Franklin (Philarète Chasles)

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FRANKLIN.

THE WORKS OF B. FRANKLIN,
CONTAINING SEVERAL POLITICAL AND HISTORICAL TRACTS NOT INCLUDED IN ANY FORMER EDITION, ETC. BY JARED SPARKS[1].

En 1673, il y avait à Londres deux hommes qui préparaient l’avenir de l’Amérique septentrionale ; c’étaient Jean Locke, le maître philosophique de Jean-Jacques, et lord Shaftesbury, le type de tous les agitateurs constitutionnels, le modèle de Mirabeau.

Locke rédigeait alors les lois futures de la Caroline du Sud, dont une partie était la propriété de Shaftesbury ; ce dernier en corrigeait la rédaction. Voilà des langes de peuple confiés à des mains singulièrement choisies. Sous les yeux et sous les ordres de Shaftesbury, le ministre conspirateur, Jean Locke, le docteur de l’indépendance métaphysique, écrit, non sans prévision, les lois libérales qui doivent régir la colonie anglo-américaine. Il a soin d’y introduire toutes les idées que plus tard l’éloquent Jean-Jacques, le lumineux Voltaire et le hurleur Raynal vont propager à travers le monde, comme des idées hardiment nouvelles, c’est-à-dire la tolérance des opinions religieuses, la liberté de la presse, le jugement par le jury, et l’indépendance individuelle. Locke et Shaftesbury font pénétrer ainsi en 1673 dans les veines de la jeune société d’Amérique la sève qui animait la république de Cromwell, et qui cimentera le trône de Guillaume III ; la sève du vieux sang teutonique, ravivée par la rébellion puritaine, et tout ardente d’une liberté long-temps comprimée.

Telle est la généalogie des insurrections britanniques. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que la trace, vive encore aujourd’hui, de l’œuvre opérée par ces deux hommes, de leur influence sur l’Amérique, n’a pas été reconnue jusqu’ici. On possède les lettres adressées à ce sujet par Shaftesbury à Locke[2] ; la constitution rédigée par ce dernier a été imprimée. Les lois qu’il a données à la Caroline du Sud sont encore en vigueur. On sait que Shaftesbury, emprisonné à la tour, comme conspirateur, demanda à Charles II la permission de se réfugier dans ses propriétés d’Amérique ; mais pas un seul historien n’a tiré les conséquences de ce fait. Le dernier biographe de Locke, lord King[3], n’en parle même pas. L’indépendance américaine, pétrie un siècle avant son éruption, sous la main d’un philosophe rationaliste, et sous l’inspiration d’un chef de l’opposition anglaise, méritait cependant un regard.

Il faut, pour apprécier le fait que je cite, se rappeler la situation occupée par Locke et Shaftesbury ; l’un était le Sieyès, l’autre le Mirabeau de leur temps. Shaftesbury, qui avait connu Cromwell, se portait, en 1673, l’héritier de cet usurpateur, dont il essayait de régulariser et d’organiser pacifiquement la révolte ; Locke, secrétaire de Shaftesbury, et que Charles II devait bientôt chasser comme athée de l’université d’Oxford, tentait d’adoucir et d’épurer, pour les rendre populaires, les théories démocratiques de Milton. C’était des deux côtés le même travail. Locke opérait dans le domaine de la philosophie l’œuvre que Shaftesbury essayait dans le monde politique. Shaftesbury luttait contre Charles II ; Locke, contre l’église anglicane. L’un opposait à la monarchie absolue, si hautement proclamée par Charles II, les obstacles d’une opposition parlementaire, taquine et infatigable ; l’autre opposait aux habitudes belliqueuses d’une théologie inexorable et militante ses systèmes de tolérance fondés sur la liberté de penser. Ces deux hommes, représentans du libéralisme le plus avancé, sont les vrais législateurs des États-Unis.

La matière sur laquelle ils opéraient était merveilleusement propre à leur expérience. Le germe de la résistance s’était trouvé déposé au sein de la colonie anglo-américaine dès le premier moment de sa formation. Elle n’avait jamais été qu’un refuge pour les mécontens de l’Angleterre. Là fructifiait ce noyau teutonique, hostile depuis long-temps aux institutions monarchiques. Là vivaient les puritains les plus farouches. Ce fragment tout anglais ne s’était détaché de la souche primitive que par haine de l’autorité religieuse et du trône. Fidèle à l’ancienne obstination pélagienne, à cet entêtement de la volonté qui a toujours caractérisé la Grande-Bretagne, un petit groupe d’hommes croyans, fiers et acharnés, avait préféré le désert libre et le labeur affamé à la civilisation sous le joug. Ils frayèrent à tous les mécontens la route vers l’Amérique, et pendant deux cents années, ceux qui pensaient comme eux les suivirent.

Je viens de montrer deux semi-républicains, Locke et Shaftesbury, construisant, en 1673, les lois de l’Amérique du Nord ; je viens de dire aussi que le génie rebelle et opiniâtre de la colonie datait de plus loin. Quarante années auparavant, en 1633, une scène touchante annonçait à l’Amérique septentrionale ses destinées de liberté. Fleur-de-Mai, petit vaisseau peint en noir, était à l’ancre dans le port de Delft. De semaine en semaine, on y voyait accourir et se placer sur le pont de bonnes gens vêtus de noir aussi, tristes, graves, chantant des psaumes, qui, n’ayant pour cargaison que leur Bible et un peu de jambon salé et d’eau fraîche, traversèrent l’Océan en chantant leurs psaumes, pour aller fonder Philadelphie et New-York. Ce petit vaisseau Fleur-de-Mai m’a toujours paru intéressant et poétique comme le vaisseau des Argonautes. Cinq années plus tard, en 1638, craignant cet exil de son peuple, Charles Ier, par une proclamation datée du 1er  mai, prohiba l’émigration volontaire, qui peuplait l’Amérique aux dépens de la Grande-Bretagne, et la peuplait des hommes les plus dévoués, les plus héroïques, les plus nobles, les plus braves, les plus honnêtes. Le navire qui devait emporter Cromwell, Hampden, lord Say, lord Brooks, sir Arthur Hasslerig, en un mot tous les chefs du puritanisme libéral, fut arrêté dans le port, et le roi contraignit ceux qui devaient faire tomber sa tête à ne pas quitter le pays. Ils restèrent donc pour son malheur. Ils restèrent pour continuer en Europe, à travers les échafauds et les guerres civiles, la même propagande de résistance que leurs frères importaient dans l’Amérique septentrionale, à travers les savanes et les forêts vierges, sous le tomahawk des sauvages et sous la dent des ours.

C’est là une miraculeuse progression de la destinée humaine et l’on ne peut qu’admirer la logique sévère qui domine les évènemens de ce monde. Telle cette nation nouvelle a été semée, telle elle pousse. Elle est née pour la liberté, par la liberté, avec la liberté ; elle vivra par la liberté. Elle est, dans son essence, rupture avec l’Europe, rébellion contre le passé, dédain et négation. Telle elle reste, telle elle sera. Protestante, critique, puritaine, bourgeoise, industrielle, industrieuse, faite pour le labeur, lui devant tout, lui demandant tout, elle emprunte au teutonisme sa vieille sève acharnée, la force, la volonté, l’activité et la colère implacable. C’est là sa vraie constitution. Croyez-moi, les constitutions qui ne sont qu’écrites ne vivent guère. Celles qui coulent avec le sang des peuples n’ont pas besoin qu’on les écrive. Ici le teutonisme est le germe ; le puritanisme le développe ; la résistance et l’opposition l’alimentent ; Locke et Shaftesbury lui donnent leurs soins. Vienne le moment favorable, les républiques transatlantiques ne manqueront pas d’éclore, et c’est là ce que nos pères ont vu ; c’est ce que nous voyons. Leur étonnement a été extrême, le nôtre ne l’est pas moins, l’inattention des hommes est incurable.

J’ai marqué sur ce berceau des États-Unis les dates importantes : 1633, 1638, 1673 ; l’émigration, la persécution, la législation. Peu d’années après cette dernière date, en 1682, un puritain fervent du Northamptonshire, nommé Josiah Franklin, fatigué de ne pouvoir prier à son aise, suivit le torrent de ses frères, et émigra pour la Nouvelle-Angleterre, emmenant avec lui une jeune femme et trois enfans. C’était une famille pauvre, laborieuse, croyante et habituée à braver le pouvoir. Elle en avait la tradition comme l’orgueil. Sous le règne de Marie Tudor, elle avait professé, dans sa cabane du Northamptonshire, les dogmes de Calvin. La bible calviniste était renfermée dans un vieux tabouret de chêne couvert de velours. Le soir, un des enfans se plaçait en vedette à la porte de la chaumière, pour avertir en cas de péril. Le grand-père posait le tabouret sur ses genoux, soulevait le couvercle, tournait les feuillets et faisait la lecture. La sentinelle annonçait la venue de l’appariteur ecclésiastique, chargé de dénoncer ces grands délits ; on refermait le couvercle, le tabouret retombait à sa place naturelle, chacun reprenait son travail, et l’appariteur ne voyait rien. Josiah Franklin, l’un des dignes et humbles fils de cette vieille race opposante, alla donc à Boston, s’établir comme fabricant de savon et de chandelles. Il eut dix-sept enfans ; le quinzième de ces enfans naquit en 1706, fit beaucoup de bruit dans le monde, et fut Benjamin Franklin.

C’est dans ce milieu d’austérités, de labeur, de vigilance, de persistance, de pauvreté, d’économie, de probité douloureuse, d’industrie souffreteuse, de martyre qui tombe goutte à goutte, d’opposition héréditaire, de critique populaire et de patience indomptable, que s’est élevé, au XVIIIe siècle, entre les années 1706 et 1790, cet homme singulier que le XVIIIe siècle a choisi pour l’un de ses symboles, et qui doit passer pour le représentant le plus exact et le plus complet de son jeune pays.

Franklin, dont le XVIIIe siècle enivré a fait un dieu, ne possède aucune qualité puissante et éclatante. Il a toutes les qualités ingénieuses, patientes, industrielles et pacifiques. Il est le héros de cette société sans héroïsme. Il coïncide plus complètement et plus profondément que Washington avec les goûts et les penchans de sa nation à peine éclose.

L’épée que Washington est forcé de tenir est à elle seule, et comme symbole guerrier, contraire au génie de l’Amérique, pays de paix. Franklin, c’est la paix elle-même. Froid, sans passions, faisant de la vertu un art, de la probité un commerce, de l’amour des hommes un calcul, combinant sans errer jamais la dose d’habileté conciliable avec l’honnêteté, observateur attentif des autres et de soi-même, de la nature et de la société, respectant avant tout les apparences, il mérite un examen d’autant plus curieux, que, devenu idole, il avait, long-temps avant sa mort, subi la transformation symbolique qui détruit toute netteté dans l’admiration du vulgaire. Je ne prétends ni rabaisser sa vertu, ni obscurcir sa renommée. Sa correspondance particulière et long-temps inédite vient d’être publiée à Boston ; je l’étudie. C’est le droit de l’histoire. Qu’une époque peu favorable à toutes les idolâtries n’oppose pas à la sincérité des jugemens l’idolâtrie du lieu-commun !

Il ne me semble point qu’on l’ait bien jugé. Sa réputation de philosophie naïve et de bonhomie gracieuse me paraît devoir faire place à une renommée plus haute ; c’était le meilleur diplomate de son temps. En général, rien de plus amusant que la comédie des réputations, la façon dont elles s’arrangent, les dupes qu’elles attrapent, et les graves auteurs qui se constituent les greffiers de ce procès ridicule. Il faudrait un Molière à cette farce perpétuelle, qui doit inspirer un si profond mépris à ceux qui en sont les héros. Franklin devait rire lorsqu’il voyait toute la France admirer ses souliers sans boucles et ses culottes à boucles de cuivre, lorsqu’il la voyait tomber à genoux devant ce siècle d’or qui devait renaître à la voix de Jean-Jacques et d’Helvétius, lorsqu’il se voyait lui-même tragiquement transformé en Lycurgue et en Epaminondas, lui, bonhomme caustique, savant expérimentateur, plus malin que tous les marquis héritiers de la régence. Cet engouement s’adressait-il à l’honnête homme, à l’esprit délicat, à l’écrivain charmant, au savant éminent, au convive ingénieux ? Il savait bien que non. Toutes ces qualités appartenaient au même titre à Malesherbes, à Turgot, à Montesquieu surtout, dont le génie était bien autrement puissant que celui de Franklin. Des circonstances accessoires se groupaient heureusement pour captiver la France et la lui livrer : il le savait, en profitait, en riait un peu, et redoublait la fièvre française par l’ingénuité de sa modestie.

C’est que Franklin réunissait en lui tout ce qui pouvait charmer nos pères. Il était physicien, déiste, tolérant, railleur, il venait de loin, et il portait de gros souliers. Il représentait surtout l’analyse ; il ne croyait qu’à elle, ne se fiait qu’à elle, ne voyait qu’elle. D’après la croyance de la France moderne, l’analyse victorieuse devait tout remplacer et suppléer à tout. Franklin analysait et décomposait merveilleusement le feu, la foudre, l’eau, les sons, la lumière, les finances, et jusqu’à la vertu. C’était l’homme de l’atelier et du laboratoire. N’était-il pas sorti de la boutique ? N’y avait-il pas fait son éducation ? Et n’était-il pas aussi fin, aussi sagace, aussi gai, aussi brillant, aussi éloquent, aussi distingué que tous les Vergennes du monde ? Il réalisait les théories de son temps. Il parut gigantesque.

Il était surtout habile, et c’est ce dont on peut aisément se convaincre en lisant les dix volumes publiés par M. Jared Sparks, l’infatigable éditeur des documens américains. C’est une bibliothèque franklinienne qu’il a publiée ; pas un document ne lui a échappé ; il ne fait pas grâce au lecteur du plus petit papier.

C’est là qu’on voit apparaître le Franklin véritable, c’est-à-dire un ouvrier qui n’est pas ouvrier, un imprimeur qui n’est pas imprimeur, un homme naïf qui n’est pas naïf ; admirable écrivain, dont la malice fine et douce réunit les qualités d’Adisson et de Goldsmith ; diplomate populaire, habitué à travailler les hommes comme une matière à expériences physiques ; Anglais par la persévérance et le culte de ses intérêts ; puritain par la rigueur apparente des observances morales ; disciple de Locke par l’amour extrême de la tolérance ; doux, intelligent, sachant attendre ; ne trompant personne, mais prenant fort bien ses avantages et ne se laissant jamais tromper ; disposant son propre bonheur avec un soin digne de Fontenelle ; arrangeant sa propre vertu avec une certitude digne de Grandisson ; sachant se taire et parler avec une sagacité digne de M. de Talleyrand ; prolongeant sa propre vie en homme sûr de dominer ses émotions ; placé dans de telles circonstances et les mettant si bien à profit, qu’il a passé, pendant un demi-siècle, pour l’idéal même de l’humanité sublime, et qu’il est presque téméraire aujourd’hui de ne pas l’adorer comme un dieu sans tache.


Ceux qui ont regardé l’insurrection des États-Unis comme un fait imprévu et une catastrophe non préparée, n’ont qu’à lire les mémoires de Franklin, et surtout ses lettres particulières, écrites antérieurement à la déclaration des droits. Ils reconnaîtront sans peine l’inévitable courant qui détachait la colonie de la métropole. Les colons n’avaient plus besoin de leur mère, devenue marâtre. Dans les interminables discussions soulevées entre les propriétaires du sol (résidant à Londres) et les exploitateurs de ce sol, les premiers, toujours vainqueurs devant les tribunaux anglais, avaient cependant le dessous en réalité, puisque leurs ordres ne s’exécutaient pas et que les sentences rendues en leur faveur restaient inefficaces. C’était une position politique tellement fausse, qu’elle ne pouvait subsister longtemps. Les citoyens américains se voyaient assujettis à la loi de quelques familles anglaises, auxquelles les Stuarts avaient concédé la propriété du sol. Pour renverser cette propriété illusoire, on commença par l’opposition légale, on finit par la révolte, et l’appel aux principes primordiaux de la justice divine et de l’équité humaine retentit jusqu’aux régions les plus éloignées. Avant de réussir, les colons, que certaines familles aristocratiques prétendaient soumettre à une dépendance impossible et ridicule, marchèrent constamment dans la voie qui leur était frayée par Locke, Shaftesbury et les fondateurs puritains de la colonie, dans la voie de la liberté. Déjà, lorsque Franklin parut sur la scène politique, l’esprit teutonique et puritain avait accompli en Amérique une grande partie de sa conquête. Ces colons faisaient leurs affaires eux-mêmes, repoussaient les sauvages, se battaient contre les Français du Canada, et réglaient leurs intérêts domestiques ; un plan d’union entre les provinces transatlantiques était formé, le mot United States était trouvé, la république fédérale existait en réalité, enfin la constitution américaine se trouvait en mouvement sans être écrite ; elle vivait, respirait et marchait, sans que l’on s’en aperçût ; l’émancipation n’avait besoin que d’être proclamée, quand la sottise des familles des propriétaires et l’entêtement de George III achevèrent l’œuvre. L’Angleterre déchira le voile d’illusion qui couvrait encore la colonie anglaise ; elle leva ses scrupules en l’outrageant. Washington et Franklin prirent cette cause en main. Dans l’explosion insurrectionnelle, ils représentèrent, l’un la prudence civile, l’autre le courage guerrier de leurs concitoyens. Il ne faut pas oublier que tout, avant eux, était fait ; instrumens de régularisation et d’organisation, ils eurent plus de sagacité que d’héroïsme, et plus de prudence que de génie.

L’époque des monarchies pures, époque transitoire, s’éteignait en Europe, et la monarchie mixte de l’Angleterre touchait à son zénith de gloire et d’opulence commerciale, lorsque Benjamin Franklin naquit, en 1706, à Boston, au moment même où la chevalerie achevait de mourir en Europe. La vie des habitans de Boston était sobre et régulière. Le quinzième enfant de cette famille pauvre aida son père dans les soins de la fabrication et du commerce, et tâcha d’acquérir un peu d’instruction, c’est-à-dire l’art de lire et celui d’écrire. Il rencontra dans un vieux tiroir de la boutique deux volumes dépareillés, l’un de Daniel de Foë, l’Essai sur les Projets, l’autre d’Adisson, un tome du Spectateur, et se mit à les lire avec délices à ses momens perdus ; il avait douze ans. Ces deux écrivains, qui ont une tendance commune, l’utilité positive de leurs semblables, et qui ont proposé à la société contemporaine une sorte de compromis habile entre la sévérité du devoir et l’élégance des mœurs, l’un et l’autre partisans d’une sévérité douce, d’une application mondaine des préceptes puritains, formèrent l’intelligence de Franklin et la pétrirent dans un moule semblable au leur. Lui-même, fidèle à la sagacité habituelle de son observation, il reconnaît cette généalogie de sa propre pensée, et l’indique dans ses mémoires. Le même jeune homme qui, soumis à une civilisation différente, eut écrit des sonnets dans l’antichambre d’une princesse ou une mauvaise tragédie chez un procureur, s’attacha résolument à la double recherche que lui indiquaient ses deux maîtres moraux, Adisson et de Foë. Il tendit vers une élégance de mœurs supérieure à son état, vers une instruction variée et une moralité délicate.

Cet apprentissage d’ascétisme philosophique commença par le régime pythagorique que Franklin pratiqua dans toute sa pureté jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Son frère s’était établi comme imprimeur. Benjamin, devenu l’apprenti de ce dernier, excita sa jalousie par une supériorité d’intelligence et même de savoir que l’on pardonne malaisément à un inférieur et à un frère cadet. Les frères se séparèrent, et Benjamin se trouva seul dans le monde, sans patrimoine, sans protecteur, sans appui, sans avenir. Leurs grands parens reposaient dans le cimetière de Boston, et tous les autres frères et sœurs gagnaient leur vie avec assez de peine. Ce fut une première leçon pour Benjamin, qui observait tout, que cette rupture. Il vit que l’on ne gagne rien à blesser ses égaux, ni à éveiller la jalousie de ses supérieurs. Désormais il se fit modeste, et commença ce grand culte de l’apparence, qui le servit admirablement pendant toute sa vie. Les règles qu’il s’imposa à cet égard sont remarquables. Ne jamais dire : « je suis certain, je veux ; » donner toujours à autrui l’initiative apparente des projets et des idées que l’on veut faire réussir ; s’effacer volontairement pour obtenir l’efficacité et le résultat ; prendre mille précautions pour ne pas offenser l’amour-propre des rivaux, et leur laisser l’ombre du pouvoir, afin de saisir la proie réelle : ce sont là des maximes dont son enfance prudente a déjà fait la conquête, et dont il ne s’est jamais départi.

Il avait d’ailleurs une confiance entière dans son activité, sa sobriété, sa patience et sa persévérance ; il avait raison. Ce n’était point, comme Jean-Jacques, un enfant passionné, sensible, irritable, prêt à tous les vices et à toutes les vertus, naturellement artiste, éloquent, doué de ces organisations violentes et exquises qui triomphent dans la poésie et l’éloquence. C’était un petit homme très fin, très froid, très doux, très courageux et très spirituel, qui affrontait gaiement la vie, l’isolement et la pauvreté. Comparez la nuit passée par le jeune Jean-Jacques au pied de la madone des environs de Turin, à la belle étoile, avec l’arrivée du jeune Franklin à Philadelphie. L’un et l’autre sont orphelins, l’un et l’autre pauvres, sans fortune et sans espoir. Tous deux deviendront des hommes remarquables. Mais chez Jean-Jacques, quel bouillonnement et quel orage ! quelles impressions vives reçues du soleil, de l’air, du vent qui souffle, du voyageur qui passe, de la musique lointaine et du feuillage qui frémit ! Le poète est là. Chez Franklin, c’est le diplomate.

Il n’a pas le sou dans sa poche, et ne connaît pas un seul habitant de la ville puritaine. Voyez son entrée.

« La nuit était froide, c’était en octobre, et nous débarquâmes à Philadelphie un dimanche matin, vers neuf heures, devant le marché. J’appuie particulièrement sur les circonstances de mon entrée dans le monde, afin que l’on puisse voir combien ce début ressemblait peu à l’avenir et à la figure que j’ai faite depuis. J’avais ma jaquette de travail, j’étais sale à cause de mon long séjour dans le bateau ; mes poches étaient remplies de chemises et de bas, je ne connaissais personne, et je ne savais où loger. Fatigué de marcher, de ramer et de veiller, j’avais grand’faim ; toutes mes finances consistaient en un dollar, plus un shilling en petite monnaie. Je donnai le shilling aux bateliers ; d’abord ils le refusèrent parce que j’avais ramé avec eux, mais j’insistai. Nous sommes souvent plus généreux quand nous avons peu d’argent que quand nous en avons beaucoup. Je suivis la rue qui se trouvait en face de moi, regardant à droite et à gauche, et je rencontrai enfin un petit garçon qui portait du pain. Il m’était souvent arrivé, d’après mes principes pythagoriques, de déjeuner avec du pain sec. J’arrêtai le petit garçon, et je lui demandai où il avait acheté ce pain ; il m’indiqua le boulanger ; j’entrai dans la boutique, et, ne connaissant pas les différentes espèces de pain en usage à Philadelphie, j’en demandai pour trois sous : on me donna trois énormes pains dont la taille et la quantité me surprirent. N’ayant pas de place dans mes poches, je m’en allai, un pain sous chaque bras et mangeant le troisième. Marchant ainsi, je passai devant la porte de M. Read, le père de la personne qui devait être un jour ma femme. Mlle Read était debout sur le pas de la porte ; voyant ce petit bonhomme qui mangeait son pain, portant deux autres pains sous le bras, elle se mit à rire ; elle est convenue depuis que j’étais fort ridicule. Je ne m’embarrassais guère de ceux qui me regardaient, et, toujours marchant, je finis par me retrouver à l’endroit même où j’avais débarqué. Je n’avais pas bu pendant tout le cours de mon repas ; je me penchai vers la rivière, et j’achevai ainsi mon déjeuner. Comme je n’avais plus faim, je donnai mes deux autres pains à une femme qui avait fait la traversée avec nous, et qui, entre ses deux enfans, était assise sur le quai.

« Je repris ensuite ma promenade, et je trouvai la rue pleine de gens bien vêtus. C’était dimanche. Je suivis la foule qui se dirigeait vers le meeting-house ou temple des quakers. Là, je m’assis, et voyant que personne ne bougeait, et que tout le monde se taisait, je fis comme les autres, à cette exception près que je m’endormis du plus profond sommeil. Mon sommeil dura jusqu’au moment où les frères se séparèrent, et où l’un d’eux, frappant sur mon épaule, eut l’obligeance de m’éveiller. Tel fut mon début à Philadelphie. »

Ce jeune homme si prudent, si vigilant, si actif, trouve bientôt de l’emploi. Le vieil imprimeur qui l’admet comme apprenti ne tarde pas à être supplanté par Benjamin Franklin. Il faut dire que les vices du maître et les qualités de l’élève n’ont pas été pour peu de chose dans ce singulier changement de position qu’il raconte, comme à son ordinaire, avec une apparente naïveté et une extrême finesse. Déjà il s’était brouillé avec son frère pour l’avoir dépassé. Ce frère faisait un journal, et ce journal était mauvais. On n’avait plus grande confiance, ce qui est fort naturel, dans le petit apprenti qui buvait de l’eau et mangeait du pain sec. Il comprit que, s’il se mettait en avant, sa vanité paraîtrait ridicule, et qu’il n’y gagnerait que très peu de crédit et beaucoup de haine. Il s’y prit beaucoup mieux, et fit parvenir aux rédacteurs du journal, qui étaient de bons et tranquilles bourgeois de Boston, un article anonyme que le matin il glissa lui-même sous la porte de l’imprimerie, et qu’il apporta d’un air ingénu à son frère. L’article eut un grand succès, et bientôt l’apprenti éclipsa le frère aîné. Chez Keymer, l’imprimeur de Philadelphie, il profita de l’expérience acquise et prit soin de ne porter ombrage à personne. Reconnu homme de lettres, il obtint la protection du gouverneur de la province, lord Keith, qui envoya en Angleterre le jeune homme, en le chargeant de se procurer les caractères et les presses nécessaires à fonder une bonne imprimerie à Philadelphie. Depuis ce moment, sa fortune est faite, et c’est un artifice inutile que de vouloir présenter comme se continuant à travers sa vie une lutte terminée dès le premier obstacle vaincu. En effet, à peine s’est-on aperçu qu’un homme d’esprit et de capacité, un écrivain facile, gracieux et spirituel, est né dans la colonie anglo-américaine, il se fait autour de ce phénomène un mouvement rapide et favorable qui ne cesse de porter Benjamin Franklin au succès. Depuis le moment ou le gouverneur Keith l’envoie en Angleterre, jusqu’à celui au lord Chatham dans la chambre haute et Mirabeau dans l’assemblée nationale exaltèrent le représentant du Nouveau-Monde, on cherche en vain un obstacle à sa course facile et rayonnante. Les existences vraiment héroïques sont celles qui luttent contre le cours des choses et non celles qui le suivent. De retour à Philadelphie, Franklin succède à Keymer, ouvre le premier cabinet de lecture du pays, prospère dans son commerce, est considéré comme un des premiers bourgeois de sa ville, s’empare, dans la société américaine à peine ébauchée, de cette position de moraliste ingénieux et de prédicateur mondain qui avait si parfaitement réussi au célèbre Adisson, son modèle, forme le premier club sous le nom de Junte, et groupe autour de lui les principaux citoyens de la province, charmés et enorgueillis de reconnaître dans Franklin le représentant le plus honorable et le plus spirituel de leur patrie.

À défaut de roi héréditaire, dans ce pays tout neuf et sans roi, ne fallait-il pas un roi moral, un symbole, un maître, un chef ? Ces républicains eurent le bon esprit de le trouver dans Franklin. Ils reconnurent en lui toutes les conditions de ce pouvoir intellectuel dont la royauté matérielle et légale n’est que l’image et la consécration. Riche, influent, considéré, chef d’une assemblée à la fois populaire et littéraire, commissaire de l’état pour conclure un traité avec les Indiens, directeur de la poste dans sa province, agent de la colonie auprès de la métropole, et réellement le premier personnage de son pays, c’est une plaisanterie singulière de le mettre en scène comme s’il était encore et toujours l’ouvrier imprimeur de Philadelphie. Depuis l’année 1726, c’est-à-dire, dès l’âge de vingt ans, il avait dépassé ce rôle. Il s’éleva bien plus haut encore, lorsque, par ses habiles et neuves découvertes, il marqua sa place entre les Newton, les Lavoisier et les Halley. Mais le fait de son origine américaine et l’apparente simplicité de l’ouvrier qui ne l’était plus, entraînèrent l’Europe dans une déception générale. Le besoin qu’éprouvaient ses compatriotes d’être dirigés dans la grande lutte qu’ils pressentaient et qu’ils désiraient, les rangea tous sous la bannière de Franklin, et ils eurent l’art de sembler partager l’illusion qui leur était utile.

Ils avaient raison. Franklin fut assurément un des hommes politiques les plus clairvoyans et les plus fins des temps modernes ; il suffit, pour apprécier l’habileté de sa conduite, de lire les conseils qu’il donnait en 1773 aux colons ses concitoyens… « N’allez pas trop vite, leur dit-il, et prenez garde que le temps est à l’orage. Songez que nous sommes dans une situation de croissance, et que bientôt nous nous trouverons assez forts pour qu’on ne nous refuse aucune de nos demandes. Une lutte prématurée pourrait nous arrêter et peut-être nous reculer d’un siècle. De même qu’entre amis tous les torts ne valent pas un duel, entre nations toutes les injustices ne valent pas une guerre, et de gouvernans à gouvernés, toutes les causes de mécontentement ne valent pas une révolte. Pour le moment, il faut nous contenter de soutenir nos droits en toute occasion sans en céder un seul et sans négliger aucun moyen de les rendre chers et appréciables à nos concitoyens. Nous devons cultiver surtout et entretenir avec soin la bonne harmonie intérieure de nos provinces, afin que l’Europe nous compte et que nous ayons du poids relativement à ses affaires. En menant cette conduite, je ne doute pas que dans peu d’années nous n’ayons acquis définitivement tout ce que nous pouvons désirer en fait d’indépendance et de pouvoir. »

Cette direction donnée par Franklin aux affaires de son pays fut le plus éminent service que l’on pût alors lui rendre, et Franklin en a sinon tout l’honneur, du moins la gloire principale. Il désarmait ainsi la jalousie des puissances étrangères, donnait à l’Amérique un renom utile d’équité et d’amour de la paix, et rejetait tous les torts du côté de la métropole. Parfaitement instruit du progrès continu et de l’accroissement de population de l’Amérique septentrionale, il voulait attendre que ce progrès eût acquis un développement capable de soutenir la lutte et d’obtenir la victoire. Dans toute cette affaire, la ruse du serpent était plus utile que la force du lion, et la première de ces qualités distinguait Franklin d’une manière éminente. Il y avait du Talleyrand bourgeois chez celui que l’Europe considérait comme un nouveau Spartacus.

Jusqu’en 1777, toute une vie de préparation et d’observation attentive, antérieure à l’insurrection définitive des États-Unis, est trop bien décrite et analysée dans l’autobiographie de Franklin, pour que nous la gâtions en la répétant. Malheureusement ces confessions charmantes s’arrêtent au moment où la révolte va éclater. C’est de ce moment que date la curiosité la plus piquante des nombreux documens recueillis par M. Sparks.

Franklin, qui n’avait jamais aimé la France, fut chargé de négocier avec elle. Il suffit, pour se faire une idée de ses sentimens à notre égard, de lire cette jolie chanson de Franklin, écrite en 1761, et que M. Jared Sparks a publiée pour la première fois. On y voit combien ce philosophe, que la France devait adopter avec enthousiasme, était réellement anglais, et ce qu’il pensait de ses voisins les Français du Canada. La chanson est curieuse à plus d’un titre. Le refrain et le rhythme sont puritains et empruntés à une chanson du temps de Cromwell[4].


« Nous avons une vieille mère qui est devenue quinteuse ; elle nous bat comme des enfans qui peuvent à peine marcher seuls. Elle oublie que nous sommes grands, et que nous pouvons penser par nous-mêmes ; — ce que personne ne peut nier, ne peut nier !

« Si nous n’obéissons pas à ses ordres, en toute circonstance, elle fronce le sourcil, et gronde, et se met en colère. De temps à autre même elle nous donne une bonne tape sur la joue ; — ce que personne ne peut nier, ne peut nier !

« Ses ordres sont si bizarres, que nous soupçonnons souvent que l’âge a un peu altéré son vieux bon sens. Mais, après tout, c’est notre vieille mère ; elle a droit à notre respect ; — ce que personne ne peut nier, ne peut nier !

« Supportons de notre mieux sa mauvaise humeur. Mais pourquoi supporterions nous les injures de ses valets ? Quand les domestiques font des sottises, on leur fait manger du bâton ; — ce que personne ne peut nier, ne peut nier !

« Quant à vous, mauvais voisins (les Français), qui voudriez séparer les fils de la mère, apprenez une chose, c’est qu’elle est toujours notre orgueil, et que, si vous l’attaquez, nous nous mettrons tous de son côté ; — ce que personne ne peut nier, ne peut nier !

« Nous prendrons son parti contre tous ceux qui lui feront la guerre pour lui ôter ce qu’elle a. Car nous savons que tout son bien, nous l’aurons quand elle s’en ira ; — ce que personne ne peut nier, ne peut nier ! »


Au surplus la sagacité de Franklin prévoyait, sans le dire, que les intérêts des deux pays nécessiteraient tôt ou tard une scission violente. « On aurait dû prendre, à la naissance même de nos colonies, dit-il, des précautions pour l’avenir. Nous ne l’avons pas fait ; il est trop tard, et notre situation me rappelle la fameuse tête du moine Bacon. Ce dernier, dit la chronique, avait formé le projet d’élever autour de la Grande-Bretagne un mur d’airain pour protéger l’éternelle sécurité de ce pays. La tête de bronze fabriquée par Bacon devait avertir frère Bungey, domestique du sorcier, et lui faire connaître le moment unique favorable à la fonte de la muraille. Mais Bungey s’était endormi. La tête parla et dit : Le temps est. Bungey dormait, toujours. Elle dit encore : Le temps était. Bungey dormait encore. Elle dit enfin : Le temps est passé. Et une explosion terrible renversa la maison sur les oreilles du dormeur. » Nous aimons à citer ces charmans apologues, la finesse de Franklin et sa grace de style y triomphent.


On le voit, les dix volumes de M. Sparks déshabillent de la tête aux pieds l’héroïsme et la sublimité de Franklin ; il ne reste plus grand’chose de cette simplicité presque divine qu’on lui a prêtée ; le bonhomme disparaît, mais l’homme d’esprit reste, et ce qui subsiste est encore digne d’admiration. Rien de plus ingénieux, de plus fin, de plus froid, de plus calme, de plus maître de soi-même ; pas de vie plus occupée, mieux occupée ; nulle malice plus honnête, nulle probité plus adroite, nul esprit plus curieux de toutes choses, plus prêt aux finesses comme aux naïvetés du style, plus studieux, plus patient, plus observateur. Quant à son jugement sur cette France qui lui dressait un autel, qui ornait de fleurs le piédestal de sa statue et qui se mettait en frais d’invention pour transformer l’homme habile en héros, il faut voir comment il la traitait et combien peu il partageait la sympathie généreuse qu’il inspirait aux gens de cour et aux femmes à la mode.

Dès son arrivée, le 4 janvier 1777, il écrit à ses amis d’Amérique : « Le cri de la nation est ici pour vous ; la cour ne voudrait pas la guerre avec l’Angleterre, mais elle cèdera. » Voilà toute la reconnaissance qu’il témoigne et toute l’amitié qu’il ressent. Le docteur venait faire ses affaires et celles de sa nation, et je crois qu’il riait passablement dans sa manche, comme disent les Anglais, lorsqu’il voyait les utopistes de l’Œil-de-Bœuf le changer en apôtre philosophique de l’égalité et de la liberté. C’est cette erreur de la France qui rend si comiques plusieurs passages de la correspondance de Franklin. Pendant que nous admirions sa simplicité américaine, le bonhomme nous exploitait.

Il ne se gêne guère, au surplus, pour nous appeler une nation d’intrigans, tant qu’il n’a pas besoin de nous. Il parle très loyalement du roi d’Angleterre, comme de son roi, se glorifie du titre d’Anglais, et ne quitte ces livrées royales qu’au moment de la grande explosion qu’il a prédite.

Les premières impressions que la France laisse dans son esprit ne sont ni très vives, ni très brillantes ; les Français lui semblent polis, et voilà tout. « À Versailles comme à Paris, dit-il, on trouve un mélange prodigieux de magnificence et de négligence ; ces gens mettent en pratique toutes les espèces d’élégance, excepté celle de la propreté. À côté du palais de Versailles qui a coûté des millions, vous apercevez d’horribles murs infects et à moitié détruits… Quant au rouge dont vous me parlez, ma chère amie, il est fort à la mode dans ce pays ; si votre intention est d’imiter les dames parisiennes, suivez exactement le conseil que je vais vous donner, et vous leur ressemblerez de point en point. Il faut surtout bien se garder d’imiter la nature, il ne faut point diminuer graduellement, ni nuancer la couleur, depuis l’incarnat vif du milieu de la joue jusqu’aux parties plus pâles du visage, encore moins employer diverses espèces de rouge, selon le teint de la personne qui s’en sert. Je n’ai pas encore eu l’honneur d’assister à la toilette d’une dame pour y recueillir les observations nécessaires à votre instruction, mais je suppose que le procédé suivant doit être excellent pour atteindre le but que vous désirez toucher : faites dans un morceau de papier un trou rond de trois pouces de diamètre, placez ce papier troué sur votre joue, de manière à ce que l’extrémité supérieure se trouve précisément au-dessous de l’œil, ensuite, au moyen d’un pinceau trempé dans le plus beau vermillon, barbouillez tout, le trou et le papier. Quand vous enlèverez le papier, vous verrez qu’il vous restera sur la figure une espèce de tache ronde et rouge, très hideuse, mais parfaitement à la mode, et qui vous donnera l’œil hagard. C’est ainsi que paraissent les actrices, les beautés, toutes les femmes, en un mot qui ont la moindre prétention à l’élégance et à la grâce. Je ne connais que la reine qui s’obstine à résister à cette coutume. »

Il n’y a point de perte plus regrettable quant à l’étude du caractère de Franklin que la perte de son journal, dont il ne reste que quelques fragmens relatifs à l’année 1784 et à son séjour à Paris. Dans sa correspondance familière, sa prudence et son habileté livrent rarement ses secrets. Il sait la valeur d’une parole. Il ne raconte pas tout ce qu’il a appris, il ne révèle pas tout ce qu’il pense. Contenu dans son épanchement comme dans ses passions, il pratique la discrétion, même dans l’amitié. Le peu de pages qui nous restent de son journal renferment au contraire des révélations fort précieuses, et l’on voit déjà se grouper autour de lui, dans la solitude du sage, les aigles et les vautours que la lutte prochaine attire, les tigres et les lions de la révolution française, Chamfort, Mirabeau, et, qui le croirait ? Marat. L’histoire doit vivement regretter ce document inappréciable qui eût mieux valu que trois volumes de lettres domestiques et familières, et qui nous eût fait assister à l’élaboration secrète et préparatoire de notre révolution. « J’ai reçu ce matin, 13 juillet, dit-il dans ce journal, la visite de MM. de Mirabeau et Chamfort, qui m’ont lu leur traduction du pamphlet américain de M. Ædanus Burke, de la Caroline du Sud, contre l’ordre ou la société de Cincinnatus. Ces messieurs ont fort développé l’original, qu’ils ont changé en une satire contre la noblesse elle-même. L’ouvrage est bien écrit. Ils disent que le général Washington et le marquis de La Fayette auraient dû refuser l’affiliation à cette société, que quelques personnes affectent d’appeler un ordre de chevalerie, et qu’en ne le faisant pas ils ont manqué (comme ils s’expriment) un beau moment. »

Ce peu de lignes contient divers renseignemens qui méritent d’être recueillis. On y voit Mirabeau continuer son œuvre d’emprunt universel à toutes les littératures et à tous les écrivains, dans l’intérêt de sa gloire d’abord, puis dans celui du bouleversement qu’il prépara et pressentit dès sa jeunesse. Ce pamphlet de l’Américain Ædanus Burke, comme tous les pamphlets empruntés à Dumont, à Romilly, à Bentham, à Clavière, et marqués de la griffe ardente de Mirabeau, allait à son tour, flèche incendiaire, frapper le flanc du vaisseau monarchique presque désemparé. On peut remarquer encore le mensonge politique de Chamfort et de Mirabeau qui font d’un club de fermiers un ordre de chevalerie, pour avoir le droit de se moquer de la noblesse, et pour rabaisser la gloire du marquis de La Fayette, alors radieuse et triomphante.

D’autres passages contenus dans ce fragment de journal donnent une idée bien piquante de ce bouillonnement extraordinaire de désirs et d’utopies qui faisait de la France une vaste chaudière de projets régénérateurs. Tous ceux dont le cerveau fécond enfantait quelques théories pour la reconstitution de l’humanité, affluaient à Passy chez le spirituel vieillard, qui les écoutait poliment, les éconduisait de même, et inscrivait ensuite sur son carnet, pour les menus-plaisirs de son ironie personnelle, les inventions de tous ces messieurs.

Samedi, 17 juillet 1784.

Un bon abbé m’apporte un gros manuscrit contenant un plan de réforme universelle pour les lois, le commerce, les mœurs, l’industrie, le gouvernement, le tout arrangé dans son cabinet, sans qu’il ait vu le monde. J’ai promis d’y jeter les yeux, et il repassera jeudi. C’est vraiment chose merveilleuse que la foule de législateurs qui ont la complaisance de m’apporter de nouveaux plans pour gouverner le monde, et spécialement les États-Unis d’Amérique. J’écrirai aujourd’hui sans y manquer toutes les conversations avec les grands hommes qui m’honoreront de leur visite.

Onze heures du matin.

« Un homme est venu me dire qu’il avait inventé une machine qui allait toute seule, sans poids, sans ressorts, sans rouages, sans employer l’air, le feu, ni l’eau, et qu’il me vendrait son secret 200 louis comptant. Je lui ai répondu que j’en doutais, et que j’irais voir sa machine.

Midi.

« Un M. Coder me propose de lever six cents hommes que l’on armera de fusées incendiaires pour aller dévaster les villages des côtes d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse. Moyen évidemment très philantropique, puisqu’il mettrait nécessairement fin à la guerre. Je lui ai répondu que je n’avais pas d’argent pour cet usage, que le gouvernement français pourrait bien n’être pas d’avis qu’un Américain vînt lever des troupes en France, et enfin, que je n’étais pas sûr de l’efficacité de son moyen pour terminer la guerre.

Deux heures.

« Un homme me prie de m’intéresser à une invention importante qu’il a faite et qui changera, dit-il, tout le système de l’art militaire. Il s’agit d’habiller un hussard avec armes et bagages, sans compter les provisions pour vingt-quatre heures, de manière à ce qu’on ne se doute pas de son métier, et à ce qu’il passe pour un voyageur ordinaire. Il suffirait de six ou sept cents voyageurs de cette espèce pour prendre une ville d’assaut sans que personne se doutât de leur arrivée. Je lui ai répondu que je n’étais pas homme de guerre, et que je lui conseillais de s’adresser au bureau de la guerre. Il y a chez ce peuple-ci une fertilité de créations qui m’étonne tous les jours, et qui m’enlève une si grande partie de mon temps, que je serai forcé de repousser à la fois tous les créateurs de projets.

Quatre heures.

« On me remet un paquet d’un philosophe inconnu qui soumet à mes réflexions un mémoire sur le feu élémentaire, ainsi que le détail de plusieurs expériences faites à la chambre obscure. L’ouvrage est en anglais et d’assez bon style, quoique mêlé de tournures françaises. Il faut que je voie les expériences pour juger du fonds. »

Le philosophe inconnu était Marat.

À défaut de ce journal dont l’intégrité serait un trésor, rien n’est plus intéressant pour nous que cette partie considérable de la correspondance de Franklin qui est datée de Paris et de Passy. La France du XVIIIe siècle l’accueillit avec un enthousiasme idolâtre. L’habit noir de Franklin rivalisait avec l’habit marron de Jean-Jacques ; on raffolait de cette simplicité nouvelle, et plus les mœurs élégantes de la cour s’éloignaient de la rusticité primitive, plus on était frappé d’une émotion d’enfant à l’aspect de cet ambassadeur qui ne portait ni dentelles ni broderies. Astrée allait redescendre sur la terre ; les falbalas des marquises frémissaient de plaisir à côté de la simple étamine du plénipotentiaire américain ; toutes les tabatières d’or et tous les jabots des roués s’abaissaient éclipsés devant le simple costume du marchand de Philadelphie. C’était un véritable enfantillage. Tous ces petits messieurs et toutes ces belles dames ne s’apercevaient pas que l’homme au simple costume était plus rusé qu’eux, que le marchand de Philadelphie mettait leur puérilité à profit, que sa douce modestie était un des ressorts les plus certains de son ingénieuse astuce ; qu’en étant simple dans sa mise, il n’avait aucun mérite, et qu’il était tout bonnement de son pays ; enfin que le diplomate puritain aurait rendu des points aux plus madrés de Versailles.

Le doux et rusé vieillard, dont le calme habituel et le charmant esprit n’étaient après tout que la contre-partie développée de Fontenelle et son type agrandi, fut fêté par les marquises et couvert des éloges de leur engouement. Il eût demandé deux cents millions à la France qu’elle les lui eût accordés. Disons-le pour être juste, il flattait par son ambassade toutes les idées généreuses et brillantes dont la France était animée ; il caressait toutes ses espérances les plus heureuses, toutes ses chimères les plus dorées, il demandait la liberté pour lui, il apportait la liberté pour nous. Il représentait un peuple encore simple et primitif ; on le croyait du moins. Il n’avait pour religion que la tolérance et la douceur d’ame. La France, tout émue de mille passions et de mille caprices, tomba aux pieds de l’homme qui n’avait ni passions ni caprices : elle en fit son symbole et l’objet de son culte ; elle remplaça le buste du Christ par son buste, et Franklin prit place au-dessus de Voltaire et de Jean-Jacques, à côté de Socrate.

On voit ce qu’il y avait d’honnête, de généreux, d’étourdi, de mensonger, dans cette confusion de toutes les idées que nous venons de rappeler, et dont le tourbillon forma autour du fin et calme philosophe une auréole radieuse dont le reflet n’est pas éteint même de nos jours. Qu’il soit permis de chercher le vrai sous ce nuage. Il y a dans l’esprit de certains observateurs comme une puissance d’analyse chimique à laquelle ne résistent ni l’opinion ni les transformations subies par les caractères. Elle opère le dégagement de la vérité ensevelie dans le mensonge et du mensonge enveloppé dans la vérité ; elle épure et clarifie la grande fiction des annales humaines ; elle détruit tout ce qui, dans la croyance générale, est factice et convenu et double la valeur de ce qui survit à cette épreuve.

On sait que Franklin habitait à Passy une petite maison avec un grand jardin, et qu’il se plaisait à y recevoir tout ce que la ville et la cour possédaient de plus brillant et de plus aimable. Ses lettres datées de Passy se font remarquer surtout par la causticité ingénieuse avec laquelle il traite le peuple de jolis enfans auquel il se trouve avoir affaire. « Il est vrai, écrit-il à sa fille, que l’on me prend ici pour une idole, et comme vous savez que le mot doll a toujours voulu dire en anglais poupée, je ne doute pas que l’étymologie de ce mot ne soit i-doll-âtrer, faire d’un homme une poupée. Je suis la véritable poupée des Parisiens, qui me frisent, me parent, me couronnent, et jouent avec moi de la façon la plus agréable du monde. Ils ont tellement prodigué mon buste, que, si ma tête était mise à prix, il me serait impossible de m’échapper, quelque bonne volonté que j’en eusse. » Non-seulement l’enthousiasme qu’il excite fait sourire notre Américain, mais il s’amuse aux dépens de ceux qui lui demandent des lettres de recommandation pour les États-Unis. Il excelle dans cet art d’ironie calme dont on ressent à peine la morsure, et je ne connais rien de meilleur en ce genre, même chez Voltaire, que le modèle suivant d’une lettre de recommandation dont il faisait usage comme d’une circulaire. On l’a trouvée dans ses papiers, avec le titre même que je transcris :

Modèle d’une lettre de recommandation pour les gens que
je ne connais pas
.
Paris, 2 avril 1777.
« Monsieur,

« Le porteur de cette lettre, qui va en Amérique, me presse de lui donner une lettre de recommandation, quoique je ne connaisse ni lui ni son nom. Cela peut vous sembler extraordinaire, mais c’est la mode dans ce pays-ci. Il arrive même assez souvent qu’une personne inconnue vous présente une autre personne inconnue, et qu’elles se recommandent l’une l’autre. Quant au gentilhomme porteur de la présente, je suis obligé de vous renvoyer à lui sur le chapitre de ses vertus et mérites, qu’il connaît certainement mieux que moi. Au demeurant, je vous le recommande comme méritant toutes les politesses auxquelles a droit un étranger sur le compte duquel on n’a point de mauvais renseignemens, et je sollicite pour lui de votre part toutes les faveurs et bons offices dont il se montrera digne quand vous le connaîtrez.

« J’ai l’honneur, etc. »


Qu’on se représente l’ardeur enthousiaste de ces braves gentilshommes français qui venaient en foule demander au docteur Franklin la permission de se battre pour l’indépendance des États-Unis. Le vieux docteur reçoit toutes ces offres de service avec une certaine bonhomie railleuse qui contraste singulièrement avec la chevalerie qu’on lui témoigne, et il ne lui arrive pas une seule fois de manifester une sincère gratitude pour cette vive et généreuse étourderie de la France. Tout ce qu’il dit de mieux et de plus fort là-dessus, c’est que la nation française est, après tout, un aimable peuple, avec lequel il est bon de vivre, « qui se fait faire des chapeaux pour les porter sous le bras, qui se fait coiffer de ne pouvoir mettre de chapeau, et qui, tout frivole qu’on puisse le juger, est, en somme, poli et gracieux. » Il avait assurément ses raisons pour se trouver bien chez ceux qui le traitaient comme un dieu, et qui entouraient sa vieillesse de toutes les flatteries et de toutes les voluptés. Son vieux sang teutonique ne coulait point à l’unisson de la civilisation française, et c’était encore l’homme qui plusieurs années auparavant n’avait rien oublié pour arracher aux Français leurs possessions du Canada ; œuvre à laquelle ses conseils avaient contribué, comme on le sait. Vous reconnaissez toujours le vieux puritain, le fils des ennemis jurés du catholicisme français et de Louis XIV. La France le prit à gré au moment précis où elle se détachait à la fois de sa vieille foi religieuse et de son vieux principe de gouvernement. Franklin, qui se souvenait fort bien d’avoir entendu dans sa première jeunesse le prédicateur Increase Mather annoncer aux puritains d’Amérique la mort de ce vieux méchant persécuteur du peuple de Dieu, Louis XIV, se trouvait d’avance en harmonie avec la philosophie moderne de la France ; cette coïncidence constitua sa force.

Le vieux Franklin jouait dans tout ceci le rôle d’un séducteur qui reste calme, et qui se moque doucement de la personne séduite et de l’engouement qu’il fait naître. Il raille fort ce célèbre gentilhomme et ce philosophique papillon de 1789, M. Félix de Nogaret, la providence de tous les almanachs pendant cinquante années, et qui est mort sans gloire sur les roses factices qu’il avait effeuillées pendant sa vie littéraire. Ce M. de Nogaret, attentif à la circonstance, comme tous les petits génies, avait saisi celle que lui présentait l’arrivée de Franklin. Il avait essayé la traduction du vers célèbre :

« Eripuit cœlo fulmen sceptrumque tyrannis. »
« Il ôte au ciel la foudre, et le sceptre aux tyrans. »

double mensonge ; personne n’a encore arraché la foudre aux nuages qui la fabriquent et la recèlent ; et si les Anglais, pour avoir maladroitement essayé d’imposer leur colonie, se sont vus forcés de souscrire son émancipation, on ne peut voir dans ce fait historique, très simple et naturel, ni sceptre ni tyrans. Le bonhomme Franklin apercevait toutes ces choses, et il était trop spirituel pour se laisser enivrer par cette atmosphère de brillantes paroles et de mensonges agréables dont on se repaissait alors en France. Mais M. de Nogaret, homme de génie suivant la mode, vivait dans ce nuage de pourpre, dans cette aurore boréale qui préludait par des nuances si vives à la révolution française. M. Félix de Nogaret écrivit donc à Benjamin Franklin une lettre avec commentaires de trois pages sur le vers latin attribué à Turgot, et qui est réellement du poète latin Manilius ; il s’étendit beaucoup sur les diverses traductions possibles de ce vers, et sur sa propre traduction, qu’il préférait à toutes les autres. Voici la petite lettre de Benjamin, en réponse à la prose de M. Félix de Nogaret ; il est impossible d’être plus goguenard et plus poli :

« Monsieur,

« J’ai reçu la lettre dans laquelle, après m’avoir accablé d’un torrent de complimens qui me causent un sentiment pénible, car je ne puis espérer les mériter jamais, vous me demandez mon opinion sur la traduction d’un vers latin. Je suis trop peu connaisseur, quant aux élégances et aux finesses de votre excellent langage, pour oser me porter juge de la poésie qui doit se trouver dans ce vers. Je vous ferai seulement remarquer deux inexactitudes dans le vers original. Malgré mes expériences sur l’électricité, la foudre tombe toujours à notre nez et à notre barbe ; et quant au tyran, nous avons été plus d’un million d’hommes occupés à lui arracher son sceptre. Je serai d’ailleurs charmé de recevoir vos vers sur un éventail que vous m’avez fait l’honneur de me promettre, Je suis, etc. »


Rien de plaisant comme la description qu’il donne de la fête champêtre à laquelle il assista chez Mme d’Houdetot, à Sannois, dans la vallée de Montmorency. Avec moins d’amour-propre et autant de finesse que Voltaire, il ne se laissait pas étourdir par la fumée de cet encens qu’on lui prodiguait, et se contentait de le respirer paisiblement, doublant sa propre jouissance par une maligne et secrète ironie qu’il ne laissait pas trop paraître. S’il eût été le sauveur du monde, on n’eût pas inventé des triomphes plus magnifiques que ceux dont le XVIIIe siècle entourait son favori. Le carrosse du docteur était encore sur la grande route, lorsque Mme d’Houdetot, accompagnée de tout son monde, y compris l’inévitable Saint-Lambert, fit à peu près un quart de lieue pour venir à sa rencontre. Au moment où il descendit du carrosse, Sophie lui donna la main, et l’accueillit en prononçant ces vers dignes d’être conservés, comme le plus singulier prélude de la révolution française :

Ame du héros et du sage,
Ô Liberté ! premier bienfait des dieux !
Hélas ! c’est de trop loin que nous t’offrons des vœux !
Ce n’est qu’en soupirant que nous rendons hommage
Au mortel qui forma des citoyens heureux.

Cette liberté que l’on admirait de trop loin, et ces vœux formés par la cour de France elle-même en 1781, annonçaient clairement que la révolution qui n’était pas faite dans les choses était déjà faite dans les esprits. On se mit à table. Les mêmes souhaits furent répétés à tous les services, en vers plus ou moins mauvais, par l’aimable comte de Tressan, l’enjoliveur du moyen-âge, le Florian des fabliaux chevaleresques ; par le vicomte d’Apché, qui soutint en chanson que tous les chevaliers français emploieraient volontiers leur épée pour conquérir une charte anglaise ; par Mme de Pernan, fille de Mme d’Houdetot, qui compara Franklin à Jésus-Christ, et par ce bon M. d’Houdetot, qui, en sa qualité de mari, se montra un peu plus ridicule que les autres. Il compara Franklin à Guillaume Tell, faisant observer que Guillaume Tell avait été un sauvage fort désagréable, tandis que Franklin buvait sec et jouait de l’harmonica. L’histoire de l’engouement français serait une très bonne histoire.

On fit ensuite, après le café, une prodigieuse dépense de petite poésie, composée en partie par Mme d’Houdetot elle-même. On déclama entre autres vers ceux-ci, qui étaient gravés sur une colonne de marbre, et devant lesquels on força la modestie de Franklin de s’arrêter :

Recevez le juste hommage
De nos vœux et de notre encens ;

poésie de bonbonnière, que nous ne citerions assurément pas, si le mot encens qui s’y trouve placé ne justifiait ce que nous avons dit précédemment sur l’idolâtrie dont Franklin était l’objet. La poésie de Mme d’Houdetot poursuivit le docteur jusque dans son carrosse et il n’y remonta pas sans avoir entendu les quatre vers suivans :

Législateur d’un monde et bienfaiteur des deux,
L’homme dans tous les temps te devra ses hommages ;
Et je m’acquitte dans ces lieux
De la dette de tous les âges.

Ce dut être une scène intéressante que celle où se rencontrèrent ces deux ironies, Voltaire et Franklin, deux vieillards dont l’un avait passé sa vie à persiffler l’humanité dans des écrits étincelans de verve, et dont l’autre se moquait d’elle avec bien plus de sang-froid, en épuisant le trésor de Versailles au profit des jeunes institutions républicaines qui devaient ébranler les monarchies d’Europe. Quand ces deux divinités du XVIIIe siècle se rencontrèrent, c’était peu de temps avant la représentation d’Irène ; Mme Denis, Morellet et d’Alembert étaient présens. Voltaire commença la conversation en anglais, et comme Mme Denis l’interrompit pour lui dire que le docteur Franklin parlait très bien français : « Excusez-moi, ma chère, s’écria son oncle, j’ai la vanité de montrer que je sais parler la langue de Franklin. » Les rois, les ministres, tout le monde partageait en Europe la même admiration, et c’est surtout dans les mémoires de Mme Campan qu’il faut en chercher les véritables causes. « C’est, dit-elle, qu’au milieu de la cour de Versailles il paraissait vêtu comme un fermier américain ; il portait les cheveux plats, longs et sans poudre, un chapeau rond et un habit de drap brun, ce qui contrastait avec les dentelles, les habits brodés et les têtes parfumées et poudrées des courtisans de Versailles. » — « On ne put s’empêcher de battre des mains, dit Hilliard d’Auberteuil dans ses Essais historiques et politiques sur la révolution des États-Unis[5], quand on vit paraître à la cour ce vieillard d’aspect vénérable que la simplicité de son costume et les circonstances singulières et heureuses de sa vie signalaient à l’attention. Les Français, le peuple du monde le plus susceptible d’enthousiasme, témoignaient leur admiration de mille manières, et la douce gravité de Franklin augmentait encore cet engouement. Quand il traversa la cour pour se rendre chez le ministre des affaires étrangères, la foule fit entendre de longues acclamations. »

C’est un fait très curieux pour l’histoire, et prouvé jusqu’à l’évidence par la correspondance de Franklin, que la mystification subie par la cour de France pendant tout le cours de la guerre d’Amérique, et immédiatement après cette guerre ; illusion généreuse sans doute, mais tellement contraire aux intérêts de la France, qu’à peine la faute fut-elle commise, le cabinet de Versailles s’en aperçut et s’en repentit. Après avoir donné à l’Amérique septentrionale son argent et ses hommes, après avoir perdu le Canada, la France non-seulement ne gagna rien à cette double dépense, non-seulement elle affaiblit son pouvoir moral en concourant à détruire le sentiment monarchique, mais elle fut traitée avec si peu de considération et de respect par les Américains, dont elle était la bienfaitrice, qu’ils conclurent avec l’Angleterre une paix séparée, et signèrent le traité sans que le cabinet de Versailles en sût un mot. L’éditeur américain, M. Jared Sparks, quelque dévoué qu’il soit aux intérêts de son pays, est étonné de cette violation de toutes les convenances et de cet excès d’ingratitude de la part d’une nation puritaine, républicaine, morale, représentée par le docteur Franklin, l’austère philosophe et le symbole de la vertu. La jeune gravité des États-Unis faisait dupe la vieille et généreuse frivolité de la France. M. de Lacretelle, dont nous respectons d’ailleurs l’autorité historique, ignorait ces faits que le cabinet de Versailles a eu soin de cacher ; aussi dit-il expressément que « le ministère français ne s’offensa pas[6] » de ce que M. Jared Sparks appelle avec raison un « outrage et une violation des plus simples règles de la courtoisie. » Le cabinet de Versailles s’en offensa, comme le prouve la lettre de M. de Vergennes que je vais citer ; mais tels étaient l’engouement universel, et le pouvoir de l’opinion sur la folie française, qu’au moment même de cette insulte le trésor de Louis XVI, trésor presque vide, versa ce qui lui restait de billets de banque dans la caisse des Américains.

Voici la lettre confidentielle et jusqu’ici inédite que M. de Vergennes écrivit alors à M. de La Luzerne, ministre de France aux États-Unis :

« Versailles, 19 décembre 1782.

« J’ai l’honneur de vous adresser la traduction des articles préliminaires du traité que les plénipotentiaires américains ont conclu avec ceux de la Grande-Bretagne… Vous verrez sans doute comme moi avec plaisir les nombreux avantages que nos alliés les Américains retirent des clauses de ce traité ; mais vous serez surpris, comme moi, de la conduite des commissaires, qui n’auraient certes rien dû faire sans notre participation. Telle était d’ailleurs la promesse positive du congrès. Le roi, comme je vous l’ai dit, ne prétendait exercer d’influence personnelle qu’autant que cela pouvait devenir nécessaire à ses amis ; les commissaires américains ne peuvent prétendre que je me sois interposé et moins encore que je les aie fatigués de ma curiosité. Ils se sont tenus à distance autant qu’ils ont pu. L’un d’eux, M. Adams, à son retour de Hollande, où notre ambassadeur l’avait accueilli et fêté, n’imagina pas qu’il me dût la moindre déférence ; il avait passé trois semaines à Paris sans venir me voir, quand je lui fis rappeler que j’existais. Pendant le cours des négociations, toutes les fois que je leur ai parlé de l’affaire, ils se sont contentés de me répondre par des généralités vagues, afin de me laisser croire que le traité n’avançait pas. Jugez de ma surprise quand, le 29 novembre, le docteur Franklin vint m’apprendre que les articles étaient signés, contrairement à la promesse verbale et mutuelle que nous nous étions donnée de ne signer qu’ensemble. Quelques jours après, quand il vint me voir, je lui fis remarquer que cette manière d’agir abrupte et personnelle n’était pas de nature à plaire au roi. Il parut le sentir et s’excusa de son mieux, lui et ses collègues. Notre conversation fut amicale… Si le roi avait montré aussi peu de délicatesse que les commissaires américains, il y a long-temps qu’il aurait signé avec l’Angleterre une paix séparée ; mais il a voulu que ses alliés fussent protégés par ses armes, et a continué la guerre, quelque avantage qu’il pût retirer de la paix… Informez les membres les plus influens du congrès de la conduite irrégulière des commissaires américains ; vous pouvez en parler simplement, comme d’un fait, et sans vous en plaindre. Je n’accuse personne, je ne blâme même pas le docteur Franklin ; il a cédé trop facilement à ses collègues, qui ne se sont pas mis à notre égard en frais de courtoisie. Toutes leurs attentions ont été absorbées par les Anglais qui se trouvaient à Paris. Si nous jugeons de l’avenir d’après ce qui vient de se passer sous nos yeux, je crois que nous serons mal payés de tout ce que nous avons fait pour les États-Unis et pour leur assurer une existence nationale… Les Américains nous demandent encore de l’argent : vous pouvez juger si une conduite semblable à la leur est de nature à nous encourager à leur donner des preuves nouvelles de notre libéralité. »

Telle était la faiblesse de ce gouvernement moins coupable que frivole, que, deux jours après, le même comte de Vergennes écrivait M. de La Luzerne :

« Vous savez quelle demande pécuniaire le congrès adresse à sa majesté. On veut un emprunt de vingt millions. Cette somme dépasse considérablement nos facultés actuelles ; néanmoins sa majesté, voulant donner aux États-Unis une nouvelle preuve de son sincère désir de leur être utile, a décidé qu’il leur serait avancé six millions de livres pour l’année 1783.

« Le docteur Franklin est chargé d’en transmettre une partie à M. Morris. Je ne puis vous dissimuler que cet effort nous pèse considérablement, surtout après une guerre de cinq ans dont les dépenses ont été et sont encore énormes. »

On était alors à la veille de la banqueroute, sur le bord du déficit qui devait absorber la monarchie et la détruire ; et le trône, déjà si chancelant, jetait ses millions à la jeune république qui l’avait joué. Ce vertige auquel la France a été en proie pendant toute la fin du XVIIIe siècle, cette ivresse singulière, succédant à l’orgie de la régence, n’ont pas de preuves plus curieuses que la correspondance inédite que nous venons de citer. Tout le monde gagnait à cette affaire, excepté la France ; l’Angleterre était délivrée d’une colonie embarrassante, elle gardait le Canada et la Nouvelle-Écosse, elle était libre de porter sur tous les points son activité commerciale quelques années encore, elle n’aurait su que faire de l’Amérique septentrionale, sa gigantesque fille. Refoulée sur elle-même, la métropole anglaise concentra ses forces, oublia cette colonie qu’elle croyait ingrate et qui n’était qu’émancipée, et reconnut qu’elle avait fait un bénéfice en croyant faire une perte. Quant à la France, elle n’y gagna rien que des millions de moins et cette fièvre d’imitation qui détourna la révolution française de ses voies naturelles.

Non-seulement Franklin savait quel était le résultat futur de cette inoculation républicaine que la monarchie imprudente opérait sur elle-même, mais il n’oublia rien pour la propager et l’aider. Il obtint du comte de Vergennes la permission de faire traduire sous ses yeux et imprimer à Paris la constitution nouvelle, contenant la déclaration des droits de l’homme. Ce fut le duc de La Rochefoucauld qui se chargea de la direction de l’œuvre, le comte de Vergennes laissa libre carrière à sa cirulation à travers tous les rangs de la société française. Ainsi, cette monarchie, fatalement condamnée, courait de toutes les façons à sa perte, tandis que la jeune république, profitant de la crédulité chevaleresque de la France, grandissait à vue d’œil. De ce foyer de la civilisation qui se nomme Paris, l’enthousiasme pour le docteur Franklin et pour l’Amérique se propageait à travers le monde entier, et l’on trouve dans la volumineuse correspondance publiée par M. Sparks, des lettres ou plutôt des hymnes qui étaient adressées au docteur de tous les points du globe, de Manille, de Corfou, d’Égypte, de Bohême ; l’une est signée du ministre de l’empereur de Maroc.

Le docteur devait cette immense popularité non-seulement à ses mérites réels, mais à son attention continuelle à ménager les apparences. « Souvenez-vous, dit-il souvent dans ses lettres, que ce n’est point assez d’être ; — il faut paraître. » Il écrit à une de ses protégées qui l’a chargé de faire imprimer une traduction composée par elle :

« Ma chère enfant, j’avais d’abord envie de publier votre traduction avec votre nom, mais j’ai craint que cela ne ressemblât à de la vanité. Je la publie sans votre nom, et j’aurai soin de répandre qu’elle est de vous ; cela ressemblera à de la modestie. » Fait d’assez peu d’importance en lui-même, mais qui caractérise la nuance de finesse et même, s’il faut le dire, d’hypocrisie morale qui, jointe à une foule de talens exquis et de qualités vraies, a fait le succès de Franklin. Il a été fort honnête homme, sans doute ; mais il n’a rien oublié pour sembler parfait. Relativement à la France, il a paru modeste, candide, désintéressé, jusqu’à ce qu’il ait obtenu le concours de cette puissance et les millions dont il avait besoin ; puis, tout à coup, parvenu à ses fins, il a tourné les talons, s’est moqué de nous le plus lestement du monde et a fait sa paix avec l’Angleterre, ne se donnant même pas la peine de rendre visite, une fois le traité signé et l’indépendance de sa patrie reconnue, aux honnêtes ministres qui avaient eu foi dans la candeur. M. de Vergennes, qui recevait tous les jours sa visite à l’époque de la lutte, fut un peu mortifié de ne plus apercevoir à la cour la figure du docteur Franklin, après la signature du fameux traité. Il témoigna son étonnement et son mécontentement au philosophe par le petit billet que voici :

« Versailles, 5 mai 1783.
« Monsieur,

« J’espère avoir l’honneur de vous voir demain à Versailles. J’ose croire que vous pourrez vous y trouver avec les ministres étrangers. On remarque que les commissaires des États-Unis y paraissent rarement, et l’on en tire des conséquences que je suis sûr que vos constituans désavoueraient si elles arrivaient jusqu’à eux. »

Dans une autre lettre du 15 décembre, on trouve ces tristes paroles du comte de Vergennes mystifié : « Vous êtes prudent et sage, monsieur, vous comprenez parfaitement ce qui est dû aux convenances. Vous avez toute votre vie rempli vos devoirs, je vous prie de considérer comment vous avez l’intention de remplir ceux qui sont dus au roi. Je ne veux pas m’étendre sur ces réflexions, je les livre à votre propre intégrité ; quand vous voudrez bien m’ôter cette incertitude, je prierai le roi de satisfaire à vos demandes. » Ce à quoi Franklin répondit, avec le sang-froid de son adresse ordinaire, par les protestations les plus vives de reconnaissance et d’admiration pour le roi, avouant seulement qu’on avait été coupable d’un manque de bienséance, en concluant un traité séparé avec l’Angleterre. Le mot était bien doux et bien équivoque pour un fait si grave et si contraire aux promesses des États-Unis, et à leur dette morale envers le trône et la France. Le secrétaire des affaires étrangères pour le congrès américain, Robert Livingston, pensa là-dessus comme le comte de Vergennes, et écrivit dans ce sens à Franklin. La réponse de ce dernier indique naïvement tout le fond de sa pensée, et le peu de cas qu’il faisait de la France, tout en se prosternant devant M. de Vergennes. Il dit à Livingston : « Vous désapprouvez les commissaires qui ont signé le traité de paix avec l’Angleterre sans le communiquer à la cour de Versailles. Je ne vois moi, que les Français aient grande raison de se plaindre : rien n’a été stipulé à leur préjudice. Je pense qu’ils ne se sont pas officiellement plaints de cet acte ; si cela était, vous nous eussiez transmis cette plainte afin que nous y puissions répondre. Il y a long-temps que j’ai donné à M. de Vergennes pleine satisfaction là-dessus. Nous avons fait ce que nous avons cru pouvoir faire de mieux dans le moment, et si nous nous sommes trompés, le congrès aura raison de nous censurer après nous avoir entendus. En nommant cinq personnes pour cette affaire, il semble avoir eu quelque confiance en notre propre jugement, puisqu’il aurait suffi d’une seule personne pour traiter avec l’Angleterre sous la direction du ministère français. » C’est un chef-d’œuvre d’escamotage diplomatique que cette réponse qui laisse la question principale dans l’ombre. Le Talleyrand américain rejette la faute, s’il y en a une, sur ses associés ; il en réfère au congrès, c’est-à-dire aux États-Unis eux-mêmes, dans la personne de leurs représentans, pour décider si le roi de France a le droit de s’offenser et de se plaindre. Ce qui rend cette comédie parfaite, c’est la position singulière de M. de Vergennes, si renommé pour sa finesse, et qui ne veut pas avouer qu’il a été dupe, ni par conséquent se plaindre. Enfin, pour comble de bizarrerie, pas un historien n’a signalé cette étrange situation dont nos frères des États-Unis ont si bien profité.

La vieillesse et l’enfance de Franklin sont remplies de grace, de charme et de vertus. On y trouve une beauté idéale qui manque, il faut bien le dire, à son âge mûr. Homme fait, il emploie la ruse, et quoiqu’il s’en serve avec autant de calme, de finesse et d’habileté que le meilleur artiste du plus délicat instrument, on sent cependant qu’il y a d’autres qualités plus héroïques, un dévouement plus sincère, une habileté moins flatteuse pour les forts, une diplomatie moins dissimulée. On se demande où sont les grands sacrifices de cet esprit conciliant et de cette ame passive qui ménage tous les intérêts, qui se prête à tous les amours-propres, et qui prend si bien au piége le subtil Maurepas et l’actif de Vergennes. On ne peut s’empêcher d’avoir une estime plus prononcée pour des qualités plus viriles et moins ondoyantes, pour des résistances plus fières et moins fugitives, pour une tranquillité moins nécessairement alliée à la profonde indifférence et à l’absence totale des passions. Mais dans l’enfance il est courageux ; il est riant dans la vieillesse. L’enfant lutte contre l’obscurité et la pauvreté de son sort, le vieillard reçoit les hommages de tout un peuple affranchi. Ces deux spectacles attendrissent le cœur. Enfant, il possède encore la pensée de Dieu, que lui ont léguée ses pères les puritains ; vieillard, il la retrouve, et elle ennoblit ses derniers momens. Pour les hommes d’action et d’héroïsme, le milieu de la vie est surtout éclatant ; là se concentrent les grands et puissans rayons. Tels furent dans l’ordre politique César et Napoléon ; dans l’ordre intellectuel, Molière., Pascal et Shakspeare.

Les natures moins élevées, mais distinguées, douces et subtiles, ont besoin du demi-jour de l’enfance et du crépuscule du dernier âge.

« Je trouvai, dit le révérend Manasseh Cutler, botaniste et ami de Franklin, le vieux docteur dans son jardin, assis sur le gazon à l’ombre d’un grand mûrier, entouré de ses amis et de quelques dames. Il avait quatre-vingt-un ans, les cheveux blancs et retombant des deux côtés sur ses épaules, la voix douce, le pas encore ferme, la physionomie ouverte, agréable et riante. Il se leva quand il m’aperçut, me tendit la main et me fit asseoir. Puis nous causâmes librement, et notre conversation fut des plus intéressantes jusqu’au moment où la nuit tomba ; alors on apporta la table à thé, et le thé fut servi sous le mûrier par Mme Bache, fille du docteur et qui demeure avec son père. Autour d’elle se trouvaient trois de ses enfans qui paraissaient aimer extrêmement leur grand-père et qui montaient sur ses genoux. Le docteur me montra une curiosité naturelle qu’il venait de recevoir et qui paraissait l’intéresser singulièrement : c’était un serpent à deux têtes, conservé dans un bocal rempli d’esprit de vin, et qu’on avait trouvé au confluent de la rivière Schuylkill. Ce serpent bicéphale éveilla la verve ironique du vieux docteur, qui nous dit : « Je me représente la triste situation de ce personnage, dans le cas où, engagé au milieu d’un buisson, sa tête droite voudrait aller à droite et sa tête gauche à gauche ; supposez que les deux têtes fussent également entêtées, et que ni l’une ni l’autre ne voulût céder à sa voisine, la guerre civile serait imminente. C’est à peu près ce qui est arrivé ce matin à la convention, lorsque… » Ici on l’arrêta pour lui faire observer que les affaires et les débats de la convention devaient rester secrets, et il interrompit son charmant apologue du serpent.

« La nuit venue, nous entrâmes dans sa bibliothèque qui lui sert de cabinet de travail. C’est une grande chambre remplie de livres jusqu’au plafond ; non-seulement le long des murailles, mais au milieu même de l’appartement, occupé par trois grands corps de bibliothèque. On y voit plusieurs machines intéressantes, dont quelques-unes ont été inventées par le docteur lui-même, par exemple, une main artificielle placée au bout d’un grand bâton, et qui, au moyen d’un ressort artistement disposé, saisissait et remettait en place les livres de sa bibliothèque sur les rayons les plus élevés ; un fauteuil à bras auquel il imprimait lui-même, quand il le voulait, un mouvement oscillatoire, et surmonté par un large éventail mis en mouvement par le pied de la personne assise… Nous ne parlâmes guère, pendant cette longue visite, que de sujets philosophiques, et surtout d’histoire naturelle que le docteur aimait passionnément. Je ne me lassais pas d’admirer l’étendue de ses connaissances, l’éclat de sa mémoire, la clarté et la vivacité de son esprit, l’aisance de ses manières et cette liberté gracieuse qui semblait répandre autour de lui le calme et le bonheur. Ce qui le caractérisait par-dessus tout, c’était une veine permanente de gaieté vive, brillante, souvent caustique, qui ne le quittait jamais, et qui lui semblait aussi naturelle que l’air qu’il respirait. »

Il mourut doucement en répétant et en commentant des vers du vieux poète semi-puritain Watts sur la toute-puissance divine, comme si cet homme, qui n’a jamais rien fait qu’à propos, avait senti que la mort dépouillée de la pensée religieuse et l’absence de Dieu en face du grand abîme de l’éternité termineraient indignement une vie si convenable et si heureuse. Son dernier mot fut caractéristique : « Faites mon lit ; que je meure décemment. »


Parmi les hommes politiques que je vois, de siècle en siècle, donner l’impulsion aux choses de ce monde et diriger les rênes ardentes de la destinée sociale, quelle place occupe Franklin ?

Il annonce l’avénement de la classe laborieuse, la chute de la classe héroïque et guerrière, l’ascendant du vasselage, qui triomphe enfin des seigneurs, l’oblitération du sacerdoce dominateur ; il est par conséquent la dernière expression de la révolte protestante et le raffinement extrême du calvinisme mondain.

Sa philosophie n’est autre que le déisme de Locke. Puritain par essence et sans le savoir, Franklin efface le dogme, mais il efface aussi les passions ; c’est là son côté philosophique. Il conserve la morale rigide et la stricte probité, ne s’apercevant pas qu’en faisant presque entièrement disparaître de son code la grande idée de Dieu, source idéale de cette probité terrestre, il la prive de son aliment supérieur et éternel. Une des inventions mécaniques dues à son ingénieuse observation caractérise admirablement son génie et son système ; c’est un vase d’airain dans lequel on allume un brasier dont la flamme, au lieu de se diriger vers le ciel, retourne à la terre. Franklin aussi, dernier disciple de Locke, a replié vers la terre la flamme de l’ame humaine.

Quand on demandait à Franklin quelle était la qualité la plus utile à un homme d’état, il répondait : L’apparence et le renom de la probité. — Il se souvenait qu’en France tout avait été séduit et entraîné par son air philosophique, sa gravité, sa modestie et sa simplicité. Un passage de son journal, daté du 27 juillet 1784, donne toute sa théorie à ce sujet : « Démosthènes, à qui l’on demandait quelle était la principale qualité de l’orateur, répondait d’abord l’action, ensuite l’action, et encore l’action. Je dis que pour l’homme public, c’est l’apparence, l’apparence, et encore l’apparence. Lord Shelburne, un des hommes politiques les plus remarquables de cette époque, passe pour n’être pas sincère, ce qui paralyse totalement son influence. Jamais cependant il ne m’a donné preuve de ce défaut. Pour qu’un homme politique réussisse, il faut qu’on ait foi dans sa parole et dans sa capacité. Cette opinion une fois établie, tous les délais, tous les obstacles, toutes les difficultés, s’évanouiront. Quand même vous parleriez assez mal, vous triompheriez sans peine, par un faux semblant d’intégrité, du plus brillant orateur qui soit au monde. Je suis si persuadé de l’importance du crédit et du règne de l’apparence dans les affaires publiques, que, selon moi, Jean Wilkes aurait pu détrôner George III, si ce dernier n’avait pas eu la réputation d’un bon père de famille, et si Wilkes n’avait pas passé pour un coquin. »

Franklin avait appris ce que valent l’apparence et la confiance ; par elles il avait tiré de la cour de France, entre 1776 et 1781, 3 millions par an, 4 millions pendant l’année 1781, et de plus un subside de 6 millions, accordé comme don pur et simple par Louis XVI.

La disposition naturelle de Franklin l’inclinant vers un honnête et doux équilibre de toutes les facultés humaines, il imagina faussement que la plupart des hommes lui ressemblaient, et qu’il suffisait de leur apprendre l’art de la vertu, comme on apprend les échecs ou le mécanisme d’un instrument. Mais cet art de la vertu est une erreur ; on rédigerait tout aussi bien l’art du vice et même l’art du crime. Machiavel a donné au monde l’art de la fraude, et Bacon l’art du succès, sous le titre de Moral Essays. En détachant l’idée divine du code moral, Franklin a commis une grande faute ; il a enlevé le type suprême du beau et du juste, le sublime et nécessaire couronnement de toutes les théories. Fils d’une race profondément pieuse, et qui avait tout sacrifié à cet idéal dont je parle, il n’a pas vu que ces vertus de tempérament et d’habitude qui étaient en lui, et qui circulaient comme l’air ambiant à travers la société américaine, n’étaient, après tout, que le résultat du puritanisme, c’est-à-dire du plus sévère idéal que les hommes aient jamais proposé à leur admiration terrestre. De là cette théorie de l’utile, qui a rabaissé chez les nations modernes toutes les idées nobles, courageuses et héroïques ; de là cette croyance si dangereuse, qui a transformé l’égoïsme en culte universel. Pour l’homme sans passion, le bonheur et l’utilité sont dans une vie calme, réglée et honnête, telle que Franklin la recommande ; pour l’ame violente et les sens fougueux, l’utile, c’est la volupté, l’ambition, l’usurpation, les jouissances.

La philosophie de Franklin nous semble donc pécher par sa base. Mais ces observations, qui nous sont suggérées par la publication de M. Jared Sparks, c’est-à-dire, par les cinq mille pages que nous avons dû lire, si elles détruisent quelques-unes des erreurs populaires qui se sont accréditées dans ces derniers temps, ne peuvent qu’affermir l’estime et l’admiration dues, sous d’autres rapports, à un charmant écrivain, à un moraliste ingénieux, et surtout, ce qui a été beaucoup moins remarqué, au diplomate le plus habile, à celui qui a le mieux réussi du XVIIIe siècle tout entier. Si l’on demande à quoi est dû ce succès incontestable et singulier, nous répondrons avec Franklin lui-même : À l’apparence. Né sans passions, il a paru sage ; le plus fin des hommes, on l’a cru naïf.

En qualité d’homme politique, sa grande œuvre et son plus habile tour de force ont été d’intéresser la monarchie française à cette révolution républicaine qui devait porter un coup mortel aux monarchies.

La cour de Versailles, conduite par cette main habile et douce, s’est suicidée paisiblement et sans même s’en apercevoir. Franklin a eu beaucoup à faire en France, très peu en Amérique. Il a suivi le flot de ses concitoyens, occupé seulement du soin de les retenir et de les contenir ; entraîné par eux, il n’a pas eu grand mérite à réclamer, comme tous les Américains, l’indépendance américaine, devenue nécessaire. Mais le vieux trône de France lui présentait d’autres obstacles : il les a tous vaincus ; je le répète, c’est son chef-d’œuvre.

Ce parrain des sociétés futures laisse quelque chose à désirer sous le rapport de la grandeur. Les inspirations supérieures de l’abnégation et du dévouement lui manquent trop. Il sent un peu son origine ; il dissimule, il compte, il marchande, et il fait son profit. C’est un héroïsme douteux, on doit l’avouer, que celui qui vient si habilement réclamer de la cour de France les millions qui la tueront plus tard. Jeune, il a fait ses affaires par l’économie et l’adresse ; vieux et riche, il réclame avec instance de sa patrie les arrérages de son traitement. L’éclat et la folie de la vertu ne l’ont point signalé. Mais que d’ingénieuses expériences sur le monde et sur les sociétés ! Que de talens divers et charmans ! Quel style aimable. Le cours de sa vie entière atteste une des plus lucides et des plus subtiles entre les intelligences humaines. Représentant civil d’une masse industrieuse et honnête ; symbole opposant d’une masse opposante, il plut aux passions de la France, lui qui n’avait aucune de ces maladies qu’on appelle passions ; elle vit dans le vieux docteur l’ennemi de ce qu’elle voulait renverser. Séduite, elle lui céda tout, au risque de se blesser elle-même, et il consentit à la séduire, pourvu que l’Amérique anglaise, aidée par la France, échappât à sa métropole. Telle est la vérité, clairement écrite dans ces dix volumes, qui en valent quarante. Le reste nous semble un mirage de l’histoire.


Philarète Chasles.
  1. Œuvres de Benjamin Franklin, contenant plusieurs documens inédits, etc., par Jared Sparks ; 10 vol. grand in-8o ; Boston, 1840.
  2. The Life of the first earl of Shaftesbury, by B. Martyn, London, 1836 ; tom. II, pag. 95.
  3. The Life of John Locke, by lord King ; London, 1825.
  4. THE MOTHER-COUNTRY, A SONG.

    We have an old mother, that peevish is grown.
    She snubs us like children that can scarce walk alone, etc.

  5. Tome I, page 350.
  6. Histoire du dix-huitième siècle, tome IV, page 285.