Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/29
SUITE, PAR WALTON.
« Vous avez lu, ma sœur, cette histoire étrange et effrayante. Ne sentez-vous pas votre sang glacé par une horreur, qui, même en ce moment, arrête le mien dans mes veines ? Quelquefois il était saisi subitement par la douleur, et il ne pouvait continuer son récit : de temps en temps, sa voix brisée, mais perçante, prononçait avec difficulté ces paroles si pleines de désespoir. Ses yeux doux et beaux étaient tantôt animés par l’indignation, tantôt abattus par le chagrin, et éteints par la force du malheur. Quelquefois il maîtrisait sa physionomie et ses expressions, et il racontait les évènemens les plus terribles d’une voix tranquille, sans aucune marque d’agitation ; mais tout-à-coup, semblable au volcan qui s’entr’ouvre, il animait son visage par l’expression de la rage la plus farouche, et il vomissait des imprécations contre son persécuteur.
» Son récit s’enchaîne, et il le fait avec l’air de la vérité la plus simple ; cependant, j’avoue que les lettres de Félix et de Safie qu’il me montra, et l’apparition du Monstre, que nous avons vu de notre vaisseau, m’ont plus convaincu de la vérité de son récit, que ses assertions vives et bien enchaînées. Ainsi, un fait constant, un fait dont je ne puis douter, c’est que le Monstre existe réellement ; mais je ne puis revenir de ma surprise et de mon admiration. Quelquefois je tâchais d’obtenir de Frankenstein des détails sur la formation d’une semblable créature ; mais, sur ce point, il était impénétrable.
« Êtes-vous fou, mon ami, disait-il ? Où vous mène une curiosité irréfléchie ? Voudriez-vous aussi créer un ennemi infernal pour vous-même et pour le monde ? Car enfin, quel est le but de vos questions ? Paix ! paix ! apprenez mes malheurs, et ne cherchez pas à augmenter les vôtres ».
» Frankenstein s’aperçut que je prenais des notes sur son histoire ; il demanda à les voir, les corrigea lui-même, et y ajouta en plusieurs endroits, pour donner de la vie et de la force aux conversations qu’il avait avec son ennemi. « Puisque vous avez conservé mon récit, disait-il, je ne voudrais pas qu’il fût transmis incomplet à la postérité ».
» J’ai passé ainsi une semaine à écouter l’histoire la plus étrange que l’imagination ait jamais inventée. Mes pensées et les sentimens de mon âme, ont été absorbés par l’intérêt que je porte à mon hôte, et que m’inspirent ses manières aussi nobles que douces. Je désire le calmer ; et pourtant, puis-je conseiller de vivre à un homme aussi malheureux, et privé de tout espoir de consolation ? Oh ! non ! Il ne peut plus maintenant connaître d’autre joie, qu’au moment où il trouvera dans la paix de la mort, celle de son âme long-temps bouleversée. Cependant, il jouit d’une consolation, et il la doit à la solitude et au délire : il croit, en s’entretenant dans ses rêves avec ses amis, et en puisant dans ses entretiens des consolations pour ses infortunes, ou des encouragemens pour sa vengeance, que ce ne sont pas des fantômes de son imagination, mais des êtres réels qui viennent d’un monde éloigné pour le visiter. Cette idée donne à ses rêveries une solemnité, qui me les rend presqu’aussi imposantes et aussi intéressantes que la vérité.
» Nos conversations ne sont pas toujours bornées à son histoire et à ses malheurs. Dans tous les genres de littérature, en général, il montre des connaissances profondes, et un jugement rapide et sûr. Son éloquence est forte et touchante ; je ne puis l’entendre sans pleurer, lorsqu’il raconte un évènement affligeant, ou qu’il veut mettre en mouvement les sentimens de la pitié ou de l’amour. Combien un tel homme devait être admirable dans ses jours de prospérité, puisqu’il est si noble et si grand dans son infortune ! Il semble sentir son propre mérite, et la grandeur de sa chûte.
« Lorsque j’étais plus jeune, disait-il, je me sentais appelé à quelque grande entreprise. Mes sentimens sont profonds ; mais tel était le calme de mon jugement, qu’il me rendait propre à m’illustrer par des faits éclatans.
» J’étais soutenu par le sentiment de mon mérite, lorsque d’autres en eussent été écrasés ; car il me semblait que c’était un crime de consumer dans un chagrin inutile, ces talens qui pouvaient être utiles à mes semblables. En réfléchissant à l’œuvre que j’ai accomplie, et qui n’est pas moindre que la création d’un animal doué des sens et de la raison, je ne puis me ranger au nombre des esprits ordinaires ; mais ce sentiment, qui me soutenait dans le commencement de ma carrière, ne sert maintenant qu’à m’accabler dans ma chute. Toutes mes observations, toutes mes espérances sont comme si elles n’étaient pas ; et, semblable à l’archange qui aspirait à la toute-puissance, je suis enchaîné dans un enfer éternel. Mon imagination était vive, et en même temps susceptible d’analyse et d’une application assidue ; ce n’est qu’avec deux qualités si opposées que j’ai pu concevoir et réaliser la création d’un homme.
» Même à présent, je ne puis me souvenir sans émotion, des rêveries qui m’occupaient avant la fin de mon ouvrage. Je foulais le ciel dans ma pensée, tantôt fier et joyeux de ma puissance, tantôt impatient d’en contempler les effets. Dès mon enfance, j’avais nourri de hautes espérances et une ambition sublime ; mais combien je suis abaissé ! Ah ! mon ami, si vous m’aviez connu tel que j’étais autrefois, vous ne me reconnaîtriez pas dans cet état de dégradation. Rarement la tristesse pénétra dans mon cœur ; je semblais porté par une haute destinée, jusqu’au jour où je suis tombé pour ne plus me relever ».
» Faut-il donc que je perde cet homme admirable ? J’ai long-temps désiré un ami ; j’ai cherché un homme qui pût m’aimer et sympathiser avec moi. Vois ; j’en ai trouvé un sur ces mers désertes ; mais je crains de ne l’avoir connu que pour apprendre à l’apprécier et le perdre. Je voudrais lui faire aimer encore la vie, mais il repousse cette idée.
« Je vous remercie, Walton, disait-il, de vos bonnes intentions pour un malheureux comme moi ; mais, en me parlant de nouveaux liens et de nouvelles affections, croyez-vous qu’il y en ait qui puissent tenir lieu de ceux qui ne sont plus ? Quel homme remplacerait Clerval auprès de moi ? ou quelle femme pourrait me tenir lieu d’Élisabeth ? Et même, à moins que les affections ne soient fortement excitées par un attachement plus grand, les compagnons de notre enfance possèdent toujours sur nos esprits un certain pouvoir, qu’un nouvel ami peut à peine obtenir. Ils connaissent les goûts de notre enfance, ces goûts que le temps peut modifier, mais qu’il n’enlève jamais ; et ils peuvent juger de nos actions d’une manière plus sûre, en connaissant nos véritables intentions. Une sœur ou un frère ne peuvent jamais, à moins que les symptômes ne s’en montrent de bonne heure, se soupçonner de perfidie ou de mensonge, tandis qu’un ami, quelque soit son attachement, peut, malgré lui, éprouver des soupçons. Les amis que j’ai perdus, m’étaient chers non-seulement par l’habitude et le charme de leur société, mais aussi par leurs qualités personnelles ; et, dans quelque lieu que je sois, la voix douce de mon Élisabeth, et la conversation de Clerval retentiront toujours à mon oreille. Ils sont morts ; et, dans la solitude où me laisse leur mort, il n’est qu’un sentiment qui puisse me donner le courage de conserver ma vie. Si j’étais engagé dans une grande entreprise ou dans un projet, dont l’utilité pût s’étendre sur mes semblables, je pourrais vivre pour l’exécuter ; mais telle n’est pas ma destinée ; je dois poursuivre et détruire l’être à qui j’ai donné l’existence. Alors, mais seulement alors, ma tâche sur la terre sera accomplie, et je pourrai mourir ».
» Je vous écris, entouré de périls, et sans savoir si je suis condamné à ne plus revoir la chère Angleterre et les amis encore plus chers qui l’habitent. Je suis entouré de montagnes de glace, qui ne présentent aucune issue, et menacent à chaque moment d’engloutir mon vaisseau. Les braves marins que j’ai engagés à m’accompagner, trouvent du courage en me regardant ; mais je n’ai personne pour m’en donner. Notre situation est vraiment très-effrayante ; cependant, mon courage et mes espérances ne m’abandonnent pas. Nous pouvons survivre ; s’il n’en est pas ainsi, je répèterai les leçons de mon Sénèque, et je mourrai de bon cœur.
» Mais quel sera l’état de votre esprit, Marguerite ? vous n’entendrez pas parler de ma mort, et vous attendrez mon retour avec inquiétude. Les années s’écouleront, et vous serez tourmentée par des alternatives de désespoir et d’espérance. Oh ! ma chère sœur, les tourmens qu’éprouvera votre cœur, dans une attente peut-être vaine, me paraissent plus terribles que la mort ; mais vous avez un époux, et d’aimables enfans ; vous pouvez être heureuse : que le ciel répande sur vous ses bénédictions !
» Mon malheureux hôte me regarde avec la plus tendre compassion. Il tâche de me donner de l’espoir ; il parle comme si la vie était un bien qu’il estime. Il me rappelle que les navigateurs, qui se sont exposés avant moi sur cette mer, ont souvent eu à craindre les mêmes dangers ; et, en dépit de moi-même, il me remplit d’heureux augures. Les matelots mêmes sentent le pouvoir de son éloquence : lorsqu’il parle, ils reprennent courage ; il ranime leur énergie ; et, en entendant sa voix, ils croient que ces vastes montagnes de glace sont des môles, qui pourront s’évanouir et céder aux résolutions de l’homme. Ces sentimens sont passagers ; leur attente étant chaque jour retardée, ils passent de l’espoir à la crainte, et de la crainte au désespoir. J’ai bien peur que cela ne finisse par une mutinerie ».
« Il vient de se passer une scène d’un intérêt si peu commun, que je ne puis résister au désir de la rapporter, quoiqu’il soit très-probable que ces papiers ne vous parviendront jamais.
» Nous sommes encore entourés de montagnes de glace, et sans cesse en danger d’être engloutis au premier choc. Le froid est excessif ; et plusieurs de mes malheureux compagnons ont déjà trouvé leur tombeau au milieu de cette scène de désolation. La santé de Frankenstein dépérit de jour en jour : le feu de la fièvre brille encore dans ses yeux ; mais il est épuisé, et, lorsque tout-à-coup, il a fait quelqu’effort, il retombe aussitôt, et semble privé de la vie.
» Je vous ai annoncé dans ma dernière lettre que je redoutais une mutinerie. Ce matin, j’étais à observer le visage pâle de mon ami, ses yeux à moitié fermés, et ses membres languissans ; quand je fus détourné de ce spectacle par un groupe de matelots qui désiraient entrer dans la cabine. Ils entrèrent ; et leur chef m’adressa la parole. Il me dit que lui et ses compagnons avaient été choisis par les autres matelots, pour venir en députation auprès de moi, et me faire une demande, qu’en toute justice, je ne pouvais refuser. Il ajoutait que nous étions enfermés dans la glace, et qu’il était à croire que nous n’en sortirions jamais : mais toute leur crainte était que, si par hasard la glace venait à se séparer et à laisser un passage libre, je ne fusse assez téméraire pour continuer mon voyage, et les conduire à de nouveaux dangers, après qu’ils auraient heureusement surmonté celui-ci. Ils désiraient donc que je fisse la promesse solemnelle que, si le vaisseau était dégagé, je dirigerais aussitôt ma course vers le sud.
» Ce discours me troubla. Je n’avais pas perdu tout espoir, et je n’avais pas encore conçu l’idée de retourner sur mes pas, si j’étais délivré. Cependant, pouvais-je justement, ou même physiquement, m’opposer à cette demande ? J’hésitais avant de répondre, lorsque Frankenstein, qui avait d’abord été silencieux, et paraissait réellement avoir à peine assez de force pour donner la moindre attention à quoi que ce soit, se réveilla les yeux étincelans et les joues animées par une force passagère. Il se tourna vers ces hommes, et il leur dit :
« Que voulez-vous ? Que demandez-vous à votre capitaine ? Pouvez-vous donc être si facilement détournés de votre entreprise ? N’appeliez-vous pas cette expédition glorieuse ? Et pourquoi l’était-elle ? Ce n’est pas parce que la route était facile et paisible comme une mer du Sud, mais parce qu’elle était pleine de dangers et de terreur ; parce qu’à chaque nouvel accident, votre bravoure était nécessaire, et que votre courage devait être mis à l’épreuve ; parce que vous aviez autour de vous le danger et la mort, et que ces dangers vous deviez les braver et les surmonter. Voilà pourquoi votre entreprise était glorieuse, pourquoi elle était honorable : le monde vous aurait appelés les bienfaiteurs du genre humain ; on aurait adoré les noms illustrés par les hommes courageux, qui auraient bravé la mort pour la gloire et le bien de l’espèce humaine. Faites maintenant la comparaison : à la première idée du danger, ou, si vous le voulez, à la première épreuve forte et effrayante de votre courage, vous vous découragez, et vous consentez à passer pour des hommes qui n’ont pas eu assez de force pour endurer le froid et le danger ; aussi dira-t-on : pauvres gens, ils étaient frileux, et ils sont revenus se chauffer à leurs foyers. Mais pourquoi ces ménagemens ? Vous n’aviez pas besoin de venir si loin et de traîner votre capitaine à la honte d’un revers, pour prouver uniquement votre lâcheté. Ah ! soyez hommes, ou soyez plus que des hommes. Persévérez dans vos projets, et soyez aussi fermes qu’un roc. Cette glace n’est pas faite d’une matière telle que vos cœurs pourraient l’être ; il se peut qu’elle change, il se peut qu’elle ne vous arrête plus, si vous dites qu’elle ne vous arrêtera pas. Ne retournez pas dans vos familles avec une marque d’infamie sur vos fronts. Retournez comme des héros qui ont combattu et vaincu, et qui ne savent pas ce que c’est que de tourner le dos à l’ennemi ».
» Sa voix était si bien d’accord avec les différens sentimens de son discours, ses yeux exprimaient une résolution et un héroïsme si grands, que vous ne devez pas vous étonner que ces hommes fussent émus. Ils se regardaient l’un l’autre, sans être capables de répondre. Je pris la parole ; je les invitai à se retirer, et à réfléchir à ce qu’on leur avait dit ; je leur dis que je ne les mènerais pas plus au nord, s’ils persistaient dans leur désir de retour ; mais que j’espérais que leur courage reviendrait avec la réflexion.
» Ils se retirèrent, et je me tournai vers mon ami qui était retombé en langueur, et presque sans vie.
» Je ne sais quelle sera la fin de tout ceci ; mais je préfère la mort à la honte de revenir sans avoir exécuté mon projet. Cependant je crains d’y être forcé ; des hommes, qui ne sont pas soutenus par des idées de gloire et d’honneur, ne peuvent jamais continuer, de bon gré, à supporter les fatigues auxquelles ils sont exposés ».
« Le sort en est jeté ; j’ai consenti à revenir, si nous ne périssons pas. Ainsi mes espérances sont détruites par la lâcheté et l’indécision : je reviens sans rien savoir, et déçu dans mes projets. Il faut plus de philosophie que je n’en ai, pour supporter patiemment un malheur aussi injuste ».
« C’en est fait : je retourne en Angleterre. Je suis frustré dans mes espérances de gloire et d’intérêt. — J’ai perdu mon ami. Je vais tâcher, ma chère sœur, de vous donner des détails sur ces pénibles évènemens ; et puisque je me dirige vers l’Angleterre et en même temps vers vous, je ne m’affligerai pas.
» Le 9 septembre, la glace commença à remuer ; des bruits semblables à celui du tonnerre se firent entendre au loin, et annoncèrent que les îles de glace se séparaient et se rompaient de tous les côtés. Nous étions dans le péril le plus imminent ; mais notre position étant entièrement passive, je portai presque toute mon attention sur mon malheureux hôte, dont la maladie avait pris un caractère si grave qu’il ne pouvait plus sortir de son lit. La glace se rompit derrière nous, et fut emportée avec force vers le nord ; le vent tourna à l’ouest, et le 11, le passage vers le sud devint parfaitement libre. Les matelots, en voyant leur retour dans leur patrie presque assuré, poussèrent de grandes acclamations de joie long-temps prolongées. Frankenstein, qui était assoupi, s’éveilla et demanda la cause du tumulte. « Ils se réjouissent, lui dis-je, de ce qu’ils retourneront bientôt en Angleterre ».
— « Retournez-vous vraiment » ?
— « Hélas ! oui ; je ne puis résister à leur demande. Je ne puis les contraindre à braver le danger, et je suis moi-même contraint de retourner ».
— « Faites-le si vous le voulez, mais je n’en ferai rien. Vous pouvez abandonner votre projet ; mais je ne puis manquer au mien ; il m’est assigné par le ciel. Je suis faible ; mais je ne doute pas que les esprits, qui aident ma vengeance, ne me donnent assez de force ». À ces mots, il tâcha de se lever de son lit, mais l’effort était au-dessus de ses forces ; il retomba et s’évanouit.
» Il resta long-temps avant de reprendre connaissance, et je crus long-temps que la vie était entièrement éteinte. Enfin il ouvrit les yeux, mais il respirait avec difficulté, et ne pouvait parler. Le chirurgien lui donna une potion, et nous ordonna de le laisser et de ne pas le troubler. En même temps il m’annonça que mon ami n’avait pas beaucoup d’heures à vivre.
» La sentence était prononcée : je ne pouvais que m’affliger et attendre. Je m’assis auprès de son lit pour l’observer ; ses yeux étant fermés, je crus qu’il dormait ; mais en ce moment il m’appela d’une voix faible, m’invita à m’approcher, et me dit : « Hélas ! la force, sur laquelle je comptais, m’abandonne ; je le sens, je mourrai bientôt ; et lui, mon ennemi et mon persécuteur, il vit peut-être encore ! Ne croyez pas, Walton, que dans les derniers momens de mon existence, j’éprouve cette haine brûlante et ce désir ardent de vengeance, dont j’étais animé autrefois ; je souhaite la mort de mon ennemi, et je me sens justifié par ce sentiment. Pendant ces derniers jours je me suis mis à examiner ma conduite passée, et je ne la trouve nullement blâmable. Dans un accès de démence, et dans un transport d’enthousiasme, j’ai créé un être doué de raison ; j’étais tenu d’assurer, autant qu’il était en mon pouvoir, son bonheur et son bien-être. Tel était mon devoir ; mais il en était un autre bien supérieur. Mes devoirs envers mes semblables étaient beaucoup plus dignes de fixer mon attention, puisqu’ils renfermaient une plus grande proportion de bonheur ou de malheur. Soutenu par cette considération, j’ai refusé, et avec raison, de former une compagne pour l’être que j’avais créé. Il montrait une perversité et un égoïsme que personne n’aurait pu égaler. Il a immolé mes amis ; il a voué à la mort des êtres qui jouissaient de deux biens inestimables, le bonheur et la sagesse ; et je ne sais où s’étanchera cette soif de vengeance. Malheureux lui-même de ne pouvoir faire le malheur des autres, il fallait qu’il mourût… Mon devoir était de lui donner la mort, mais j’ai succombé. Conduit par l’intérêt et des motifs coupables, je vous ai demandé de prendre mon ouvrage s’il n’était pas terminé ; je renouvelle cette prière à présent que je ne suis guidé que par la raison et la vertu.
» Cependant je ne puis vous demander de renoncer à votre pays et à vos amis, pour remplir cette tâche, et, maintenant que vous retournez en Angleterre, vous aurez peu de chances de le rencontrer ; mais je vous engage à bien réfléchir sur ce point, et à bien peser ce que vous devez faire. Mon jugement et mes idées sont déjà troublés par l’approche de la mort. Je n’ose vous demander d’entreprendre ce que je crois juste ; car je puis être encore égaré par la passion.
» En pensant qu’il pourrait vivre pour être un instrument de malheur, je me trouble ; mais si j’arrête mon esprit à d’autres considérations, j’envisage cette heure, qui va être celle de mon repos, comme la seule heureuse que j’aie passée depuis plusieurs années. Je vois voltiger devant moi les formes des morts qui me sont chers, et je me jette dans leurs bras. Adieu, Walton ! Cherchez le bonheur dans la tranquillité, et évitez l’ambition, même l’ambition, en apparence innocente, de vous distinguer dans les sciences et les découvertes. Mais pourquoi parler ainsi ? Cet espoir m’a perdu : un autre peut réussir ».
» Sa voix devenait plus faible à mesure qu’il parlait ; et enfin, épuisé par cet effort, il tomba dans le silence. Environ une demi-heure après, il essaya encore de parler, mais il n’en eût pas la force ; il pressa faiblement ma main. Ses yeux se fermèrent pour toujours, et le charme d’un doux sourire s’éloigna de ses lèvres.
» Marguerite, que puis-je ajouter sur la fin précoce de ce Génie glorieux ? Que dirai-je, qui puisse vous faire comprendre la profondeur de mon chagrin ? Tout ce que je pourrais dire serait trop faible. Mes yeux sont inondés de larmes ; mon esprit est troublé par ma douleur. Mais je fais route vers l’Angleterre, et je puis y trouver des consolations.
» Je suis interrompu. Que signifient ces bruits ? Il est minuit ; le vent est bon, et la sentinelle se meut à peine sur le pont. Encore ! c’est un bruit semblable à celui d’une voix humaine, mais plus rauque ; il vient de la cabine où sont encore les restes de Frankenstein ; il faut que je monte et que j’aille voir. Bonne nuit, ma sœur.
» Grand Dieu ! quelle scène vient de se passer ! Je suis encore étourdi en y pensant. Je ne sais si j’aurai la force de l’écrire ; cependant l’histoire, que je vous ai rapportée, serait incomplète sans cette dernière et étonnante catastrophe.
» J’entrai dans la cabine, où étaient les restes de mon malheureux et admirable ami. Sur lui était penché un spectre que je ne saurais décrire ; sa stature était gigantesque, mais grossière et difforme dans ses proportions. Courbé sur le lit de mort, il avait la figure cachée par de longues boucles de cheveux en désordre ; sa main, qui était étendue, paraissait d’une couleur et d’une peau semblables à celle d’une momie. En m’entendant approcher, il cessa de pousser des exclamations de douleur et d’horreur ; et il s’élança vers la fenêtre. Jamais je n’ai rien vu d’aussi horrible que sa figure, de si hideux, et en même temps d’une laideur si effrayante. Je fermai les yeux involontairement, et je m’efforçai de me rappeler quels étaient mes devoirs vis-à-vis de ce monstre sanguinaire. Je le sommai de rester.
» Il s’arrêta en me regardant avec étonnement ; se tourna de nouveau vers le corps inanimé de son créateur, et parut oublier ma présence. Chaque trait, chaque geste semblait excité par la plus sombre rage d’une passion irrésistible.
« Il est aussi ma victime, s’écria-t-il ! Avec sa mort mes crimes sont consommés : ma misérable existence touche à sa fin ! Ah, Frankenstein ! Être généreux, et qui t’es sacrifié ! À quoi me servirait-il de te demander maintenant mon pardon, moi qui t’ai immolé irrévocablement, en faisant périr tous ceux que tu aimais ? Hélas ! il est froid, il ne peut me répondre ».
» Sa voix sembla étouffée ; et mon premier mouvement, qui m’avait rappelé que mon devoir était d’obéir à la prière de mon ami mourant, en donnant la mort à son ennemi, fut alors arrêté par un mélange de curiosité et de compassion. Je m’approchai de cet être effrayant, sans oser lever les yeux sur son visage, dont la laideur était singulièrement repoussante et vraiment extraordinaire. J’essayai de parler, mais les mots s’arrêtaient sur mes lèvres. Le monstre continuait de s’adresser des reproches furieux et incohérens. Enfin j’osai lui parler, dans un moment où sa fureur se calmait. « Ton repentir, lui dis-je, est maintenant superflu. Si tu avais écouté la voix de la conscience, et senti l’aiguillon du remords avant de pousser ta vengeance infernale à cette extrémité, Frankenstein vivrait encore ».
— « Et rêvez-vous, dit le Démon ? Oubliez-vous que j’étais alors mort au chagrin et au remords ? Lui, continua-t-il en me montrant le cadavre, il n’a pas plus souffert durant sa vie… oh ! non, pas la dix millième partie de mon angoisse pendant son long et cruel supplice. J’étais saisi d’effroi, et en même temps j’avais le cœur déchiré par le remords. Pensez-vous que les gémissemens de Clerval fussent agréables à mon oreille ? Mon cœur était fait pour être susceptible d’amour et de sympathie ; et, lorsque j’ai été poussé par le malheur au crime et à la haine, il ne supporta pas la violence du changement sans un tourment que vous ne pouvez même imaginer.
» Après le meurtre de Clerval, je revins dans le Switzerland, le cœur brisé et abattu. J’avais pitié de Frankenstein ; ma pitié se transforma en horreur : je m’abhorrai moi-même ; mais en pensant que lui, l’auteur et de mon existence et de mes inexprimables tourmens, il osait espérer le bonheur ; que, tandis qu’il accumulait sur moi le malheur et le désespoir, il cherchait son bonheur dans des sentimens et des passions dont j’étais à jamais privé, alors une jalousie impuissante et une indignation amère me remplirent d’une soif insatiable de vengeance. Je me souvins de ma menace, et je résolus de l’accomplir. Je savais que je me préparais une torture affreuse ; mais j’étais l’esclave, et non le maître d’une impulsion que je détestais sans pouvoir y résister. Cependant lorsqu’elle périt !… non, je n’étais pas alors malheureux. J’avais repoussé tout sentiment, comprimé toute angoisse pour me livrer à l’excès de mon désespoir. Dès-lors le mal devint un bien pour moi. Arrivé à ce point, je n’eus plus d’autre choix que d’adapter ma nature à un élément que j’avais choisi moi-même. Le couronnement de mon projet infernal devint une passion insatiable. Et maintenant il est terminé : voici ma dernière victime » !
» Je fus d’abord touché par les expressions de sa douleur ; mais en me rappelant que Frankenstein m’avait parlé du pouvoir de son éloquence persuasive, et en reportant les yeux sur le corps inanimé de mon ami, je sentis l’indignation se rallumer en moi. « Malheureux ! lui dis-je, convient-il que tu viennes ici, pour gémir sur la scène de désolation dont tu es l’auteur ? Tu jettes une torche au milieu d’un édifice, et, après qu’il est consumé, tu t’assieds sur ses ruines, et tu gémis de sa chûte. Démon hypocrite ! si celui que tu pleures vivait encore, il serait encore l’objet de ton exécrable vengeance, et il en deviendrait la proie. Ce n’est pas la pitié que tu sens ; tu gémis seulement de ce que la victime, que tu réservais à ta perversité, vient de lui échapper ».
— « Ah ! ce n’est pas ainsi… non, dit-il en m’interrompant, quoique vous deviez le penser en me jugeant d’après mes actions ! Je ne cherche pas quelqu’un qui compatisse à ma misère : je ne trouverai jamais de sympathie. Dans le temps où j’en ai cherché, c’était à l’amour de la vertu, aux sentimens de bonheur et d’affection, dont je me sentais pénétré, que je désirais participer ; mais maintenant que la vertu est devenue pour moi un fantôme, et que le bonheur et l’affection sont changés en un désespoir amer et cruel, où chercherais-je la sympathie ? Tant que mes souffrances dureront, je suis content de souffrir seul : lorsque je mourrai, la haine et l’opprobre chargeront ma mémoire. Autrefois mon imagination était adoucie par des idées de vertu, de gloire et de bonheur. Autrefois j’espérais à tort rencontrer des êtres, qui pardonneraient à mon extérieur, et m’aimeraient pour les excellentes qualités dont j’étais capable de faire preuve. Je me nourrissais de hautes pensées d’honneur et de dévouement ; mais maintenant le crime m’a placé au-dessous du plus vil animal. Il n’est personne à qui je puisse être comparé pour le crime, le malheur et la perversité. Lorsque je fais l’énumération de mes crimes, je ne puis croire que je sois le même qui était autrefois rempli des visions sublimes et transcendantes de la beauté et de la majesté du bien. Mais il n’est que trop vrai ; l’ange déchu devient le démon du mal. Et même cet ennemi de Dieu et de l’homme avait des amis et des compagnons dans son malheur ; et moi je suis seul ».
— « Vous, qui appelez Frankenstein votre ami, vous paraissez connaître mes crimes et ses malheurs ; mais, dans le détail qu’il vous en a donné, il n’a pu vous énumérer les heures et les mois de misère que j’ai passés, et durant lesquels je me suis consumé en passions impuissantes : car, tandis que je détruisais ses espérances, je ne satisfaisais pas mes propres désirs. Ils étaient toujours ardens et insatiables ; que je désirasse l’amour ou l’amitié, j’étais toujours repoussé. N’y avait-il aucune injustice en cela ? Dois-je passer pour le seul criminel, lorsque toute l’espèce humaine était contre moi ? Pourquoi ne haïssez-vous pas Félix, qui chassa son ami d’une manière outrageante ? Pourquoi ne détestez-vous pas le paysan, qui voulut tuer le sauveur de sa fille ? Non ; ce sont des êtres vertueux et sans taches ! Moi, qui suis malheureux et abandonné, je suis un objet de rebut, qui doit être méprisé, repoussé, et foulé aux pieds. Même à présent, je sens bouillir mon sang au souvenir de cette injustice.
» Mais il est vrai que je suis un misérable. J’ai assassiné celui qui était aimable et sans appui ; j’ai étranglé l’innocent pendant son sommeil ; j’ai étouffé celui qui n’avait jamais fait aucun mal ni à moi, ni à aucun être animé. J’ai voué au malheur mon créateur, le modèle de tout ce qui est digne d’amour et d’admiration parmi les hommes ; je l’ai poursuivi jusqu’à cette extrémité irréparable. Le voici, livide et glacé du froid de la mort. Vous me haïssez ; mais votre haine ne peut égaler celle avec laquelle je me regarde moi-même. Je vois les mains qui m’ont formé ; je pense que c’est dans son imagination que j’ai été conçu, et je suis impatient de voir arriver le moment où tout cela ne sera plus sous mes yeux, ou présent à ma pensée.
» Ne craignez pas que je devienne un jour l’instrument d’une nouvelle oppression. Mon ouvrage sera bientôt achevé. Ni votre mort, ni celle d’aucun homme n’est nécessaire pour consommer mon existence, et accomplir ce qui doit arriver ; la mienne seule est nécessaire. Ne croyez pas que je tarde à faire ce sacrifice. Je quitterai votre vaisseau sur le radeau de glace qui m’a apporté ici, et je chercherai l’extrémité du globe la plus voisine du nord. Je formerai mon bûcher funéraire, et je réduirai en cendres ce misérable corps, afin que ses restes ne puissent servir à quelqu’homme curieux et profane, qui voudrait créer un autre être semblable à moi : je vais mourir. Je ne sentirai plus l’agonie qui me consume maintenant, et je ne serai plus la proie de mes sens, que je n’ai pu ni satisfaire, ni éteindre. Il est mort, celui qui me donna l’existence ; et, lorsque je ne serai plus, le souvenir de nos deux existences sera bientôt évanoui. Je ne verrai plus le soleil ou les étoiles, et je ne sentirai plus le vent se jouer sur mon visage : je ne connaîtrai plus ni lumière, ni sentiment, ni sens ; mais c’est dans cette condition que je dois trouver mon bonheur. Il y a quelques années, lorsque je vis pour la première fois la beauté de ce monde ; lorsque je sentis la chaleur vivifiante de l’été ; lorsque j’entendis le bruissement des feuilles et le gazouillement des oiseaux, et que je bornais là toutes mes sensations, j’aurais été inconsolable de mourir ; maintenant je n’ai pas d’autre consolation. Souillé de crimes, et déchiré par le plus cruel remords, pourrais-je trouver du repos ailleurs que dans la mort ?
» Adieu ! je vous quitte, et vous êtes le dernier de toute l’espèce humaine que mes yeux verront jamais. — Et toi, Frankenstein, adieu. Frankenstein ! si tu vivais encore, et que tu conservasses un désir de vengeance contre moi, tu la satisferais mieux par ma vie que par ma mort. Mais il n’en était pas ainsi ; tu cherchais ma mort, afin que je ne pusse causer de plus grands malheurs ; et cependant, si, par une puissance qui m’est inconnue, tu n’as pas encore cessé de penser et de sentir, tu ne peux désirer que je vive pour mon malheur. Quelque fût ta position, mes tourmens étaient encore plus cruels que les tiens ; car les pointes aiguës du remords ne peuvent cesser d’envenimer mes blessures, jusqu’à ce que la mort les ferme à jamais.
» Mais bientôt, s’écria-t-il avec un enthousiasme terrible et solemnel, je mourrai ; je ne sentirai plus ce que j’éprouve maintenant. Bientôt ces douleurs cuisantes seront éteintes. Je monterai triomphant sur mon bûcher funéraire, et je tressaillerai de joie dans l’agonie au milieu des flammes dévorantes. La lueur de ce foyer s’affaiblira ; mes cendres seront emportées dans la mer par les vents. Mon esprit reposera en paix ; ou s’il pense, il ne sera certainement pas en proie aux mêmes pensées. Adieu ».
» Il dit, et s’élança par la fenêtre de la cabine, sur le radeau de glace qui était attaché au vaisseau. Il fut bientôt emporté par les vagues, et perdu dans l’obscurité et l’éloignement ».