E. Flammarion (p. 325-333).


DIVAGATIONS SENTIMENTALES


Saint-Lazare !…

C’est — là-bas, au sortir du minuscule municipe qui garde encore, dorés par le soleil, ses remparts de libre cité — d’abord : une route blanche mais striée de barres violettes par l’ombre oblique que projettent les troncs de platanes ; sur la route : un paysan poussant sa bête ; un roulier marchant d’un pas lourd au roulis de son équipage, lequel chargé à destination du Nord, pour Gap, pour Grenoble, pour Lyon, d’un tas de produits marseillais, laisse par derrière, à travers le montagneux pays Gavot, une bonne odeur de Provence et de port de mer ; ou bien encore, car voici l’heure de la promenade d’après déjeuner, des artisanes qui caquettent deux par deux et font tourner leurs grands ciseaux au bout de la chaîne d’argent.

Puis, après trois quarts d’heure démarche, le bastidon, la retraite heureuse, le pré pendant tout blanc de narcisses, l’air traversé de cris d’oiseaux auxquels succède vers le soir le vol bourdonnant des scarabées, et grêle, claire, monotone, la chanson d’une petite source tombant de haut dans son réservoir.

Souvenirs réchauffants, agréables à rappeler par ce déloyal essai du printemps qui coquette et qui se marchande, accablant Paris de torrentielles ondées en échange d’un sourire rose et furtif entre deux branches d’épines à demi fleuries.

Les parents d’un camarade d’école possédaient là, dans ce quartier de Saint-Lazare, une maisonnette barbouillée de chaux, qui ne servait guère qu’aux rares jours de mistral ou de pluie et qui nous semblait alors un palais incomparable, avec ses parois lamées d’argent par la trace des escargots évadés, son plafond où des raisins secs pendaient, et les sarments servant de sièges au milieu de paniers et d’instruments de jardinage.

Ce que nous aimions encore mieux, le séjour idéal qui, en tout temps, nous attirait, c’était au bas du pré, dans la falaise caillouteuse, de dix mètres à pic, sous laquelle, à travers une plaine de galets luisants, la Durance roule ses eaux brunes, c’était, creusée dans l’escarpement et murée sauf un petit trou, une mystérieuse logette.

Un grand lierre la recouvrait, et recouvrait aussi le bassin d’une fontaine presque toujours tarie, soit faute d’entretien suffisant, soit que les propriétaires l’eussent captée au profit de la source du haut du pré.

Cette logette, disait-on, avait dans les temps anciens — au temps des consuls — servi d’asile à un lépreux. Aussi les gens s’en écartaient-ils instinctivement, et nous-mêmes, à vrai dire, les jours d’école buissonnière, ne nous glissions pas sans quelque appréhension par son unique ouverture. Mais le lierre avait de si belles grappes bleues ; le figuier poussé à côté dans une crevasse donnait deux fois par an des figues si grasses et si douces ; le thym, le poivre d’âne et la lavande mettaient dans l’air un tel encens et attiraient un si grand nombre d’abeilles ; il faisait si sombre, si frais, si tranquille tout au fond ; et, derrière l’étroite fenêtre, le paysage apparaissait si limpide, que le lépreux était bien vite oublié et qu’aujourd’hui encore ce seul nom de Saint-Lazare suffit à évoquer en moi une délicieuse vision de paresse et de poésie.

Autre est le Saint-Lazare parisien.

En haut du faubourg : une maison triste, moitié hôpital, moitié prison ; un grand portail profond barré d’une grille qui parfois s’entr’ouvre pour laisser entrer ou sortir des voitures closes et silencieuses. Quant à l’intérieur, sans l’avoir vu, je me le figure volontiers pareil à La Force de la Salpêtrière, à cette cour de Manon, ainsi nommée en souvenir de l’héroïne de l’abbé Prévost et d’un aspect à glacer le cœur, quand on songe que des femmes y furent enfermées, avec son puits, son large pavé toujours humide et ses hautes bâtisses noires qui, éteignant la douce lumière du ciel, ne laissent tomber d’entre les toits qu’un reflet pâli et décoloré

Eh bien, le croiriez-vous, hier, passant devant par hasard, car le plus souvent je m’en détourne, hier, Saint-Lazare m’a paru presque gai.

Le long du trottoir, une foire en plein air s’étalait : des fruits, des fleurs, des articles de ménage, des bijoux en faux, de menues bimbeloteries et toute une population de fillettes circulant, avec cette flamme au coin de l’œil, ce petit air de « prêt à rire » que fait subitement éclore le soleil des premiers beaux jours.

Il y a là surtout un mur, un mur rébarbatif et nu que vous avez pu voir en temps d’élection bariolé d’affiches, et qui est présentement couvert d’une infinité de ces petits carrés de papiers blancs, collés d’un pain de farine à chaque angle, par lesquels on a coutume, entre employés et patrons, d’offrir ou de demander du travail.

La grand’ville seule offre de ces contrastes ; et pendant quelques minutes, sur le mur infâme, oubliant quelles tristesses et quels désespoirs il cachait, j’ai pris un vif plaisir, plaisir de flâneur en découverte, à lire, à noter ces petits papiers où se révèlent, dans leur naïve ingéniosité, les secrets de tant d’existences féminines.

La formule n’en varie guère :

« 7 avril. — On demande des ouvrières pour un travail facile. » Puis la griffe du fabricant et son adresse : Faubourg Saint-Martin, rue du Caire, tel étage, tel numéro.

« On demande… » Que ne demande-t-on pas ? et que d’humbles industries ignorées du Paris heureux dont elles font la grâce et le luxe ! On demande des mécaniciennes pour le jupon-tournure, pour le ruché, pour le gaufré, pour le plissé ; une première ouvrière au corsage ; une bonne ouvrière sachant travailler sur la tricoteuse et faire le crochet.

Des ouvrières en ornements de modes ; des brodeuses sur canevas ; des brodeuses en or et en soie — pour la finition, dit l’affiche — ; des passementières pour le cousu : des perleuses sur jersey ; des perleuses sur tulle. Et des laitonneuses, et des plumassières.

Parfois des métiers qui font rêver : des ouvrières connaissant la partie pour trier de vieux papiers ; des ouvrières pour peindre des statuettes en terre cuite ; des ouvrières sachant tourner le vautour ; des verdurières.

Puis le bataillon des fleuristes : fleuristes pour le naturel et la rose, feuillagistes, ouvrières en petites grappes…

Toute une évocation de la descente des faubourgs, quand, dans l’aurore rose d’une claire journée, Bellevilloises et Montmartroises s’égrènent en essaim vers Paris, pour butiner la lampée de miel et la goutte d’eau qui font vivre.

De loin en loin, une note triste : machine à vendre.

Les petites ouvrières ne s’y arrêtent point, et prennent des adresses, chacune selon son métier, en riant. Le temps est beau, l’ouvrage donne ; on pourra payer le terme en retard, s’offrir une robe, et même de la campagne pour vingt sous, au premier dimanche, dans un endroit rustique, certes ! quoique égayé de mirlitons et parfumé par les fritures.

Mais, hélas ! le mur n’est pas toujours ainsi fleuri de blanches affiches. Vienne le chômage, il se fait noir et n’est plus qu’un mur de prison.

Alors ce sont les jours sans feu, parfois sans pain, la chasse au travail, les offres partout repoussées. Puis, quoi, l’impossibilité de durer, le suicide, ou pis encore…

Qui sait ? plus d’une est prisonnière là dedans, coupable seulement d’une variété de misère, qui l’année passée, pleine d’ardeur et de courage, prenait des adresses sur ce mur.

Mais secouons les idées sombres !

Mon grand patron l’apôtre Paul, qui fut le premier des pessimistes, établit jadis sans trop de peine que la justice et le bonheur ne sauraient être de ce monde ; mais, en manière de consolation, il montrait à l’homme, par l’ouverture des nuages, un éblouissant paradis. Le paradis des Évangiles, on n’y croit plus guère : les télescopes lui ont fait du tort ; et l’homme, hélas ! désabusé de son beau rêve, se contenterait volontiers d’un semblant de paradis ici-bas.

Le verrons-nous ce paradis ? Verrons-nous la terre également douce à tous ses enfants, l’Humanité guérie enfin du double mal de violence et de misère ?

J’en doute souvent ! Souvent aussi je me reprends à espérer en songeant au Saint-Lazare de là-bas, où jadis vivait un lépreux, où maintenant l’oiseau fait son nid, la source chante, l’herbe embaume.

Après tout, un peu d’Espérance, accompagnée d’un peu d’effort, il n’y a que ça, comme disait l’autre !


FIN