E. Flammarion (p. 259-265).


DESSOUS VERTUEUX


Il y a quelque chose de religieux dans le regret que laissant aux âmes certaines élégances et certaines futilités, éphémères comme la fleur, mais gardant sur la fleur au moins cet avantage d’être créées par nous et les filles de nos caprices.

Et voilà pourquoi, homme des anciens jours, je ne verrai pas sans mélancolie disparaître devant l’invasion, barbare peut-être mais irrésistible du cyclisme, cette mode charmante des dessous, compliqués, foisonnants et mystérieux, de qui les grisantes blancheurs demeuraient jusqu’à nouvel ordre la suprême invention des attirances féminines.

« Dessous ! » un vilain mot sentant la populace, et certainement inventé par quelque petite blanchisseuse en rupture de panier d’osier, qui, de la Galette au Moulin-Rouge, gagne à danser, nez au vent et jupons troussés, ses quartiers de haute courtisane.

Le dix-huitième siècle eût trouvé mieux : un mot leste et fringant, l’analogue de « falbalas ».

N’importe ! Si le mot, de prime abord, a droit d’offusquer, la chose n’en est pas moins jolie ; et puis, quelle justice à prétendre exiger de la Goulue ou de Patte-en-l’Air l’esprit des défuntes marquises !

Cependant, de quelque nom qu’on les nomme, les dessous se meurent, les dessous sont morts, un peu partout remplacés déjà par le garçonnier bas-de-chausses et le pantalon des zouaves.

Ah ! le paysan dans les prés, où cascade l’eau des ruisseaux, peut tracer au cordeau le carré de ses chènevières ; il peut semer, arracher le chanvre, et le rouir et le teiller.

Les vieilles, aux veillées du village, peuvent, entre l’index et le pouce mouillés, étirer le fil brun encore, mais que la rosée blanchira ; et les patientes dentellières, sur la cime broutent leurs chèvres, en tramer de féeriques trames que jalouserait Arachné.

Travaux perdus, peines inutiles !

La Vénus fin de siècle, strictement culottée, ne veut plus, symbolique rempart à ses charmes fragiles, du flottant et neigeux nuage qui les voilait sans les cacher, incertain comme le désir, irritant comme une caresse.

Quelque espoir reste néanmoins.

Non ! malgré la mode et l’engouement, les femmes, dans Paris surtout, ne se résigneront pas aisément à sacrifier ainsi, sans protestations, l’attirail de leurs fanfreluches.

Elles savent trop, depuis la feuille de figuier, qu’un peu de transparent mystère fait plus belle encore la beauté ; elles savent trop l’attrait passionnant qu’a pour ce grand enfant curieux qu’est l’homme, le secret deviné des intimes parures.

D’ailleurs, notre vanité aurait tort de croire que tout ceci est en son honneur.

Avant de nous plaire, la femme veut se plaire ; et, même à propos de dessous, il existe de platoniques coquetteries.

Je connais de ceci un exemple touchant.

Un de mes amis avait pour moitié, si à cette époque de décadence supérieure et raffinée il est permis de faire emprunt au vocabulaire quelque peu usé de aïeux, la plus belle et la plus fidèle des femmes.

Jamais ménage mieux uni. Tout le monde, dans le cercle de ses connaissances, enviait le sort d’un mari aussi notoirement heureux.

Lui cependant, pareil aux paysans de Virgile, semblait ignorer son bonheur. Souvent même nous le surprenions en proie à d’étranges tristesses.

Un jour, je voulus l’interroger.

— Eh bien ! oui, soupira-t-il, en me serrant la main, j’ai des peines et te dirai tout. Que l’on m’accuse de folie, mais je suis jaloux de Louise.

— De ta femme ?

— Parfaitement !

Et, comme mon geste protestait :

— Écoute, ne me condamne pas sans avoir entendu. Toi-même serais jaloux à ma place… Louise, je n’ai pas besoin qu’on me l’apprenne, peut passer justement pour le modèle des épouses… Que saurais-je lui reprocher ? Tout au plus d’être un petit peu trop pot-au-feu. En effet, parfois je l’eusse désirée plus extérieure et plus mondaine. Mais elle n’aime que son chez soi. Le quitter, fût-ce pour une heure, constitue pour elle une corvée ; la seule joie qu’elle se donne, c’est quand elle peut, sachant quel plaisir j’en éprouve, réunir ici, dans ce logis où tout reluit, quelques-uns de mes bons et anciens camarades.

— Et tu te plains ?

— Je ne me plains pas de cela. Je me plains, l’affaire n’est pas commode à expliquer… Enfin, Dieu te préserve et le diable aussi d’avoir une femme coquette.

— Pourtant, sans nier l’élégance que madame Louise, en Parisienne de race, sait unir à la simplicité, jamais toilettes plus modestes…

— Et voilà bien ce qui te trompe, voilà d’où naît mon désespoir… Sans doute, le dessus de la toilette est simple, parfois même trop simple, à mon gré. Mais le dessous, mais « les dessous », comme disent nos couturiers !… Louise ne sort pas souvent ; seulement, lorsque, par hasard… Ah ! mon ami, mon cher ami, si tu la voyais fourrageant l’arsenal sans fond de ses armoires ! Si tu la voyais armée en guerre, donnant un dernier coup d’œil à la glace, avant que la robe soit passée, tu comprendrais mieux mes tortures.

— Eh là ! de quoi donc t’effraies-tu, lorsque tu devrais te féliciter ? Toute femme veut plaire à son mari, et c’est évidemment pour toi…

— Pour moi ! ces avalanches de dentelles, de linons, de tissus neigeux, ces corsets couleur de tentation, ces pantalons brodés, ces jarretières. Pour moi ? Non, vraiment, tu railles… S’il ne s’agissait que de me plaire, ne les mettrait-on pas tous les matins ?… Là, réponds, quel motif obscur…

— Entre nous, maintenant, en effet, je me le demande.

Atteint moi-même d’un commencement de soupçon, je me le demanderais encore.

Par bonheur, madame Louise avait tout entendu. Oh ! sans vouloir nous épier ; mais profitant loyalement du hasard d’une porte entr’ouverte.

Elle entra, souriante quoique un peu gênée, et s’excusant tout à la fois de l’indiscrétion et de la confidence :

— Ainsi, vous ne devinez pas ?… mais vous êtes célibataire… ainsi, tu ne devines pas — ce motif est pourtant le moins ténébreux des motifs — et tu trouverais naturel que je m’en ailler par les rues, mise comme je suis à la maison, en jupon uni de pauvresse !

— Dame ! pourquoi non ? puisque personne ne doit voir…

Alors, ouvrant ses grands yeux bleus pleins d’une candeur non jouée :

— Tu n’as donc pas ombre d’amour-propre !… D’abord, est-ce qu’on sait jamais ? Et puis, songe donc, mon pauvre homme, songe si un jour, quelquefois ces choses arrivent, j’étais écrasée par l’omnibus !

Nobles paroles que celles de madame Louise, et faites pour nous rassurer, malgré tandems et bicyclettes, sur le sort à venir des dentelles et des « dessous » !