Éditions Prima (Collection gauloise ; no 76p. 5-10).
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ii

Le beau jour


Lorsque fut disparu le client exigeant et mauvais coucheur, Pygette, un moment étourdie d’épouvante, retrouva l’équilibre de son charmant esprit. Et d’abord pour commémorer ce départ elle esquissa une bamboula-java du plus étonnant aspect. Ensuite, l’essoufflement étant venu, elle retourna voir le beau temps, et chantonna Valencia d’une voix attendrie. Enfin comprenant que, l’oiseau de mauvais augure enfui, la journée s’offrait riche de toutes les félicités, elle se tapa quelques claques sur les fesses en criant sur un ton nègre :

— Y a bon… Y a bon…

Son armoire à grande glace ovale lui renvoyait pendant ce temps des images lascives.

Pygette commença de s’habiller. Il était onze heures moins cinq. D’abord, lui fallait-il se mettre sur le ventre une ceinture de caoutchouc propre à effacer ce que la mode veut qu’on efface. Car nous ne sommes plus au temps où il seyait aux femmes de sembler aux bords de l’enfantement… Et puis il faut attacher quelque part les jarretelles qui assurent la dignité des bas. Prendrait-elle une ceinture bleue, rose, mauve, tango, opéra ou violine ? Cela déciderait d’ailleurs de toute la toilette, car il faudrait assortir la chemise-enveloppe à la ceinture, puis la robe à la chemise-enveloppe, le chapeau à la robe et les chaussures itou… Cruel problème. Pygette se décida pour une ceinture opéra. C’est un rouge violacé qui doit ressembler à la pourpre romaine. Il réclame des chairs abondantes et pigmentées pour être porté familièrement, mais il donne, en ce cas, à ces chairs une magnificence impériale.

Et Pygette choisit ses vêtures. On ne porte pas de bas rouges, mais il faut que dans leur couleur légère et atténuée, la transparence du derme unie à leur nuance propre permettent un rappel de la teinte d’ensemble. Elle découvrit enfin des bas qui donnaient en transparence un délicieux dégradé violet et qui lui parurent magnifiques. Elle les chaussa aussitôt. Je pourrais, bien entendu, en vous contant toutes ces choses décrire les positions diverses et les aspects, les perspectives et les profils du corps de Pygette. Cela se prêterait sans vergogne à des études verbales de nu aussi poussées qu’il me plairait. Car j’aime autant vous l’avouer, Pygette n’avait aucune pudeur. Aussi bien cela l’eut certainement gênée dans sa profession…

Mais je dois le dire chastement, on ne sait jamais où l’on sera entraîné lorsqu’on s’avise de littératurer dans les nudités. Le souci d’exactitude court risque en effet de vaincre celui des prudences utiles. Il y a dans le corps humain des choses qu’un homme désireux de ne pas outrager les bonnes mœurs doit sembler ignorer. Or, l’art a des exigences et même des entraînements. Me voyez-vous décrivant Pygette du coccyx au périnée ?… Me voyez-vous notant les nuances diverses et les protections naturelles offertes par la nature à tous les recoins et les replis de cette physiologie galante et désirable ?

Oh ! je ne doute pas du succès que m’apporterait cette étude. J’ai l’œil sûr et le style souple. Je sais trouver les mots qu’il faut pour toutes les nuances de toutes les couleurs. Mais je ne veux subir l’accusation de Socrate et passer pour corrompre les âmes. Boire la ciguë me tente peu et je renoncerai donc à cette description dont le seul énoncé, lecteur, vous affriolerait déjà. Contentez-vous de ce que j’ai dit. Pendant que je me livre à cette digression, Pygette s’est d’ailleurs vêtue. Elle a entouré ses grâces d’une chemise-combinaison du plus gracieux effet. En haut ses seins sortent juste, en bas il lui faut des efforts surhumains pour boutonner entre les jambes les deux pans de ce vêtement qui est à cet endroit une sorte de pantalon, d’ailleurs peu crochetable, mais accueillant.

Et c’est la robe courte, à la façon d’un jour de décembre qui se pose sur cette lingerie soyeuse, la robe transparente comme l’atmosphère niçoise et sous laquelle les seins, obstinés à s’afficher, font des effets tanagréens. Pygette s’admire. Elle se tourne et se retourne, regarde si ses bas sont droits, si en marchant la jupe se lève assez bien et assez haut, si… mais que ne regarde-t-elle, et cela vous regarde-t-il ?

Maintenant usons, pense-t-elle, un peu des parfums dont l’amitié d’un récent Tchèque nantit la gracieuse enfant. Il faut savoir — c’est un art — les répartir aux lieux congrus et en quantité convenable. Pygette s’y efforce. Comme elle ira au dancing, il lui urge de parfumer ses aisselles. Et, entre les seins, elle fait couler un mince filet de rose qui descend, qui descend et à certain moment lui apporte même une sensation de froid cuisant presque douloureuse. Maintenant elle peut sortir. Le temps n’est plus des chapeaux que les femmes ne mettaient jamais en moins d’une demi-heure d’essais. On se colle sur la tête, d’un coup et sans y regarder, un petit galurin viril et c’est fini.

Et Pygettte s’en va.

Dehors, c’est la rue agitée et son brouhaha. Les autos, petites voitures basses et sveltes, lourds carrosses de haut tourisme, camions et camionnettes se suivent, raclant le sol de leurs pneus ferrés. De temps à autre un autobus écrasant et majestueux passe dans un tumulte apocalyptique. Et la file continue comme une chaîne sans fin, avec ses hommes de toutes qualités accrochés aux volants. Autour de Pygette ravie du bruit et de l’agitation universelle, les petites bourgeoises vont d’un pas bref et saccadé acheter les provisions du déjeuner. Elles aussi portent leurs seins apparents comme la petite femme nocturne à plaisir. Et c’est tantôt des commères mamelues dont la poitrine énorme oscille et fluctue, tantôt de minces ménagères presque plates mais soucieuses de montrer qu’elles ne sont point des hommes déguisés. Les sacs en moleskine pendent au bout de bras surchargés de vinasses, de bottes de radis et de salades, Pygette ne remarque point tout cela, qui lui est trop habituel, mais elle voit une jolie femme arriver avec un carton à musique et elle est jalouse de cette fillette, riche sans doute, mais plus haut troussée pourtant qu’elle-même et montrant sans vergogne ses jarrets, plus bas décolletée aussi et dont les seins apparaissent presque jusqu’au mamelon. Pygette est jalouse. Elle sait bien qu’on lui reprocherait d’abuser de sa profession galante si elle s’habillait aussi court. « Voilà pense-t-elle, la pudeur devenue l’apanage des femmes qui vivent de la volupté. Et elle songe à l’amant cossu qui lui permettra de ne plus quérir la quotidienne fortune des bars et des dancings, qui l’entretiendra tout à fait, lui permettant d’être « sérieuse » et de s’habiller enfin toute en peau…

Ainsi va Pygette, heureuse de vivre malgré les grandes bourgeoises qui descendent de magnifiques autos et lui montrent d’elles-mêmes tant de chair nue qu’elle en

L’autre sortit un bras menaçant et poilu (page 3).
aurait presque honte… Mais cette impression passe et d’ailleurs Pygette n’a pas de rancune…

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Je n’ai pas suivi notre charmante héroïne dans tous ses déplacements matinaux et vespéraux. Elle a déjeuné et songé longuement dans un petit café à la fin du jour qu’elle attend, l’heure du métier, où, le regard aiguisé et les hanches roulantes, on espère et on attend d’avoir provoqué le désir d’un homme, d’un homme qui sache solder le plaisir. Il y a l’heure du dancing, où l’on retrouve les amies et où l’on s’assouplit à suivre une musique barbare et à la parer de pas compliqués. Il y a le dîner silencieux dans une inquiétude qui commence. Car l’heure du combat approche, l’heure où il va falloir provoquer le mâle. Et il advient qu’on échoue ou bien qu’on récolte des hommes impropres à la consommation… Ah c’est là une vie pleine d’aventures…

Et Pygette, à qui les paroles du micheton hargneux reviennent, se demande ce qu’il a voulu dire avec ses menaces enveloppées et saugrenues. Une inquiétude lui vient. Il faut pourtant partir en guerre comme chaque jour.

Et la voilà crayonnant ses yeux et leur donnant cette auréole noire à laquelle les hommes attribuent la valeur d’un témoignage d’inextinguible luxure. Elle se farde les pommettes et veloute de poudre son derme poli.

Un regard encore comme le soldat qui va prendre la garde et s’expose à tous les regards d’officiers vétilleux.

Et maintenant montons en ligne…