’on installerait à la place d’honneur, sauf à faire connaître les deux autres dans l’appendice. M. Luce a cru devoir préférer la première, et les raisons qu’il donne de son choix semblent fort plausibles. C’est celle qui dès le début fut le plus populaire et dont nous avons conservé les plus nombreuses copies ; les autres n’ont jamais pu la déposséder de la place qu’elle avait conquise du premier coup dans l’estime des contemporains. C’est celle aussi qui a le mieux gardé ses qualités de jeunesse et qu’on lit encore le plus agréablement aujourd’hui. Elle mérite donc la préférence que M. Luce lui accorde ; mais à la fin de chaque volume les deux autres versions ont leur tour, et elles y sont intégralement reproduites quand elles présentent avec la première des différences sensibles. Enfin un sommaire très bien fait, où sont réunis tous les détails épars dans les rédactions diverses, nous aide à nous reconnaître au milieu de cette abondance, et nous empêche d’en rien laisser échapper. C’est ainsi que M. Luce trouve le moyen de satisfaire toutes les exigences. Dans le nouveau Froissart qu’il donne au public, les historiens consulteront avec profit le sommaire, qui leur remettra en mémoire tous les incidens des grandes luttes que le chroniqueur a racontées ; les lettrés se laisseront charmer par ce récit entraînant qu’ils liront pour la première fois dans un texte scrupuleusement exact et tel que Froissart l’écrivit à son retour d’Angleterre ; les curieux seront heureux de comparer le premier jet de son génie avec les changemens successifs qu’a subis son ouvrage ; ils chercheront à connaître de quelle manière et sous quelles influences ce charmant et mobile esprit s’est tant de fois modifié, et ce qu’il a gagné ou perdu à ces transformations.
Ce plaisir est assurément l’un des plus vifs qu’on puisse se donner en lisant Froissart, et l’édition de M. Luce permet de le goûter à l’aise. Il suffit, dans chaque volume, de parcourir l’appendice après avoir lu le texte ; on y verra clairement de quelle façon l’historien composait son ouvrage, et comment il se laissait mener dans toutes les directions par les événemens et les hommes.
Il a raconté, dans son prologue, qu’il courait le monde, interrogeant les vaillans hommes, écuyers et chevaliers, sur les actions où ils avaient pris part, s’enquérant auprès des rois d’armes et maréchaux de la vérité des faits, « car pour leur honneur ils n’en oseraient mentir[4]. » Comme il a toujours voyagé, il n’a jamais cessé d’apprendre. Ce trésor de souvenirs qu’il avait amassé dans sa jeunesse à la cour d’Angleterre s’est toujours augmenté. Une grande partie des différences qu’on remarque entre les rédactions diverses qu’il a faites de ses Chroniques provient de ces anecdotes nouvelles qu’il recueillait dans ses voyages, et qu’au retour il ajoutait à son récit. Quelques-unes sont vraiment charmantes, et il eût été bien fâcheux de les laisser perdre. Il avait raconté avec grand plaisir, dans sa première rédaction, l’amour d’Edouard III pour la belle comtesse de Salisbury ; il y dépeignait l’arrivée du roi dans le château de la comtesse qu’il vient de délivrer de l’attaque des Écossais, sa première entrevue avec elle à la porte du château, où elle était venue le recevoir « si richement vêtue et atournée que chacun s’en émerveillait, » et « cette étincelle de fine amour qui le férit au cœur et lui dura par long temps. » Il rapportait avec les plus grands détails les propos engageans que le roi lui avait tenus pour gagner ses bonnes grâces, la résistance honnête et inattendue qu’il avait rencontrée, et comment il s’était enfin éloigné « en grands pensées et mésaise de cœur. » Dans le manuscrit d’Amiens, ce récit se trouve encore augmenté d’une scène piquante qui le complète. C’est le tableau de la partie d’échecs que le roi joue le soir avec la comtesse, et qui est compliquée d’incidens divers comme le roi voulait « que quelque chose demeurât du sien à la dame, » il avait mis pour enjeu un très bel anneau qu’il portait à son doigt, et faisait tous ses efforts pour perdre. De son côté, la dame jouait de son mieux « afin que le roi ne la tînt pas pour trop simple et ignorante ; » mais il ne pouvait s’empêcher de la regarder si fort par momens qu’elle en était toute honteuse. A chaque fois le trouble qu’elle éprouvait la faisait mal jouer et exposait le roi à gagner malgré lui. Il lui fallut beaucoup de peine pour finir par se faire battre, et encore plus pour forcer la dame à garder son anneau. Cette anecdote, que Froissart ignorait quand il rédigea pour la première fois son histoire, lui a été sans doute racontée plus tard, et il n’a pas voulu l’omettre ; il a tant éprouvé de plaisir à l’entendre qu’il ne résiste pas à la redire. Il veut d’ailleurs que nous sachions par le détail tout ce qui s’est passé entre le roi et la comtesse. Des chroniqueurs se sont permis de parler de ces amours « moins convenablement qu’on ne le doit faire ; » ils ont osé prétendre « que le roi anglais assez vilainement usa de cette dame, et en eut, à ce qu’on dit, ses volontés comme par force. » Mais Froissart, qui est curieux de tout, des choses légères autant au moins que des plus graves, et qui s’est informé de cette aventure en Angleterre, « en l’hôtel du roi principalement et des grands seigneurs de ce pays, » tient à le défendre ainsi que la dame « de tout vilain reproche. » Voilà pourquoi le récit de la première rédaction s’est fort augmenté dans la seconde. Par contre, le manuscrit de Rome n’en dit plus rien. Toute cette histoire galante, si complaisamment développée dans les deux premières versions des Chroniques, a disparu de la troisième. Est-ce un scrupule de conscience qui l’en a chassée ? Froissart, devenu curé et chanoine, a-t-il pensé qu’il ne lui convenait plus de raconter de pareilles aventures ? Il est fort heureux, dans tous les cas, qu’il ne se soit pas avisé de devenir si scrupuleux plus tôt.
Quoique la gravité semble contraire à sa nature, il faut reconnaître que Froissart se fait plus grave en vieillissant. Quand une action lui paraît coupable, il ose plus résolument la blâmer. Il avait rapporté sans commentaire, dans la première rédaction de son ouvrage, le supplice d’Olivier de Clisson, ordonné par Philippe de Valois. Dans la dernière, il reproche ouvertement au roi sa cruauté, et dit de la reine : « Si quelqu’un encourait sa haine, il était mort sans merci. » Il lui arrive aussi de moraliser à l’occasion, quoique ce ne soit guère son habitude. L’admirable récit de la mort d’Arteveld se termine, dans le manuscrit de Rome, par cette réflexion : Il Ainsi vont les fortunes de ce monde ; nul, s’il est sage, ne se peut ni ne se doit confier trop grandement en ses prospérités. » M. Luce fait encore observer qu’en avançant en âge Froissart semble devenir plus conservateur. Il avait été de tout temps grand ami des seigneurs et des princes. Ce petit bourgeois de Valenciennes se trouvait être un aristocrate de nature. La vie aisée et large qu’on menait dans les châteaux lui était devenue nécessaire ; il prenait grand plaisir aux bons festins, il lui fallait être vêtu de beaux draps, il aimait avant tout, nous dit-il, les grandes assemblées, les jeux, les fêtes, les longues veilles,
- En toutes ces choses véir,
- Mon espérit se renouvelle.
Aussi avait-il peu de goût pour le populaire. Les milices des communes, quand elles s’en vont en guerre contre la brillante chevalerie, le font toujours rire. Il est heureux de nous raconter comment les bourgeois de Caen, à l’approche de l’ennemi, « se mirent en ordonnance de bataille et montrèrent par semblant et par paroles qu’ils avaient grand volonté de combattre les Anglais ; mais quand ils virent les bannières d’Edouard III et ses maréchaux s’approcher, et un si grand nombre de gens d’armes qu’ils n’en avaient jamais vu autant, ils prirent si grand peur qu’il n’y eut personne au monde qui pût les empêcher de rentrer au plus tôt dans leur ville. » Il n’oublie pas non plus, dans le récit de la bataille de Crécy, de nous dépeindre les « bons hommes » des cités et bonnes villes de France qui, éloignés de plus de deux lieues du champ de bataille, brandissent leurs épées en s’écriant : « A mort, à mort, ces traîtres Anglais ! Jamais un n’en retournera en Angleterre ! » et qui se mettent ensuite à courir sans même les avoir aperçus. Ce mépris, cette haine des petites gens devient de plus en plus visible chez Froissart à mesure qu’il vieillit. C’est dans le manuscrit de Rome que se trouve cette phrase incroyable contre les milices flamandes qui combattirent si vaillamment à Cassel : « Dieu ne voulut pas consentir que les seigneurs fussent là desconfits de tel merdaille. » Mais alors Froissart avait vu ce que ces « bons hommes » savent faire. Quand il écrivit la troisième rédaction de ses chroniques, les Anglais venaient de déposer et de mettre à mort Richard II, le fils de l’héroïque Prince Noir ; Froissart ne leur pardonne pas de s’être révoltés contre leur roi. Après les avoir tant admirés, il leur devient tout d’un coup sévère. Il leur reproche amèrement d’être ombrageux et indociles. « Dessous le soleil, dit-il, ne sont gens plus périlleux à tenir ni plus divers que les Anglais, et se lève et se couche en trop grand péril le roi qui les gouverne. » Les habitans de Londres surtout encourent sa mauvaise humeur, et, pour montrer combien ils sont naturellement orgueilleux et rebelles, il les fait ainsi parler : « Nous n’avons que faire d’un roi endormi et pesant, qui trop demande ses aises et ses déduits. Nous en occirions un demi-cent, tout l’un après l’autre, plutôt que de n’en avoir pas un à notre goût et à notre volonté. »
On s’aperçoit aussi, quand on passe d’une rédaction à l’autre, que Froissart a pris de plus en plus le sentiment de son importance. Il parle de lui plus volontiers, et se met plus souvent en scène. Lorsqu’il raconte que Jean Chandos fut fait chevalier de la main d’Edouard III à Buironfosse, il n’oublie pas d’ajouter qu’il tient ce détail de Chandos lui-même. Ailleurs il mentionne le séjour qu’il fit en Écosse pendant trois mois, et où il fut si bien accueilli par le roi et les grands seigneurs[5]. Il rapporte aussi ses excursions en Angleterre et les entretiens qu’il avait avec son compagnon de voyage, le jeune Edouard Spencer, petit-fils de ce favori d’Edouard II, qui avait été si cruellement mis à mort et dépouillé de ses biens par la reine Isabelle. « Et plusieurs fois advint que, quand je chevauchais par le pays avec lui, il m’appelait et me disait : — Froissart, voyez-vous cette grande ville à ce haut clocher ? — Je répondais : Monseigneur, oui. Pourquoi le dites-vous ? — Je le dis pour ceci : elle devait être mienne, mais il y eut une méchante reine en ce pays, qui tout nous a enlevé. » Si Froissart occupe ainsi le public de sa personne, c’est que le succès de son livre l’avertissait de son importance. En même temps qu’il prend goût à ce succès, il cherche à le rendre plus certain et plus solide. Il travaille sans cesse sa composition et son style. On trouve, dans la dernière rédaction de ses Chroniques, certaines préoccupations littéraires qui semblent nouvelles chez lui. Il cherche visiblement à donner aux scènes qu’il décrit un tour plus vif et plus dramatique. Il multiplie les entretiens, il introduit partout des discours directs, et ne dissimule pas qu’ils sont de son invention : « Il parla ainsi ou à peu près. — Ainsi répondit le roi ou dut répondre. » C’est le procédé des historiens grecs ou latins, et Froissart, qui ne les connaissait guère, les imitait sans le savoir. Par exemple, il se contentait de dire, dans la première rédaction, que « messire Robert d’Artois exhortait et conseillait sans cesse le roi d’Angleterre, pour qu’il voulût défier le roi de France, qui tenait son héritage à grand tort. » A la place de ces simples paroles, le manuscrit de Rome nous donne tout un long discours, avec un exorde insinuant : « Monseigneur et beau cousin, vous êtes jeune et d’avenir ; aussi ne devez-vous pas vous refroidir de demander votre droit et de réclamer, etc. » Dans le récit que Froissart avait fait d’abord de la bataille de Nevill’s Cross, il racontait comment le roi d’Ecosse, David Bruce, avait été pris par un écuyer anglais, Jean de Copeland, qui s’était hâté de l’emmener dans son château pour ne partager ni la gloire, ni la rançon avec personne. Il disait en quelques mots que la reine Philippe de Hainaut, régente en l’absence de son mari, et qui s’était tenue tout près de la bataille, avait écrit aussitôt à Jean de Copeland de lui remettre le prisonnier, mais que l’écuyer n’avait pas voulu. Ce passage s’est fort allongé dans la dernière rédaction, et nous avons tout un entretien entre les envoyés de la reine et Jean de Copeland. L’écuyer trouve beaucoup de bonnes raisons pour ne pas rendre le roi. « Dieu me l’a envoyé, » dit-il, et ce serait sans doute faire injure à la Providence que de ne pas sembler tenir à la grâce qu’elle lui a faite. D’ailleurs le roi est blessé et malade « il sera plus de trois mois avant qu’il puisse issir de la chambre. » Il mourait assurément en route, si l’on voulait le faire voyager trop tôt, et serait ainsi perdu pour tout le monde. L’écuyer obstiné finit par refuser nettement d’obéir à sa souveraine ; ce qui ne l’empêche pas de l’appeler avec un grand sérieux « la très redoutée dame, madame d’Angleterre. » — Le plus piquant de l’histoire, c’est que rien dans ce récit n’est vrai. Froissart s’est laissé tromper par des informations inexactes, et il a brodé ses charmantes fantaisies sur une erreur historique. Quand la bataille de Nevill’s Cross fut livrée, la reine n’était plus en Angleterre ; depuis plus d’un mois, elle avait passé la mer pour rejoindre son mari.
Les erreurs de ce genre sont malheureusement fort communes chez Froissart, et M. Luce, malgré l’affection que son auteur lui inspire, ne les a pas dissimulées. Il les relève impitoyablement dans les notes du sommaire. On y voit que Froissart a fort peu de souci de l’exactitude, et qu’il n’y a presque pas de page dans ses Chroniques où il ne lui arrive de se tromper. Les documens authentiques, quand nous les avons conservés, le démentent à chaque instant. Sans cesse il prend une ville pour une autre, il mêle les récits, il confond les temps et les personnes et ne place pas les événemens à leur date. On n’en est pas trop surpris quand on songe à la manière dont il composait son ouvrage. Au lieu de consulter les actes officiels, qui ne varient pas, il prend ses informations auprès des survivans des grandes luttes qu’il veut raconter, et se fie à leurs souvenirs ; mais, pour le détail et les petits faits, leur mémoire n’était pas toujours fidèle. Qu’importait à Chandos ou au Prince Noir, si longtemps après les événemens, que tel château eût été pris avant tel autre, ou que telle action d’éclat, qu’ils n’avaient pas oubliée, se fût accomplie devant Agen ou devant Angoulême ? Ils pouvaient donc de la meilleure foi du monde tromper l’historien qui recueillait pieusement leurs récits. Ajoutons que Froissart se trompait souvent lui-même. L’abondance des anecdotes qu’il avait recueillies partout devait les brouiller dans sa tête. Cette façon de procéder par retouches et remaniemens successifs dans la composition de son ouvrage était pleine aussi de dangers. Lorsqu’on lui apprenait quelque détail piquant qu’il avait jusque-là ignoré, il s’empressait d’en enrichir ses Chroniques, mais il ne l’insérait pas toujours où il devait être, il le plaçait plus tôt ou plus tard qu’il n’était réellement arrivé. C’est ainsi que la peine qu’il s’est donnée de recommencer tant de fois son histoire, tout en lui permettant de corriger quelques fautes, lui a donné l’occasion d’en commettre de nouvelles.
Froissart a donc été très souvent inexact par légèreté, par négligence ; l’a-t-il jamais été de parti-pris ? Peut-on l’accuser d’avoir commis des mensonges volontaires pour égarer l’opinion ? M. Luce l’en défend, et, je crois, avec raison. Il traitait trop sévèrement « ces jongleurs de place qui ont chanté et rimé les guerres de Bretagne et corrompu, par leurs chansons et rimes controuvées, la juste et vraie histoire, » pour vouloir faire comme eux. Il se donne cet éloge d’avoir écrit « loyalement et justement, » et l’éloge est en somme mérité. Ce qui lui rend la justice plus facile, c’est qu’il n’a de haine violente contre personne. « Il ignore, dit M. Luce, toute espèce de fanatisme ; il n’est obsédé d’aucune de ces passions de caste et de nationalité qui offusquent la vue et troublent le jugement. » Si à quelques années de distance il a parfois raconté les mêmes faits d’une manière différente, c’est qu’il a changé de milieu et qu’il reproduit toujours les sentimens de ceux qu’il fréquente. Il écrit volontiers sous la dictée de ses protecteurs et de ses amis, et ne cherche pas même à le dissimuler. Entre les Français et les Anglais, son cœur se partage ; il a pu, selon qu’il subissait des impressions diverses, être plus favorable aux uns qu’aux autres, mais ce ne sont que des nuances, et ces préférences du moment ne vont jamais jusqu’à lui faire commettre des injustices déclarées. Je ne vois qu’un peuple auquel il témoigne une haine ouverte et qui ne s’est pas démentie, ce sont les Allemands. Il n’en a jamais parlé qu’en termes sévères et ne manque pas une occasion de les malmener. Il leur en veut, au début de son histoire, de s’être mêlés à des querelles qui ne les regardaient pas. « Il n’y a rien, dit-il, que les Allemands désirent tant que d’avoir quelque cause et motif de guerroyer le royaume de France, pour abattre le grand orgueil qui est en lui et prendre part aux profits de la guerre. » Ce qui les décide à nous attaquer, ce sont les cent mille florins que les envoyés d’Edouard III, qui les connaissent bien, leur distribuent à propos. « Allemands, dit l’historien, sont durement convoiteux et ne font rien, si ce n’est pour les deniers. » La guerre commencée, Froissart a grand soin de faire remarquer que les Anglais et les Allemands ne la font pas de la même façon. Tandis que les Anglais, quand ils traversent les pays neutres, paient tout ce qu’ils prennent, au contraire a Allemands ne sont pas bons payeurs, » et ils pillent le plus qu’ils peuvent. Dans le beau récit que Froissart nous fait de la bataille de Poitiers, après avoir raconté et célébré la noble conduite du prince de Galles et des chevaliers anglais envers leurs prisonniers, et les facilités qu’ils leur donnent pour se racheter, il ajoute : « La coutume des Allemands et leur courtoisie n’est pas semblable, car ils n’ont pitié ni merci de nul gentilhomme, s’il tombe entre leurs mains prisonnier, mais ils le rançonneront de toute sa fortune et encore plus ; ils le mettront dans les liens, les entraves, les fers et les plus étroites prisons qu’ils pourront trouver pour extorquer une rançon plus considérable. » Le portrait n’est pas flatté, mais nous avons appris à nos dépens qu’il n’est que trop fidèle.
Lorsqu’on parle de l’impartialité de Froissart, quand on dit qu’il est resté neutre entre les deux partis dont il racontait la lutte et qu’il n’a pas eu de peine à l’être, on ne veut pas prétendre assurément que son âme ne fût animée d’aucune passion. Ce ne serait pas un grand historien, s’il n’avait été qu’un indifférent. On sait qu’au contraire il éprouve les admirations les plus vives, qu’il ne nous intéresse et ne nous émeut que parce qu’il s’est d’abord ému lui-même ; mais le genre d’intérêt qu’il prend aux événemens dont il fait l’histoire n’est pas tout à fait celui que nous y mettrions nous-mêmes. Le motif qui arma deux grandes nations et donna lieu à cent ans de guerre ne le touche pas. Il ne s’est jamais demandé lequel des deux peuples avait le droit pour lui ; c’est à peine s’il dit un mot de la fameuse loi salique qui fut l’occasion du débat : « Après la mort du dernier roi Charles, les douze pairs et les barons de France ne donnèrent point le royaume à sa sœur, qui était reine d’Angleterre, parce qu’ils voulaient dire et maintenir, et encore aujourd’hui le maintiennent, que le royaume de France est bien trop noble pour aller et descendre à femelle, par conséquent à fils de femelle. » Voilà tout : ont-ils tort ou raison de le prétendre, il se garde bien de nous le dire, il ne paraît pas tenir à le savoir, et s’empresse de nous raconter les batailles qui furent les suites de leur décision.
Une fois qu’il s’est jeté au milieu des combats et qu’il en décrit les incidens, sa passion se réveille ; il s’y met aussitôt tout entier, et l’on voit bien que c’est uniquement pour les récits de ce genre que son ouvrage est fait. Froissart ne se préoccupe guère de la religion, il ne paraît pas savoir ce que c’est que la patrie. « Il n’a qu’un idéal, dit M. Luce, qui est l’unique objet de son culte et lui dicte ses jugemens : cet idéal, moins étroit que le patriotisme, presque aussi ardent que la foi religieuse, c’est l’esprit chevaleresque. » Son livre est consacré à la gloire des chevaliers de son temps ; il nous dit, en le commençant, qu’il n’a pas d’autre dessein que de sauver leurs exploits de l’oubli. « Afin que les grandes merveilles et les beaux faits d’armes qui sont advenus par les grandes guerres de France et d’Angleterre et des royaumes voisins soient notablement registres et au temps présent et à venir vus et connus, je me veux mettre en souci de les ordonner et de les écrire. » Il espère bien que la peine qu’il se donne ne sera pas perdue. Ces exploits qu’il retrace pourront en faire naître d’autres ; « les belles actions, les dures rencontres, les forts assauts, les fières batailles, seront matière et exemple pour encourager les jeunes gens, car la mémoire des bons et le souvenir des preux attisent et enflamment les cœurs. » Ce sont ces souvenirs qu’il veut fidèlement conserver. Il se propose de raconter « les hauts faits des bons, de quelque pays qu’ils soient, sans les colorer plus l’un que l’autre ; » il a fait tous ses efforts pour les bien connaître, il promet de les dire comme il les sait, « car de les oublier ou les obscurcir ce serait péché. » Voilà de quelle manière il entend l’exactitude et l’impartialité de l’histoire. Il n’est sévère que pour les traîtres et les lâches ; de quelque côté qu’ils soient, il les flétrit sans pitié, même quand la franchise pourrait présenter quelques dangers pour lui. Malgré les liens qui l’unissent à la noble maison de Luxembourg, il nous raconte avec une ironie cruelle que Charles de Bohême, le frère d’un de ses plus zélés protecteurs, qui était venu « en grande ordonnance » sur le champ de bataille de Crécy pour y combattre avec les Français, quand il vit que les choses allaient mal pour eux, s’en retourna au plus vite, « et ne saurais vous dire, ajoute-t-il, quel chemin il prit. » En revanche, tous ceux qui sont hardis, entreprenans, « qui s’osent aventurer » et se battent bien, pour quelque cause qu’ils se battent, peuvent être assurés de sa sympathie. Il est tout prêt à leur pardonner beaucoup, et oublie aisément leurs méfaits pour ne songer qu’à leur courage. On connaît la phrase célèbre qu’il a écrite à propos de ces pillards des grandes compagnies qui ravageaient la France : « et toujours gagnaient pauvres brigands. » Ailleurs il a représenté un de ces « pauvres brigands » qui, après avoir vendu au comte d’Armagnac le château d’où il tenait à sa discrétion tout le pays d’alentour, regrette le marché et voudrait bien recommencer sa vie d’aventure. « Il imaginait en soi, nous dit-il, que trop tôt il s’était repenti de faire bien, et que de piller et rober comme il faisait auparavant, tout considéré c’était bonne vie. Parfois il en devisait avec ses compagnons qui l’avaient aidé à mener cette existence, et leur disait : Il n’est plaisir ni gloire en ce monde que de guerroyer de la manière que nous l’avons fait ! Comme nous étions réjouis quand nous chevauchions à l’aventure, et pouvions trouver par les champs un riche abbé, un prieur, un marchand, ou un convoi de mules chargées de draps de Bruxelles, ou de pelleterie venant de la foire au Lendit ou d’épiceries venant de Bruges, ou de drap de soie de Damas ou d’Alexandrie ! Tout était nôtre ou rançonné à notre volonté. Tous les jours, nous avions nouvel argent. Les vilains d’Auvergne ou de Limousin nous pourvoyaient, et nous amenaient en notre château les blés, la farine, le pain tout cuit, l’avoine pour les chevaux et la litière, les bons vins, les bœufs, les brebis et les moutons tout gras, la poulaille et la volaille. Nous étions gouvernés et étoffés comme rois, et, quand nous chevauchions, tout le pays tremblait devant nous… Par ma foi, cette vie était bonne et belle ! » Voilà un brigand fort épris de son métier, et Froissart, qui le fait parler avec tant d’ardeur et de conviction, ne l’est guère moins que lui. C’était du reste l’opinion commune dans ce grand monde qu’il fréquentait. On y avait d’ordinaire pour les pillards la sympathie que nous gardons pour leurs victimes, et l’un de ces aventuriers, qui s’était établi en Champagne, détroussait les voyageurs avec une audace si chevaleresque qu’une grande dame, alliée à la famille royale d’Angleterre, s’éprit d’amour pour lui ; elle lui envoyait sans cesse « des haquenées et des coursiers, des lettres amoureuses et grandes signifiances d’amour, parquoi ledit chevalier en était plus hardi et plus courageux. » Elle finit même par l’épouser, quand il fut devenu riche du bien des bourgeois et des vilains, sans que personne en fût surpris, et que Froissart y trouve rien à redire.
Cette passion de chevalerie qui anime Froissart et l’entraîne, comme on voit, à de singulières complaisances, il l’avait prise en fréquentant la noblesse de son temps. Dans ces châteaux où il a passé sa vie voyageuse, on ne rêvait qu’aventures et coups d’épée. Aucun siècle assurément n’a prisé davantage l’héroïsme militaire ; aucun peut-être n’en a donné de plus beaux exemples. Jamais on n’a poussé si loin le souci de l’honneur et le mépris de la vie, et Froissart avait raison de dire au début des Chroniques : « Tous ceux qui ce livre verront et liront se pourront et se devront vraiment émerveiller des grandes aventures qui s’y trouvent, car je crois que depuis la création du monde et que les hommes commencèrent premièrement à s’armer, on ne trouverait en aucune histoire tant de merveilles comme il en est advenu dans les guerres de nos jours. » Je ne sais pourtant comment il se fait que, même dans les récits admirables et passionnés de Froissart, cette vaillance nous laisse souvent froids : si intéressantes que soient ses Chroniques, nous ne les lisons pas avec la même émotion que l’histoire de Joinville. N’est-ce pas parce que saint Louis et ses chevaliers combattent au moins pour une croyance ? C’est ce qui n’arrive plus au siècle de Froissart : la bravoure alors n’est plus mise au service d’une grande cause, elle est son but à elle-même. On sacrifie d’ordinaire sa vie non pour son pays ou pour sa foi, mais pour la renommée qu’on a conquise et qu’on veut accroître. On se bat pour se battre, parce que « le nom de preux est si haut et si noble et la vertu si claire et si belle qu’elle resplendit en ces réunions où il y a assemblée et foison de grands seigneurs. » Les deux chevaliers qui serrent le plus courageusement tuer à Crécy furent le sire de Wargni et le roi Jean de Bohême. Wargni, voyant autour de lui tous, les, autres se sauver, ne voulut pas les suivre ; « il férit son cheval de ses éperons, entra dans la bataille et y fit d’armes ce qu’il put ; mais il y demeura. » Quant à Jean de Bohême, on sait qu’il était aveugle, et que, pour être plus sûr de n’être pas séparé de ses chevaliers, il avait fait attacher son cheval aux leurs. « Il alla si avant au milieu des ennemis, dit Froissart, qu’il férit un coup d’épée, voire trois, voire quatre, et combattit très vaillamment. Ainsi firent tous ceux qui l’accompagnaient, et si bien le servirent et si avant se boutèrent sur les Anglais, que tous y demeurèrent. Aucun d’eux ne s’en alla, et ils furent tous trouvés le lendemain sur la place, autour du roi leur seigneur, leurs chevaux liés ensemble. » Personne assurément ne lira ce récit sans émotion ; cependant n’oublions pas que ni Wargni ni Jean de Bohême n’étaient Français. Ils avaient des amis dans les deux camps ; aucun intérêt particulier ne les appelait sous ce drapeau qu’ils étaient venus défendre, et ils ne se sont sacrifiés qu’au point d’honneur. Quand on juge leur conduite de sang-froid, il semble que l’effort dépasse le devoir, et qu’on trouve un peu d’excès et de vide dans cet héroïsme sans motif. C’était en réalité la fin d’un monde, et Froissart, qui y assistait sans s’en douter, nous le fait connaître sans le savoir. La chevalerie, épuisée par ses exploits inutiles, allait périr, et déjà paraissait sur la scène ce qui devait la remplacer. Sur ces champs de bataille où les chevaliers s’obstinaient à s’attaquer corps à corps comme les héros d’Homère, on entendait pour la première fois retentir l’artillerie. La victoire, à Poitiers comme à Crécy, était décidée par les archers des communes anglaises, et l’honneur des deux journées restait à a cette ribeaudaille. » Après la défaite, il s’élevait à la fois de tous les côtés des bruits effrayans qu’on n’avait pas entendus encore : c’étaient les murmures de la bourgeoisie mécontente, les réclamations des gens de métier, les menaces des paysans, qui semblent annoncer à cette chevalerie vaincue que son règne est passé, et que leur tour est venu.
Le XIVe siècle, avec ses faiblesses et ses grandeurs, est tout entier dans Froissart. On peut dire que ses Chroniques, si pleines d’erreurs dans les détails, sont merveilleusement exactes pour l’ensemble et qu’elles nous donnent l’idée la plus vraie de son temps. Il rend la vie à son époque et la remet fidèlement devant nos yeux. Les tableaux qu’il en trace sont si animés qu’ils éveillent aussitôt dans notre pensée les plus tristes souvenirs. Malgré la différence des temps, et quoiqu’il soit toujours dangereux de mettre le présent dans le passé, nous ne pouvons nous défendre, en lisant ces dramatiques récits, de songer à nous ; entre cette époque et la nôtre, les rapprochemens se présentent sans qu’on les cherche. Nos pères avaient déjà connu ce que nous avons souffert nous-mêmes, et, quoiqu’on prétende que l’humanité ne passe pas deux fois par les mêmes chemins, les douloureuses épreuves qu’ils ont traversées se sont reproduites pour nous. C’est surtout dans les événemens qui eurent lieu après la défaite de Poitiers que les ressemblances sont frappantes. Une grande bataille venait d’être perdue, le roi était prisonnier, l’armée en fuite. Les survivans du combat, le dernier espoir de la France, quand ils se montraient quelque part, étaient insultés comme des lâches ou des traîtres. C’est le moment que tous les mécontens choisissent pour se plaindre et se venger. Au lieu de s’entendre pour résister à l’ennemi, on se divise et on se dispute. Chacun ne songe qu’à soi. Les nobles épuisent plus que jamais leurs vassaux pour payer la rançon de leurs proches, « le peuple crie contre les nobles, qu’il traite de lièvres fugitifs, de fanfarons timides, de vils déserteurs. » Paris se met en révolte ouverte. Le duc de Normandie, régent du royaume, dont on massacre les conseillers et les généraux, est forcé de quitter sa capitale. Pendant plusieurs mois, la commune de Paris se donne le plaisir de séparer ses destinées de celles du royaume et de se gouverner elle-même. La petite république, à peine née, cherche à se consolider et à s’étendre. Elle fait des sorties hors de ses murs qui sont commandées par un orfèvre et un épicier, elle écrit des circulaires aux communes de Flandre pour les gagner à sa cause, elle s’allie avec le roi de Navarre, tendant ainsi la main aux ennemis de son pays, tandis qu’elle ferme ses portes à son souverain. Il faut que le duc de Normandie en fasse le siège, à la grande joie des Anglais, qui, des hauteurs de Saint-Cloud, qu’ils occupent, regardent la France achevant de se détruire de ses mains. Est-ce donc le hasard qui, à cinq siècles d’intervalle, a rendu les mêmes pays témoins d’événemens semblables ? Ne vaut-il pas mieux croire que les mêmes faits ne se sont reproduits que parce qu’au fond des cœurs couvaient les mêmes passions ? La légèreté et la jalousie, la haine des supériorités légitimes, le goût de l’indiscipline, le mépris de l’autorité, sont plus anciens chez nous qu’on ne pense. Ce n’est pas, comme on le dit, la révolution seule qui a mis ce mauvais levain dans les âmes. Elle n’a été qu’une de ces explosions, la plus terrible peut-être, mais non la seule, par où le feu caché s’échappe ; il y en avait eu beaucoup d’autres avant elle, et même dans ces époques éloignées où l’on voudrait placer l’âge d’or. C’est une chimère de croire que la vieille France ne connaissait pas le mal dont nous sommes atteints. L’histoire nous apprend que les séditions et les communes sont de tous les temps, et, en nous montrant que nous ne sommes pas nés dans des conditions particulières, qu’il n’y a pas pour certaines époques comme un privilège de malheur, que nos aïeux se sont trouvés en face des mêmes dangers que nous et qu’ils en sont sortis victorieux, elle nous empêche de nous désespérer.
Il me semble même que, quelle qu’ait été l’étendue de nos malheurs, les gens du XIVe siècle avaient été plus malheureux encore. Le cœur saigne quand on lit dans Froissart le récit de leurs misères. Les Anglais occupaient une partie du royaume, et pendant que la guerre civile se joignait à la guerre étrangère, des bandes de brigands pillaient les villages et les châteaux. Il en était venu de tous les pays voisins, « car le royaume de France était si gras, si riche, si plantureux de tous biens, que tout compagnon aventureux s’y jetait volontiers pour profiter. » Ils étaient maîtres des chemins et des rivières, et l’on ne pouvait sortir de chez soi sans acheter un sauf-conduit. Il fallait payer pour habiter en paix sa maison, pour semer son champ, pour enfermer sa récolte, et, quand on avait satisfait à la rapacité d’un de ces chefs de bandits, il en survenait bientôt un autre qui demandait plus que le premier. Tandis que la commune de Paris retenait l’armée du régent devant ses murs, un soulèvement plus terrible éclata dans les environs. « Quelques gens des villages, sans chef, s’assemblèrent dans le Beauvaisis. Ils disaient que tous les nobles de France, chevaliers et écuyers, honnissaient et trahissaient le royaume, et que ce serait grand bien si on les détruisait tous. Et chacun d’eux répondait : « Il dit vrai, il dit vrai. Honni soit celui par qui il arrivera que tous les gentilshommes ne soient détruits. » C’était la jacquerie qui commençait. Toutes les rancunes que de longues souffrances avaient accumulées au cœur des paysans éclatèrent dans des vengeances atroces, et il fallut étouffer la rébellion dans le sang[6]. Attaquée à la fois par tant d’ennemis, jamais la France n’a paru si près d’être perdue ; elle a survécu pourtant à tous ces désastres, et quelques années lui suffirent pour retrouver sa sécurité et sa puissance. De tels souvenirs sont faits pour nous redonner du cœur en nous montrant jusqu’où la France peut tomber et comment elle se relève ; il me semble que l’étude de ce triste passé nous permet d’avoir quelque confiance dans l’avenir et de dire avec le poète :
- O passi graviora, dabit deus his quoque finem !
GASTON BOISSIER.
- ↑ Les Chroniques de Froissart, publiées pour la Société de l’histoire de France, par M. Siméon Luce, Paris 1868-1874.
- ↑ Souvent même la plus claire ne paraissait pas l’être assez, et l’on n’hésitait pas à la modifier pour la rendre plus claire encore ou plus élégante. Jamais savans n’ont été plus audacieux, plus féconds en restitutions téméraires que ceux du XVe et du XVIe siècle. Scaliger surtout est une merveille en ce genre, et dans le Lucrèce de Lambin, qui a fait autorité jusqu’à nos jours, il entre presque autant de Lambin que de Lucrèce.
- ↑ Il l’a été surtout au IVe siècle. À ce moment, les patriciens de Rome, restés païens, s’occupaient avec ardeur des grands écrivains, dont ils étaient fiers. Étudier Cicéron et Virgile, répandre leurs ouvrages, en donner des éditions plus correctes pouvait paraître une manifestation anti-chrétienne. Sur les plus anciens manuscrite d’Horace, on lit le nom du consulaire Vettius Agorius Mavortius, qui nous dit « qu’il a corrigé comme il a pu cet exemplaire avec l’aide de maître Félix, professeur d’éloquence à Rome. »
- ↑ Je demande la permission, en citant Froissart, de modifier quelques-unes de ses expressions, qui manqueraient de clarté pour nous.
- ↑ C’est à propos de ce voyage d’Écosse que Froissart a écrit la petite pièce qui commence par ces vers d’un tour si aisé, si français, et où presque rien n’a vieilli :
- Froissart d’Écosse revenait
- Sur un cheval qui gris était.
- Un blanc lévrier suivait en lasse.
- « Las ! dit le lévrier, je me lasse,
- Grisel, quand nous reposerons ?
- ↑ Voyez, pour les détails, l’Histoire de la Jacquerie de M. Luce.