Éditions Prima (Collection gauloise ; no 76p. 15-19).

iv

La Fuite


Voici ce qu’avait lu Pygette sur le journal :

On sait que voici trois jours une jeune fille de Montmartre, d’excellente famille d’ailleurs, mais que le goût des plaisirs étranges avait poussé à la fréquentation des prostituées, avait été trouvé inanimée chez elle sans qu’on sût s’il fallait attribuer sa mort à une intervention étrangère.

Or, de l’enquête suivie avec soin et perspicacité par M. Lagonflette, le distingué commissaire aux Délégations Judiciaires, et trois des plus subtils inspecteurs de la brigade montmartroise, il résulte que la jeune fille dont il s’agit aurait été empoisonnée. Les soupçons se localisent sur diverses femmes de mauvaise vie dont une certaine P…te, dont nous n’osons écrire le nom, car cette personne, de moralité extrêmement basse, a eu l’idée de le choisir signifiant, avec une obscène désinence française, la même chose que le nom dont on nomme la Vénus Callipyge. Une perquisition a été prévue pour ce matin et sera accomplie quand nos lecteurs liront ces lignes. Elle donnera certainement des résultats et le mandat de dépôt l’accompagnera.

Pygette connaissait et redoutait la police des mœurs, mais elle avait une terreur folle de la police judiciaire. Les tribunaux lui semblaient une chose si épouvantable qu’elle eût cordialement mieux aimé se jeter à la Seine que d’être condamnée à seize francs d’amende. C’est dire quelle horreur régna en son âme lorsqu’elle lut l’entrefilet de Paris-Tout. Elle ne connut plus rien, ni le client, dont elle attendait une manne abondante et méritée, ni le terme menaçant, dont elle ne possédait jusqu’ici qu’un tiers en espèces, ni quoi que ce fût de ses tourments coutumiers. Elle eut peur. Une peur irraisonnée et stupide qui lui fit prendre le premier passant pour un policier chargé de l’arrêter. Elle courut ainsi un moment, puis la fatigue la saisit. Elle s’arrêta dans un bar, regarda derrière si on la suivait puis vint, la figure défaite et la respiration tremblante, prendre un café qu’elle but bouillant sans s’en apercevoir.

Que lui fallait-il faire ? La peur se nuançait en elle d’un désir véhément d’échapper à la meute policière qui devait suivre sa piste. Elle regretta une minute d’avoir fui le Balte généreux. Mais, à l’idée de retourner voir s’il était resté à la terrasse, elle songea à ces deux hommes qu’elle avait croisés et qui paraissaient chercher quelqu’un.

Mais que faire ?

Elle avait une cinquantaine de francs sur elle, c’est-à-dire trop peu pour prendre le train et se rendre telle quelle dans une station balnéaire où son petit négoce put se pratiquer avec intérêt. Rentrer prendre le reste de son argent chez elle ne lui vint même pas à l’esprit. La police y était peut-être encore…

Alors, pour ne pas rester dans la rue ni aller de bistro en bistro en se faisant remarquer, Pygette qui reprenait goût à la vie décida de se rendre chez sa meilleure amie Syphone, ainsi dénommée parce qu’elle avait assommé à coups de siphon un homme qui voulait lui voler ses boucles d’oreilles. C’était une petite femme décidée et combative, dévouée, d’ailleurs, mais d’une lubricité extrême.

La demeure de Syphone était proche, Pygette la gagna avec prudence en regardant bien autour d’elle.

La porte étant ouverte en bas, la jeune femme monta sans avoir d’indication à donner, et, pensa-t-elle, sans laisser de traces. Parvenue au cinquième, elle sonna. Comme personne ne répondait elle frappa. Enfin un pas léger fut perçu derrière la porte.

— Qui est là ?

— C’est moi, Pygette.

— Comment, c’est toi, Pygette ?…

L’huis s’ouvrit. À demi enveloppée dans un kimono bleu ciel, une jolie femme aux traits irréguliers, aux yeux entourés d’un cerne bleu et aux gestes nerveux sauta au

Elle se tapa quelques claques
sur les fesses
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cou de Pygette.

— Il y a un temps que je ne t’a vue. Qu’est-ce qui se passe ?

En même temps elle entraînait la survenante dans l’appartement.

— Voilà, dit Pygette, j’ai couché avec un type par ici et comme je suis fatiguée, que d’autre part il y a les maçons chez moi, et que je n’y suis pas maîtresse dès que le jour est venu, je suis venue te voir. Le micheton m’a éreintée et je vais me reposer sur ton divan.

— Mais non, sotte, tu vas venir dans le lit. Justement nous y sommes deux déjà et tu connais le proverbe : jamais deux sans trois. Tu feras la troisième.

— Mais, dit Pygette…

— Tais-toi, ma chérie. Mon lit a cent soixante de large. On peut y coucher six. À trois nous serons à l’aise encore.

— À l’aise, dit Pygette déjà souriante et que cette cordialité remettait en état.

— Oui à l’aise, et tu vas voir…

Poussant la jeune femme devant elle vers la chambre Syphone annonça :

— Georges, tu te plaignais que nous n’étions que deux tout à l’heure. Nous allons être trois. Prépare-toi !

— Je suis tout prêt, dit une voix sourde et ironique.

Et Pygette vit apparaître un homme mince et souple, étendu parmi les draps comme un monarque oriental sur des peaux de tigre.

Il avait un corps poli et sec, sans poils, où les muscles couraient en longs serpents, nets et rapides. La face était glabre, avec une bouche sinueuse et rouge.

— C’est mon amant, reprit Syphone, tu comprends, mon véritable amant. Pas le type à qui on donne du pèze et qui vous le rend en coups de poing sur la gueule. Cela c’est le mec. Merci ! J’en ai eu un dans le temps, je l’ai fait sauter.

Elle riait de toutes ses dents, nue et hanchante, l’air d’un mâle trompeur.

— Celui-là, c’est l’amant avec qui il n’y a pas d’affaires de bulle, tu vois ? Il en gagne plus que moi et je ne lui en demande pas. Alors on peut s’aimer et il sait y faire, la petite saloperie.

L’homme se prit à rire.

— Syphone, tu manques aux civilités, fais déshabiller ta copine afin qu’on soit tous en tenue mondaine. Elle a l’air de je ne sais quoi avec sa robe qui la recouvre tout entière.

— Tout entière, protesta Pygette.

— Oui, tout entière !

Incapable de se défendre contre tant de cordialités, Pygette commença de quitter ses vêtements. Une sorte de brouhaha se faisait dans sa tête, Elle se savait menacée d’être arrêtée, mais il y avait là des amoureux si attrayants. Car, j’ai omis de le dire, Pygette, froide comme un iceberg avec ses clients, et n’ayant pour la minute aucun amant de cœur — le sien, un acteur en renom, se trouvait en représentations à Alger depuis deux mois — Pygette avait pourtant du tempérament.

Mais, pour éveiller ce tempérament, ce n’était pas d’attouchements plus ou moins bien placés qu’il fallait user ni de paroles d’amour, ni même de jeux prétendument préparatoires à la volupté. Elle restait insensible à tout cela. Son ardeur s’éveillait juste, raide d’ailleurs, comme une épée, lorsqu’elle se trouvait dans une chambre où de vrais amants venaient de s’aimer et se trouvaient encore. C’est l’atmosphère de l’amour qui la mettait en amour.

Et puis, il faut le dire, cet homme qu’elle voyait, semblable à un sultan, et dont l’action avait si profondément stigmatisé les yeux de Syphone, ce personnage glabre et moqueur représentait bien le type d’amant que Pygette attendait depuis longtemps, et, il faut l’avouer, qu’elle n’avait pas encore trouvé.

— Ah ! Ma douce…

Ainsi parlait Syphone en enlaçant Pygette dévêtue et couchée elle aussi.

Et le plaisir se multiplia dans trois corps.