Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/26

Traduction par Jules Saladin.
Corréard (3p. 123-155).

CHAPITRE XXI.


Nous avions résolu de ne pas aller à Londres, mais de traverser le pays jusqu’à Portsmouth ; et là, de nous embarquer pour le Hâvre. Le motif principal qui me déterminait à préférer ce plan, c’est que je craignais de revoir ces lieux, où j’avais joui de quelques momens de tranquillité avec mon cher Clerval. J’étais surtout saisi d’horreur, en pensant que je pourrais rencontrer ces personnes que nous avions coutume de visiter ensemble, et qui me questionneraient sur un évènement, dont le souvenir même renouvelait l’angoisse dont je fus déchiré, en voyant son corps inanimé dans l’auberge de ***.

Quant à mon père, il bornait ses désirs et ses efforts à me voir revenir à la santé et au calme. Sa tendresse et ses attentions étaient infatigables ; tout son espoir même était de chasser de mon cœur le chagrin et la mélancolie, qui s’en étaient entièrement emparés. Quelquefois il attribuait ma douleur à la honte d’être obligé de répondre à une accusation d’assassinat, et il tâchait de me prouver la sottise de l’orgueil.

« Hélas ! mon père, disais-je, que vous me connaissez peu ! Les hommes, leurs sentimens, et leurs passions seraient réellement dégradées, si un misérable tel que moi se livrait à l’orgueil. Justine, la malheureuse Justine, était aussi innocente que moi-même, et elle a été flétrie de la même accusation ; elle en a été victime, et j’en suis la cause… je l’ai assassinée Guillaume, Justine, Henri… ils sont tous morts de ma main » !

Pendant mon emprisonnement, mon père avait souvent entendu de semblables discours sortir de ma bouche ; lorsque je m’accusais ainsi, il semblait quelquefois désirer une explication, et, au moment de la demander, il s’arrêtait en paraissant considérer mes paroles comme l’effet du délire. Il croyait que, pendant ma maladie, quelqu’idée semblable s’était présentée à mon imagination, et que j’en avais conservé le souvenir dans ma convalescence. J’évitais toute explication, et je gardais un silence continuel sur le malheureux que j’avais créé. J’avais un pressentiment qu’on me croirait en démence, et cette crainte enchaînait toujours ma langue, lorsque j’aurais donné le monde entier pour avoir un confident du fatal secret.

À cette occasion, mon père me dit avec l’expression du plus grand étonnement : « Que voulez-vous dire, Victor ? Êtes-vous fou ? Mon cher fils, je vous supplie de ne jamais renouveler une pareille accusation ».

— « Je ne suis pas fou, m’écriai-je avec énergie ; le soleil et les cieux, qui ont vu mes opérations, attesteront la vérité de ce que je dis. Je suis l’assassin de ces victimes innocentes ; elles doivent la mort à mes machinations. Mille fois j’aurais versé mon propre sang, goutte à goutte, pour sauver leur vie ; mais je ne pouvais, mon père, en vérité, je ne pouvais sacrifier toute l’espèce humaine ».

La conclusion de ce discours eut pour effet de convaincre mon père qu’il y avait du dérangement dans mes idées ; il changea sur le champ le sujet de notre conversation, et il s’efforça de détourner le cours de mes pensées. Il désirait, autant que possible, effacer le souvenir des évènemens qui avaient eu lieu en Irlande ; jamais il ne leur faisait allusion ; jamais il ne me laissait parler de mes malheurs.

Avec le temps je devins plus calme. La douleur avait pris racine dans mon cœur, mais je ne parlais plus de mes crimes avec autant d’incohérence ; les remords me suffisaient. À force de peine et d’efforts, j’étouffai dans mon sein le malheur, dont j’entendais la voix impérieuse, et que je désirais moi-même déclarer au monde entier ; et mon humeur fut plus calme et plus composée, qu’elle ne l’avait jamais été depuis mon voyage à la mer de glace.

Nous arrivâmes au Hâvre le 8 mai, et nous partîmes sur le champ pour Paris, où mon père fut retenu pendant plusieurs semaines par quelques affaires. Je reçus, dans cette ville, la lettre suivante d’Élisabeth :


À VICTOR FRANKENSTEIN.


« Mon très-cher ami,

» J’ai eu le plus grand plaisir en recevant une lettre de mon oncle datée de Paris ; vous n’êtes plus à une distance effrayante, et je puis espérer vous voir dans moins de quinze jours. Mon pauvre cousin, combien vous avez souffert ! Je m’attends à vous trouver l’air encore plus triste que quand vous avez quitté Genève. Cet hiver a été bien pénible : j’étais tourmentée par une incertitude affreuse ; cependant je me flatte que votre physionomie aura plus de calme, et que votre cœur ne manquera ni de consolation, ni de tranquillité.

» Mais je crains que les mêmes sentimens, qui vous rendaient si malheureux, il y a un an, ne soient encore dans votre cœur ; je crains même que le temps n’y ait ajouté. Je n’ai pas voulu vous affliger à cette époque, où tant de malheurs pesaient sur vous ; mais une conversation, que j’ai eue avec mon oncle au moment de son départ, me force à désirer une explication avant de nous revoir.

» Une explication ! Direz-vous peut-être ; quelle est l’explication dont Élisabeth peut avoir besoin ? Si vous le dites réellement, vous avez répondu à mes questions, et je n’ai plus qu’à signer votre affectionnée cousine ; mais vous êtes loin de moi, et il est possible que cette explication soit à la fois pour vous un sujet de crainte et de désir. Dans cette dernière supposition, je n’ose plus tarder à écrire ce que, pendant votre absence, j’ai souvent voulu vous exprimer, sans avoir jamais eu le courage de commencer.

» Vous savez bien, Victor, que notre union a toujours été le projet favori de vos parens depuis notre enfance. On nous l’a dit dans notre jeunesse, et on nous a appris à compter sur cette union comme sur un évènement infaillible. Pendant notre enfance, nous étions bons camarades de jeu, et je crois, amis chers et précieux l’un à l’autre, à mesure que nous avancions en âge. Mais, comme un frère et une sœur éprouvent souvent l’un pour l’autre une vive affection, sans désirer une union plus intime, ne serait-il pas possible que le même sentiment existât entre nous ? Dites-moi, mon cher Victor ; répondez-moi avec franchise, je vous en conjure, au nom de notre bonheur mutuel ; n’en aimez-vous pas une autre ?

» Vous avez voyagé ; vous avez passé plusieurs années de votre vie à Ingolstadt ; et je vous l’avoue, mon ami, lorsque je vous vis, l’automne dernier, si malheureux, et fuyant dans la solitude toute société, je n’ai pu m’empêcher de penser que vous redoutiez notre union, et que vous vous regardiez comme engagé d’honneur à répondre aux désirs de vos parens, quoiqu’ils s’opposent eux-mêmes à vos inclinations. Ce serait mal raisonner. Je vous avoue, mon cousin, que je vous aime, et que dans mes rêves d’avenir, vous avez toujours occupé une bien grande place. Mais je veux votre bonheur autant que le mien, et je dois déclarer que notre mariage me rendrait éternellement malheureuse, s’il n’était pas le résultat d’un choix libre de votre part. À présent même, je pleure en pensant que, accablé comme vous l’êtes par les plus cruelles infortunes, vous pouvez sacrifier, à ce qu’on appelle honneur, tout espoir de cet amour et de ce bonheur, qui seuls pourraient vous rendre à vous-même. Moi, qui ai pour vous une véritable affection, une affection qui repose sur tant d’intérêt, j’augmenterais vos malheurs en m’opposant à vos désirs ! Ah ! Victor, soyez assuré que votre cousine et compagne a pour vous un amour trop sincère, pour que cette idée ne la rende pas malheureuse. Soyez heureux, mon ami ; et, si vous exaucez cette prière, soyez persuadé que rien sur la terre ne pourra interrompre ma tranquillité.

» Que cette lettre ne vous afflige pas ; n’y répondez ni demain, ni après demain, ni même avant votre arrivée, si elle vous cause de la peîne. Mon oncle m’enverra des nouvelles de votre santé ; et, lorsque nous nous reverrons, si j’aperçois seulement sur vos lèvres un sourire qui ait pour motif cette lettre, ou tout autre objet qui me touche, je n’aurai pas besoin d’autre bonheur ».

« Élisabeth Lavenza ».


 Genève, 18 mai 17-


Cette lettre rappela ce que j’avais oublié depuis quelque temps, la menace du Démon : « Je serai avec toi la nuit de ton mariage » ! Telle était ma sentence. Dans cette nuit le Démon emploierait tous les moyens pour me détruire, et me priver de cette lueur de bonheur qui promettait de me consoler en partie de mes souffrances. Dans cette nuit, il avait résolu de consommer ses crimes par ma mort. Eh bien ! tant mieux ; nous engagerions certainement alors un combat affreux : s’il était victorieux, je reposerais en paix, et cesserais d’être soumis à son pouvoir ; s’il était vaincu, je serais libre. Hélas ! quelle liberté ! Elle serait semblable à celle du paysan qui a vu massacrer sa famille, brûler sa chaumière, et dévaster ses terres. Il erre au hasard, sans asile, sans ressources, et solitaire, mais libre. Telle serait ma liberté, si ce n’est que mon Élisabeth était un trésor disputé, hélas ! par l’horreur du remords et du crime, qui me poursuivrait jusqu’à la mort.

Douce et chère Élisabeth ! Je lus et relus sa lettre ; je sentis dans mon cœur quelques émotions plus douces, et j’osai me bercer de vains rêves d’amour et de bonheur ; mais la pomme était déjà mangée, et le bras de l’ange était levé pour m’annoncer que tout espoir était anéanti. Qu’importe ? Je mourrais pour la rendre heureuse. Car si le monstre était fidèle à sa menace, je ne pouvais éviter la mort. Était-il vrai, cependant, que mon mariage dût hâter ma destinée ? Ma fin arriverait, il est vrai, quelques mois plutôt ; mais si mon persécuteur pensait que ses menaces fussent la cause de mes retards, il ne manquerait pas de trouver d’autres moyens de vengeance peut-être plus terribles. Il avait fait vœu d’être avec moi la nuit de mon mariage, sans se croire enchaîné par cette menace jusqu’au jour fixé pour ce mariage ; ne m’avait-il pas, en effet, prouvé qu’il n’était pas encore rassasié de sang, en assassinant Clerval aussitôt après qu’il eût prononcé ses menaces. Mon parti fut pris : si mon union immédiate avec ma cousine devait faire son bonheur ou celui de mon père, je ne retarderais pas d’un seul moment le dessein de mon ennemi contre ma vie.

Dans cet état d’esprit, j’écrivis à Élisabeth. Ma lettre était calme et affectionnée. « Je crains, ma chère amie, disais-je, qu’il ne nous reste que peu de bonheur sur la terre ; et c’est sur vous que j’ai concentré tout celui dont je pourrai jouir un jour. Chassez vos craintes inutiles ; c’est à vous seule que je consacre ma vie ; votre bonheur est le seul but de mes efforts. J’ai un secret, Élisabeth, un secret affreux ; lorsque vous le connaîtrez, vous serez glacée d’horreur, et alors, loin d’être surprise de ma douleur, vous vous étonnerez seulement que je survive à mes souffrances. Je vous révèlerai ce mystère de douleur et d’effroi le lendemain de votre mariage ; car, mon aimable cousine, il faut qu’il y ait entre nous une confiance entière. Mais jusque-là, je vous en conjure, ne m’en parlez pas, et n’y faites point allusion. Je vous en supplie avec ardeur, et je sais que vous y consentirez ».

Une semaine environ après l’arrivée de la lettre d’Élisabeth, nous retournâmes à Genève. Ma cousine m’accueillit avec une tendre affection ; mais elle ne put retenir ses larmes, en voyant la maigreur de mon corps et la pâleur de mes joues. Je fus aussi frappé d’un changement dans sa personne. Elle avait perdu de son embonpoint, et de cette aimable vivacité qui m’avait auparavant charmé ; mais sa douceur et ses regards pleins de compassion, la rendaient plus propre à devenir la compagne d’un être malheureux et accablé comme je l’étais. Cette tranquillité ne fut pas de longue durée. Mes souvenirs portaient le trouble dans mon esprit ; et en pensant aux événemens passés, je tombais dans une véritable démence ; tantôt j’étais furieux et écumant de rage ; tantôt calme et abattu. Je ne disais et ne distinguais rien, et je restais sans mouvement, étourdi par la multitude de chagrins qui m’accablaient.

Élisabeth seule avait le pouvoir de me tirer de ces accès ; sa douce voix me calmait lorsque j’étais transporté de fureur, et m’inspirait des sentimens humains lorsque je tombais dans l’anéantissement. Elle pleurait avec moi et pour moi. Dès que je revenais à la maison, elle me faisait des remontrances, et tâchait de me porter à la résignation. Ah ! le malheureux peut se résigner ; mais le coupable ne peut goûter de repos. Les remords empoisonnent le plaisir qu’on pourrait trouver à s’abandonner à l’excès du chagrin.

Bientôt après mon arrivée, mon père parla de mon prochain mariage avec ma cousine. Je gardai le silence.

« Avez-vous donc un autre attachement » ?

— « Aucun sur la terre. J’aime Élisabeth, et j’envisage notre union avec délices. Que le jour en soit donc fixé ; et alors je me consacrerai, dans la vie ou dans la mort, au bonheur de ma cousine ».

— « Mon cher Victor, ne parlez pas ainsi ; de grands malheurs ont pesé sur nous, mais ne nous en attachons que plus à ce qui reste, et reportons sur ceux qui survivent l’amour que nous avions pour ceux que nous avons perdus. Notre cercle sera étroit, mais resserré par les nœuds de l’affection et d’un malheur mutuel. Et, lorsque le temps aura adouci votre désespoir, de nouveaux objets d’un tendre soin naîtront pour remplacer ceux dont nous avons été si cruellement privés ».

Telles étaient les leçons de mon père ; mais le souvenir de la menace ne pouvait me quitter : aussi ne devez-vous pas vous étonner que, connaissant la toute puissance du Démon dans le crime, je le jugeasse invincible. Bien plus, l’ayant entendu prononcer ces mots : « Je serai avec toi la nuit de ton mariage », je ne doutais pas un instant que mon sort ne fut inévitable. Mais la mort n’était pas un mal pour moi auprès du malheur de perdre Élisabeth. Je convins donc, avec mon père, d’un air content et même gai, que, si ma cousine y consentait, la cérémonie aurait lieu dans dix jours, et mettrait ainsi, comme je l’imaginais, le sceau à ma destinée.

Grand Dieu ! si j’avais pensé un instant à l’intention infernale qui animait le Démon, je me serais exilé pour toujours de ma patrie, et j’aurais erré sur la terre, repoussé et sans ami, plutôt que de consentir à ce malheureux mariage. Mais, comme par un pouvoir magique, le monstre m’avait aveuglé sur ses véritables intentions ; et lorsque je croyais ne préparer que ma mort, je hâtais celle d’une victime bien plus chère.

En approchant de l’époque fixée pour notre mariage, soit lâcheté ou pressentiment, je fus trahi par ma force. Je cachai mes sentimens sous une apparence de gaîté, qui faisait régner le sourire et la joie sur le visage de mon père ; mais qui trompait à peine l’œil vigilant et plus pénétrant d’Élisabeth. Elle envisageait notre union avec une douce satisfaction, mais non sans quelque mélange de crainte. Nos malheurs passés lui inspiraient de justes inquiétudes : notre bonheur, qui paraissait alors sûr et prochain, ne pouvait-il pas se dissiper bientôt comme un rêve, et ne laisser d’autre trace qu’un regret profond et éternel ?

On fit les préparatifs pour la cérémonie ; nous reçûmes les visites de félicitation, et tout prit un aspect riant. J’éloignais de mon cœur, autant que possible, l’inquiétude qui s’en emparait, et j’entrais, avec une ardeur apparente, dans les plans de mon père, qui n’étaient cependant que la décoration de la tragédie dont j’étais le héros. On acheta une maison près de Cologny, où nous pourrions jouir des plaisirs de la campagne. Cette habitation était en même temps assez près de Genève, pour nous permettre de voir tous les jours mon père, qui voulait encore demeurer dans la ville, à cause d’Ernest, dont les études devaient être suivies.

En même temps je pris toutes les précautions pour me défendre, dans le cas où le Démon m’attaquerait ouvertement. Je portais constamment avec moi des pistolets et un poignard, et j’étais toujours sur mes gardes en cas de surprise ; de cette manière, je devins plus tranquille. Je dois dire aussi que l’approche du moment contribuait à cette tranquillité : la menace ne me parut plus qu’une illusion, qui n’était pas de nature à troubler mon repos, tandis que le bonheur, dont mon mariage me donnait l’espoir, présentait une plus grande apparence de certitude, à mesure que nous approchions du jour fixé pour le célébrer. J’entendais continuellement parler de notre union, comme d’un heureux évènement auquel rien ne pourrait s’opposer.

Élisabeth paraissait heureuse ; ma tranquillité extérieure contribuait fortement à calmer son esprit ; mais, le jour où je devais accomplir mes vœux et ma destinée, elle fut mélancolique, et saisie d’un pressentiment douloureux ; peut-être aussi pensait-elle au secret affreux que j’avais promis de lui révéler le lendemain. Cependant mon père était dans l’enchantement, et occupé des préparatifs ; il ne voyait dans la tristesse de sa nièce que la timidité d’une nouvelle mariée.

Après la cérémonie, beaucoup de monde se rassembla chez mon père ; mais il fut convenu qu’Élisabeth et moi nous passerions l’après-midi et la nuit à Évian, et que nous retournerions à Cologny le lendemain matin. Le temps était beau, et le vent favorable ; nous résolûmes d’aller par eau.

Ces momens furent les derniers de ma vie où je connus quelque bonheur. Nous allions avec rapidité : le soleil était chaud, mais nous étions à l’abri de ses rayons sous une espèce de dais, qui ne nous empêchait pas de jouir de la beauté du site. Tantôt, d’un côté du lac, nous avions en vue le mont Salève, les collines agréables de Montalêgre, et, un peu plus loin, plus élevé que tout le reste, le superbe Mont-Blanc, et la chaîne de montagnes couvertes de chênes qui s’efforcent en vain de l’égaler ; tantôt, en longeant la rive opposée, nous avions la vue du redoutable Jura, opposant son flanc noir à l’ambitieux qui voudrait abandonner sa patrie, et une barrière presqu’insurmontable au conquérant qui voudrait l’asservir.

Je pris la main d’Élisabeth : « Vous êtes triste, mon amie ; ah ! si vous saviez ce que j’ai souffert, et ce que je puis encore souffrir, vous tâcheriez de me faire goûter le repos, et vous feriez succéder au désespoir la sécurité dont ce seul jour me permet du moins de jouir ».

— « Soyez heureux, mon cher Victor, répondit Élisabeth ; rien, j’espère, ne doit vous affliger ; et soyez sûr que si mon visage n’a pas l’expression d’une joie vive, mon cœur, du moins, ressent une profonde satisfaction. Un secret pressentiment m’avertit de ne pas trop m’abandonner à l’avenir qui se présente devant moi ; mais je n’écouterai pas une voix aussi sinistre. Voyez avec quelle vîtesse nous avançons, et combien les nuages, qui, tantôt obscurcissent le temps, tantôt s’élèvent au-dessus du dôme du Mont-Blanc, ajoutent à la beauté de cette vue si intéressante. Regardez aussi les innombrables poissons qui nagent dans cette eau limpide, au fond de laquelle nous pouvons distinguer chaque caillou. Quel jour délicieux ! Comme toute la nature paraît heureuse et paisible » !

Élisabeth tâchait, par ces discours, de reporter son esprit et le mien sur des sujets moins tristes ; mais elle ne pouvait maîtriser ses dispositions. Pendant quelques instans, la joie brillait dans ses yeux ; mais elle retombait continuellement dans ses distractions et ses rêveries.

Le soleil se penchait vers l’horizon ; nous passâmes la rivière de la Drance, dont le cours suit les vallées des plus hautes montagnes, et les sinuosités des collines les moins élevées. Dans cet endroit, les Alpes sont plus près du lac. Nous approchions de l’amphithéâtre des montagnes qui le bornent à l’est ; et le clocher d’Évian brillait au milieu des bois qui l’entourent, sous la chaîne de montagnes qui le dominent.

Le vent, qui, jusques-là, nous avait portés avec une étonnante rapidité, changea au coucher du soleil en une brise légère ; le zéphir ne faisait que rider la surface de l’eau, et agitait agréablement les arbres qui bordent le rivage, et dont les fleurs exhalaient l’odeur la plus délicieuse. Le soleil avait disparu de l’horizon, lorsque nous abordâmes. À peine avais-je mis le pied sur le rivage, que je me sentis tourmenté par ces inquiétudes et ces craintes, qui allaient bientôt m’environner et s’attacher à moi pour toujours.