E. Flammarion (p. 305-315).


LE COCHON


On jouait au jeu des préférences.

Après avoir, dans une série de choix ingénieux ou délicats, pour les héros dont il eût désiré revivre la vielles livres qu’il aimait relire, les fleurs qu’il aimait respirer, donné chaque fois une preuve nouvelle de l’exquisité de ses goûts, le poète arrivant à cette rubrique quadrupède et mis en demeure de remplir la dernière ligne blanche, le poète, je dois le dire, hésita. Ou plutôt il fit semblant d’hésiter ; car c’est posément, délibérément que, d’une belle écriture ferme et ronde, symbole du parfait équilibre de son sentiment et de sa pensée, sur le mignon carnet d’ivoire orné d’incrustations en or, il inscrivit le mot : cochon. Toutes les femmes se récrièrent.

Lui, ne paraissant rien entendre, ajoutait déjà :

— Oui, mesdames, sans paradoxe et sans arrière-pensée de gourmandise, si, à tant d’animaux en apparence plus distingués et plus dignes de sympathie, si au cheval, au chien, au chat qu’ont adopté, je ne sais trop pourquoi, les mystiques, au loup, dont Alfred de Vigny a dit en nobles vers la vie libre et la mort stoïque, à l’ours, ermite facétieux et doux, qui se nourrit de rayons de miel, je préfère le compagnon de saint Antoine, c’est qu’avec sa falote physionomie, ses yeux chinois, sa queue en vrille et son groin interrogateur, ce succulent ami de l’homme me rappelle un des meilleurs souvenirs de ma jeunesse amoureuse.

Et comme ces paroles, pourtant sincères, n’avaient eu pour résultat que de surexciter l’orage des protestations :

— Attendez au moins que je m’explique.

Sur quoi, le silence s’étant fait, le poète prit posture et commença :

— Je sortais alors du collège, mélancolique, et promenant à travers le temps et l’espace cet état d’âme particulier à la jeunesse qui s’appelle besoin d’aimer.

Amoureux, je l’étais oh ! de toutes les femmes, mais sans qu’aucune d’elles s’en doutât.

L’homme est sur ce point, vous le savez la plus maltraitée des créatures. Ceux que notre orgueil appelle des frères inférieurs savent, quand vient la saison d’aimer, s’embellir de façon spéciale, revêtant un poil plus lustré, un plumage aux couleurs plus vives, allumant même dans la nuit des parures phosphorescentes pareilles aux pierreries.

L’homme amoureux, lui, n’a pas d’uniforme, la femme amoureuse non plus.

De sorte que, chaque jour, d’innombrables Roméos avec de non moins innombrables Juliettes, se rencontrent, se frôlent, mais ne se reconnaissent pas. Et c’est un malheur qui, par exemple, n’arrive jamais aux vers luisants.

J’avais bien essayé de fixer un peu ces vagues désirs en choisissant une dame de mes pensées.

Seulement je la choisis en si haut lieu que ma timidité pouvait être tranquille ! Des sommets où la belle trônait dans les apothéoses de la vie de théâtre, son œil ne risquait guère de s’égarer, ne fût-ce qu’un instant, sur l’étudiant anonyme et chevelu qui rimait des sonnets à sa gloire.

Du reste et parallèlement mon cœur se forgeait des romans plus humbles.

Tout village aperçu en chemin de fer, fuyant sous les arbres, me semblait devoir abriter quelque idéale bien-aimée.

Et mes yeux souvent se mouillèrent à l’aspect d’une porte encadrée de lierre derrière laquelle était peut-être le bonheur.

Bref ! Je perdais un temps précieux en puérils enfantillages, lorsque le hasard — ce dernier des dieux resté sur terre, sans doute pour nous consoler du départ des autres — se mit en tête de me faire connaître les réalités de l’amour.

Un jour, je m’étais égaré, seul avec ma mélancolie, au milieu d’une de ces fêtes moitié rustiques, moitié parisiennes qui mêlent la chanson des mirlitons aux soupirs du rossignol niché dans la haie, et font monter l’encens canaille des fritures sous les voûtes d’antiques charmilles taillées par les jardiniers du grand Roi.

Mais que m’importaient les phénomènes et les somnambules, les caleçons pailletés des alcides, des thorax olympiques des lutteurs ?

Que m’importaient ces jeux, que m’importaient ces joies ?

Que m’importaient ces chevaux de bois au tournoiement deux fois barbare de tentures criardes, de musique enragée, et ces roulettes chargées de tressautantes porcelaines devant lesquelles — ô fortune ! — les petits commis et les trottins passent par les mêmes alternatives d’espérance ou de désespoir qu’un joueur à Monte-Carlo devant l’immense table verte où roulent sans bruit les pièces d’or.


Mon âme allait ainsi se berçant à ces pensées aussi maussades que profondes, quand soudain je fus éveillé par les éclats d’une jeune voix :

— « Je l’ai gagné, il est à moi, je réclame le lot vivant… »

Au même moment, près d’un des tourniquets en question, j’aperçus une fillette assez jolie, dressée sur la pointe des pieds, toute frémissante et les mains tendues vers un ravissant cochon de lait, qui silencieux et résigné comme un esclave mis en vente, dominait l’amoncellement des porte-bouquets aveuglants de dorures et des gobelets en faux cristal.

Le marchand disait : — « Vous avez droit à choisir autre chose, et même, si vous me laissez le petit cochon, je donnerai quatre francs cinquante en échange. »

Il aurait aussi bien pu offrir vingt francs sans que mademoiselle Marine, tel était son nom, renonçât au petit cochon dont elle avait eu le caprice. D’autant plus que Fernand, un beau jeune homme qui l’accompagnait, daigna approuver en ces termes :

— « Non ! pas de quatre francs cinquante : on prend le cochon, ce sera plus rigolo. »

Et, dans l’espoir que ce serait rigolo, ils emportèrent à la barbe des railleurs le petit cochon décoré pour la circonstance d’une houppette rouge au bout de la queue.


Ce fut rigolo, en effet !

Marine et Fernand, grâce à leur cochon, devinrent tout de suite les héros de la fête. Longtemps, à travers la foule émerveillée, je les suivis d’un œil d’envie.

Fernand, avec les allures très exactement imitées d’un paysan qui s’en reviendrait de la foire, avait lié le cochon d’une cordelette au pied gauche, et le menait ainsi geignant et trottant sur trois pattes tandis que Marine, pour mater ses révoltes, le menaçait d’un petit fouet acheté au bazar à treize.


Il paraît qu’à la fin tout lasse, même les plaisirs que procure un cochon gagné au tourniquet.

Vers les trois heures, ahuri par le brouhaha, assourdi par le tintamarre, j’étais allé faire un tour le long de l’eau, entre la rivière et le bois.

Or, au détour d’un chemin creux, derrière un bouquet de châtaigniers, je surpris, bien sans le vouloir, ce pittoresque dialogue :

— « Babylas ? — Guï ! guï ! — Donnez vos menottes, Babylas. — Guï !… — Assez de guï guï comme cela. Donnez vos menottes et caressez maîtresse qui vous aime et ne veut pas vous laisser rôtir. »

C’était, figurez-vous d’ici l’idylle, c’était mademoiselle Marine, les yeux en pleurs, assise au revers d’un fossé et tenant par les pattes de devant le petit cochon, baptisé Babylas pour des motifs mystérieux, le petit cochon qui, debout, les pieds dans la mousse, secouait ses oreilles courtes et remuait son groin rosé.

J’apparais. Marine surprise lâche Babylas qui s’enfuit. Je cours, je rattrape Babylas, je le ramène en le flattant. Puis je m’assieds près de Marine, qui me raconte son histoire.

Essayeuse six jours de la semaine dans un important magasin, mademoiselle Marine se reposait le septième en tenant la barre sur le canot où ramait Fernand. Depuis quelque temps cela ne l’amusait plus guère. Braves garçons ces canotiers, mais pas galants du tout, ne songeant qu’à développer leurs biceps, et pour unique distraction, toujours des berges hérissées de ronces et percées de trous de rats d’eau, toujours des rangées de peupliers droits sur le ciel bleu comme les dents d’un peigne.

Heureusement, c’était fini, désormais barrera qui voudra !

Fernand, d’ailleurs, venait de mettre le comble à ses méfaits en essayant d’emporter Babylas, ce pauvre Babylas ! dans un cabaret de Chatou, pour l’y manger à la sauce caraïbe.

— Écoutez plutôt : les entendez-vous ?

En effet, dans les miroitements d’un couchant splendide, une barque mince filait sur l’eau au va-et-vient de six torses multicolores, et la brise nous apportait cette chanson emprunté au mystère connu :


Rendez-moi mon cochon s’il vous plaît,
Voulez-vous me le rendre ?…


Nous ne rendîmes pas le cochon. Marine logeant chez sa sœur, une femme sérieuse, mariée, et ma chambre d’hôtel étant trop exiguë pour qu’on pût décemment y faire place à Babylas, nous mîmes Babylas en nourrice, à tant l’année, chez une vieille paysanne vaguement aubergiste qui voulut bien nous donner à dîner. Depuis, tous les dimanches, nous allions chez elle pour manger une omelette et demander des nouvelles de Babylas.

Du reste, Babylas était charmant. Nous constations chaque semaine combien il croissait en âge et en sagesse. Il croissait autrement aussi, un peu trop même, à vrai dire, Marine était désolée de ne pouvoir plus le prendre dans ses bras.

Puis l’hiver arriva qui interrompit nos promenades. En outre, une brouille survint ; nous restâmes deux mois sans revoir Babylas…

— Allons, mam’selle Marine, soyez raisonnable. Voilà-t’y pas de quoi tant pleurer ? À la prochaine foire d’avril, je vous achèterai un Babylas tout neuf, qui sera le même que l’autre. Ces bêtes-là, dame ! c’est un peu comme les amours : quand ça ne croît plus ça dépérit ; voilà pourquoi faut les remplacer tous les ans.

La mort de Babylas nous avait attristés, on s’en accusait mutuellement ! et le retour à Paris fut maussade.

Le lendemain, Marine me quittait, cette fois pour toujours, en me laissant ce mot sur la table :

— Décidément j’ai réfléchi ; je crois qu’au moins en fait d’amour la vieille paysanne avait raison.

Brave Babylas ! Pauvre Marine !…