E. Flammarion (p. 289-296).


L’OMNIBUS DE PLAISANCE


Ce n’est pas un — ou une — de ces omnibus énormes entraînés par trois forts chevaux et dont la circulation n’est guère possible que dans les larges avenues du Paris central. Non ! destiné à parcourir les rues plutôt étroites de la demi-banlieue, mon omnibus « Plaisance-Hôtel de Ville » a des proportions modestes.

Deux chevaux lui suffisent ; et il serait de tout point semblable aux omnibus d’il y a trente ans, sans l’adjonction sur son arrière d’une plate-forme où, près du conducteur, deux voyageurs debout et serrés un peu arrivent tout de même à se caser.

Lorsque j’habitais Montparnasse, j’étais un habitué de cet omnibus dont le service met en communication les quartiers industrieux de l’Hôtel-de-Ville et des Halles avec ceux plus paisibles qui, au delà de l’avenue du Maine, avoisinent les fortifications.

Depuis longtemps, hélas ! malgré son nom resté engageant, Plaisance, aussi bien que Montrouge, a cessé d’être rustique.

L’horrible moellon l’envahit. Cependant quelques jardinets continuent courageusement à y verdir, humbles oasis dans le désert des maisons neuves.

La campagne n’est pas trop loin, elle commence à Malakoff. Campagne relative, il est vrai, avec des jardins maraîchers, des marchands de vins à tonnelles, les roues des carrières de glaise, les obélisques en bois des entrées de champignonnières se dressant au milieu de champs de blé. Ce ne serait pas la peine vraiment de l’appeler campagne sans la ceinture de coteaux d’où arrive l’air pur des bois.

La chose suffit pourtant ; et l’espoir de ce peu de brise ramène là chaque soir une population intéressante et travailleuse : demoiselles de magasin, petits employés, ouvrières et ouvriers des Halles, que leurs occupations retiennent la journée durant à Paris.

Pour tous ces braves gens, l’omnibus de Plaisance est un bienfait.

Il était un bienfait pour moi. Je le prenais assez régulièrement matin et soir, instant favorable où l’omnibus se laisse saisir dans l’intimité de sa physionomie, « heure de l’effet » comme disent les paysagistes, dont je ne saurais trop recommander le contraste aux observateurs. Supposez un Corot frissonnant et nacré parmi la joie légère de l’aurore, et puis le même paysage sous un de ces ciels mélancoliques, ensanglantés par le couchant, où se complaisait le génie de Jules Dupré.

Le matin, rassérénées et rajeunies par le bon repos de la nuit, toutes les figures s’animent et vivent. On cause, on parcourt les journaux ; parfois un petit trottin aux yeux noirs, battus, mais contents, sourit silencieuse dans son coin, avec l’air de continuer je ne sais quel aimable rêve.

Le soir, tout ce même monde sommeille sous l’influence bienfaisante, mais doucement tyrannique, du dieu Upnos ; et le conducteur, tantôt fringant et guilleret, ne récolte plus les gros sous et ne passe plus les correspondances qu’avec un air de visible fatigue.

D’ailleurs, à mi-chemin, si ce n’est au départ, presque toujours la voiture se trouve pleine ; et, personne ne montant plus, libre de responsabilité jusqu’à la dernière station, le conducteur, grâce au petit pliant de sange que l’administration tolère, peut lui-même prendre un acompte sur sa nuit.

Le trajet pourtant est agréable, surtout pour les voyageurs de plate-forme et d’impériale, mais il faut savoir garder les yeux ouverts.

Sans parler des quais et des ponts, ni des panoramas incomparables, plus beaux encore au déclin du jour, que la trouée verte de la Seine ouvre sur Paris et les profils si variés de ses masses architecturales, vous pouvez en passant admirer, à l’ombre des deux tours jumelles, la place Saint-Sulpice, solennelle mais doucement égayée par le bruit des eaux jaillissantes, et, deux fois la semaine, embaumée par les parfums persistants et vagues de son marché aux fleurs.

Plus loin, c’est la grille du Luxembourg dont les grands arbres balancent au-dessus des têtes la bénédiction de leurs feuillages ; c’est le petit carrefour Vavin où souvent un quatuor pittoresque de croque-mort se groupent, macabres buveurs d’eau, autour de la wallace du refuge ; puis, par delà le boulevard, la rue de la Gaîté, populaire et grouillante, avec ses bazars et ses bals, ses cafés-concerts, son théâtre, et qui, le long des trottoirs peuplés de fillettes en cheveux, jadis la joie de Sainte-Beuve, illumine déjà, dans une perpétuelle kermesse, les éblouissants étalages des pâtisseries et des charcuteries en plein vent.

Alors que j’étais du quartier, je me laissais volontiers conduire jusqu’à hauteur de la rue de la Gaîté, et je descendais là, m’attardant, non sans envier ceux qui allaient plus loin. Tout le monde ne peut pas avoir une maison à jardinet à Plaisance.

Mais pourquoi ce long bavardage ? Simplement pour vous raconter une aventure qui m’est arrivée l’autre jour dans le même omnibus, aventure plus que banale, mais qui peint bien la douceur d’âme du bon peuple parisien.

Invité à dîner vers ces parages par un ami, doux philosophe, lequel connaît le secret du parfait bonheur, puisqu’il peut au réveil, avant les austères devoirs, constater les progrès de trois plants de salade lui appartenant, et distribuer, cueillies de sa main, quelques herbes à des lapins familiers, j’avais pris, un peu en retard, mon vieil omnibus de Plaisance.

Premier occupant de la plate-forme, et sûr de n’être pas dérangé, je venais, avec un sentiment d’épicuréisme exagéré peut-être, d’allumer un modeste cigare.

L’omnibus roulait, plein dès le départ ; du moins je le croyais ainsi. Pourtant, à la montée qui précède la rue de Vaugirard, il s’arrêta ; et je constatai que la plaque indicatrice ne portait pas le mot complet. Dans l’intérieur, en effet, par grand hasard, une place se trouvait inoccupée.

J’explorai du regard la rue. Nulle apparence de voyageur. Seulement le conducteur était descendu et, la tête baissée vers le pavé, il causait avec quelque chose.

Ce quelque chose répondait :

— Il reste une place ? Allons, tant mieux !

Et le conducteur, cordial et bourru, affirmait :

— Oui, mon brave, il reste une place.

Alors, me penchant à mon tour, je distinguai, à ras de terre, un cul-de-jatte. Tête barbue, deux bras, un buste : le tout posé dans un plat de bois.

Avec une extraordinaire adresse et des passants l’aidant un peu, le cul-de-jatte accota l’avant de son plat au marchepied, se fit lui-même basculer et se trouva sur la plate-forme.

La place libre était située tout au fond. Je compris que loger ce cul-de-jatte dans l’intérieur serait sans doute une opération difficile. Le cul-de-jatte commençait à s’impatienter.

— Non ! me dis-je, sacrifions-nous.

Et j’entrai, abandonnant, entamé à peine, mon cigare que le cul-de-jatte ramassa.

Faire le bien est doux ! Tout le monde, parmi l’assistance réveillée de son demi-sommeil, parut d’accord pour approuver ma noble conduite.

Maintenant l’omnibus roulait de plus belle. Mais personne ne dormait plus, et nous nous amusions des gens qui, malgré la plaque levée et les signes du conducteur, couraient derrière la voiture, s’obstinant à vouloir monter et s’accrochant au garde-fou.

— Je vous dis qu’il reste une place !

— Je vous dis qu’il n’en reste pas !

Et la querelle se perpétuait.

Car, malgré les bouffées énormes qu’il tirait de mon bout de cigare, sous l’hélice de l’escalier d’impériale où le conducteur l’avait poussé, comment aurait-on soupçonné, bien qu’il comptât comme voyageur, la présence du cul-de-jatte ?