Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 148-167).
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CARACTÈRES PRINCIPAUX DU SYSTÈME DE L’ÉMISSION ET DE CELUI DES ONDES. — MOTIFS SUR LESQUELS FRESNEL S’ÉTAIT FONDÉ POUR REJETER SANS RÉSERVE LE SYSTÈME DE L’ÉMISSION.


Après avoir étudié avec tant de soin les propriétés des rayons lumineux, il était naturel de se demander en quoi la lumière consiste. Cette question scientifique, l’une des plus grandes, sans contredit, dont les hommes se soient jamais occupés, a donné lieu à de vifs débats. Fresnel y a pris une part active. Je vais donc essayer de la caractériser avec précision ; je présenterai ensuite une analyse succincte des curieuses expériences qu’elle a fait naître.

Les sens de l’ouïe et de l’odorat nous font découvrir l’existence des corps éloignés de deux manières totalement différentes. Toute substance odorante éprouve une espèce d’évaporation ; de petites parcelles s’en détachent sans cesse : elles se mêlent à l’air qui leur sert de véhicule, et les répand en tous sens. Le grain de musc, dont les subtiles émanations pénètrent dans toutes les parties d’une vaste enceinte, s’appauvrit de jour en jour ; il finit par se dissiper, par disparaître en totalité.

Il n’en est pas de même d’un corps sonore. Tout le monde sait que la cloche éloignée dont le tintement ébranle fortement notre oreille, ne nous envoie cependant aucune molécule d’airain ; qu’elle pourrait résonner sans interruption pendant cent années consécutives sans rien perdre de son poids. Lorsqu’un marteau vient la frapper, secs parois s’ébranlent ; elles éprouvent un mouvement vibratoire qui se communique d’abord aux couches d’air voisines, et ensuite, de proche en proche, à toute l’atmosphère. Ce sont ces vibrations atmosphériques qui constituent les sons.

Nos organes, quels qu’ils soient, ne sauraient être mis en rapport avec les corps éloignés, que de l’une ou de l’autre de ces deux manières ; ainsi, ou le soleil lance incessamment, comme les corps odorants, des particules matérielles par tous les points de sa surface, avec une vitesse de 77,000 lieues par seconde, et ce sont ces petits fragments solaires qui, en pénétrant dans l’œil, produisent la vision ; ou bien l’astre, en cela semblable à une cloche, excite seulement un mouvement ondulatoire dans un milieu éminemment élastique dont l’espace est rempli, et ces vibrations viennent ébranler notre rétine comme les ondulations sonores affectent la membrane du tympan.

De ces deux explications des phénomènes de la lumière, l’une s’appelle la théorie de l’émission ; l’autre est connue sous le nom de système des ondes. On trouve déjà des traces de la première dans les écrits d’Empédocle. Chez les modernes, je pourrais citer parmi ses adhérents, Képler, Newton, Laplace. Le système des ondes ne compte pas des partisans moins illustres : Aristote, Descartes, Hooke, Huygens, Euler, l’avaient adopté. De tels noms rendraient un choix bien difficile, si en matière de science les noms les plus illustres pouvaient être des autorités déterminantes.

Au reste, si l’on s’étonnait de voir d’aussi grands génies ainsi divisés, je dirais que de leur temps la question en litige ne pouvait être résolue, que les expériences nécessaires manquaient, qu’alors les divers systèmes sur la lumière étaient, non des déductions logiques des faits, mais, si je puis m’exprimer ainsi, de simples vérités de sentiment ; qu’enfin, le don de l’infaillibilité n’est pas accordé même aux plus habiles, dès qu’en sortant du domaine des observations, et, se jetant dans celui des conjectures, ils abandonnent la marche sévère et assurée dont les sciences se prévalent de nos jours avec raison, et qui leur a fait faire de si incontestables progrès. Avant de parcourir les larges brèches qu’on a faites récemment au système de l’émission, il sera peut-être convenable de jeter un coup d’œil sur les vives attaques dont il avait été l’objet sous la plume des Euler, des Franklin, etc., et de montrer que les partisans de Newton pouvaient alors sans trop de présomption considérer la solution comme ajournée à long terme. Les effets qu’un boulet de canon peut produire dépendent si directement de la masse et de la vitesse, que l’on peut, sans les altérer, changer à volonté l’un de ces éléments, pourvu qu’on fasse varier l’autre proportionnellement et en sens inverse. Ainsi, un boulet de deux kilogrammes renverse un mur ; un boulet d’un kilogramme le renversera aussi, pourvu qu’on lui imprime une vitesse double. Si le poids du boulet était réduit au 10e, au 100e de sa valeur primitive, il faudrait pour l’identité d’effet que la vitesse devînt 10 fois, 100 fois plus grande. Or nous savons que la vitesse d’un boulet est la six cent quarante millième partie de celle de la lumière ; si le poids d’une molécule lumineuse était la six cent quarante millième partie de celui du boulet de canon, comme ce boulet elle renverserait les murs.

Ces déductions sont certaines ; voyons maintenant les faits. Une molécule lumineuse, non-seulement ne renverse pas les murs, mais elle pénètre dans un organe aussi délicat que l’œil sans occasionner aucune douleur, mais elle ne produit aucun effet dynamique sensible ; disons plus, dans les expériences destinées à apprécier les impulsions de la lumière, les physiciens ne se sont pas contentés d’employer un moyen isolé, ils ont fait agir simultanément l’immense quantité de lumière qu’on peut condenser au foyer de la plus large lentille ils n’ont pas opposé au choc des rayons des obstacles très-résistants, mais bien des corps si délicatement suspendus, qu’un souffle eût suffi pour les déranger énormément : ils ont agi par exemple, sur l’extrémité d’un levier très-léger attaché horizontalement à un fil d’araignée. Le seul obstacle au mouvement de rotation d’un semblable appareil serait la force de réaction qu’acquerrait le fil en se tordant. Mais cette force doit être considérée comme nulle, car, de sa nature, elle augmente toujours rapidement avec la torsion, et ici cependant, l’un des observateurs dont j’analyse les expériences, n’en aperçut aucune trace après avoir eu la patience de faire tourner le levier sur lui-même 14,000 fois.

Il est donc bien constaté que, malgré leur excessive vitesse, des milliards de rayons lumineux, agissant simultanément, ne produisent aucun choc appréciable ; mais on a été au delà des conséquences légitimes que cette intéressante expérience autorise, quand on en a conclu qu’un rayon ne se compose pas d’éléments matériels doués d’un vif mouvement de translation. On peut bien déduire de l’absence de toute rotation du levier suspendu au fil d’araignée, sous l’action d’une quantité énorme de lumière, que les particules élémentaires des rayons lumineux n’ont pas des dimensions comparables à la millionième partie des molécules pesantes les plus ténues. Mais comme rien ne montre qu’il y ait absurdité à les supposer un million, un milliard de fois plus petites encore, ce genre d’expériences et d’arguments dont on doit la première idée à Franklin, ne pourra jamais rien fournir de décisif.

Parmi les objections qu’Euler a présentées dans ses ouvrages contre le système de l’émission, deux que je vais signaler et sur lesquelles il a plus particulièrement insisté, lui semblaient irrésistibles. « Si le soleil, dit ce grand géomètre, lance continuellement des parties de sa propre substance en tous sens, et avec une excessive vitesse, il finira par s’épuiser ; et puisque tant de siècles se sont écoulés depuis les temps historiques, la diminution devrait être déjà sensible. » Mais, n’est-il pas évident que cette diminution est liée à la grosseur des particules lumineuses ? Or, rien n’empêche de leur supposer de tels diamètres qu’après des millions d’années d’une émission continue, le volume du soleil en soit à peine altéré. Aucune observation exacte ne prouve, d’ailleurs que cet astre ne s’épuise pas, que son diamètre est aussi grand aujourd’hui qu’au siècle d’Hipparque.

Personne n’ignore que des milliards de rayons peuvent pénétrer simultanément dans une chambre obscure par le plus petit trou d’épingle, et y former des images très-nettes de tous les objets extérieurs. En se croisant dans un si petit espace, les éléments matériels dont on suppose cette multitude de rayons formés sembleraient cependant devoir s’entre-choquer avec une grande impétuosité, changer de direction de mille manières, et se mêler sans aucun ordre. Cette difficulté est sans doute très-spécieuse, mais elle ne semble pas insurmontable.

La chance que des molécules partant de deux points différents et passant par un même trou se rencontreront, dépend à la fois du diamètre absolu de ces molécules et des intervalles qui les séparent. On pourrait donc, en diminuant convenablement les diamètres, rendre les chances de choc presque nulles ; mais nous avons ici, dans l’intervalle des molécules, un autre élément qui seul conduirait largement au but. En effet, toute sensation lumineuse dure un certain temps ; l’objet incandescent qui a lancé des rayons dans l’œil se voit encore, l’expérience l’a prouvé, au moins un centième de seconde après que cet objet a disparu. Or, en un centième de seconde, un rayon parcourt 770 lieues. Ainsi les molécules lumineuses, qui forment chaque rayon, pourraient être à 770 lieues les unes des autres, et produire néanmoins une sensation continue de lumière. Avec de telles distances, que deviennent ces chocs répétés dont parlait Euler, et qui, en toute circonstance, devaient mettre obstacle à la proposition régulière des rayons ? On se sent presque humilié, quand on voit un géomètre de ce rare génie se croire autorisé, par des objections si futiles, à qualifier le système de l’émission, un égarement de Newton, une erreur grossière dont le crédit, dit-il, ne pourrait s’expliquer qu’en se rappelant cette remarque de Cicéron, qu’on ne saurait imaginer rien de si absurde que les philosophes ne soient capables de le soutenir.

Le système de l’émission a maintenant très-peu de partisans ; mais ce n’est pas sous les coups d’Euler qu’il a succombé. Des objections insurmontables ont été puisées dans des phénomènes variés dont cet illustre géomètre ignorait même l’existence. Ce grand progrès de la science appartient aux physiciens de nos jours : il est dû en partie aux travaux de Fresnel. Cette seule considération m’obligerait à le signaler ici en détail, lors même que l’intérêt de la question ne m’en ferait pas aussi un devoir.

Si la lumière est une onde, les rayons de différentes couleurs, semblables en cela aux divers sons employés dans la musique, se composeront de vibrations inégalement rapides, et les rayons rouges, verts, bleus, violets, se transmettront à travers les espaces éthérés, comme toutes les notes de la gamme dans l’air, avec des vitesses exactement égales.

Si la lumière est une émanation, les rayons de diverses couleurs se seront formés de molécules nécessairement différentes quant à leur nature ou à leur masse, et qui, de plus, pourront être douées de vitesses dissemblables.

Une inspection attentive des bords des ombres que produisent les satellites de Jupiter, dans leur passage sur le disque lumineux de la planète, et mieux encore, l’observation des étoiles changeantes, a prouvé que tous les rayons colorés se meuvent également vite. Ainsi se trouve vérifié le trait caractéristique du système des ondes.

Dans l’un et dans l’autre des deux systèmes sur la lumière, la vitesse primordiale d’un rayon détermine la réfraction qu’il doit éprouver, quand il rencontre obliquement la surface d’un corps diaphane. Si cette vitesse augmente, la réfraction deviendra plus petite, et réciproquement une diminution de vitesse se manifestera par une déviation croissante. La réfraction devient ainsi un moyen assuré de comparer les vitesses de toutes sortes de rayons. En se livrant à cette recherche avec des moyens tellement précis qu’ils auraient fait ressortir des différences de un cinquante-millième, on a pu reconnaître que la lumière de tous les astres, que la lumière de nos foyers, celle des bougies et des lampes à double courant d’air, disons plus, que les faibles rayons lancés par les vers luisants, parcourent tout aussi bien 77,000 lieues par seconde que la lumière éblouissante du soleil.

On concevra aisément comment ce résultat est une conséquence mathématique du système des ondes, si l’on veut bien remarquer que toutes les notes musicales se propagent également vite dans l’air, soit qu’elles émanent de la voix d’un chanteur, de la corde d’acier d’un clavecin, de la corde à boyau d’un violon, de la surface vitreuse d’un harmonica, ou des parois métalliques d’un énorme tuyau d’orgue. Or, il n’y a aucune raison pour que les notes lumineuses (on me passera, j’espère, cette expression), se comportent autrement dans l’Éther. Dans l’hypothèse de l’émission, l’explication n’est pas aussi simple. Si la lumière se compose d’éléments matériels, elle se trouvera soumise à l’attraction universelle ; à peine se sera-t-elle élancée d’un corps incandescent, que l’action de ce corps tendra à l’y ramener. Une diminution graduelle de sa vitesse originaire est donc indubitable ; il fallait seulement rechercher si les observations pourraient la faire découvrir. C’était là une simple question de calcul. Or, en faisant sur la constitution physique de quelques étoiles, c’est-à-dire, à l’égard de leur volume et de leur densité, des suppositions qui ne semblent avoir rien d’outré, on trouve qu’elles pourraient, par leur force attractive, anéantir totalement la vitesse d’émission des molécules lumineuses ; qu’après être parvenues à une distance donnée, ces molécules, qui, jusque-là, se seraient éloignées du corps, y retourneraient par un mouvement rétrograde. Ainsi, certains astres pourraient être aussi resplendissants que le soleil, jusqu’à la distance de 40,000,000 de lieues, par exemple, et paraître ensuite subitement tout à fait obscurs, 40,000,000 de lieues étant tout juste la limite qu’aucun de leurs rayons ne saurait dépasser. Changez beaucoup les volumes et les densités qui fournissent ces résultats ; prenez pour les étoiles de première grandeur de telles dimensions qu’aucun astronome ne refuserait de les considérer comme probables, elles ne présenteront plus alors d’aussi étranges phénomènes : elles ne seront plus éblouissantes ici et complétement obscures un peu plus loin ; mais la vitesse de leur lumière changera avec la distance, et si deux de ces astres sont très-diversement éloignés de la terre, leurs rayons nous arriveront avec des vitesses dissemblables. N’est-ce donc pas contre le système de l’émission une objection formidable que cette parfaite égalité de vitesse, dont toutes les observations font foi.

Il existe un moyen très-simple d’altérer notablement, sinon la vitesse absolue d’un rayon, au moins sa vitesse relative ; c’est de l’observer pendant sa course annuelle, quand la terre se dirige soit vers l’astre d’où ce rayon émane, soit vers la région diamétralement opposée. Dans le premier cas, c’est comme si la vitesse du rayon se trouvait accrue de toute celle de notre globe ; dans le second, le changement a numériquement la même valeur, mais la vitesse primitive est diminuée. Or, personne n’ignore que la vitesse de translation de la terre est comparable à celle de la lumière, qu’elle en est la dix-millième partie. Observer d’abord une étoile vers laquelle la terre marche et ensuite une étoile que la terre fuit, c’est avoir opéré sur des rayons dont les vitesses diffèrent entre elles de un cinq-millième. De tels rayons doivent être inégalement réfractés. La théorie de l’émission fournit les moyens de dire en nombres à combien l’inégalité s’élèvera et l’on peut voir ainsi qu’elle est fort supérieure aux petites erreurs des observations. Eh bien, des mesures précises ont complètement démenti le calcul : les rayons émanés de toutes les étoiles, dans quelque région qu’elles soient situées, éprouvent précisément la même réfraction.

Le désaccord entre la théorie et l’expérience ne pouvait pas être plus manifeste, et dès ce moment le système de l’émission semblait renversé de fond en comble ; on est cependant parvenu à ajourner cet arrêt définitif à l’aide d’une supposition dont je pourrai rendre compte en deux mots, car elle consiste à admettre que les corps incandescents lancent des rayons avec toutes sortes de vitesses, mais qu’une vitesse spéciale et déterminée est nécessaire pour qu’ils soient de la lumière. Si un dix-millième d’augmentation ou de diminution dans leur vitesse enlève aux rayons leurs propriétés lumineuses, l’égalité de déviation observée est la conséquence nécessaire de cette supposition, car dans la multitude des molécules qui viendront le frapper, l’œil, qu’il s’éloigne d’une étoile ou qu’il marche à sa rencontre, apercevra en toute occasion celles de ces molécules dont la vitesse relative sera la même ; mais cette hypothèse, on ne saurait en disconvenir, enlèverait au système de l’émission la grande simplicité qui faisait son principal mérite. Les entre-chocs des molécules, sur lesquels Euler a tant insisté, deviendraient alors la conséquence inévitable de leur inégalité de vitesse, et amèneraient dans la propagation des rayons un trouble qu’aucune observation n’a fait ressortir.

La lumière exerce une action frappante sur certains corps ; elle change promptement leur couleur. Le nitrate d’argent, vulgairement connu sous le nom de pierre infernale, possède, par exemple, cette propriété à un très-haut degré ; il suffit de l’exposer durant quelques secondes à la lumière diffuse d’un jour nébuleux, pour qu’il perde sa blancheur primitive et devienne d’un noir bleuâtre. Dans la lumière solaire, le changement est presque instantané. Les chimistes ont cru voir dans cette décoloration un phénomène analogue à ceux qu’ils produisent journellement. Suivant eux, la lumière serait un véritable réactif, qui, en s’ajoutant aux principes constituants du composé sur lequel elle agit, en modifierait quelquefois les propriétés primitives. Quelquefois aussi la matière lumineuse déterminerait seulement par son action le dégagement d’un ou de plusieurs éléments des corps qu’elle irait frapper.

Ces explications, quoique basées sur des analogies spécieuses, ne paraissent pas pouvoir être admises depuis qu’il est constaté que, en interférant, les rayons lumineux perdent aussi des propriétés chimiques dont ils étaient doués. Comment concevoir, en effet que la matière de deux rayons puisse se combiner avec une substance donnée, si chaque rayon va la frapper isolément, et qu’aucune combinaison, au contraire, n’ait lieu, quand ces mêmes rayons frappent simultanément, après avoir parcouru, car cette condition est nécessaire, des routes différant les unes des autres de quantités comprises dans une certaine série régulière de nombres.

En géométrie, pour démontrer l’inexactitude d’une proposition, on la suit dans toutes ses conséquences jusqu’à ce qu’il en ressorte un résultat complètement absurde. Ne faut-il pas ranger dans cette catégorie une action chimique qui naîtrait ou disparaîtrait suivant la longueur du chemin qu’aurait suivi le réactif ?

Les phénomènes naturels se présentent ordinairement à nous sous des formes très-compliquées, et le véritable mérite de l’expérimentateur consiste à les dégager d’une multitude de circonstances accessoires qui ne permettraient pas d’en saisir les lois.

Si, par exemple, on n’avait observé les ombres des corps opaques qu’en plein air, si on n’avait jamais éclairé ces corps avec des points lumineux très-resserrés, personne n’eût deviné combien un phénomène si vulgaire offre de curieux sujets de recherches ; mais placez au milieu d’une chambre noire et dans le faisceau de lumière homogène qui diverge, soit d’un petit trou du volet, soit du foyer d’une lentille de verre, tel corps opaque qu’il vous plaira de choisir, et son ombre se montrera entourée d’une série de stries contiguës, les unes très-lumineuses, les autres complétement obscures. Substituez de la lumière blanche au faisceau homogène, et des stries semblables, vivement irisées, viendront occuper la place des précédentes.

Grimaldi aperçut le premier ces singuliers accidents de lumière, auxquels il donna le nom de diffraction. Newton en fit ensuite l’objet d’une recherche toute spéciale ; il crut y voir des preuves manifestes d’une action attractive et répulsive très-intense, qu’exerceraient les corps sur les rayons qui passent dans leur voisinage. Cette action, en la supposant réelle, ne pourrait s’expliquer qu’en admettant la matérialité de la lumière. Le phénomène de la diffraction méritait donc, par cette seule raison, de fixer au plus haut degré l’attention des physiciens.

Plusieurs, en effet, l’étudièrent, mais par des méthodes très-inexactes ; Fresnel, enfin, donna à ce genre d’observations une perfection inespérée, en montrant qu’il n’est pas nécessaire pour voir les bandes diffractées de les recevoir sur un écran, comme Newton et tous les autres expérimentateurs l’avaient fait jusque-là, qu’elles se forment nettement dans l’espace même où l’on peut les suivre avec toutes les ressources qui résultent de l’emploi du micromètre astronomique armé d’un fort grossissement.

D’après les expériences précises faites par Fresnel à l’aide de ses nouvelles méthodes d’observation, si l’on voulait attribuer encore les effets de la diffraction à des forces attractives et répulsives agissant sur des éléments matériels, il faudrait admettre que ces actions sont totalement indépendantes de la nature et de la densité des corps, car un fil d’araignée et un fil de platine produisent des bandes parfaitement semblables ; les masses n’auraient plus d’influence, puisque le dos et le tranchant d’un rasoir se comportent exactement de même. On se trouverait enfin amené inévitablement à cette conséquence, qu’un corps agit sur les rayons voisins de sa surface avec d’autant moins d’énergie que ces rayons viennent de plus loin, car si, en mettant le point lumineux à un centimètre de distance, la déviation angulaire est 12, elle ne s’élèvera pas tout à fait à 4, dans les circonstances pareilles, à l’égard de la lumière provenant d’une distance décuple.

Ces divers résultats, et surtout le dernier, ne peuvent se concilier avec l’idée d’une attraction. Les expériences de Fresnel anéantissent donc complètement tous les arguments qu’on avait puisés dans les phénomènes de diffraction pour établir que la lumière est une matière.

La branche importante de l’optique qui traite de l’intensité de la lumière réfléchie, transmise et absorbée par les corps ; celle qu’on a désignée sous le nom de photométrie est dans son enfance ; elle ne se compose encore que de résultats isolés dont on pourrait même contester l’exactitude. Les lois générales et mathématiques manquent presque complétement. Quelques essais, faits depuis peu d’années, ont cependant conduit à une règle très-simple, qui, pour toute espèce de milieux diaphanes, lie les angles de la première et de la seconde surface, sous lesquels les réflexions sont égales.

Dans le système de l’émission, ces deux angles n’ont aucune dépendance nécessaire ; le contraire a lieu si les rayons lumineux sont des ondes, et la relation, qu’en partant de cette hypothèse un de nos illustres confrères a déduite de sa savante analyse, est précisément celle que l’expérience avait fournie. Un tel accord entre le calcul et l’observation doit prendre place aujourd’hui parmi les plus forts arguments qu’on puisse produire à l’appui du système des vibrations.

Les interférences des rayons ont occupé une trop grande place dans cette biographie pour que je puisse me dispenser d’indiquer comment elles se rattachent aux deux théories de la lumière ; or, dans la théorie de l’émission, je n’hésite pas à le dire, si on n’admet aucune dépendance entre les mouvements des diverses molécules lumineuses (et j’ignore quelle dépendance on pourrait vouloir établir entre des projectiles isolés), le fait et surtout les lois des interférences semblent complétement inexplicables. J’ajouterai encore qu’aucun des partisans du système de l’émission n’a tenté, dans un écrit public, de lever la difficulté, sans que j’en veuille conclure qu’elle a été dédaignée.

Quant au système des ondes, les interférences s’en déduisent si naturellement, qu’il y a quelque raison d’être étonné que les expérimentateurs les aient signalées les premiers. Pour s’en convaincre, il suffit de remarquer qu’une onde, en se propageant à travers un fluide élastique, communique aux molécules dont il se compose un mouvement oscillatoire en vertu duquel elles se déplacent successivement dans deux sens contraires ; cela posé, il est évident qu’une série d’ondes détruira complétement l’effet d’une série différente si en chaque point du fluide, le mouvement dans un sens, que la première onde produirait isolément, coïncide avec le mouvement en sens opposé qui résulterait de la seule action de la deuxième onde. Les molécules, sollicitées simultanément par des forces égales et diamétralement opposées, restent alors en repos, tandis que, sous l’action d’une onde unique, elles eussent librement oscillé. Le mouvement a détruit le mouvement, or le mouvement, c’est de la lumière.

Je ne pousserai pas plus loin cette énumération, car on peut déjà juger sur combien de points les antagonistes du système de l’émission ont été heureux dans leurs attaques. Les expériences si nombreuses, si variées, si délicates que j’ai citées, ne témoignent pas seulement toute l’importance que la question leur semblait avoir ; il faut les considérer encore comme une éclatante marque de respect envers le grand homme dont le nom s’était pour ainsi dire identifié avec la théorie qu’ils pensaient devoir rejeter. Quant au système des ondes, les Newtoniens ne lui ont pas fait l’honneur de le discuter avec le même détail ; il leur a semblé qu’une seule objection suffirait pour l’anéantir, et cette objection ils l’ont puisée dans la manière dont le son se propage dans l’air. Si la lumière, disent-ils, est une vibration, comme les vibrations sonores, elle se transmettra dans toutes les directions ; de même qu’on entend le tintement d’une cloche éloignée quand on en est séparé par un écran qui la cache aux yeux, de même on devra apercevoir la lumière solaire derrière toute espèce de corps opaque. Tels sont les termes auxquels il faut réduire la difficulté, car l’analogie ne permettrait pas de dire que la lumière doit se répandre derrière les écrans sans perdre de son intensité, puisque le son lui-même, comme tout le monde le sait, n’y pénètre qu’en s’affaiblissant d’une manière sensible. En parlant ainsi de l’impossibilité du passage de la lumière dans l’ombre géométrique d’un corps comme d’une difficulté insurmontable, Newton et ses adhérents ne soupçonnaient certainement pas la réponse qu’elle amènerait ; cette réponse est cependant directe et simple. Vous soutenez que les vibrations lumineuses doivent pénétrer dans l’ombre, eh bien ! elles y pénètrent ; vous dites que dans le système des ondes l’ombre d’un corps opaque ne serait jamais complètement obscure, eh bien ! elle ne l’est jamais ; elle renferme des rayons nombreux qui y donnent lieu à une multitude de curieux phénomènes dont vous pourriez avoir connaissance, car Grimaldi les avait déjà aperçus en partie avant 1633. Fresnel, et c’est là incontestablement l’une de ses plus importantes découvertes, a montré comment et dans quelles circonstances cet éparpillement de lumière s’opère ; il a d’abord fait voir que, dans une onde complète qui se propage librement, les rayons sont seulement sensibles dans les directions qui, prolongées, aboutissent au point lumineux, quoique dans chacune de ses positions successives les diverses parties de l’onde primitive soient réellement elles-mêmes des centres d’ébranlement d’où s’élancent de nouvelles ondes dans toutes les directions possibles ; mais ces ondes obliques, ces ondes secondaires, interfèrent les unes avec les autres, elles se détruisent entièrement ; il ne reste donc que les ondes normales, et ainsi se trouve expliquée dans le système des vibrations la propagation rectiligne de la lumière.

Quand l’onde primitive n’est pas entière, quand elle se trouve brisée ou interceptée par la présence d’un corps opaque, le résultat des interférences, car dans ce cas encore elles jouent un grand rôle, n’est pas aussi simple ; les rayons partant obliquement de toutes les parties de l’onde non interceptées, ne s’anéantissent plus nécessairement. Là ils conspirent avec le rayon normal, et donnent lieu à un vif éclat ; ailleurs, ces mêmes rayons se détruisent mutuellement, et toute lumière a disparu. Dès qu’une onde est brisée, sa propagation s’effectue donc suivant des lois spéciales ; la lumière qu’elle répand sur un écran quelconque n’est plus uniforme, elle doit se composer de stries lumineuses et obscures régulièrement placées. Si le corps opaque intercepteur n’est pas très-large, les ondes obliques qui viennent se croiser dans son ombre, donnent lieu aussi par leurs actions réciproques à des stries analogues mais différemment distribuées.

Je m’aperçois que, sans le vouloir, en suivant les spéculations théoriques de Fresnel, je viens de mentionner les principaux traits de ces curieux phénomènes de diffraction que j’ai déjà cités sous un autre point de vue, auxquels Newton a consacré un livre tout entier de son Traité d’optique. Newton avait cru ne pouvoir en rendre compte, tant ils lui semblaient difficiles à expliquer, qu’en admettant qu’un rayon lumineux ne saurait passer dans le voisinage d’un corps sans y éprouver un mouvement sinueux qu’il comparait à celui d’une anguille. D’après les explications de Fresnel, cette étrange supposition est superflue ; le corps opaque qui semblait la cause première des stries diffractées, n’agit sur les rayons ni par attraction ni par répulsion ; il intercepte seulement une partie de l’onde principale ; il arrête, à raison de sa largeur, un grand nombre de rayons obliques, qui sans cela seraient allés dans certains points de l’espace, se mêler à d’autres rayons, et interférer plus ou moins avec eux.

Dès lors, il n’est plus étonnant que le résultat, comme l’observation l’a prouvé, soit indépendant de la nature et de la masse du corps. Les maxima et minima périodiques de lumière, tant en dehors qu’en dedans de l’ombre, se déduisent d’ailleurs de la théorie de notre confrère avec un degré de précision dont auparavant aucune recherche de physique, peut-être, n’avait offert un si frappant exemple. Aussi, quelque réserve qu’il soit prudent de s’imposer quand on se hasarde à parler des travaux de nos successeurs, j’oserai presque affirmer qu’à l’égard de la diffraction, ils n’ajouteront rien d’essentiel aux découvertes dont Fresnel a enrichi la science.

Les théories ne sont, en général, que des manières plus ou moins heureuses d’enchaîner un certain nombre de faits déjà connus. Mais quand toutes les conséquences nouvelles qu’on en fait ressortir s’accordent avec l’expérience, elles prennent une tout autre importance. Ce genre de succès n’a pas manqué à Fresnel. Ses formules de diffraction renfermaient implicitement un résultat fort étrange qu’il n’avait pas aperçu. Un de nos confrères, je n’aurai pas besoin de décliner son nom, si je dis qu’il s’est placé depuis longtemps parmi les plus grands géomètres de ce siècle, tant par une multitude d’importants travaux d’analyse pure que par les plus heureuses applications au système du monde et à la physique, aperçut d’un coup d’œil la conséquence dont je veux parler ; il montra qu’en admettant les formules de Fresnel, le centre de l’ombre d’un écran opaque et circulaire devait être aussi éclairé que si l’écran n’existait pas. Cette conséquence si paradoxale a été soumise à l’épreuve d’une expérience directe, et l’observation a parfaitement confirmé le calcul.

Dans la longue et difficile discussion que la nature de la lumière a fait naître, et dont je viens de tracer l’histoire, la tâche des physiciens a été à peu près épuisée. Quant à celle des géomètres, elle offre malheureusement encore quelques lacunes. J’oserais donc, si j’en avais le droit, adjurer le grand géomètre à qui l’optique est redevable de l’important résultat dont je viens de faire mention, d’essayer si les formules à moitié empiriques par lesquelles Fresnel a prétendu exprimer les intensités de la lumière réfléchie sous toutes sortes d’angles et pour toute espèce de surfaces, ne se déduiraient pas aussi des équations générales du mouvement des fluides élastiques. Il reste surtout à expliquer comment les diverses ondulations peuvent subir des déviations inégales à la surface de séparation des corps diaphanes.