Frankenstein, ou le Prométhée moderne (trad. Saladin)/21
CHAPITRE XVI.
Le monstre cessa de parler, et fixa les yeux sur moi, dans l’attente d’une réponse ; mais j’étais troublé, hors de moi, et incapable de recueillir assez mes idées pour comprendre toute l’étendue de sa proposition. Il continua :
« Il faut me créer une femme avec qui je puisse vivre dans l’échange de ces sentimens nécessaires à mon existence. Vous seul pouvez le faire ; et je vous le demande comme un droit que vous ne devez pas refuser ».
La dernière partie de son histoire avait rallumé dans mon cœur la colère qui s’était apaisée pendant le récit de sa vie paisible, parmi les habitans de la chaumière, et, lorsqu’il prononça ces derniers mots, je ne pus contenir plus long-temps la fureur qui me consumait.
— « Je refuse, répondis-je ; et aucun supplice n’arrachera jamais mon consentement. Tu peux me rendre le plus malheureux des hommes ; mais tu ne m’aviliras jamais à mes propres yeux. Irai-je créer un autre être semblable à toi-même, et dont la méchanceté, jointe à la tienne, désolerait le monde ? Éloigne-toi ! Je t’ai répondu ; tu peux me torturer ; mais je ne consentirai jamais à ta demande ».
— « Vous avez tort, répliqua le Démon ; et, au lieu de me servir de menaces, je me contenterai de raisonner avec vous. Je suis méchant, parce que je suis malheureux. Ne suis-je pas abandonné et haï par toute l’espèce humaine ? Vous, mon créateur, si vous me mettiez en pièces, vous en triompheriez : souvenez-vous-en, et dites-moi pourquoi j’aurais pour l’homme plus de pitié qu’il ne m’en témoigne. Vous ne croiriez pas commettre un meurtre, si, me précipitant dans un de ces abîmes de glace, vous me fesiez périr, moi, l’ouvrage de vos mains. Respecterai-je l’homme lorsqu’il me méprise ? Faites-le vivre avec moi dans un échange de bontés ; et, au lieu de lui nuire, je lui ferai toutes sortes de biens en pleurant de reconnaissance de ce qu’il veut bien les accepter. Mais il n’en saurait être ainsi ; les sens humains sont des barrières insurmontables à notre union. Cependant, les miens ne se soumettront pas à un esclavage honteux. Je vengerai mes injures : si je ne puis inspirer l’amour, j’inspirerai la crainte ; et c’est surtout à vous, mon plus grand ennemi, parce que vous êtes mon créateur, que je jure une haine éternelle. Prenez-y garde : je travaillerai à votre destruction, et je ne m’arrêterai pas que je n’aie désolé votre cœur, de manière à ce que vous maudissiez l’heure de votre naissance ».
Une rage infernale l’animait en prononçant ces paroles : sa figure se ridait en contorsions trop horribles, pour que des yeux humains pussent la regarder ; mais il se calma promptement, et il ajouta :
« Je voulais raisonner ; mais mon emportement s’y oppose ; et cependant vous ne réfléchissez pas que vous êtes la cause de ses excès. Si un être quelconque éprouvait pour moi quelques émotions de bienveillance, je la lui rendrais au centuple ; pour cet amour d’une seule créature, je ferais la paix avec l’espèce entière ! Mais je vois que je me laisse aller à des rêves de bonheur qui ne peuvent se réaliser. Ce que je vous demande est raisonnable et modéré ; je veux une créature d’un autre sexe, mais aussi hideuse que moi : ce présent est faible, mais c’est tout ce que je puis recevoir et je serai content. Il est vrai que nous serons des monstres séparés du monde entier ; mais nous en serons plus attachés l’un à l’autre. Nous ne vivrons pas heureux, mais nous serons innocens, et à l’abri du malheur que j’éprouve maintenant. Ah ! mon créateur, rendez-moi heureux ; qu’un seul bienfait me permette de vous exprimer ma reconnaissance ! Laissez-moi connaître le plaisir de toucher le cœur d’un être existant ; ne me refusez pas ce que je vous demande » !
Je fus touché. Je frissonnai en pensant aux conséquences que pourrait avoir mon consentement ; mais je sentis que ses raisonnemens étaient assez justes. Son histoire et les sentimens qu’il exprimait dans ce moment, prouvaient quelque délicatesse. D’ailleurs, ne lui devais-je pas, à titre de créateur, toute la portion de bonheur qu’il était en mon pouvoir de lui accorder ? Il remarqua un changement dans ce que j’éprouvais, et il poursuivit.
« Si vous consentez à ma demande, je ne paraîtrai jamais ni devant vous, ni devant aucun être humain. J’irai dans les vastes déserts de l’Amérique méridionale. Ma nourriture n’est pas celle de l’homme ; je n’égorge ni l’agneau, ni le chevreau, pour assouvir mon appétit : les glands et les graines me suffisent. Ma compagne sera de la même nature que moi, et se contentera de la même manière de vivre. Les feuilles sèches nous serviront de lit ; le soleil brillera pour nous comme pour l’homme, et mûrira notre nourriture. Le tableau que je vous présente est une image de paix et d’humanité : vous devez sentir que vous ne pourriez contrarier mes vœux que par abus de pouvoir et par cruauté. Tout à l’heure vous avez été sans pitié pour moi ; je lis maintenant la compassion dans vos regards ; laissez-moi saisir le moment favorable, laissez-moi obtenir la promesse de ce que je désire si ardemment ».
— « Tu te proposes, répondis-je, de t’éloigner de la demeure des hommes, de vivre dans ces déserts où tu n’auras d’autre société que celle des bêtes féroces. Comment pourras-tu persévérer dans cet exil, toi qui désires l’amour et la sympathie de l’homme ? Tu reviendras rechercher encore leur amitié, et tu ne trouveras que leur haine ; ta passion du mal se renouvellera, et tu auras alors une compagne pour t’aider à détruire. Cela ne se peut ; ne m’en parles plus, car je n’y puis consentir ».
— « Quelle inconstance dans vos sentimens ! Il n’y a qu’un moment vous étiez ému par mes raisonnemens ; pourquoi vous endurcissez-vous contre mes plaintes ? Je vous jure, par la terre que j’habite, et par vous-même qui m’avez créé, que je quitterai, avec la compagne que vous me donnerez, le voisinage de l’homme, et que nous irons habiter dans le lieu le plus sauvage. Je ne serai plus animé par le mal, car je connaîtrai la sympathie : ma vie s’écoulera tranquillement ; et, à mes derniers momens, je ne maudirai pas mon créateur ».
Ses paroles firent sur moi un effet étrange. Je fus touché de compassion, et je sentis un moment le désir de le consoler ; mais, en le regardant, en voyant la masse informe se mouvoir et parler, mon cœur se souleva, et mes sentimens furent ceux de l’horreur et de la haine. Je m’efforçai de les étouffer. Je pensai que, dans l’impossibilité de sympathiser avec lui, je n’avais pas droit de le priver de la petite portion de bonheur qu’il était encore en mon pouvoir de lui accorder.
— « Tu jures d’être bon, lui dis-je ; mais n’as-tu pas déjà montré un degré de perversité tel que je pourrais avec raison me défier de toi ? Ne serait-ce pas une feinte pour accroître ton triomphe, en ouvrant une plus vaste carrière à ta vengeance ? »
— « Qu’est-ce ? Je croyais avoir excité votre compassion, et vous me refusez encore le seul bienfait, qui puisse adoucir mon cœur et me rendre bon ! Si je n’ai ni devoirs, ni affection, la haine et le crime seront mon partage ; aimé d’un autre, je n’aurai plus de motif pour être criminel, et tout le monde ignorera que j’existe. Mes défauts viennent d’une solitude forcée que j’abhorre ; et mes vertus se formeront nécessairement dans la vie que je passerai avec une créature semblable à moi. Je connaîtrai les affections d’un être sensible, et je me rattacherai à la chaîne d’existence et d’évènemens dont je suis maintenant exclus. »
Je me tus quelque temps, pour réfléchir à tout ce qu’il venait de dire, et aux différens raisonnemens dont il s’était servi. Je pensais aux vertus qu’il avait promises au commencement de son existence ; je compris que tout bon sentiment avait été éteint en lui par le dégoût et le mépris qu’il avait éprouvé de ses protecteurs. Je n’oubliai pas dans mon calcul son pouvoir et ses menaces : une créature qui pouvait exister dans les froides cavernes des glaciers, et éviter les poursuites au milieu de précipices inaccessibles, était un être qui possédait des facultés contre lesquelles il serait inutile de lutter. Après un long silence de réflexion, je conclus que la justice qui lui était due, celle qui était due à mes semblables, exigeait que je consentisse à sa demande. Je me tournai vers lui, en disant :
« Je consens à ta demande ; mais j’exige le serment solemnel que tu quitteras pour toujours l’Europe, et tout autre lieu dans le voisinage de l’homme, dès que je remettrai entre tes mains une femme qui t’accompagnera dans ton exil ».
— « Je jure, s’écria-t-il, par le soleil et la voûte azurée du ciel, que, si vous vous rendez à ma prière, tant qu’ils existeront, vous ne me reverrez jamais. Retournez chez vous, et commencez vos travaux : j’observerai leurs progrès avec une sollicitude inexprimable ; mais soyez sans crainte, je ne paraîtrai que quand vous serez prêt ».
À ces mots, il me quitta brusquement, dans la crainte, peut-être, de quelque changement dans mes sentimens. Je le vis descendre la montagne avec plus de rapidité que le vol d’un aigle, et je le perdis bientôt de vue parmi les ondulations de la mer de glace.
Son histoire avait duré toute la journée, et le soleil était sur le bord de l’horizon lorsqu’il partit. Il était tard : je devais me hâter de descendre vers la vallée, pour n’être pas enveloppé par l’obscurité ; mais mon cœur était oppressé, et ma marche lente. J’étais retardé par la difficulté de courir parmi les petits sentiers des montagnes, par l’embarras que j’éprouvais à poser mes pieds avec fermeté, et par les émotions dont j’étais occupé, et auxquelles avaient donné lieu les diverses circonstances de la journée. La nuit était fort avancée lorsque j’arrivai à moitié route du lieu de repos. Je m’assis auprès de la fontaine. Les étoiles étaient tantôt brillantes, tantôt cachées par les nuages ; les sombres pins s’élevaient devant moi, et de temps en temps des arbres brisés et renversés par terre s’offraient sous mes pas. La scène était d’une solemnité imposante, et fit naître en moi d’étranges pensées. Je pleurai avec amertume, et je frappai mes mains avec désespoir, en m’écriant : « Ô étoiles, vents et nuages, vous allez tous me railler : si vous avez réellement pitié de moi, ôtez-moi les sens et la mémoire ; anéantissez-moi ; et, si vous n’écoutez pas ma prière, fuyez, fuyez, et laissez-moi dans les ténèbres » !
Ces idées étaient extravagantes et tristes ; mais je ne puis vous décrire combien j’étais accablé par l’éclat des étoiles, et combien je prêtais l’oreille à chaque coup de vent, comme s’il devait m’entraîner pour me détruire.
Le matin venait de paraître, et je n’étais pas encore arrivé au village de Chamouny. À mon retour, mon air hagard et étrange fut peu propre à calmer les craintes de ma famille, qui, toute la nuit, avait attendu mon retour avec inquiétude.
Le jour suivant, nous retournâmes à Genève. L’intention de mon père, en entreprenant ce voyage, avait été de me distraire, et de me rendre la tranquillité que j’avais perdue ; mais le remède était loin d’avoir réussi. Ne pouvant se rendre compte de l’excessive douleur dont je paraissais souffrir, il se hâta de retourner à la maison, dans l’espoir que le repos et la monotonie d’une vie domestique adouciraient insensiblement mes souffrances, quelle qu’en fût la cause.
Pour moi, j’étais indifférent à tous leurs arrangemens, et la tendre affection de ma bien aimée Élisabeth ne pouvait m’arracher à mon désespoir ; la promesse, que j’avais faite au Démon, pesait sur mon esprit comme le capuchon de fer du Dante sur la tête des hypocrites en enfer. Tous les plaisirs de la terre et du ciel passaient devant moi comme un songe, et cette pensée seule avait pour moi la réalité de la vie. Devez-vous vous étonner que je sois quelquefois possédé d’une sorte de démence ; ou que je voye continuellement autour de moi une multitude d’animaux infâmes, et qui m’accablent d’un supplice continuel, dont l’horreur m’arrache souvent des cris et des gémissemens ?
Cependant, ces sentimens se calmèrent insensiblement. Je repris les habitudes journalières de la vie, sinon avec intérêt, du moins avec assez de tranquillité.