E. Flammarion (p. 9-17).


CE BON SAINT FIACRE


Glorifie qui voudra les parcs de Londres ! Je voudrais, moi, être grand poète pour chanter dignement les jardins de Paris.

Surtout aux demi-saisons, les jardins de Paris ont des grâces particulières. Fin novembre, par exemple, alors qu’agonise l’automne ; ou bien fin mars, tandis que le Printemps, canon braqué, mèche fumante, s’apprête du haut des coteaux à lâcher sur les champs et sur les vergers sa volée de mitraille fleurie.

Je n’étais pas allé au Luxembourg depuis les commencements de l’hiver.

Novembre, ce jour-là, entre le brouillard et l’averse, gratifiait Paris d’un dernier sourire.

Comme émoustillés par l’air quand même vif, moineaux et jolies filles se sentaient en joie. Jamais le paradis préféré des amoureux et des poètes ne m’avait paru d’une beauté plus captivante, avec ses parterres dépeuplés où, seules et mélancoliques, se dressaient les fleurs des chrysanthèmes, avec ses allées profondes et bleues sous les ombrages éclaircis, et ses miroitantes pièces d’eau que ternit tout à coup la fuite rapide d’un nuage.

Autour des pelouses, l’éternelle bataille automnale des jardiniers et du vent !

Le vent taquin, et tout le long du jour secouant les branches sur leurs têtes, cependant que, d’un espoir aussi chimérique que celui de Sisyphe ou des Danaïdes, à grand renfort de râteaux, les infortunés jardiniers essaient toujours en vain d’enlever les feuilles mortes qui toujours tombent, tantôt lentement, une par une, et tantôt dans un brusque tourbillon roux suivi d’une frissonnante jonchée.

Hier, c’était encore au Luxembourg que me ramena le hasard de la flânerie.

Jamais, sauf quelques légers nuages destinés par la blancheur de leur nacre à mettre en valeur l’azur du ciel, jamais samedi plus généreusement ensoleillé.

Des rayons à flots sur les toits, puis en cascades dans les rues.

Des boutiques languissantes et à demi fermées, comme pour escompter les joies paresseuses du dimanche ; et, gaiement, se rendant aux gares, à pied, suivis de leurs familles, — car les tramways sont pleins, les fiacres introuvables — des escouades de Parisiens.

Le Luxembourg, lui, se tenait tranquille, en jardin prudent et renseigné qui craint l’aléa des gelées.

À peine quelques points d’émeraudes sur les lilas, un brouillard vert tendre autour des saules, et, aux branches noires des marronniers, un bourgeon hâtif hasardant d’entr’ouvrir son enveloppe luisante et poisseuse pour laisser un embryon de feuille, pâle encore, montrer le nez.

Partout, néanmoins, l’odeur enivrante, indéfinissable du renouveau, et partout flottante dans l’air, la phrase de Bouvard et Pécuchet : « Tout va partir, tout part !… » phrase désormais immortelle.

De sorte que, ayant constaté la présence :

1o À la cime d’un platane, de deux ramiers énamourés ;

2o D’un merle dans un fusain demeuré touffu ;

3o Sur une pelouse, d’un pissenlit en fleurs — primevères des terrains vagues — qu’un papillon souffre caressait… tous pronostics suggestivement printaniers, l’envie folle me prit soudain de grimper sur un véhicule quelconque et d’aller aux bois comme tout le monde.

Philémon, le sage Philémon, m’arrêta.

Depuis que le temps se réveille, je ne puis faire un pas sans rencontrer ce grand diable de Philémon.

— Eh quoi ? me dit-il, toi aussi ! Attends au moins une ou deux semaines. Pour les âmes sentimentales et rustiques, voici tout juste le moment de ne pas quitter notre divin Paris et d’y savourer en gourmet la primeur de éclosions.

Que vas-tu, si pressé, chercher à Meudon, à Chaville ? puisque dans Paris, phénomène constaté, la végétation est, chaque année, régulièrement en avance sur les champs et sur la banlieue !

À quoi tient ceci ? Je l’ignore.

Peut-être, insinueront les savants, à la nature même d’un sol saturé de matières animales. Presque tous nos jardins, en effet, occupent la place d’anciens cimetière ou furent, pendant les révolutions, charniers de bataille et de massacre.

Or, s’il faut en croire un poète dont le nom m’échappe, ce sont les morts qui font les fleurs.

Peut-être aussi à l’énorme quantité de chaleur jetée dan ce cercle de coteaux où la capitale est assise, par la respiration de deux millions d’habitants, par tant de cheminées, tant de fourneaux, tant de becs de gaz, tant d’usines et de cuisines,… tant de cigares et de pipes.

Car les pipes comptent, certainement !

Toujours est-il que, sans trop chercher l’explication scientifique de leur empressement, nos arbres de Paris reverdissent avant les autres arbres ; toujours est-il qu’en dépit de la latitude, Paris s’offre le luxe d’avoir des feuilles, lorsque Lyon et peut-être même Marseille n’en ont pas.

D’ailleurs, ajouta Philémon, qui aime assez se faire pardonner ses paradoxes par une anecdote au besoin inventée, tu connais sans doute l’histoire de saint Fiacre et du petit trottin… Non ! Tu ne la connais pas ? Ça m’étonne… Mais depuis Gérard de Nerval, le {{corr|Forcklore|Folklore} parisien est si négligé !

Donc un jour, premier jour de printemps comme aujourd’hui, un petit trottin, apprentie fleuriste, son grand carton vert pendu au bras rencontra, près du carreau des Halles, saint Fiacre qui, chacun le sait, est le patron non des cochers, mais des jardiniers.

Elle ne le reconnut pas d’abord ; les petits trottins n’ont guère occasion de rencontrer ainsi des saints par les rues. Et puis, le bienheureux était vêtu en paysan : blouse bleue, la guêtre terreuse, avec un chapeau défoncé qui lui cachait son auréole.

Cependant, le trottin crut s’apercevoir qu’il la suivait :

— Ah ! mais non, dit-elle, ah mais non ! Regardez-moi le beau galant…

Alors Fiacre, s’excusant, lui expliqua qu’il était saint Fiacre, et, comme quoi, venu à Paris pour affaires sur une voiture de maraîcher, il ne voulait pas regagner la banlieue, où il eut toujours un pied à terre, sans avoir au moins fait un tour du côté du jardin des Chartreux et de sa célèbre pépinière.

Seulement, tout lui semblait tellement changé dans la grand’ville, qu’il ne retrouvait plus le chemin.

— Le jardin des Chartreux ! en quel pays prenez-vous ça ?

— Mais sur la rive gauche, une fois la Seine passée, et non loin de la rue d’Enfer où revient le moine bourru.

— Attendez, saint Fiacre, attendez ! C’est le Luxembourg que vous voulez dire… La chose, en ce cas, se trouve bien, j’ai une commande dans le quartier… Seulement, comme il ne faut pas donner prétexte aux mauvaises langues, débarrassez-moi de ce carton et suivez-moi, en ayant soin de vous tenir à distance respectueuse : on vous prendra pour mon porteur.

Et voilà saint Fiacre avec le trottin en marche vers la rive gauche, remettant l’ouvrage aux pratiques et s’arrêtant dans les magasins.

Saint Fiacre ne s’ennuyait pas ; il trouvait même plutôt plaisant, lui pépiniériste et jardinier, de vendre des fleurs artificielles.

Au Luxembourg, devant la grille, le moment vint de se séparer.

— Écoute, mignonne, dit saint Fiacre, puisque tu m’as si bien conduit, adresse-moi une demande. Je te promets de l’exaucer sur l’heure, à la condition, toutefois, qu’elle rentre dans mes attributions.

— Grand saint, répondit la fleuriste, à la fin cela vous agace, toute fleuriste que l’on soit et contente de son métier, de ne voir jamais que fleurs en papier, en satin ou en mousseline.

J’ai, depuis ce matin, une fringale de fleurs vivantes, frissonnantes, qui sentent bon leur odeur de terre et de rosée ; or, comme malheureusement, à la boutique, le patron ne nous donne congé qu’un pauvre dimanche sur trois, il me reste quinze longs jours avant qu’il me soit permis d’aller au bois — car, d’ici là, tout va éclore — faire cueillette de lilas. Si donc vous pouviez, grand saint Fiacre…

Saint Fiacre avait compris ; saint Fiacre, d’un geste solennel, leva deux doigt, et le jardin tout d’un coup se trouva fleuri, avec des merles sur les gazons, des couples de pigeons-ramiers roucoulant en haut des platanes.

Et voilà pourquoi, conclut Philémon, grâce au souhait de la fillette, le printemps, comme tantôt je le disais, est toujours, à Paris, en avance d’un bon demi-mois !

Philémon triomphait, m’humiliant de son triomphe.

Du reste, au milieu de ces beaux discours, l’heure des trains était passée. Je renonçai provisoirement à toute partie de campagne, et remerciai Philémon.