Frantz Funck-Brentano. Les origines de la guerre de Cent ans : Philippe le Bel en Flandre (d’Herbomez)

Frantz Funck-Brentano. Les origines de la guerre de Cent ans : Philippe le Bel en Flandre (d’Herbomez)
Bibliothèque de l’École des chartestome 58 (p. 162-165).
Frantz Funck-Brentano. Les origines de la guerre de Cent ans : Philippe le Bel en Flandre. Paris, Champion, 1897. In-8o, XXXIX-707 pages.


Pour établir son livre, cette histoire des relations de Philippe le Bel avec la Flandre, dont le titre aurait gagné peut-être à être plus explicite, notre confrère s’est livré à une enquête qu’il convient de louer sans réserve. Avec autant de patience que de sagacité, il a compulsé les archives du royaume de France et celles du comté de Flandre, à Paris, à Lille et à Gand ; il a enlevé aux archives des communes de la Flandre et du nord de la France leurs meilleurs documents pour la fin du XIIIe siècle et le commencement du XIVe, et l’ample bibliographie par laquelle s’ouvre son livre atteste qu’il connaît aussi bien les sources imprimées que les sources manuscrites du sujet qu’il a traité. Le résultat du persévérant effort de notre confrère a été ce qu’il devait être, et M. Funck-Brentano s’est trouvé à la tête d’une accumulation de documents formidable. Je suis heureux d’avoir à constater qu’il ne s’en est pas trouvé gêné et qu’il a su tirer de ses innombrables notes un parti remarquable.

L’ouvrage se divise en cinq livres. Dans le premier, l’auteur nous fait le tableau de l’état de la Flandre au moment où les rapports entre Philippe le Bel et le comte Gui de Dampierre vont commencer. Tableau très animé, très intéressant, un peu long peut-être, si l’on songe qu’il n’est que le décor du drame qui va se jouer, mais que, dans ses grandes lignes, je crois parfaitement juste de ton. Notre confrère y montre fort bien comment les grandes villes du comté de Flandre dominaient tout le pays au XIIIe siècle, et comment, dans ces grandes villes, une infime minorité patricienne s’éternisait au pouvoir échevinal pour tyranniser le peuple. Il était résulté de cette situation des soulèvements populaires extrêmement graves que le comte Gui de Dampierre avait réprimés avec une rigueur impitoyable.

Le deuxième livre de Philippe le Bel en Flandre s’appelle « l’Alliance anglaise. » C’est sous ce titre que notre confrère va raconter tous les faits historiques, depuis l’avènement de Philippe le Bel, en 1285, jusqu’à la soumission de la Flandre, en mai 1300. D’après M. F.-B., ce ne sont pas les procédés, il faut le dire, envahissants de Philippe le Bel qui ont armé le comte Gui de Flandre contre son suzerain. Ce comte, s’il était très vaniteux, paraît avoir été assez peu intelligent. Incapable de comprendre la gravité de la situation sociale de la Flandre, où des milliers d’ouvriers, étouffant dans les formes trop étroites du régime féodal, vivaient avec le besoin intense d’une organisation sociale nouvelle (p. 41), Gui de Dampierre se laissa circonvenir par les flatteries du roi d’Angleterre. M. F.-B. attribue la révolte ouverte du comte de Flandre contre le roi de France à l’influence détestable d’Édouard Ier sur Gui de Dampierre. Mais la lutte était inévitable, parce que « la Flandre était comprise à son tour dans le mouvement d’assimilation qui fut la mission de la royauté formant l’unité de la nation française » (p. 128).

Abandonné par le roi d’Angleterre, après avoir été poussé par lui contre Philippe le Bel, Gui de Dampierre vaincu se remet entre les mains du roi, qui administre directement le comté de Flandre. Philippe le Bel se heurte, dans ce gouvernement, aux mêmes obstacles que Gui de Dampierre, et la lutte de la plèbe contre le patriciat, maladroitement soutenu par Jacques de Châtillon, gouverneur insuffisant de la Flandre pour le roi, amène le massacre des Français à Bruges en mai 1302, suivi de leur défaite à Courtrai, le 11 juillet de la même année, et de leur revanche à Mons-en-Peuèle, le 18 août 1304. Tels sont les événements qui sont racontés dans le troisième livre, sous ce titre : « Les Métiers de Bruges. » — Le quatrième livre s’appelle : « Le Traité d’Athis. » M. F.-B. y examine ce fameux « traité d’iniquité de l’an cinq, » comme on l’a parfois nommé, conséquence de la victoire définitive du roi sur les Flamands, et les innombrables difficultés auxquelles son application a donné lieu. — L’une d’elles se terminera par le célèbre transport de Flandre, autrement dit par la renonciation du roi à une partie de l’indemnité de guerre qui lui était due en vertu du traité d’Athis contre l’abandon à Philippe le Bel par le comte de Flandre, qui était alors Robert de Béthune, des châtellenies de Béthune, Lille et Douai. « Le transport de Flandre, » opéré par le traité de Pontoise, du 11 juillet 1312, fait l’objet du livre cinquième de Philippe le Bel en Flandre.

Bien que la « conclusion » soit la partie que je goûte le moins dans le beau livre de notre confrère, je partage cependant presque toutes les opinions qu’une étude approfondie et sincère du rôle joué par Philippe IV en Flandre l’a déterminé à omettre. J’estime comme lui que Philippe le Bel, dans ses rapports avec la Flandre, a été loyal, qu’il ne s’est montré ni rapace ni cruel et qu’il s’est borné à châtier d’abord un vassal en révolte contre son suzerain, puis un acte de trahison odieux, ces autres Vêpres siciliennes qui portent dans l’histoire le nom sinistre de Matines bourgeoises. Avec notre confrère, je déplore que Philippe le Bel, en dépit de sa très haute intelligence, n’ait pu comprendre la terrible crise sociale dans laquelle la Flandre se débattait au commencement du XIVe siècle, ou n’ait pas su, du moins, y apporter le remède convenable. Et, comme lui, je crois que ce fut un malheur pour la Flandre, qui ne se serait sans doute pas effondrée si elle était restée française.

Mais où je ne suis plus entièrement d’accord avec M. F.-B., c’est quand je le vois soutenir que la guerre de Flandre fut uniquement une guerre sociale, la lutte de la plèbe contre le patriciat ou, si l’on préfère, des métiers contre les échevinages. Cette affirmation revient dans l’ouvrage presque à chaque page ; c’est l’idée maîtresse de la thèse. Je suis loin de nier l’influence que le fâcheux état social du comté de Flandre, à la fin du XIIIe siècle et au commencement du XIVe, a pu avoir sur l’interminable lutte des Flamands contre le roi de France. Mais, contrairement à l’opinion de notre confrère, je crois que cette lutte n’a pas laissé d’être une guerre de race. À la page 28 de son livre, notre confrère écrit : « Il n’y avait aucun antagonisme national entre Flamands et Français, bien au contraire. » Cet antagonisme, M. F.-B. ne le nie, je le crains, que parce qu’il ne l’a pas vu dans les innombrables documents qu’il a compulsés. Il me paraît qu’il le nie à la manière de ces médecins qui contestent l’existence de l’âme humaine parce qu’ils ne la voient pas à la table de dissection. Pour moi, notre confrère a beau établir que les intérêts rapprochaient infiniment plus les Flamands des Français que les autres peuples ; il a beau insinuer que les Flamands avaient toutes sortes de bonnes raisons d’être pour la France plutôt que contre elle, je ne puis renoncer à croire que la vieille haine instinctive du germain contre le latin n’a pas joué sa partie dans la guerre acharnée des Flamands contre Philippe le Bel. À toute époque, aux Pays-Bas, on le constate cet antagonisme invétéré des deux nationalités, insaisissable parfois, mais toujours vivace. Croit-on qu’en cette fin du XIXe siècle… J’allais oublier que notre Bibliothèque est une « Revue d’érudition consacrée spécialement à l’étude du moyen âge. »

Au demeurant, l’antagonisme national entre Français et Flamands au XIIIe siècle, nié par M. F.-B., et les causes sociales affirmées par lui des guerres de Flandre sous Philippe le Bel, ne sont pas pour s’exclure. Comme notre confrère l’a fort bien remarqué, les Flamands des classes élevées de la société étudiaient à l’Université de Paris ; ils entraient fréquemment par alliance dans les familles françaises ; ils parlaient notre langue et vivaient suivant les usages de France ; aussi, chez les patriciens de Flandre, les sympathies étaient-elles presque unanimement françaises. Il en était autrement chez le peuple, qui ne parlait que son dialecte bas-allemand, pour qui la civilisation française était lettre morte et dont les rapports avec la France étaient rares. Or, le peuple flamand détestait les nobles et les bourgeois de son pays. Quand il crut voir régner l’accord entre eux et les Français, ses haines de classe et ses haines de race se confondirent sous la direction d’un démagogue allemand, Guillaume de Juliers. Voilà, je crois, la vérité.

On reproche volontiers aux anciens élèves de l’École des chartes la sécheresse de leurs travaux. On veut que ces mosaïstes soient en même temps des peintres. En évitant le reproche, notre confrère a satisfait à cette exigence. Dans Philippe le Bel en Flandre, il n’est pas une allégation qui ne soit fondée sur un document contemporain des événements, et cependant le récit ne cesse d’être animé, le tableau coloré, l’intérêt soutenu. Le livre de M. Funck-Brentano rectifie bien des opinions fausses, conséquences de l’ignorance ou de la passion politique ; il apporte à l’histoire une foule de données nouvelles et il est, en outre, d’une lecture facile et même attachante. C’est une œuvre qui fait honneur à son auteur et à notre École des chartes.


Armand d’Herbomez.