Frantz, scènes pastorales
SCENES PASTORALES
C’est moi qui décoche à ta vitre
Ce rayon d’or leste et joyeux
Dont le feu, sur ton noir pupitre,
Tombe et rejaillit dans tes yeux.
Ferme, en chassant ton rêve sombre,
Ce livre jaune où tu t’endors ;
Fuis gaîment la ville et son ombre
Pour me suivre aux prés, d’où je sors.
Je suis le printemps ! Dieu m’envoie,
Plein de musique et de couleurs,
Pour semer la vie et la joie
Dans les âmes et dans les fleurs.
Je fuirai sans regrets ce toit sombre et mon livre,
O printemps ; mais je veux du moins,
Sous ton jeune soleil qui m’invite à le suivre,
Marcher sans guide et sans témoins.
Je hais tous les sentiers que le passant me nomme,
Tout lieu d’où je suis revenu ;
Je veux dans ce désert, loin des traces de l’homme,
Je veux voir de près l’inconnu.
Toi qui cherches ton passage,
Fier de le trouver tout seul,
Si ton cœur est resté sage,
Prends le bâton de l’aïeul.
Quelque jour, entre deux routes,
Hésitant, chargé d’ennui,
Si tu t’assieds, si tu doutes…,
Laisse-toi guider par lui.
Tu peux sur sa rude écorce
T’appuyer en sûreté ;
Il a donné de sa force
À tous ceux qui l’ont porté ;
Il n’a pas conduit ses maîtres
Vers les orgueilleux sommets ;
Mais, par lui, de tes ancêtres
Le pied n’a tremblé jamais.
Ceux-là n’avaient pas l’envie
De fuir tout le genre humain,
Et, pour traverser la vie,
Ils prenaient le droit chemin.
Par la montagne et la plaine,
Partout où le blé mûrit,
Ils creusaient, sans perdre haleine,
Le sillon qui te nourrit.
Posant leur sceptre de frêne
Sur le seuil de la maison,
Ils rentraient, l’âme sereine,
Sans rêver d’autre horizon.
Fais comme eux ; viens, abandonne
L’oisif orgeuil ; il te perd…
La nature qui t’est bonne,
C’est le champ, non le désert.
Vois, par-dessus la haie où chantent les fauvettes,
Dans le foin verdoyant aux teintes violettes,
Cachés jusqu’aux genoux et montant de là-bas,
Les faucheurs, alignés, marchant du même pas.
En cercle, à côté d’eux, frappent les faux tournantes ;
Le fer siffle en rasant les tiges frissonnantes,
Et, dans le vert sillon tracé par les râteaux,
L’herbe épaisse à leurs pieds se couche en tas égaux.
À l’ombre, au bout du pré, chacun souffle à sa guise ;
Le travailleur s’assied, et sa lame s’aiguise,
Et l’on entend, parmi les gais refrains, dans l’air,
Tinter sous le marteau l’acier sonore et clair.
Toi, qui fuis ces labeurs que la sagesse envie,
Pourquoi, sans t’arrêter, passer devant la vie,
Voyageur poursuivi par ton rêve importun,
Et refuser ta part dans le bonheur commun ?
Nouez les ronces aux charmilles
Et l’aubépine à l’églantier ;
Tendez vos rets, ô jeunes filles,
Entre les buissons du sentier.
À ce bel étranger morose
Qui voit les fleurs sans les cueillir,
Fermez, d’une chaîne de rose,
Le chemin qu’il prend pour nous fuir.
Au rossignol chanteur préparez une cage,
Tressez pour l’enfermer le jonc et le glaïeul ;
Mais au loup, s’il se montre, ouvrez vite un passage :
Je suis méchant, et je veux rester seul !
Ton cœur vaut mieux que tes paroles ;
Tes regards sont tristes, mais doux ;
Il faut qu’ici tu te consoles,
Loin des bois où vivent les loups.
Si la faux t’effraie et te pèse,
Prends du moins ce râteau léger ;
Avec nous tu peux, à ton aise,
Faner l’herbe de ce verger.
Le goûter, au fond des corbeilles,
Va nous offrir, dans un moment,
Blanche crème et fraises vermeilles,
Et pain bis mêlé de froment.
Là-haut, dans les pays où je veux aller vivre,
Il est des fleurs sans nom, il est des fruits divins,
Et du tronc de chaque arbre un miel qui vous enivre
Jaillit à flots plus purs que tous les vins.
Nos prés ont des fleurs aussi douces.
Essaie un jour de leur odeur.
Pose un peu sur ton front boudeur
Ces couronnes que tu repousses.
À côté de nous reste assis
Sur ces pelouses favorites ;
Laisse à nos fraîches marguerites
Effacer tes pâles soucis.
Pourquoi t’enfuir, à perdre haleiné,
Vers ces sommets, à l’horizon,
Quand on est si gai dans la plaine,
Quand le feu flambe à la maison ?
Voici la nuit, le ciel se couvre,
Le dernier char vient de partir ;
Vois, là-bas, la grange qui s’ouvre ;
L’éclair brille pour t’avertir.
Viens donc, un râteau sur l’épaule,
Comme nous, joyeux et chantant,
Respirer, sous l’ombre du saule,
L’odeur des foins que j’aime tant.
Les chars et les faucheurs sont rentrés à la ferme,
Sur le pré ras tondu le buisson se referme ;
Mais du gazon plus vert renaît le bouton d’or,
Et l’immense bercail va se peupler encor.
Les vaches, les taureaux, détachés de la crèche,
Las de l’obscure étable et de la paille sèche,
Mugissent de plaisir, et, pressant leurs pas lourds,
Frottent leurs bruns naseaux sur le sol de velours.
Sautant de leur cavale à l’inculte crinière
Qu’enivrent l’air plus tiède et l’odeur printanière,
Les pâtres étourdis, voleurs de nids d’oiseaux,
Tressent à leurs captifs des prisons de roseaux
Le chien jappe aux jarrets de la génisse blonde,
Le groupe des chevreaux s’éparpille à la ronde ;
Et là-bas, au soleil, s’étend, calme et serein,
Et dort le taureau noir luisant comme l’airain.
Les blés hauts et dorés, que le vent touche à peine,
Comme un jaune océan, ondulent sur la plaine ;
D’un long ruban de pourpre, agité mollement,
L’aurore en feu rougit ces vagues de froment,
Et, dans l’air, l’alouette, en secouant sa plume,
Chante, et comme un rubis dans le ciel bleu s’allume.
Mais déjà la faucille est au pied des épis.
Les souples moissonneurs, sur le chaume accroupis,
Sont cachés tout entiers, comme un nageur sous l’onde ;
Leur front noir reparaît parfois sur la mer blonde.
Plongeant leurs bras actifs dans les flots de blé mûr,
Ils avancent toujours de leur pas lent, mais sûr ;
Leur fer tranchant et prompt, à tous les coups qu’il frappe,
Rétrécit devant eux l’or de l’immense nappe.
Derrière eux, le sillon reparaît morne et gris,
Les bleuets sont tombés et les pavots fleuris ;
Et le soleil de juin, piquant comme la flèche,
Sur leur couche de paille à l’instant les dessèche.
Le sol brûle ; on dirait que la flamme a passé
Sur le terrain, déjà blanchâtre et crevassé.
Les faux marchent toujours, allongeant derrière elles
Les rangs d’épis tombés en réseaux parallèles,
Et qui semblent de loin, tissu fauve et doré,
Des toiles de lin neuf qu’on blanchit sur le pré.
Dans l’air lourd plus de voix, hors le bruit des cigales
Frappant le ciel cuivré de leurs notes égales.
Entre les moissonneurs plus de joyeux propos ;
Il est temps que midi sonne enfin le repos.
L’œuvre languit ; la main, en essuyant la tempe,
Retombe mollement avec l’eau qui la trempe.
Les yeux cherchent ; voici, travailleurs aux abois,
Que vous voyez venir, par le sentier du bois,
Les rouges tabliers, les corbeilles couverts
D’un linge blanc qui luit entre les feuilles vertes.
Des cris ont salué l’espoir du gai repas.
Vers l’ombre, au bout du champ, chacun marche à grands pas ;
On s’assied. Les grands pains sont étalés sur l’herbe.
Le maître fait les parts, trônant pur une gerbe.
La fermière a servi les rustiques apprêts
Et rempli d’un vin clair les écuelles de grès.
Mais déjà, sous le chêne où la mousse l’invite,
Pressant comme la soif, le sommeil descend vite.
Près de l’homme endormi, les marmots en éveil
Font leur moisson d’ivraie et de pavot vermeil.
Là, debout, lui montrant sa terre et sa chaumière,
Le fermier prend la main de la brune fermière.
Vois ces riches moissons ; vois, sous ces flots de blé,
Notre champ qui se dore :
D’une moisson d’amour le printemps a comblé
Mon cœur plus riche encore !
Viens ! pour payer les fleurs que tu m’offrais hier,
Qu’aujourd’hui tu me donnes,
Je veux, en épis mûrs, à ton front doux et fier
Rendre ici des couronnes.
Quand tu fuyais, sombre et cherchant
Un désert et des fleurs nouvelles,
Je t’ai dit : Ma vigne et mon champ,
Mes prés, en cachent de plus belles.
Rien, dans ces lointains merveilleux,
Ne vaut les fruits, les blés qu’on sème
Dans le sillon de ses aïeux,
Et qu’on partage à ceux qu’on aime.
C’est par toi que ces champs ont porté fruits et fleurs,
Ma belle ménagère.
Tu prends avec amour ta part de mes labeurs,
La mienne est plus légère.
Ces travaux sont moins durs que n’étaient mon repos,
Ma solitude oisive ;
Je sens, à tes côtés, mon cœur jeune et dispos ;
Ta gaîté me ravive.
Avant de trouver ton appui,
Mon cœur, sous sa gaîté frivole,
Succombait à ce vague ennui
Qu’une mère à peine console.
Mais aujourd’hui je sens par toi,
Sous l’on regard qui me caresse,
Un bonheur pur de tout effroi,
Calme et fort comme ta tendresse.
Sur les chars empourprés des derniers feux du jour,
Gerbes et moissonneurs sont rentrés dans la cour.
Déjà, dans l’avenue, en face de la grange,
Sonne la cornemuse, et la troupe s’y range.
Le plus vieux, qui maintient le rite coutumier,
À réglé le cortège et marche le premier.
Il porte, heureux trésor acquis par tant de peine,
La couronne d’épis sur une croix de chêne.
Un ruban d’écarlate enroule au bois grossier
Les fleurs que l’été mêle au froment nourricier,
Et l’emblème sacré de joie et d’abondance
Du travail et de Dieu parle avec évidence.
On part ; la voix éclate, et les vieilles chansons
Escortent noblement le bouquet des moissons.
Le soir dore les murs de la ferme qui brille.
Là, debout sur le seuil, le père de famille
Attend paisible et fier tout son peuple assemblé,
Et reçoit dans ses mains les prémices du blé.
Bientôt les épis d’or et la croix qui les porte
Comme un signe de Dieu sont cloués sur la porte ;
Ils y doivent rester jusqu’à l’autre saison,
Pour garder de tout mal les champs et la maison.
Or, pour les moissonneurs, la journée étant faite,
Commence le plaisir de la rustique fête,
La danse et le repas où le maître joyeux
Écoute leurs chansons et, s’assied avec eux.
La maison, tout en fête, avec amour décoré
L’heureux char des moissons qui s’est rempli pour nous ;
La maison, tout en fête et plus joyeuse encore,
A vu l’épouse entrer et sourire à l’époux.
Dieu fait mûrir les blés ; c’est la femme économe
Qui mélange un sel pur au pain de chaque jour ;
C’est elle, en souriant, qui donne au cœur de l’homme
Son aliment sacré d’allégresse et d’amour.
Comme ce blond froment, elle est l’or véritable ;
Elle est le chaste orgueil du maître et du manoir,
Le joyau qu’on admire, accoudé sur la table,
Le flambeau du foyer quand le ciel se fait noir.
La maison, tout en fête, avec amour décore
L’heureux char des moissons qui s’est rempli pour nous ;
La maison, tout en fête et plus joyeuse encore,
A vu l’épouse entrer et sourire à l’époux.
Hier on cueillait à l’arbre une dernière pêche,
Et ce matin voici, dans l’aube épaisse et fraîche,
L’automne qui blanchit sur les coteaux voisins.
Un fin givre a ridé la pourpre des raisins.
Là-bas voyez-vous poindre, au bout de la montée,
Les ceps aux feuilles d’or dans la brume argentée ?
L’horizon s’éclaircit en de vagues rougeurs,
Et le soleil levant conduit les vendangeurs.
Avec des cris joyeux ils entrent dans la vigne ;
Chacun, dans le sillon que le maître désigne,
Serpe en main, sous l’arbuste a posé son panier.
Honte à qui reste en route et finit le dernier !
Les rires, les clameurs stimulent sa paresse.
Aussi, comme chacun dans sa gaîté se presse !
Presqu’au milieu du champ, déjà brille, là-bas,
Plus d’un rouge corset entre les échalas.
Voici qu’un lièvre part ; on a vu ses oreilles.
La grive au cri perçant fuit et rase les treilles.
Malgré les rires fous, les chants à pleine voix,
Tout panier s’est déjà vidé plus d’une fois,
Et bien des chars, ployant sous l’heureuse vendange,
Escortés des enfans, sont partis pour la grange.
Au pas lent des taureaux, les voilà revenus,
Rapportant tout l’essaim des marmots aux pieds nus.
On descend, et la troupe à grand bruit s’éparpille,
Va des chars aux paniers, revient, saute et grapille,
Près des ceps oubliés se livre des combats.
Qu’il est doux de les voir, si vifs dans leurs ébats,
Préludant par des pleurs à de folles risées,
Tout empourprés du jus des grappes écrasées !
Vois ces garçons frais et joyeux ;
Le plus beau, c’est encor le nôtre ;
Comme il sourit de ses grands yeux !
Comme il nous cherche l’un et l’autre !
Depuis que Dieu me l’a donné
Ce fils, ta souriante image,
Je crois, dans mon cœur étonné,
Que je t’aime encor davantage.
Oui, notre âme agrandie est plus pleine d’amour ;
Dieu nous a fait largesse.
Ma maison et mon cœur ont reçu dès ce jour
La suprême richesse.
Sois bénie à jamais avec ton fruit charmant,
O branche maternelle !
Viens t’enlacer au cou du père et de l’amant,
Viens tous les jours plus belle !
Baise au bras de l’époux notre ange au front vermeil,
Ce fils qu’on nous envie,
Et qui fait rayonner d’espoir et de soleil
L’automne de ma vie.
L’enfant est roi parmi nous
Sitôt qu’il respire ;
Son trône est sur nos genoux,
Et chacun l’admire.
Il est roi, le bel enfant !
Son caprice est triomphant
Dès qu’il veut sourire.
C’est la gaîté du manoir,
Jadis solitaire ;
Ses yeux éclipsent, le soir,
Notre lampe austère.
C’est la primeur du verger,
L’agneau blanc cher au berger,
La fleur du parterre.
Il fait de ses cheveux d’or
L’anneau qui nous lie ;
Il fait qu’on espère encore,
Il fait qu’on oublie.
Lorsqu’un orage a grondé,
Que les pleurs ont débordé,
Il réconcilie.
C’est pour lui qu’on a semé,
Qu’on remplit la grange ;
Le pain blanc reste enfermé
Pour le petit ange.
C’est pour lui, joyeux garçon,
Que chacun dit sa chanson,
Pour lui qu’on vendange.
Suivez les chars au pas des taureaux familiers,
Chanteurs ! Benissez Dieu, la saison est féconde ;
La maison sera pleine ainsi que les celliers ;
La famille est nombreuse, et la vendange abonde.
Laissez grandir l’enfant, laissez vieillir le vin,
Pour qu’au déclin des jours ce fils, en qui j’espère,
Verse une ardeur encore avec ce jus divin
Dans le sang rajeuni de l’aïeul et du père…
Laissez grandir l’enfant, laissez vieillir le vin !
Les vapeurs de novembre et le soir qui commence
Répandent leur fraîcheur dans notre plaine immense.
Un reste de clarté, sur un nuage ardent,
Découpe le profil des grands monts d’occident.
À l’abri des sommets baignés de vapeur rose,
Le soleil, déjà las, s’incline et se repose.
Mais l’homme, infatigable à l’œuvre du labour,
Profite jusqu’au bout de sa force et du jour ;
Il pousse, avec lenteur, ses bœufs dont le poil fume.
Dans l’air qui s’épaissit, tout blanchi par la brume,
On entend des bouviers traîner le long refrain.
Ah ! qu’il est beau de voir sur le même terrain,
foulant du même pas les herbes disparues,
Six paires de grands bœufs traînant leurs six charrues !
Comme des chars de guerre, ils marchent alignés,
Tirant de tout l’effort de leurs fronts résignés ;
Si doux qu’on les excite avec une caresse.
Inutile au bouvier, l’aiguillon se redresse.
Mille oiseaux à l’entour, dans les sillons ouverts,
Attardés par l’appât, vont becquetant les vers.
Linot, bergeronnette et mésange hardie
Sous les pieds des taureaux courent à l’étourdie,
Voltigent sur leurs fronts, effleurent leur poitrail.
La paix règne entre tous dans ce champ du travail.
Au vent frais de la nuit, le bois prochain frissonne,
Et jette au sillon noir l’or des feuilles d’automne.
La sorbe aux grains ambrés tremble au bout du buisson.
Le seul bruit qui domine est la vieille chanson,
La voix du laboureur, lancée à toute haleine,
Qui plane et qui s’étend jusqu’au bout de la plaine.
Plus loin ! creusez encore un plus vaste sillon,
Mes fiers taureaux, avant de rentrer à l’étable ;
Ma voix excite encor d’un paisible aiguillon
Votre lenteur infatigable.
Le travail presse, amis ! il faut qu’il dure encor ;
Il faut de l’héritage avoir atteint les bornes,
Avant que ce sommet cache le globe d’or
Qui luit en face entre vos cornes.
Retournons bien ce sol du levant au couchant ;
Qu’il offre un lit fécond au grain que l’on y sème !
Je veux, pour de longs jours, fertiliser mon champ
Avant de m’y coucher moi-même.
Plus loin toujours, ô laboureurs,
Poussez le soc de vos charrues ;
Plus loin, oiseaux avant-coureurs,
Lancez vos ailes dans les nues !
Voici l’hiver et ses horreurs ;
Passez, corbeaux, cygnes et grues.
Dans nos bois, où rôdent les loups,
Un vent noir déjà siffle et gronde.
Cherchez un asile plus doux,
Un ciel où la lumière abonde.
Volez, oiseaux, précédez-nous ;
Allez trouver un meilleur monde !
S’il est des pays sans hivers,
Des flots que nul vent ne déchire ;
S’il est des jardins toujours verts,
Où les yeux ne font que sourire,
Où les cœurs sont toujours ouverts…
Oiseaux, revenez me le dire !
Pour vous suivre, et sous ce ciel d’or
Guérir le mal dont je succombe,
Mon âme a déjà pris l’essor ;
J’ai les ailes de la colombe.
J’arriverai ! Dussé-je encor
Franchir l’épaisseur de la tombe !
Mais là-bas, arrêtés au milieu du sillon,
Les bouviers, à genoux, plantent leur aiguillon.
Tandis qu’au-dessus d’eux les corbeaux et les cygnes
Dans es sentiers du ciel passent en longues lignes,
Sur la feuille jaunie un cortége nombreux
Serpente, au bord du bois, le long du chemin creux :
C’est la famille en deuil et d’amis entourée
Qui porte au champ des morts l’aïeule vénérée.
Les voilà disparus dans le funèbre enclos,
Et déjà l’on entend, au milieu des sanglots,
— Le prêtre ayant fini son oraison dernière, —
La terre, — ô bruit affreux ! — retombant sur la bière.
Or, seuls dans leur sentier, revenant à l’écart,
Les époux l’un de l’autre ont cherché le regard.
Ah ! je voudrais verser mon âme tout entière
Au sillon que voilà,
Et, dormir à jamais sous cette morne pierre,
Si tu n’étais pas là,
Si ma vie en son deuil n’était pas enchaînée
Aux bras de nos enfans…
Mais mon cœur sera fort contre la destinée ;
C’est toi qui le défends.
J’ai vu crouler sous moi le sol de ma colline ;
Mais l’arbre y vit toujours,
O mère de mes fils, car j’ai pris ma racine
Dans nos saintes amours.
Reçois donc à cette heure, avec ma plainte amère
D’un bonheur envolé,
Tout mon cœur dans un mot : Dieu m’a repris ma mère,
Et tu m’as consolé !
Et moi dans un mot je rassemble
Les plus saints noms et les plus doux ;
J’ai mon père et ma mère ensemble
Et mon frère en toi, mon époux !
Pourvu que ton cœur m’y réponde,
Notre champ est mon univers ;
J’ai mon paradis en ce monde
Tant que tes bras m’y sont ouverts ;
Tant que Dieu garde et que prospère
De nos fils le riant essaim ;
Tant que je puis, devant leur père,
Les presser tous contre mon sein.
Par eux, dans le deuil où nous sommes,
Laisse ton cœur se ranimer ;
Vis pour en faire un jour des hommes,
Moi je leur enseigne à t’aimer.
À genoux, mes enfans, priez, pleurez près d’elle ;
Que nos morts soient joyeux !
Sa voix fait tressaillir la terre maternelle
Pleine de vos aïeux.
Donnez-leur, ô mes fils, à tous ces morts augustes,
Vos premières dOuleurs.
Vous devez un sang pur aux vertus de ces justes ;
Qu’ils aient au moins vos pleurs !
Leur austère travail a fondé ce domaine,
Ce champ qui vous nourrit ;
Leur sagesse a glané dans la sagesse humaine
Le pain de votre esprit.
Par eux ont survécu ces chênes dont l’ombrage
Orne encor ce beau lieu ;
Par eux l’antique foi, pour suprême héritage,
Vous transmit le vrai Dieu.
Demandons nos vertus au tombeau de l’ancêtre !
Offrons-lui nos remords !
Dieu sème au fond des cœurs le bien qui doit y naître
Dans la saison des morts.
La terre est assez labourée,
Des entrailles du champ ôtez le soc d’airain.
Notre âme est assez déchirée,
Des cœurs qu’il brise encore ôtez le noir chagrin.
Et vous, divin semeur, parcourez la contrée ;
La terre est assez labourée,
Versez, versez à flots les germes du bon grain.
Prêtez au sillon la semence,
Donnez aux morts chéris leur gîte hospitalier.
La vie est là qui recommence.
Ce champ pour une graine en rapporte un millier.
L’hiver, tout va dormir sous un linceul immense ;
Prêtez au sillon la semence,
Le printemps du Seigneur viendra tout réveiller.
Tu permets au travail de presser ta mamelle,
Patiente nourrice, et depuis six mille ans
Tu gardes à tes fils ta richesse éternelle,
Tu livres sans compter les trésors de tes flancs.
Tes bois nous sont ouverts, ta plus belle parure !
Nous fouillons dans tes os de marbre et de métal.
Aux besoins du réel tu donnes sans mesure,…
Mais tu portes aussi ta moisson d’idéal !
Tes saisons pour notre âme ont d’indicibles charmes,
Je les admire en toi,… mais ils viennent d’ailleurs !
S’ils font naître si bien le sourire ou les larmes,
C’est qu’ils ouvrent nos yeux à des mondes meilleurs.
Sois soumise au travail, ô terre, et sois bénie !
Donne à flots tes épis au pain de tous les jours ;
Mais conserve tes bois, sources de l’harmonie,
Et garde aussi tes fleurs, dont vivent les amours.
Par les vertus des morts qu’à tes champs nous donnâmes,
Fais grandir la beauté, la sagesse en tout lieu ;
Tu dois nourrir les fruits et les fleurs pour les âmes,
Et les âmes pour Dieu.
VICTOR DE LAPRADE.