Frissons voluptueux/Texte entier

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 76p. 1-48).

Vous me connaissez mal, la même ardeur me brûle
Et le désir s’accroît, quand l’effet se recule…

Polyeucte, par Pierre Corneille
(Acte i, Scène première, vers 1641-1642.)

Lorsque dix heures sonnèrent, Pygette s’éveilla. Le soleil jetait toutes ses flammes à travers les rideaux d’une porte fenêtre démesurée ouverte sur le boulevard des Filles-du-Calvaire. On entendait vrombir les autos, les tramways et même un aéroplane faisant le zig au zénith. Le ciel pur montrait à nu toutes les splendeurs et l’air était tendre. Pygette gémit, comme sous la volupté, et dit en levant les bras vers le plafond :

— M…, quel beau temps.

Aurais-je à dire que Pygette, ainsi nommée par le docteur ès-lettres de ses amis, auquel elle avait demandé un joli pseudonyme, portait icelui fort bien ? Pygette, c’est si j’ose dire la queue de callipyge, en forme de diminutif par quelque artifice de rhétorique, euphémisant… Car l’aimable Pygette était rien moins que réduite et diminuée en ses formes, lorsque son buste parvenu à l’attache des hanches s’épanouissait. Ce n’est pas, pour parler non sans prétention, la langue grecque, Pygette qu’on eût donc dû la nommer, mais « macropyge ». Avouons que si c’eût été exact, c’est infiniment moins gracieux que Pygette… On devine bien, d’ailleurs, en France, où l’esprit de tout le monde est aussi subtil que celui d’un seul homme d’esprit, que Pygette est un paradoxe. Au surplus jamais on ne s’y était trompé…

Mais à quoi bon tant parler d’une chose qu’il suffit d’admirer en silence. Aussi bien, voilà Pygette qui se lève. Le lecteur peut goûter comme moi l’ironie subtile de son nom : Pygette… Hé ! sa callipygie n’était pourtant pas d’un modèle puéril. Elle étalait une ampleur lunaire et bifide, à la fois replète dans l’ensemble et dans chacun de ses deux éléments. Pygette ne possédait d’ailleurs pas, de noble et de majestueux, que cette partie d’elle-même, nommée par les gens prosaïques d’un autre nom vulgaire et sans faste. Elle s’ornait d’une figure délicieuse et modernissime, à cheveux ras, très androgynique et qui aurait converti au féminisme le fameux sculpteur Benvenuto Cellini, grand amateur de petits garçons. Enfin, son buste était digne de sa croupe. Deux seins impériaux, aux courbes savantes, lui donnaient un air agressif à la fois et désirable. Ses reins souples et tissus de beaux muscles fermes se creusaient en suivant une colonne vertébrale qu’on eût voulu caresser. Sous les seins le thorax descendait en pente douce vers le ventre lisse et poli comme la panse d’une urne chinoise, et d’un blanc rosé propre à émerveiller le plus habile céramiste.

Parlerai-je de ses jambes longues et fines, aux cuisses pleines et renflées, aux jarrets minces, aux mollets épanouis ? Oui, sans doute, et même de l’ensemble qui, en d’autres temps, aurait constitué, sculpté, une Vénus propre à orner et érotiser les pages des albums et les salles d’un grand musée…

Pygette levée alla voir ce qui se passait dehors. Sa nudité toutefois pouvant offusquer les gens d’en face, elle se couvrit par devant d’un morceau d’étoffe ramassé sur un fauteuil.

À ce moment une voix sombre et brutale sonna dans le silence de la chambre.

— Dis donc, toi, veux-tu, je te prie, laisser mon veston.

Pygette se retourna. Elle l’avait oublié ma foi, et faillit même s’en émerveiller mais sa joie du beau temps tomba d’un coup. Hélas ! elle n’était pas seule. De son métier, femme dite légère, charmante petite prostituée tirant son gagne-pain du plaisir donné aux mâles, elle se trouvait nantie depuis minuit d’un compagnon, d’ailleurs grincheux, qui habitait son propre lit en ce moment et semblait même désireux de s’y incruster.

Elle vit la face rogue et rase étalée parmi l’oreiller écrasé et un frisson lui parcourut l’échine. Elle avait dû en se levant réveiller le personnage, et maintenant il allait peut-être renouveler des exploits amoureux dont le seul souvenir aurait dégoûté Pygette de l’amour. Quelle maladresse !… Ainsi, nue et triste, ayant laissé tomber le veston sur le tapis, elle regardait le lit dans une angoisse non dissimulée et ne disait mot.

— Allons, viens te recoucher ! dit l’homme.

Pygette voulut éviter les conséquences de cet ordre menaçant.

— Non, écoute, mon petit, tu comprends, moi j’ai faim, je m’habille et je descends. Il est bientôt midi.

L’autre sortit des draps un bras menaçant et poilu.

— Je te dis de te recoucher. Tu sais que je ne suis pas de ces types qu’on charrie en douce. Prends garde à toi !

Mais le beau soleil qui lui inondait le dos de lumière chaude donna du courage à Pygette. Elle leva la voix :

— Et puis zut ! tu m’embêtes. T’en as assez fait depuis qu’on est au lit. C’est barca. Moi j’en ai marre.

L’individu devint rouge comme une bouteille de dentifrice et se dressa sur le lit sans songer à ménager la pudeur de personne. Pygette, pourtant habituée à maint spectacle, dit audacieux et qui parfois y jouait même un petit rôle bien payé, en fut offusquée. C’est que rien n’est indécent comme la nudité mâle, lorsque sa pilosité et son absence d’harmonie dans les formes dépasse un certain degré.

— Ah ! tu ne veux pas te recoucher, petite garce, eh bien, tu verras.

— Je verrai quoi ? dit Pygette avec étonnement.

— Tu verras, tu verras, et pas plus tard que demain. Tu ne sais pas ce que je suis…

— Tu es un…

Ainsi répondit laconiquement Pygette qui ne tremblait pas. Ce n’est aucunement que son courage fût grand et quotidien, mais ce matin-là elle eût défié le ciel. Avoir été obligée de s’offrir à cet ours exigeant, et, au matin, quand il serait si bon de se vêtir en chantonnant, devoir recommencer malgré le soleil qui vous appelle dehors, il y a de quoi enrager. Pygette faisait tête.

— Oui, rétorqua brutalement le gaillard en commençant de s’habiller, je suis cela peut-être, mais toi tu regretteras demain de me l’avoir dit.

— Ta gueule ! dit Pygette bondée de courage et prévoyant la fuite du personnage dont elle avait, par chance, et en arrivant, avant de se mettre au lit, perçu l’honoraire et que cette certitude rendait fière.

L’autre grogna :

— Crâne, ma petite, tu as vingt-quatre heures pour ça, en attendant le bigne.

Cette fois Pygette rouspéta :

— Le bigne, dis donc, espèce de faux-cul, pour qui me prends-tu ? C’est toi qui devrais y être, dans le bigne, avec ta gueule de faux témoin et de voleur à la tire. Moi je suis une honnête fille et je ne crains rien de la justice ni de personne. Tu feras bien de boucler ce qui te sert de gueule, car je te casse le pot à eau sur la tirelire, aussi vrai que je suis la môme Pygette dite belles fesses.

L’adversaire de Pygette avait maintenant mis son pantalon et son gilet. Cela lui donnait de la dignité. Il haussa les épaules.

— Si tu veux te faire grouper et mener au Dépôt tout de suite, tu n’as qu’à continuer tes boniments. Si tu avais été gentille, je t’aurais avertie de quelque chose que je sais et ça t’aurait rendu service. Tu fais du foin, tu crosses, bon ! Je la ferme. Mais boucle aussi tout de même parce que j’en suis et la patience n’est pas mon fort.

Comme Pygette se taisait, horrifiée d’avoir hospitalisé un policier et un policier de telle envergure qu’il avait pu la payer aussi largement qu’un Américain, il ajouta :

— Avec ma pomme, tout à gagner quand on met les pouces, tout à perdre si on fait le crosson. Je les mets ! Adussias, la môme ! T’aurais mieux fait de me laisser m’amuser un peu.

Et il sortit.

— M…, dit Pygette.

ii

Le beau jour


Lorsque fut disparu le client exigeant et mauvais coucheur, Pygette, un moment étourdie d’épouvante, retrouva l’équilibre de son charmant esprit. Et d’abord pour commémorer ce départ elle esquissa une bamboula-java du plus étonnant aspect. Ensuite, l’essoufflement étant venu, elle retourna voir le beau temps, et chantonna Valencia d’une voix attendrie. Enfin comprenant que, l’oiseau de mauvais augure enfui, la journée s’offrait riche de toutes les félicités, elle se tapa quelques claques sur les fesses en criant sur un ton nègre :

— Y a bon… Y a bon…

Son armoire à grande glace ovale lui renvoyait pendant ce temps des images lascives.

Pygette commença de s’habiller. Il était onze heures moins cinq. D’abord, lui fallait-il se mettre sur le ventre une ceinture de caoutchouc propre à effacer ce que la mode veut qu’on efface. Car nous ne sommes plus au temps où il seyait aux femmes de sembler aux bords de l’enfantement… Et puis il faut attacher quelque part les jarretelles qui assurent la dignité des bas. Prendrait-elle une ceinture bleue, rose, mauve, tango, opéra ou violine ? Cela déciderait d’ailleurs de toute la toilette, car il faudrait assortir la chemise-enveloppe à la ceinture, puis la robe à la chemise-enveloppe, le chapeau à la robe et les chaussures itou… Cruel problème. Pygette se décida pour une ceinture opéra. C’est un rouge violacé qui doit ressembler à la pourpre romaine. Il réclame des chairs abondantes et pigmentées pour être porté familièrement, mais il donne, en ce cas, à ces chairs une magnificence impériale.

Et Pygette choisit ses vêtures. On ne porte pas de bas rouges, mais il faut que dans leur couleur légère et atténuée, la transparence du derme unie à leur nuance propre permettent un rappel de la teinte d’ensemble. Elle découvrit enfin des bas qui donnaient en transparence un délicieux dégradé violet et qui lui parurent magnifiques. Elle les chaussa aussitôt. Je pourrais, bien entendu, en vous contant toutes ces choses décrire les positions diverses et les aspects, les perspectives et les profils du corps de Pygette. Cela se prêterait sans vergogne à des études verbales de nu aussi poussées qu’il me plairait. Car j’aime autant vous l’avouer, Pygette n’avait aucune pudeur. Aussi bien cela l’eut certainement gênée dans sa profession…

Mais je dois le dire chastement, on ne sait jamais où l’on sera entraîné lorsqu’on s’avise de littératurer dans les nudités. Le souci d’exactitude court risque en effet de vaincre celui des prudences utiles. Il y a dans le corps humain des choses qu’un homme désireux de ne pas outrager les bonnes mœurs doit sembler ignorer. Or, l’art a des exigences et même des entraînements. Me voyez-vous décrivant Pygette du coccyx au périnée ?… Me voyez-vous notant les nuances diverses et les protections naturelles offertes par la nature à tous les recoins et les replis de cette physiologie galante et désirable ?

Oh ! je ne doute pas du succès que m’apporterait cette étude. J’ai l’œil sûr et le style souple. Je sais trouver les mots qu’il faut pour toutes les nuances de toutes les couleurs. Mais je ne veux subir l’accusation de Socrate et passer pour corrompre les âmes. Boire la ciguë me tente peu et je renoncerai donc à cette description dont le seul énoncé, lecteur, vous affriolerait déjà. Contentez-vous de ce que j’ai dit. Pendant que je me livre à cette digression, Pygette s’est d’ailleurs vêtue. Elle a entouré ses grâces d’une chemise-combinaison du plus gracieux effet. En haut ses seins sortent juste, en bas il lui faut des efforts surhumains pour boutonner entre les jambes les deux pans de ce vêtement qui est à cet endroit une sorte de pantalon, d’ailleurs peu crochetable, mais accueillant.

Et c’est la robe courte, à la façon d’un jour de décembre qui se pose sur cette lingerie soyeuse, la robe transparente comme l’atmosphère niçoise et sous laquelle les seins, obstinés à s’afficher, font des effets tanagréens. Pygette s’admire. Elle se tourne et se retourne, regarde si ses bas sont droits, si en marchant la jupe se lève assez bien et assez haut, si… mais que ne regarde-t-elle, et cela vous regarde-t-il ?

Maintenant usons, pense-t-elle, un peu des parfums dont l’amitié d’un récent Tchèque nantit la gracieuse enfant. Il faut savoir — c’est un art — les répartir aux lieux congrus et en quantité convenable. Pygette s’y efforce. Comme elle ira au dancing, il lui urge de parfumer ses aisselles. Et, entre les seins, elle fait couler un mince filet de rose qui descend, qui descend et à certain moment lui apporte même une sensation de froid cuisant presque douloureuse. Maintenant elle peut sortir. Le temps n’est plus des chapeaux que les femmes ne mettaient jamais en moins d’une demi-heure d’essais. On se colle sur la tête, d’un coup et sans y regarder, un petit galurin viril et c’est fini.

Et Pygettte s’en va.

Dehors, c’est la rue agitée et son brouhaha. Les autos, petites voitures basses et sveltes, lourds carrosses de haut tourisme, camions et camionnettes se suivent, raclant le sol de leurs pneus ferrés. De temps à autre un autobus écrasant et majestueux passe dans un tumulte apocalyptique. Et la file continue comme une chaîne sans fin, avec ses hommes de toutes qualités accrochés aux volants. Autour de Pygette ravie du bruit et de l’agitation universelle, les petites bourgeoises vont d’un pas bref et saccadé acheter les provisions du déjeuner. Elles aussi portent leurs seins apparents comme la petite femme nocturne à plaisir. Et c’est tantôt des commères mamelues dont la poitrine énorme oscille et fluctue, tantôt de minces ménagères presque plates mais soucieuses de montrer qu’elles ne sont point des hommes déguisés. Les sacs en moleskine pendent au bout de bras surchargés de vinasses, de bottes de radis et de salades, Pygette ne remarque point tout cela, qui lui est trop habituel, mais elle voit une jolie femme arriver avec un carton à musique et elle est jalouse de cette fillette, riche sans doute, mais plus haut troussée pourtant qu’elle-même et montrant sans vergogne ses jarrets, plus bas décolletée aussi et dont les seins apparaissent presque jusqu’au mamelon. Pygette est jalouse. Elle sait bien qu’on lui reprocherait d’abuser de sa profession galante si elle s’habillait aussi court. « Voilà pense-t-elle, la pudeur devenue l’apanage des femmes qui vivent de la volupté. Et elle songe à l’amant cossu qui lui permettra de ne plus quérir la quotidienne fortune des bars et des dancings, qui l’entretiendra tout à fait, lui permettant d’être « sérieuse » et de s’habiller enfin toute en peau…

Ainsi va Pygette, heureuse de vivre malgré les grandes bourgeoises qui descendent de magnifiques autos et lui montrent d’elles-mêmes tant de chair nue qu’elle en

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aurait presque honte… Mais cette impression passe et d’ailleurs Pygette n’a pas de rancune…

. . . . . . . . . . . . . .

Je n’ai pas suivi notre charmante héroïne dans tous ses déplacements matinaux et vespéraux. Elle a déjeuné et songé longuement dans un petit café à la fin du jour qu’elle attend, l’heure du métier, où, le regard aiguisé et les hanches roulantes, on espère et on attend d’avoir provoqué le désir d’un homme, d’un homme qui sache solder le plaisir. Il y a l’heure du dancing, où l’on retrouve les amies et où l’on s’assouplit à suivre une musique barbare et à la parer de pas compliqués. Il y a le dîner silencieux dans une inquiétude qui commence. Car l’heure du combat approche, l’heure où il va falloir provoquer le mâle. Et il advient qu’on échoue ou bien qu’on récolte des hommes impropres à la consommation… Ah c’est là une vie pleine d’aventures…

Et Pygette, à qui les paroles du micheton hargneux reviennent, se demande ce qu’il a voulu dire avec ses menaces enveloppées et saugrenues. Une inquiétude lui vient. Il faut pourtant partir en guerre comme chaque jour.

Et la voilà crayonnant ses yeux et leur donnant cette auréole noire à laquelle les hommes attribuent la valeur d’un témoignage d’inextinguible luxure. Elle se farde les pommettes et veloute de poudre son derme poli.

Un regard encore comme le soldat qui va prendre la garde et s’expose à tous les regards d’officiers vétilleux.

Et maintenant montons en ligne…

iii

La menace


Hélas, il est minuit et Pygette est toujours en quête, je ne dirai pas d’amour comme le font ceux qui prennent le Pirée pour un homme et un métier pour une vacance, mais d’un client. Elle a parcouru tous les lieux habituels où s’exerce son ardeur agréable aux dieux et aux hommes. Elle a échangé quelques mots avec nombre de personnages dont les regards semblaient dénoncer le désir, et l’apparence annoncer l’aisance bourgeoise. Hélas ! comme on se trompe de nos jours sur la valeur financière des humains rencontrés au hasard… Ce jeune homme naïf, du moins en apparence, et qui possède toutes les dignités du fils de famille bon à tondre, lorsqu’entre deux tables Pygette lui adressa la parole, repartit franchement que pour cinq louis — entendez bien, cinq louis qu’elle donnerait et dont il ferait sa propriété — la douce Pygette pourrait se l’envoyer… Elle a eu un rire narquois et sut répondre :

— Pas besoin de ta pomme mon petit. Mon clysopompe te ressemble tout à fait.

Et lui, moins ingénu qu’il semblait, a reparti :

— Oui, mais moi je fonctionne tout seul et lui tu as besoin de tourner la manivelle…

Ensuite ç’a été un brave homme aux joues rebondies, l’air d’un rentier provincial plein de bonne humeur et d’or. Pygette lui jetait des œillades incendiaires et s’est glissée à son côté lorsqu’elle le crut suffisamment en feu. Hélas, ce balkanique ne jactait pas un mot de français et cherchait une fille qui parlât sa langue : l’espèce de charabia international qu’on triture dans le Banat de Temesvar. Refoulée de ce côté du front, Pygette tenta l’offensive plus à gauche, vers un homme décoré, à longue barbe blanche, qui s’appuyait sur un magnifique parapluie en buvant une chartreuse verte.

Mais elle avait affaire à un sénateur de la gauche radicale qui ne voulait aimer que radicalement. C’est-à-dire qu’il ne voulait pas de femme ayant dépassé en âge la seizième année. Et il réclamait le droit à des précautions multiples en cas de satisfaction, c’est-à-dire que Pygette, laquelle avait dix-neuf ans et deux mois eut beau lui dire que les trois années écoulées depuis ses seize ans ne comptaient pas ailleurs que dans l’état-civil, il ne voulut rien entendre. Enfin, pour marchander, il offrit un honoraire si dérisoire, devant celui que paraissait justifier la dispense de limite d’âge, que Pygette s’éloigna en le traitant de cocu.

Et minuit vint. C’est bien à tort que l’on a fait à minuit un renom fâcheux d’heure des crimes. Les crimes nocturnes sont pour la plupart commis dans les théâtres par les acteurs bien intentionnés, chevaliers du Mérite agricole et armés d’armes en carton. Pour le reste de la criminologie, elle est absolument diurne. Aussi Pygette qui ne craignait rien et dont l’appétit d’argent allait croissant (le terme était la semaine proche) courut-elle dans la ténèbre vers les boîtes spéciales où elle gardait ses entrées et qui hospitalisent jusqu’à l’aube des amoureux de boissons alcooliques, d’érotismes originaux et d’atmosphères supragalantes.

Elle visita le Marry-Bar, où la débauche est purement jacobite, et dont la dignité raide d’ivresse et de pédérastie lui parut hostile à l’utilisation de ses charmes.

Elle vint alors à Toucouzine-Mansion, qui est plutôt américain, c’est dire Mormoniste et Baptiste avec un rien de Christian-Church. Là on s’amusait à boire un mélange de pulche mexicain et d’alcool de framboises. Ce produit est d’un érotisme puissant, mais il saoule vite : le temps de dire le psaume 27, qui pourtant est très court. Bref, Pygette, après avoir subi des contacts dépourvus de politesse et de douceur, craignant pour sa chemise-enveloppe opéra laquelle lui avait coûté trois cents francs, quitta le Toucouzine pour gagner le Barathrax.

Barathrax est un restaurant de nuit russe ou plutôt géorgien. On y est servi avec quelque tumulte et sans gêne dans des verreries imitant celles de Carlsbad qui jadis faisaient l’ornement de la cour Impériale de Petersbourg. C’est ce qu’on nomme une « boîte de nuit de grand luxe ». Pygette se sentait, malgré les faveurs d’un maître d’hôtel qui lui permettait d’y prendre place, un peu perdue en ce palazzo. Mais le hasard est un maître de danse étonnant. Il fit que la douce enfant sut drainer les regards d’un Balte écarlate et moustachu comme un reître, lequel vint s’asseoir à son côté.

L’homme parlait français fort bien, et il croyait avoir affaire à une de ces jeunes femmes bien élevées qui, à Vienne, par exemple, font le trottoir pour compléter le salaire que leur octroie une administration tutélaire ; mais préférant servir les requins que les sardines… Pygette se garda de le détromper et bientôt tous deux furent une paire d’amis. La nuit décidément finirait bien.

Le malheur fut que le Balte voulut aller jusqu’au jour de maison en restaurant, de café en lupanar et de lupanar en mastroquet. Pygette n’y voyait en son for aucun inconvénient et mainte fois elle s’était livrée à cette tournée où sa sobriété ne risquait rien. Pourtant cette nuit-là elle sentait une sorte de gêne, une lourdeur lui écraser les vertèbres et lui serrer les poumons. Elle s’aperçut que sa face sérieuse courait dès lors risque de lui faire perdre le bénéfice de sa grâce et de son beau corps apparent sous la robe claire que cent lampes à incandescence annulaient aussi. Ainsi se mit-elle malgré soi, à rire et à plaisanter. Mieux, comme le Balte voulait danser avec elle, Pygette se résigna à l’enlacement de ce lourd gaillard raide et sanglé comme un junker et qui charlestonnait avec une élégance de rhinocéros. Qu’importe. Elle fut récompensée au vrai, elle la danseuse attitrée de tant d’Argentins vrais ou faux, d’avoir accepté d’être un moment ridicule car l’homme lui dit à l’oreille :

— Bien gentille. Je te donnerai cent marks.

Pygette était de celles qui savent les cours de toutes les monnaies étrangères. Elle avait déjà changé des marks et n’ignorait rien des avantages que le change confère à cette devise. Aussi son sourire s’épanouit-il tout à fait lorsqu’elle se pencha pour embrasser sur l’oreille, avec une apparence délicieuse de clandestinité, le gaillard rubicond qui devint d’un coup, sous le fouet de la joie, couleur même de la chemise pourpre que portait Pygette en ce moment. Alors, on se rendit au bar du Homard-qui-pète, où la java était dansée avec une perfection ignorée du reste de Paris. Puis ce fut aux Kissky, lequel se pare d’un chanteur touareg et d’un orchestre de nègres pahouins.

Le jour était venu. Par les fenêtres du Kissky, Pygette voyait des lumières bleues couvrir toutes choses d’une sorte d’impondérable vapeur. Déjà passaient dans les rues les voitures de livraison pour des commerces matinaux. Un ronflement sourd s’animait sur la ville et le malaise de Pygette s’accroissait sans cesse, sans qu’elle sût d’où il venait et comment réagir.

Cependant, comme ils occupaient, le Balte et elle, un coin de salle où les regards pénétraient moins, et puis, parce que la lumière luttait contre le jour, l’homme se livrait à mille attouchements amoureux auxquels Pygette plongée en ses rêves, restait insensible. Mais lui précisément trouvait là une sorte de pudeur nouvelle. Il se fût fâché que sa compagne témoignât d’une allégresse prostitulaire et sa satisfaction s’accrut à tel degré qu’il murmura à l’oreille de Pygette :

— Je te donnera deux cents marks.

Ils sortirent. Une clarté délicate, venue d’un ciel transparent, semblait vernir les choses, Il marchèrent tous deux un moment, puis, comme ils passaient devant la terrasse d’un café nocturne, d’ailleurs désert, le Balte voulut s’y asseoir. Elle accepta, lasse et muette. Du temps passa. Paris s’agitait maintenant comme une usine. Les passants sortant du lit, emmitouflés et hâtifs passaient sans cesse par troupeaux, allant à leurs travaux. Soudain comme une femme distribuant les journaux aux kiosques frôlait la terrasse, le compagnon de Pygette appela et acheta encore tout humide d’encre, le Paris-Tout du jour.

Il ouvrit, lut ça et là et dit en souriant à Pygette :

— Tiens, regarde, encore un crime par ici.

Elle jeta un coup d’œil distrait, puis, intéressée alla jusqu’au bout. Alors se levant d’un coup sans répondre aux appels du Balte, elle se sauva éperdûment.

iv

La Fuite


Voici ce qu’avait lu Pygette sur le journal :

On sait que voici trois jours une jeune fille de Montmartre, d’excellente famille d’ailleurs, mais que le goût des plaisirs étranges avait poussé à la fréquentation des prostituées, avait été trouvé inanimée chez elle sans qu’on sût s’il fallait attribuer sa mort à une intervention étrangère.

Or, de l’enquête suivie avec soin et perspicacité par M. Lagonflette, le distingué commissaire aux Délégations Judiciaires, et trois des plus subtils inspecteurs de la brigade montmartroise, il résulte que la jeune fille dont il s’agit aurait été empoisonnée. Les soupçons se localisent sur diverses femmes de mauvaise vie dont une certaine P…te, dont nous n’osons écrire le nom, car cette personne, de moralité extrêmement basse, a eu l’idée de le choisir signifiant, avec une obscène désinence française, la même chose que le nom dont on nomme la Vénus Callipyge. Une perquisition a été prévue pour ce matin et sera accomplie quand nos lecteurs liront ces lignes. Elle donnera certainement des résultats et le mandat de dépôt l’accompagnera.

Pygette connaissait et redoutait la police des mœurs, mais elle avait une terreur folle de la police judiciaire. Les tribunaux lui semblaient une chose si épouvantable qu’elle eût cordialement mieux aimé se jeter à la Seine que d’être condamnée à seize francs d’amende. C’est dire quelle horreur régna en son âme lorsqu’elle lut l’entrefilet de Paris-Tout. Elle ne connut plus rien, ni le client, dont elle attendait une manne abondante et méritée, ni le terme menaçant, dont elle ne possédait jusqu’ici qu’un tiers en espèces, ni quoi que ce fût de ses tourments coutumiers. Elle eut peur. Une peur irraisonnée et stupide qui lui fit prendre le premier passant pour un policier chargé de l’arrêter. Elle courut ainsi un moment, puis la fatigue la saisit. Elle s’arrêta dans un bar, regarda derrière si on la suivait puis vint, la figure défaite et la respiration tremblante, prendre un café qu’elle but bouillant sans s’en apercevoir.

Que lui fallait-il faire ? La peur se nuançait en elle d’un désir véhément d’échapper à la meute policière qui devait suivre sa piste. Elle regretta une minute d’avoir fui le Balte généreux. Mais, à l’idée de retourner voir s’il était resté à la terrasse, elle songea à ces deux hommes qu’elle avait croisés et qui paraissaient chercher quelqu’un.

Mais que faire ?

Elle avait une cinquantaine de francs sur elle, c’est-à-dire trop peu pour prendre le train et se rendre telle quelle dans une station balnéaire où son petit négoce put se pratiquer avec intérêt. Rentrer prendre le reste de son argent chez elle ne lui vint même pas à l’esprit. La police y était peut-être encore…

Alors, pour ne pas rester dans la rue ni aller de bistro en bistro en se faisant remarquer, Pygette qui reprenait goût à la vie décida de se rendre chez sa meilleure amie Syphone, ainsi dénommée parce qu’elle avait assommé à coups de siphon un homme qui voulait lui voler ses boucles d’oreilles. C’était une petite femme décidée et combative, dévouée, d’ailleurs, mais d’une lubricité extrême.

La demeure de Syphone était proche, Pygette la gagna avec prudence en regardant bien autour d’elle.

La porte étant ouverte en bas, la jeune femme monta sans avoir d’indication à donner, et, pensa-t-elle, sans laisser de traces. Parvenue au cinquième, elle sonna. Comme personne ne répondait elle frappa. Enfin un pas léger fut perçu derrière la porte.

— Qui est là ?

— C’est moi, Pygette.

— Comment, c’est toi, Pygette ?…

L’huis s’ouvrit. À demi enveloppée dans un kimono bleu ciel, une jolie femme aux traits irréguliers, aux yeux entourés d’un cerne bleu et aux gestes nerveux sauta au

Elle se tapa quelques claques
sur les fesses
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cou de Pygette.

— Il y a un temps que je ne t’a vue. Qu’est-ce qui se passe ?

En même temps elle entraînait la survenante dans l’appartement.

— Voilà, dit Pygette, j’ai couché avec un type par ici et comme je suis fatiguée, que d’autre part il y a les maçons chez moi, et que je n’y suis pas maîtresse dès que le jour est venu, je suis venue te voir. Le micheton m’a éreintée et je vais me reposer sur ton divan.

— Mais non, sotte, tu vas venir dans le lit. Justement nous y sommes deux déjà et tu connais le proverbe : jamais deux sans trois. Tu feras la troisième.

— Mais, dit Pygette…

— Tais-toi, ma chérie. Mon lit a cent soixante de large. On peut y coucher six. À trois nous serons à l’aise encore.

— À l’aise, dit Pygette déjà souriante et que cette cordialité remettait en état.

— Oui à l’aise, et tu vas voir…

Poussant la jeune femme devant elle vers la chambre Syphone annonça :

— Georges, tu te plaignais que nous n’étions que deux tout à l’heure. Nous allons être trois. Prépare-toi !

— Je suis tout prêt, dit une voix sourde et ironique.

Et Pygette vit apparaître un homme mince et souple, étendu parmi les draps comme un monarque oriental sur des peaux de tigre.

Il avait un corps poli et sec, sans poils, où les muscles couraient en longs serpents, nets et rapides. La face était glabre, avec une bouche sinueuse et rouge.

— C’est mon amant, reprit Syphone, tu comprends, mon véritable amant. Pas le type à qui on donne du pèze et qui vous le rend en coups de poing sur la gueule. Cela c’est le mec. Merci ! J’en ai eu un dans le temps, je l’ai fait sauter.

Elle riait de toutes ses dents, nue et hanchante, l’air d’un mâle trompeur.

— Celui-là, c’est l’amant avec qui il n’y a pas d’affaires de bulle, tu vois ? Il en gagne plus que moi et je ne lui en demande pas. Alors on peut s’aimer et il sait y faire, la petite saloperie.

L’homme se prit à rire.

— Syphone, tu manques aux civilités, fais déshabiller ta copine afin qu’on soit tous en tenue mondaine. Elle a l’air de je ne sais quoi avec sa robe qui la recouvre tout entière.

— Tout entière, protesta Pygette.

— Oui, tout entière !

Incapable de se défendre contre tant de cordialités, Pygette commença de quitter ses vêtements. Une sorte de brouhaha se faisait dans sa tête, Elle se savait menacée d’être arrêtée, mais il y avait là des amoureux si attrayants. Car, j’ai omis de le dire, Pygette, froide comme un iceberg avec ses clients, et n’ayant pour la minute aucun amant de cœur — le sien, un acteur en renom, se trouvait en représentations à Alger depuis deux mois — Pygette avait pourtant du tempérament.

Mais, pour éveiller ce tempérament, ce n’était pas d’attouchements plus ou moins bien placés qu’il fallait user ni de paroles d’amour, ni même de jeux prétendument préparatoires à la volupté. Elle restait insensible à tout cela. Son ardeur s’éveillait juste, raide d’ailleurs, comme une épée, lorsqu’elle se trouvait dans une chambre où de vrais amants venaient de s’aimer et se trouvaient encore. C’est l’atmosphère de l’amour qui la mettait en amour.

Et puis, il faut le dire, cet homme qu’elle voyait, semblable à un sultan, et dont l’action avait si profondément stigmatisé les yeux de Syphone, ce personnage glabre et moqueur représentait bien le type d’amant que Pygette attendait depuis longtemps, et, il faut l’avouer, qu’elle n’avait pas encore trouvé.

— Ah ! Ma douce…

Ainsi parlait Syphone en enlaçant Pygette dévêtue et couchée elle aussi.

Et le plaisir se multiplia dans trois corps.

v

L’exigence anglaise


Il faut respecter les bienséances. Mais entendez-moi ici ! Sous le prétexte captieux que séant est le synonyme de croupe ou d’arrière-train, je ne veux aucunement dire qu’il faille respecter seulement les séants bien faits. D’abord comment saurait-on qu’ils sont tels ? Ah ! Voilà le hic… Si afin de les mieux respecter, vous prétendiez vous livrer à des investigations sur le séant des femmes qu’il vous advient de rencontrer, on ne manquerait pas de dire que vous commencez par leur manquer fâcheusement de respect. Voyez comme il serait malséant, en tel cas d’observer les bienséances… Notez que je ne parle pas des conséquences pénales de cette étude des callipygies féminines.

On me dira sans doute, car il y a des gens têtus qui tiennent à l’acception donnée aux mots par eux, que les robes modernes, courtes et collantes, avec même souvent une petite ceinture trop basse et caressant les hémisphères dont nous parlons, sont faites pour permettre si j’ose dire, d’asseoir son jugement sans autre examen que visuel.

J’y accède. Pourtant que de malformations peut cacher encore la plus mince des jupettes. Songez aux eczémas et aux nœvus, aux vergetures, rides et mauvaises colorations dont la plus transparente des robes est l’inconsciente complice. Les enquêtes faites à l’œil nu sont décidément insuffisantes. Puis, enfin, même si vous vous obstinez à croire que respecter les bienséances, c’est respecter les beaux séants, je vous le redis, vous verrez. Les bienséances c’est la pudeur supposée du lecteur et le sentiment de mesure et de retenue qu’elle peut vous inspirer.

Oui !… Oui !… bien entendu, le lecteur possède au fond de son âme un porc qui ne dort même pas d’un œil. Mais il y a sa pudeur imposée comme une clause de style, sa pudeur d’homme qui est censé ne savoir les choses du sexe qu’aux heures désignées par les usages pour cela. Il faut avoir aujourd’hui pour cette pudeur une dévotion prudente. Et voilà pourquoi, de peur de l’irriter, je ne décrirai pas les acrobaties et les divertissements de Pygette et de Syphone.

Au surplus, il ne faut pas croire que mes circonlocutions cachent rien de rare et de mystérieux. Par peur de sembler évoquer des vices hors la simple nature et ses lois, je vais même donner l’idée de ce qui se passait. Une idée, bien entendu, chaste et pure. Voyez comme semble laisser entendre des actions démoniaques et d’une hideur sans seconde, mais si, pour prouver que mes héros et moi-même sommes gens sains et normaux, j’entre dans les détails délicats, on va crier que je blesse la virginale pensée des adolescents. Cruel dilemme !

Hé bien, Pygette, Syphone et l’amant de celle-ci je vais le reconnaître tout à trac, s’amusaient galamment, L’homme était robuste et il avait, ce qu’on nomme en guerre, le cran, chose qui n’est pas inutile en amour.

Il sut donc donner à chacune de ses partenaires une série de preuves péremptoires qu’il n’avait pas tous les caractères du fameux Origène, lequel dignitaire de l’église primitive s’était émasculé afin d’éviter les tentations. C’était (je parle de l’amant de Syphone) un homme parfaitement homme et qui savait le faire voir. La douce Pygette bien partie ne se tint bientôt plus de plaisir et, durant les intermèdes, en arrivait par la simple contemplation des activités d’autrui, à redonner le ton à ses désirs. Il est bien certain d’ailleurs que ce jeu en partie triple n’aurait pu, même soutenu d’expédients propres à en prolonger ses grâces, durer fort longtemps. Il était donc à ses derniers feux lorsque la sonnette de l’entrée retentit.

— Tiens ! dit Syphone, qui peut donc venir si matin.

— Ça doit être ce farceur de Percefesc, dit l’homme dont une vraisemblable lassitude commençait de tirer les traits.

— Tant mieux, si c’est lui, dit Syphone, il te remplacera. Tu sembles flapi, mon vieux Geo.

— Ça va ! approuva l’autre en riant.

Alors Syphone dit à Pygette :

— Allons le recevoir ensemble, c’est un copain.

Elles allèrent, nues comme des déesses, jusqu’à la porte derrière laquelle on entendait grogner.

Soudain, au lieu de tirer la sonnette, le survenant frappa vigoureusement et hurla :

— Au nom de la loi, ouvrez !

Syphone se mit à rire. Elle s’en tenait le ventre à pleines mains tant la farce lui semblait bonne.

— Ce sacré Percefesc, il en a toujours d’épatantes.

Et elle ouvrit.

Un grand gaillard, barbu comme Jupiter, entra en s’esclaffant :

— Hein ! je vous ai fichu la venette ?

— Pas beaucoup avoua Syphone, qu’on émouvait difficilement partout ailleurs qu’au lit.

Et se tournant vers le lieu où quelques secondes plus tôt se tenait Pygette, elle dit en riant.

— N’est-ce pas, ma chérie, qu’il ne nous a pas fait peur. Il se figure que ses blagues sont terribles et spirituelles. Hé bien, vieux frère, elles ne sont ni l’un ni l’autre.

Mais soudain elle ouvrit de grands yeux.

Plus de Pygette…

— Tiens, elle est revenue au pieu. C’est ma petite amie que je voulais te présenter. Tu vas voir si elle est jolie et bien pourvue pour emplir les mains d’un honnête homme.

Et elle revint vers la chambre où son amant dormait déjà.

— Hé bien, et Pygette ?

L’homme s’éveilla.

— Quoi, Pygette : Tu l’as perdue. Vous êtes parties toutes deux ouvrir.

— Oui, hé bien, elle est disparue. On ne la voit plus.

— Bah ! elle est allée aux water ou à la cuisine.

— J’y vais, dit Syphone ahurie.

Elle se hâta de vérifier toutes les pièces de l’appartement mais ne trouva personne. Seule, la chambre, salle à manger avec sa fenêtre ouverte sur une verrière, semblait témoigner du passage de la disparue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Pygette entendit la voix caverneuse disant derrière la porte : « Ouvrez au nom de la loi », son sang ne fit qu’un tour. Elle contempla stupidement l’huis derrière lequel la justice arrivait avec ses gendarmes, ses juges, ses prisons et tout son bataclan, puis, d’instinct, rapide comme une biche pourchassée, revint en arrière, prit sur un fauteuil le kimono bleu de Syphone, le mit et se sauva par la salle à manger.

Elle courut à la fenêtre, l’ouvrit, aperçut une verrière portée par des poutrelles de fer sur lesquelles on pouvait marcher et s’y aventura sans plus attendre. Elle traversa ainsi toute la cour, muette, silencieuse et sentant son cœur battre désordonnément. Enfin elle se trouva devant une autre fenêtre, et, après un coup d’œil, pénétra audacieusement dans le local ouvert.

Elle se vit en une salle de bains encore pleine de vapeur d’eau, et dont le propriétaire venait certainement de sortir à l’instant. Elle hésita à aller plus loin, puis, pensant de deux portes offertes que l’une — la bonne — allait vers la cuisine et le service, décida de la choisir Elle entrebâilla. C’était la chambre à coucher. Comme il lui semblait qu’elle fût vide, elle entra avec épouvante, mais fermement. Elle avait le buste passé déjà quand une voix sèche l’immobilisa.

— Entrez plus vite !

Ces mots étaient dits avec un accent anglais des plus rauques.

Pygette obéit.

Sur le lit, un homme était étendu, en pyjama, la face longue, les dents apparentes et un poil jaune clair répandu sur le front. Il dit :

— Venez ici !

Pygette s’approcha.

— Quittez cette robe !

Elle laissa tomber le kimono.

— Aoh, vous êtes très gentille.

Il lui tapota les hanches.

— Étendez-vous à côté de moi,

Elle continua à obéir.

— Et maintenant…

Avouons-le, cet Anglais était terriblement exigeant.

vi

Dans la cave


Pygette n’aimait pas les Anglais. Non qu’ils lui eussent fait aucun tort, au contraire. Dans sa vie de petite femme galante, elle lisait parfois les journaux aux heures d’attente ou d’ennui et se passionnait pour le problème des changes. On sait que rien n’est fascinant comme les choses incompréhensibles. Personne n’a jamais compris un mot à ce problème et c’est pourquoi il n’est pas un goitreux, un ivrogne et un illettré qui n’aient à ce propos toute une panoplie d’opinions disponibles. Pygette, qui ne voulait pas se distinguer du commun des hommes, se croyait donc assurée que les misères de la vie eussent les Anglais comme responsables. Cela parce qu’il existe de mystérieuses affaires, dites. « des dettes de guerre » et du change, lesquelles font que notre monnaie à perdu une partie de sa valeur. C’est la faute à La livre sterling disaient couramment les amants des amies de Pygette, gens très renseignés, et qui, passant leur vie au café lisaient jusqu’à dix et douze journaux quotidiens. Or, la livre sterling est une chose britannique, voilà pourquoi Pygette n’aimait pas les Anglais.

Tombée entre les mains d’un homme de cette nation et qui n’était pour elle ni un client ni un ami, la douce enfant se sentait dégagée de tous les devoirs de courtoisie envers ce personnage. Et cela d’autant plus qu’il usait et abusait d’elle de façon fort déplaisante. On a beau être une petite spécialiste en matière d’amour on n’aime ni à gaspiller sa science ni à la sortir tout entière à la fois.

Ainsi Pygette, silencieuse et n’en pensant pas moins, méditait le coup de Jarnac où un autre même plus dangereux — celui de Jarnac ne montant pas plus haut que le jarret — qui put la débarrasser du personnage aux dents excessives et aux cheveux filasse, lequel, malgré un évident aspect de caricature, prouvait son existence avec excès.

Cependant Pygette n’avait pas l’âme meurtrière. Il lui

— Allez vous confesser, Monsieur ! (page 38).
eût fallu ici une aide particulière de la fatalité. Ainsi, par exemple, si l’Anglais avait eu une attaque d’apoplexie et qu’il lui fallut avoir la tête haute, elle n’aurait pas hésité à le placer la tête en bas. De même s’il était tombé de sa hauteur et qu’elle pût trouver le loisir de placer le pot de chambre à l’endroit où sa tête devait porter elle eût pris volontiers la responsabilité de le faire. Mais ce sont des contingences qui ne se présentent pas tous les matins. Et la chère enfant, assaillie par le malheur, se voyait en passe de devenir une façon de mécanique à plaisir, comme ces femmes en baudruche qu’on gonfle avec une pompe et qui possèdent tant de vertus pour les capitaines au long cours. On la prenait, on la mettait ainsi, autrement, de telle ou telle façon et elle n’avait plus la force de réagir.

Mais la Providence vint à son secours. À certain moment l’Anglais sentit un besoin que je nommerai vesical. Le natif de Grande-Bretagne est généralement un gaillard pudibond et correct, même dans ses débordements. En tout cas celui-ci voulait bien faire mille choses, non pas seulement devant, mais avec Pygette.

Toutefois, pour tout l’or du monde, il ne se fût point résigné à pisser devant elle. Fi donc !…

Et grave comme un amiral, il prit une robe de chambre pour se rendre aux water-closet…

En partant, il dit en anglais, tant le tenaillait sa vessie qui lui en faisait oublier la langue de France :

— Attendez-moi, je reviens.

Pygette, sitôt que l’homme eut disparu, se leva comme un ressort. Elle sauta sur le kimono bleu et l’enfila en un tournemain, puis, comme une porte était située à l’opposite de celle par laquelle venait de disparaître son ennemi, elle l’ouvrit et passa à côté. Le temps pressait. Si pleine que soit la vessie d’un homme, il ne lui faut qu’un temps réduit pour la vider. L’autre allait reparaître et recommencer ses exercices absurdes d’amant puritain qui apprit l’amour dans le Meursius ou le Forberg et veut absolument mettre ses lectures en acte. Zut et zut !…

Et elle passa dans une autre pièce. Oh ! bonheur ! c’était la cuisine et elle disposait de l’escalier de service.

Se précipiter dehors et descendre en hâte fut pour Pygette l’affaire de deux secondes à peine. Elle avait, durant tant d’ébats, gardé ses bas et ses chaussures, avec son kimono elle restait donc en tenue décente. Sa chevelure s’était un peu ébouriffée, mais, avec ces tifs courts, on se peigne le temps de dire amen…

Et elle s’élança comme une flèche, heureuse à l’idée de se retrouver bientôt dehors, au grand air… Tant pis si la police est là, car cet Anglais dégoûterait des lits et des chambres à coucher où pourtant on peut trouver parfois des émois si délicieux…

Et Pygette se hâte… se hâte.

Voici la cour, avec la spire de l’escalier de service. qui se continue vers la cave. Pygette s’arrête une seconde, un peu essoufflée, puis son épouvante lui revient.

C’est qu’elle a entendu le concierge de l’immeuble resté hors de sa vue et qui parle à un personnage plus éloigné. Et il dit ceci :

— Oh ! je vais lui sauter dessus et lui casser le balai sur les reins. Ça ne sera pas long. Je sais qu’elle est rentrée ici.

Pygette ne devine pas et vraiment ne peut pas deviner qu’il s’agisse d’une chatte, une chatte voleuse redoutée des locataires de la maison. Elle croit que ces menaces lui sont destinées, et, entendant le concierge qui se rapproche, elle se précipite dans l’escalier de la cave en soupirant.

Les premiers pas de l’infortunée jeune femme ne sont pas heureux. Il s’en faut d’un rien qu’elle tombe et descende sur les fesses, comme une barrique, les marches roides et glissantes qui la mènent vers de nouvelles aventures… et des plus obscures, car il fait noir déjà comme dans le… chose du loup…

Mais Pygette se remet droite à grand ahan et continue de suivre la sinistre courbe. Une forte odeur de moisi, de vinasse, de charbon et de mystère monte à ses fines narines dilatées. Elle a un moment de recul. Mais on perçoit au-dessus le pas du concierge qui erre dans la cour sonore… Il veut casser son balai sur les reins de… Ah ! vite, fuyons ce nouveau danger !

Cependant la cave est à deux étages et Pygette constate se trouver maintenant au premier. Elle hésite à s’enfoncer plus bas dans la nuit, vers elle ne sait quel but et quelle issue… Mais un remords lui vient : allons toujours : et elle continue à descendre.

Cette fois aucune clarté ne filtre plus d’en haut et les pas sonnent comme sur une tombe… Brr ! Ça ne va pas être drôle…

En tâtonnant, les deux mains tendues, Pygette trouve un mur et le suit, les oreilles battantes au dernier degré de la terreur et de l’émoi.

Dix pas, on bute à un autre mur qui tourne… Suivons, ça tourne encore. Voici qu’elle touche des portes de caves reconnaissables de la main. Si seulement un idiot de locataire avait omis de retirer sa clef, Pygette entrerait dans le refuge ainsi offert et…

Oh ! douce et divine Providence, merci !… À peine notre héroïne s’est-elle formulé le désir qu’il se réalise. Elle sent une porte et trouve la clef dans la serrure.

Entrons ! dit pour s’encourager la douce et terrifiée Pygette. Et tournant la clef la voilà qui s’introduit dans la cave, où, sans doute, il n’y aura pour se reposer que des piles de bouteilles et des tas de charbon.

Mais cette odeur… Une étrange odeur en vérité !…

Pygette renifle comme un chien qui cherche la piste du gibier.

Ne dirait-on pas que cela sent la femme, la parfumerie féminine et même la parfumerie intime, celle qui…

Mais oui, ma foi…

vii

Surprises


Pygette, les narines battantes et attentives, cherchant en vain à percer le secret de l’obscurité qui l’entoure étend les mains à droite et à gauche pour savoir ce qui se passe autour d’elle.

Soudain il lui semble entendre un froissement de vêtement à ses côtés, puis une main tâtonnante la saisit par les hanches. Elle étouffe un cri de terreur, mais cette main est vite suivie d’une autre qui monte vers les seins. Comme ces mains sont expertes… On dirait que de leur vie elles n’ont fait d’autre besogne que de chercher dans l’obscurité d’une cave un corps féminin invisible…

Pygette, ahurie, et incapable de se défendre, voit, si j’ose dire, que le propriétaire de ces mains tâtonneuses est un homme d’une habileté émerveillante. Elle obéit à un appel si merveilleux qu’il en est impératif et décisif. Dévêtue de son kimono, et sans que son adversaire semble en éprouver aucun étonnement, sans qu’il fasse un geste de plus, elle est prise, enlevée, basculée avec délicatesse et placée sur un lit, un vrai lit souple et parfumé qui la reçoit comme un amant. La voilà étendue sur des draps odorants. Nue, elle cherche… oh, si peu… à se défendre contre une attaque qui se précise et va droit au but. Défense enfantine et qui ne fait que la surexciter comme elle éréthise l’autre. En tout cas, avec une précision de bon aloi et un allant de grand capitaine, il… réduit la combativité de Pygette, la transforme et l’utilise, et la douce enfant qui s’attendait peu à ce combat se sent défaite, possédée, envahie, prise comme jadis la Bastille et si bien abandonnée aux caprices de son vainqueur qu’elle en pousse un grand soupir de volupté.

C’est en vain que son défaillant cerveau voudrait trouver à cette miraculeuse série d’événements une explication plausible et reposante, qui laisse l’esprit en paix comme l’amour acquis dans cette cave va apaiser en elle toutes les fièvres, celle de l’épouvante et celle du désir. Elle ne peut rien comprendre à ce qui lui est arrivé. Et celui qui la prend, la triture et la fait tourner comme un toton autour du centre vivant de son corps ne dit pas un mot, pas une parole pour éclaircir le mystère…

Que lui arrive-t-il donc. Serait-elle morte et déjà verrait-elle la nuit de l’au-delà lui révéler ses arcanes ?… En tout cas si elle est en enfer, c’est très supportable…

Et elle pousse un doux gémissement pâmé.

Mais à peine la joie s’est-elle éveillée en son âme qu’une nouvelle emprise la majore et l’exalte comme un de ces contreforts montagneux d’où l’on voit des pics, inconnus auparavant, barrer et surélever l’horizon. C’est son adversaire qui recommence. Il a un nerf et une agressivité magnifiques et il s’en sert avec maîtrise.

Son silence semble même maintenant un charme de plus. Pygette peut songer qu’elle est accoutumée à l’étrange aventure ou que c’est une bête absurde et monstrueuse qui en ce moment la réjouit. Quelle aggravation de lubricité une idée semblable lui apporte. Ou bien est-ce un démon, un être velu et maléfique sorti de l’abîme, ou encore un fils de roi, un gorille, voire un succube comme on prétend qu’il en existe… ?

Et excitée par ces délirantes imaginations, Pygette s’abandonne avec une violence carnassière et lascive à laquelle répond l’autre que rien ne surprend…

Quelques minutes encore de plaisir et puis c’est la relâche qui se produit sur tous les théâtres du monde lorsque le succès d’une pièce est épuisé.

Lasse et sentant flotter en elle une sorte de chaleur tropicale qui lui brûle les lombes et mille organes subtils, Pygette reste étendue sur le dos. Une voix vient à ses oreilles, respectueuse et prudente :

— Ai-je été digne de vos désirs, Madame ?

Ahurie, Pygette regarde en vain à son côté cet ombre humaine qui s’y trouve et que rien ne trahit sinon des mains moites et un poitrail velu. Elle étend les bras et les ramène vite contre elle car, par hasard, elle s’est heurtée à l’individu, qui vient de la dominer et de la satisfaire.

Mon Dieu que la vie est compliquée…

Mais soudain un nouvel événement se produit !

Dans l’ombre impénétrable qui l’entoure. Pygette perçoit un bruit de clef ouvrant une porte. Elle entend refermer ensuite, puis un pas fin s’approche d’elle et…

Un corps de femme s’est jeté sur le sien, le tâte, vérifie puis s’éloigne.

Alors à deux pas une petite lampe électrique à main jette sa lueur ronde et montre la scène à Pygette éberluée.

Elle est sur un vrai lit tendu de noir qui se trouve entre deux tas géants de charbon.

À son côté un homme glabre, presque totalement dévêtu, porte encore le gilet à raies de la valetaille. C’est celui qui vient de la réjouir avec maîtrise et enthousiasme.

Et à deux pas, tenant la lampe, une grande femme vêtue d’un peignoir sous lequel elle est nue regarde et commence à grogner.

— Baptiste, c’est comme cela que vous m’attendez.

— Madame, j’ai cru…

— Taisez-vous ! Sur le lit que j’ai fait édifier pour nos amours, vous vous abandonnez aux servantes…

— Madame, j’ai cru que c’était vous.

La grande femme, tenant toujours sa lampe, ricane sinistrement :

— Moi, est-ce que je ressemble à cette bonniche…

Ici Pygette commence de se fâcher :

— Dites donc, vous, prenez garde à vos paroles.

Mais la survenante ricane :

— Quoi, des menaces. Ma fille, je vais te faire fouetter et mettre à la porte d’ici le cul nu. Tu ne sais pas que je suis la duchesse de Saint-Bofighne et que ton amant est mon valet de chambre.

— Madame, pleurniche le beau larbin, je vous attendais et on est entré exactement comme vous faites, alors j’ai cru à votre venue et je me suis appliqué… Oh, je vous prie de croire que j’en ai donné à cette drôlesse, une ration de duchesse…

— Drôlesse, proteste Pygette, mais vous êtes tous plus insolents les uns que les autres, toi, le vide-bidets et vous la rombière qui couche avec son valet…

— Prenez garde à vos paroles dit la duchesse.

— Ah ! se débonde la douce enfant, vous me faites cagner avec vos boniments à la noix pour une aventure aussi simple. Je me promenais dans la cave. J’ai trouvé une clef sur la porte de ce coin, j’ai ouvert. Un type que voilà m’a prise pour une autre et m’a fait… des amitiés, qu’est-ce qu’il y a d’épatant là-dedans ? J’ai pris votre part, Madame, mais c’est sans le vouloir. Et puis, il en reste encore. Depuis qu’on s’engueule, les forces lui sont revenues au lascar. Envoyez-vous ça.

La duchesse s’esclaffe.

— Vous prenez les choses en riant. C’est bien.

— Dame, il n’y a là qu’un quiproquo. On va arranger les choses.

— Mais que faisiez-vous à vous promener dans cette cave. Comme boulevard ce n’est pourtant pas très plaisant.

— Je vous conterai ça. Vous êtes venue chercher quelque chose que sans le vouloir j’avais pris. Tenez on va vous le rendre. Il y a place pour tout le monde…

Et Pygette tout à fait à l’aise, ajoute :

— Toi, le larbin, mets-en comme il faut. Je vais vous aider tous les deux…

La lampe s’éteint. On entend rire doucement la duchesse, puis le silence revient. Bientôt quelques soupirs tintent.

La duchesse dit :

— Comment te nommes-tu, ma petite ?

— Pygette, madame.

— Oh…

viii

Complications


Que l’amour ressemble à un feu d’artifice, c’est-à-dire s’éteigne presque aussi vite qu’il s’allume, les savants et les profanes sont d’accord pour le reconnaître. Je n’ai

— Cochons ! (page 43.)
pas assez le souci de mentir pour vouloir donner aux amours de mes héros une durée anormale et attentatoire aux usages. Force m’est donc, pour respecter la vérité, d’avouer que bientôt dans la cave amoureuse régna ce qu’on pourrait nommer un temps calme et mou.

Pygette et la duchesse devenues une paire d’amies, conversaient avec douceur et simplicité, oubliant les rigidités du protocole et les dignités héraldiques. Un charme démocratisant se dégageait de leur entretien.

Cependant, Baptiste, redevenu le domestique fidèle et dévoué, debout et au port d’arme dans l’obscurité, attendait des ordres.

— Baptiste, dit enfin la duchesse, vous pouvez remonter prendre votre service. Si quelque événement me réclame ou m’importe, vous savez où je suis et descendrez sous un prétexte quelconque m’avertir. Allez.

Baptiste s’inclina dans la nuit :

— Bien, Madame la duchesse.

Puis il s’en alla.

— Ma petite ! dit alors la noble dame à Pygette, je me sens une véritable affection pour toi. Que puis-je faire qui te soit agréable ?

Pygette, un peu émue, murmura :

— Madame, j’ai peut-être des habitudes un peu trop libres pour entrer à votre service.

La duchesse se mit à rire.

— De fait, tu as des façons libres, ma petite, mais louables aussi, du moins je les tiens pour telles.

— Dans une cave, osa dire Pygette. Mais dans votre demeure et aux yeux de monsieur le duc, votre époux, ce serait sans doute désastreux.

— J’en ai peur, chuchota avec regret la grande dame.

Un silence régna.

— Mais tu ne m’as pas encore dit ce que tu faisais dans cette cave lorsque, trouvant la clef sur la serrure, tu as décidé d’entrer ici ?

Pygette, inquiète et hésitante répondit :

— Heu… Je passais dans la cour lorsque j’ai entendu des menaces et j’ai cru qu’elles s’adressaient à moi. Je me suis sauvée ici.

— Qui menaçait ?

— Le concierge.

— Mais d’où descendais-tu ?

— De chez un Anglais qui…

À ce moment on vit une frêle lueur passer à travers la porte à claires-voies, puis une voix sonore retentit dans l’allée menant à la cave où les deux femmes se mirent à trembler.

— Qu’est-ce ? dit la duchesse en tremblant.

Et sa terreur crût en reconnaissant la voix.

— Mon mari, je suis perdue.

Pygette eut dans le cœur un accès de dévouement.

— Non, Madame, couchez-vous sous ce lit et je vais recevoir votre digne époux.

— Tu es un ange, murmura la noble personne.

Et Mme de Saint-Bofighne se glissa dans la caisse qui portait le matelas témoin de ses amours adultères.

À ce moment juste, la porte s’ouvrit et un flot de lumière emplit la cave. Dehors une voix sonnait :

— Holà, toi, le sommelier, tu parais bien fainéant, aujourd’hui. Viens ici et éclaire ce réduit. Je veux y faire placer des casiers nouveaux pour mes vins.

— Monsieur, dit dans l’allée une voix tremblante, je vous prie de m’excuser si je place la lampe ici et si je monte une minute, mais…

— Qu’as-tu, maudit rossard ?

— La colique, monsieur le duc.

Le duc se mit à rire grassement.

— Fous le camp, je verrai moi-même.

Pygette comprit que toute la valetaille savait les amours de la duchesse, y participait peut-être et ne voulait à aucun prix être témoin d’une découverte qui tournerait certainement mal. À la voix il était facile de penser que le duc de Bofighne fut irritable et brutal.

Le valet s’éloigna en hâte. Alors, prenant la lampe le duc la leva haut pour entrer.

Son premier coup d’œil ne fut pas pour le lit dissimulé derrière les gros tas de charbon et sur lequel Pygette, le cœur battant, enroulée dans son kimono, attendait sans savoir comment les choses allaient tourner. Sous elle elle entendait la respiration oppressée de Mme de Bofighne et songeait aux malheurs possibles.

— Tout ce charbon, il faudra le repousser dans le fond. On n’aurait sans cela pas de place.

Il tâta avec une canne.

Est-ce assez encombré, cette cave.

Et il fit deux pas entre les noires collines charbonneuses, se rapprochant ainsi du lit à le toucher.

Alors, comprenant que la minute tragique était venue, Pygette, d’un coup, s’allongea, jambes décloses en ouvrant le kimono qui la couvrait. Elle s’offrit ainsi sous la lumière qui la mettaient valeur, mais sans un mot, et grelottante d’émotion, d’attente et d’inquiétude,

Le duc fut figé net.

Il promena ses regards sur cette chair apparue comme par miracle et dit à voix basse :

— Ah ! ça ! Je rêve ?

Il regarda mieux. C’était bien une femme, et qui mieux est une femme nue qui devant lui venait comme de naître subitement.

— Qu’est-ce que ça signife, reprit-il, presque aussi interloqué que la victime étendue et provocante qui le guettait de ses yeux à demi-fermés.

Dans sa main la lampe oscillait tandis que le désir s’infiltrait dans sa chair à mesure que la contemplation de ce beau corps en précisait les valeurs érotiques.

Il voulut réagir :

— C’est une hallucination !

Et, étendant un doigt en avant il toucha Pygette.

Elle eut un long frisson parfaitement simulé, montra des yeux démesurés et chuchota :

— Non, ce n’est pas un songe.

Puis elle ouvrit les bras comme pour une étreinte.

Le sang du duc lui sauta au visage. Il avait été élevé au Collège Stanislas, où on lui avait appris la peur des embûches du diable qui, chacun le sait, se déguise parfois en jolie femme pour acheter les âmes et les mener en enfer. Il fit donc au préalable avant de s’abandonner à son instinct, un signe rituel de protection. Comme l’image féminine ne disparaissait pas, assuré qu’elle ne fût point satanique, il laissa tomber la lampe et s’élança.

Le temps de dire ouf et le dévouement de Pygette à la duchesse atteignit son plus haut point. Car le duc n’avait rien de l’amoureux tendre et attentif à la joie de sa partenaire. Il y allait comme une brute épaisse. Ça n’était d’ailleurs pas tant divertissant pour sa partenaire. Sous le lit sautant et sonnant, l’infortunée épouse vérifiait en tremblant que les époux trouvent souvent pour des fraudes en ménage un élan et une vigueur qui leur manque vis-à-vis de la passion légitime. Les réflexions philosophiques que cela pouvait amener à la conscience de la pauvre dame n’en semblaient d’ailleurs pas très limpides, car la crainte les obscurcissait.

Cependant, Pygette, irritée d’être prise comme par un reître entrant dans une ville conquise, protesta :

— Dites, monsieur, vous êtes bien gentil, mais soyez un peu plus calme.

Le duc de Bofighne répondit :

Es-tu une incarnation du diable ?

Car ses craintes lui revenaient une fois l’apaisement venu.

— Oui ! dit-elle par malice.

Il murmura accablé :

— Alors, je suis damné.

Et se jetant à genoux, il réclama son âme au Malin.

ix

Retour au grand jour


Pygette découvrit le mot de la situation. S’étant revêtue une fois de plus du pauvre kimono qu’il lui fallait depuis la fuite de chez Syphone, perpétuellement remettre et ôter, elle dit d’une voix blanche et douce comme une inspiration intime :

— Allez vous confesser, monsieur !

Le duc se releva d’un trait. C’était l’idée libératrice. Sans dire un mot, il se précipita pour sortir, fit un plongeon au milieu du charbon, culbuta en grognant, se releva, prit une planche pour la porte et croyant sortir se fit choir un madrier sur les pieds.

Tout cela le temps de dire non. Enfin il découvrit l’huis, sortit comme une flèche et se rua en courant vers un confessionnal.

On l’entendit un instant courir dans l’allée, puis gravir les escaliers quatre à quatre… C’était fini pour lui.

La duchesse sortit de sa cachette et alluma sa petite lampe à main.

— Ma petite, tu viens de nous sauver la vie à toutes deux.

— Oui, certes, dit Pygette, car s’il avait continué comme il commençait j’étais bientôt morte. Quel gaillard !…

— Et dire que je ne l’ai jamais vu comme cela, murmura la duchesse.

— Si on se sauvait, continua Pygette pratique. Il va revenir peut-être pour faire exorciser son caveau.

— Tu as raison. Il faut vite monter et Baptiste va venir en hâte démolir ce lit familial. Il emportera le matelas et les draps. Lorsque mon mari voudra trouver des traces de ce qui lui est arrivé, tout sera évanoui.

Pygette éclata de rire.

— C’est rigolard.

Et toutes deux se sauvèrent à leur tour.

Dans l’escalier, notre aimable héroïne disait à la grande dame avec un respect aggravé par la venue du jour :

— Je monte chez vous.

— Mais oui, mais oui, suis-moi !

Bientôt elles furent dans un appartement somptueux. Baptiste rencontré s’inclina jusqu’à terre sans aucune des familiarités qu’on eût attendu d’un homme aussi… intime.

— Baptiste, dit sèchement Mme de Bofighne, descendez à la cave très vite et montez tout ce qui s’y trouve. Vous laisserez la caisse mais la dresserez debout de façon à ce qu’elle ne semble plus ce qu’elle est.

— Bien, Madame la duchesse, dit le valet qui se précipita.

— Faites vite et venez m’avertir sitôt que tout sera accompli.

Le laquais était déjà disparu.

Un quart d’heure plus tard, Pygette se trouvait nantie d’une robe qui la vêtait, ma foi, fort bien et d’un exquis chapeau. Elle pouvait affronter la rue et se rendre chez elle…

Mais à la pensée revenue de son appartement du boulevard des Filles-du-Calvaire, la douce enfant sentit un grand frisson lui parcourir les vertèbres. Certes elle venait d’oublier dans une série d’aventures absorbantes le côté désespéré de sa situation. Les malheurs immédiats priment ceux qui ne sont qu’imminents. Mais maintenant l’angoisse lui revenait d’être poursuivie par la police pour un crime dont elle se savait mille fois plus innocente que les innocents les plus innocents ne peuvent l’être. Elle voyait toutes ces brigades d’agents chargés de l’arrêter qui sillonnaient Paris avec son signalement dans leurs poches. Quelle horreur et comment y échapper ? Ah ! si elle avait pu rester chez la duchesse.

Mais que pourrait-elle y faire ?

Elle dit :

— Ne pourriez-vous pas me garder, madame ?

Mme de Bofighne se mit à rire :

— Pourquoi n’as-tu pas voulu me dire la raison de tes aventures. Je veux les connaître.

— Oui ! dit Pygette, mais à quel titre me garderez-vous ?

— Comme seconde femme de chambre.

— Non ! dit la jeune femme, je suis trop indépendante pour servir. Et puis je ne sais pas. Je suis une petite grue qui n’a trouvé que ce métier pour satisfaire son goût de s’appartenir.

— Tu as trouvé un drôle de moyen, rétorqua la duchesse, pour t’appartenir tu te résigne à être à tout le monde.

— Mais madame, dit humblement quoique énergiquement Pygette, je n’appartiens à personne. Je me loue à l’heure ou à la nuit, quand je veux, avec qui je veux et pour accomplir les actes qui me conviennent et pas d’autres. Je suis une femme libre.

La duchesse écoutait ces réflexions philosophiques.

— Alors, que veux-tu être ici ?

— Une parente pauvre.

— Mais sais-tu, petite, que pour être parente de la duchesse de Bofighne, il faudrait que tu fusses au moins comtesse. C’est impossible.

Vexée, Pygette répondit :

— Dans la cave tout à l’heure, il n’y avait ni duchesse ni comtesse.

À ce moment on toqua à la porte.



— Monsieur le Ministre, je voudrais vous demander autre chose… (page 47.)

— Entrez ! dit majestueusement la maîtresse de maison.

Un valet montra sa tête chafouine.

— Monsieur de Coucouline demande si Madame la duchesse est disposée à l’accompagner au Ministère.

La noble dame se prit la tête à pleines mains.

— Encore une complication nouvelle. Tiens, petite, si tu veux être pour ce matin une cousine éloignée et misérable, sans éducation mais gracieuse, voilà l’affaire. Mon parent, le baron de Coucouline, veut aller au Ministère de l’Instruction Publique demander les palmes. Je devais l’accompagner parce que nous connaissons le ministre. Tu iras avec lui.

— Ça va ! dit Pygette devinant là quelques aventures amusantes, et qui, à force d’en vivre finissait par s’y accoutumer.

Dix minutes après, dans un taxi, Pygette assise près d’un gentilhomme provincial, riait de toutes ses dents aux compliments ampoulés que lui faisait le personnage.

On avait dit au taxi de se rendre rue de Bellechasse, mais arrivés là, les deux occupants du taxi se trouvaient occupés à tout autre chose que de préparer la supplique de M. de Coucouline et on pria le chauffeur d’aller faire un tour au Bois.

Le baron avait commencé par caresser les genoux de la parente si aimable et bonne enfant de la duchesse de Bofighne. Des genoux, il était doucement monté aux seins. Des seins il était revenu aux genoux.

Une fois en contact avec la chair, au-dessus des bas, M. de Coucouline ne quitta plus ce secteur. Il l’investit par la droite et par la gauche où les rondeurs naturelles de Pygette permettaient du service en campagne et des randonnées d’envergure, Puis son siège rétrécit ses vues. Il croyait en effet avoir raison de la place par la poterne selon lui moins fortifiée que le reste de la place, sans doute par ce que le général en chef avait cru qu’un petit bois touffu serait une assez forte défense naturelle,

Pygette n’était pas accoutumée à des investissements aussi lents et prudents. Elle y prenait goût et trouvait d’instinct les parades qui retardent l’assaut sans le compromettre. C’est ainsi qu’elle donna à son conquérant licence de tenter une feinte par le pont-levis. Ce n’était qu’une façon élégante de retarder le sac destiné à suivre la prise de la ville, mais la jeune femme y trouva quelque douceur et faillit même se rendre alors.

Enfin une convention tacite ayant décidé que la poterne seule comptait pour la reddition, il fut un moment où le gros s’élança par la brèche, au préalable agrandie et mise en état. Ce fut la fin. La place avec tous ses bastions, ses tours et son donjon furent au vainqueur le temps de tourner la main. Il s’en empara sans y mettre au surplus la brutalité des soldatesques ivres.

Le taxi se trouvait alors au Bois. Comme il venait de s’arrêter, le chauffeur n’ayant pas d’ordres, un agent voyant les rideaux baissés et soupçonnant l’immoralité, ouvrit brutalement la portière.

Il s’écria aussitôt :

— Cochons !

x

Tout finit bien


Lorsque l’agent du Bois de Boulogne s’écria « cochons » devant le spectacle offert par le taxi où Pygette et M. de Coucouline se divertissaient, il faut comprendre exactement ce vocable injurieux.

Les deux complices — il faut bien les nommer ainsi — n’offraient aux regards aucune de ces vues obscènes que les photographes spécialistes immortalisent pour les amateurs de postures amoureuses.

Ils se trouvaient évidemment un peu mélangés l’une à l’autre et de façon assez complexe pour rendre subtile l’identification des membres de chacun. Pourtant tous deux étant vêtus et l’espace se trouvant réduit, ils n’exhibaient point de chairs interdites. Le mot cochon était donc employé par le représentant de la force publique comme un symbole. Il se mit d’ailleurs aussitôt à verbaliser.

Pygette était plus morte que vive. Elle se croyait assurée que cet homme à képi tint dans sa poche son nom et son signalement tout prêts et qu’il l’emmènerait illico, dès le nom avoué, vers les geôles les plus profondes et les plus humides. Aussi son hébétement était-il total. Le baron de Coucouline voyait, pour peu que le procès-verbal fût suivi, disparaître son désir d’obtenir les palmes. Il s’en inquiétait peu, étant de ces philosophes campagnards qui tiennent une jolie fille et une bouteille de bon vin pour d’inégalables perfections. Il avait été une fois pris du désir des décorations, soit, mais son renoncement n’était rien moins que douloureux.

Lorsque Pygette dut décliner son nom authentique, sa voix tremblait tellement qu’il lui fallut le répéter plusieurs fois. Elle eut un grand étonnement à constater que l’agent n’en semblait point ému.

Et elle eut de la peine à contenir tout son bonheur lorsque le préposé à la pudeur du Bois laissa, son constat fait, les deux amoureux repartir tranquillement. Alors le baron de Coucouline dit au chauffeur :

— Menez-nous au Ministère de l’Instruction Publique, tout de même, on peut bien être décoré et outrager les mœurs, je pense, dans notre république athénienne.

Et en route, il murmura à l’oreille de Pygette :

— Cet imbécile nous a surpris au moment le plus tendre de notre entretien, de sorte que je n’ai pu vous faire ma péroraison, que j’ai généralement éloquente. Voulez-vous que nous reprenions ?

Pygette, toute à la joie de n’être point arrêtée, accéda en riant et voilà pourquoi un taxi s’arrêta devant le Ministère, rideaux baissés, puis y resta un moment, muet et immobile, avant de déverser ses locataires, ce parce que M. de Coucouline se trouvait en nécessité de terminer cette péroraison à laquelle il tenait et pour laquelle il était de fait magnifiquement enlangagé.

Au surplus, pour éviter toutes surprises, un autre agent veilla, jusqu’à la sortie des personnages, sur cette auto oscillante, car la pudeur de la rue de Bellechasse est bien moindre que celle des Acacias…

— Vous demanderez à parler au ministre, dit M. de Coucouline, et vous insisterez pour le voir. Comme vous êtes charmante et qu’il aime les jolies femmes, il est probable que vous réussirez. Vous lui direz donc mon nom et mes états de service : car j’ai écrit il y a quinze ans, une plaquette sur je ne sais plus quelle question d’histoire locale, et j’ai fait les frais de l’éducation pour trois enfants de mes fermiers qui ont obtenu leur bachot. Vous voyez que je suis pour l’Instruction Publique une recrue de choix. J’attendrai donc votre sortie, et, si besoin est de me voir, vous direz que je me morfonds dans l’antichambre.

Tout se passa bien, c’est-à-dire mal d’abord.

« Le ministre ne reçoit pas, il ne reçoit que sur rendez-vous… il vous recevra la semaine prochaine… demain… etc., etc.

À ces excuses, Pygette opposa un front serein et une obstination pleine de dignité. Agitant ses jambes sous la jupe courte et montrant à point ses cuisses avec leur union, elle réclama obstinément un entretien avec M. le Ministre et fut enfin, après une défense honorable, amenée à faire capituler ce considérable personnage qui décida de l’accueillir. Le Ministre était alors Batastou, grand leveur de jupons et grand fendeur de bois, du bois dont on fait les quilles. Il était certainement surchargé de travail, mais ne put retenir un sourire en voyant entrer Pygette balançant ses larges hanches et mettant en vedette, avec un art infini, tous les charmes opulents que la nature lui avait dévolus.

— Que voulez-vous, mademoiselle, demanda l’Excellence.

— Je voudrais, monsieur le Ministre, vous demander les Palmes Académiques.

— Pour vous, c’est accordé. Cette belle poitrine est même faite pour porter d’autres traces de baisers que ceux de l’Université.

En même temps il passait une main légère, insistante pourtant, sur les seins de Pygette qui trouva qu’un Ministre de la République a vraiment de bonnes façons.

— Ce n’est pas pour moi, monsieur le Ministre, dit-elle avec timidité, c’est pour un de mes parents, le baron de Coucouline.

— De Coucouline, s’exclama le Grand maître des Écoles avec stupeur, c’est un vrai nom, ça ?

— Mais oui !

— Alors, il aura son ruban. Avec un nom aussi significatif on doit être décoré ou la République ne serait qu’un vain mot.

Et il se mit à rire pour inciter Pygette à l’imiter durant qu’il examinait si cette sollicitante méritait, d’un égard esthétique, les faveurs promises. Car chacun sait que les grâces de l’esprit, dans un pays aussi délicat que le nôtre, ne sont rien sans les grâces du corps.

Les investigations ministérielles furent concluantes, la jeune personne possédait de face, de profil et de revers tout le nécessaire pour intéresser un personnage aussi considérable. Aussi commença-t-il, le sang aux joues, à vérifier la qualité de ces formes excellentes. Tout y était, il dut se l’avouer, ferme et dense, de chair solide et copieuse, sans malfaçon apparente.

Il restait à vérifier de visu si la statuaire pouvait se déclarer satisfaite. Gentiment il demanda à la porteuse de placet s’il lui déplairait d’enlever ces vains ornements qui ne permettent même pas de voir si une femme a la peau couleur de marbre ou de basalte, d’albâtre ou d’obsidienne.

Pygette y consentit. Elle retrouva des pudeurs adolescentes pour quitter sa robe et abandonner sa chemise qui n’était d’ailleurs rien moins qu’une double feuille de figuier, opéra, il est vrai.

Et le ministre s’en donna à cœur joie de regarder, de toucher, de contrôler, de vérifier, de connaître « intus e extra ».

Alors, lorsque Pygette eut résigné toutes pudeurs même hypothétiques et qu’elle eût constaté avec certitude la satisfaction de l’Excellence, elle se sentit le courage de dire.

— Monsieur le ministre, je voudrais vous demander autre chose !

— Quoi donc, ma petite chérie (car l’intimité montait en grade).

— Eh bien, ce qu’on a dit sur le journal n’est pas vrai ?

— Qu’a-t-on dit sur le journal et quel journal ?

Paris-Tout.

— On y parle de toi ?

— Oui, c’est moi, Pygette.

— Pygette, je n’ai rien vu. Tiens, le voilà le canard, fais voir ce qu’on dit.

Retenant ses grègues, il vint prendre le Paris-Tout sur son bureau. Pygette lui montra l’entrefilet. Le ministre le lut et le relut, puis il dit :

— Cela doit être une farce qu’on t’a faite. Je crois que l’auteur est ici. Je vais l’appeler.

— Attendez que je me rhabille,

— Non, ça va ! je veux liquider et nous reprendrons,

Il sonna et demanda au téléphone un personnage dont Pygette ne saisit pas bien le nom.

Trois minutes après on frappa à la porte et la jeune femme vit entrer le fameux micheton qui l’avait menacée le matin où elle avait refusé de lui offrir le coup de l’étrier…

— Dites-moi, monsieur, êtes-vous l’auteur de ce petit papier ? dit le ministre à son subordonné en lui montrant sévèrement le journal.

L’autre devint blême et hésita.

— Oui, monsieur le Ministre, finit-il par avouer.

— Et voulez-vous me dire où vous avez puisé ces renseignements ?

L’autre hésita encore, puis dit enfin :

— Ils sont inventés, je voulais me venger de…

— Allez, monsieur, vous êtes indigne et je vais vous faire chasser de ce ministère où vous apportez le mensonge et de basses rancunes à satisfaire.

— Mais, monsieur…

— Faites vos excuses à madame et demain vous enverrez une rectification. Je la veux plate. Merci, monsieur, veuillez vous retirer.

Et le ministre resta seul avec Pygette radieuse, qui en oubliait, dans sa joie, de dissimuler d’elle-même ce pourquoi tant d’hommes s’étaient enflammés.

Et il y eut de nouveau des exercices libertins, salaces, galants, où tour à tour chacun eut le dessus. Enfin fatigués, ils tentèrent de reprendre leur dignité et l’Excellence put dire à l’oreille de Pygette :

— Hé bien, le Théâtre Français, cela te tenterait-il ? ou l’Odéon, ou l’Opéra.

— Oh ! oui, dit Pygette en embrassant le ministre.

— Alors…


FIN