Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques/2e éd., 1875/Abstraction

Dictionnaire des sciences philosophiques
par une société de professeurs et de savants
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ABSTRACTION (de abstrahere, tirer de). Dugald-Stewart, dans ses Esquisses de philosophie morale, définit l’abstraction : « Cette opération intime qui consiste à diviser les composés qui nous sont offerts, afin de simplifier l’objet de notre étude. » L’abstraction n’est donc pas une division réelle que nous accomplissons dans les choses en en séparant les parties, comme cela a lieu dans l’analyse chimique ; c’est une division purement intellectuelle qui ne s’applique qu’aux idées que nous avons des choses et en discerne les éléments.

Dans l’ordre moral, comme dans l’ordre phy­sique, la nature ne nous offre que des composés, des choses concrètes, et les premières idées que reçoit notre esprit de ces choses concrètes sont concrètes elles-mêmes, c’est-à-dire nous repré­sentent les objets dans l’état de composition où ils nous apparaissent. Un corps coloré, chaud, odorant, sapide, sonore, etc., affecte à la fois tous mes sens par toutes sortes de propriétés ; si je le considère tel qu’il est avec toutes ces qualités réunies, l’idée que j’en ai est une idée concrète, parce qu’elle représente la somme de propriétés inhérentes au même sujet. Mais je puis aussi, dé­tachant mon attention de l’ensemble de ces qua­lités, la concentrer sur une seule, telle que la couleur, ou le volume, ou la forme, et l’idée que je conçois alors de la forme de ce corps est une idée abstraite, parce qu’elle me représente une des qualités de ce corps, séparée des autres aux­quelles elle est unie dans la réalité. C’est ainsi que Laromiguière appelait les organes des sens » des machines à abstraction ». parce que l’œil abstrait en effet la couleur, et l’ouïe la sonorité d’un corps de la masse des propriétés qu’il pos­sède, pour nous la faire sentir séparément. De même je puis avoir, d’une part, l’idée concrète du moi envisagé en tant que substance, siège de tout un ensemble de phénomènes, et sujet d’un certain nombre de facultés ; mais je puis aussi, d’autre part, éliminant par la pensée tous les attributs et tous les phénomènes du moi, sauf un seul, concentrer mon attention sur celui-ci, ainsi isole de l’ensemble auquel il appartient, et obte­nir parce procédé des idées abstraites, telles que celles de volition, de passion, de désir, de juge­ment, de conception, de souvenir. C’est confor­mément à cette définition que les mathématiciens appellent concret tout nombre que l’on fait sui­vre de la désignation de l’espèce d’unités que l’on considère : une maison, vingt chevaux, etc., et abstrait tout nombre qui n’est suivi d’aucune détermination spéciale des objets énumérés : un, vingt.

C’est à tort que l’on se sert quelquefois de ce terme d’idées abstraites pour signifier les idées générales. Toute idée générale, assurément, est abstraite ; car la conception du général ne peut avoir lieu qu’à la condition d’éliminer tout ce qui est spécial, individuel, accidentel, variable, c’est-à-dire à la condition d’abstraire. Mais la récipro­que n’est pas vraie, et l’on ne saurait dire que toute idée abstraite soit en même temps idée générale. Quand je juge que la couleur est une qualité des corps, l’idée de couleur, en cette oc­casion, est une idée dans laquelle le caractère de généralisation s’allie au caractère d’abstrac­tion. Cette notion est générale, car elle porte sur un objet qui n’est ni la couleur blanche, ni la couleur rouge, ni aucune autre couleur spé­cialement et qui, par conséquent, n’a rien de détermine. Elle est abstraite, parce que l’objet auquel elle a trait, la couleur, n’est point une chose qui existe réellement par elle-même et in­dépendamment d’un sujet d’inhérence. Il y a dans notre esprit un grand nombre d’idées, qui, à l’exemple de celle-ci, sont tout à la fois abstraites et générales ; mais il en est aussi qui ne sont qu’abstraites, et dans lesquelles ne se trouve pas le caractère de généralisation ; telle est, par exemple, l’idée de la couleur de tel ou tel corps. Une telle notion est abstraite : on en voit la rai­son ; mais est-elle en même temps générale ? Assurément non ; car son objet n’est pas la cou­leur envisagée d’une manière absolue, mais bien la couleur de tel corps individuel et déterminé.

La faculté d’abstraire n’est pas moins naturelle à l’esprit que toutes ses autres puissances. Ce­pendant, il faut reconnaître que son développe­ment est ultérieur à celui de plusieurs d’entre elles. Il précède celui de la généralisation et ce­lui du raisonnement ; mais il dépend de celui de la perception extérieure et du souvenir. L’expé­rience ne laisse aucun doute à cet égard. On ne parvient à constater chez l’enfant l’existence de quelques idées abstraites, qu’à partir de l’époque où il fait usage de la parole. Il existe, en effet, entre l’exercice de l’abstraction et le langage une étroite relation. Ce n’est pas à dire, ainsi qu’on l’a quelquefois avancé, que le langage soit la condition de l’abstraction. La proposition inverse, savoir que l’abstraction est la condition du lan­gage, pourrait être soutenue avec au moins au­tant de raison. Tout porte à croire que l’idée abstraite peut, sans le secours du langage, naître et se former dans l’esprit. Que, antérieurement à l’usage de la parole, l’idée abstraite soit extrê­mement vague et confuse, c’est ce qu’il faut ad­mettre, et telle elle paraît exister chez l’enfant qui ne peut encore se servir du langage, et chez l’animal auquel le don du langage n’a pas été départi. Le langage ne crée point l’idée abstraite, mais il aide puissamment à son développement, à sa précision, à sa lucidité ; il la rend tout à la fois plus claire à l’intelligence et plus fixe au souvenir ; il lui donne un degré d’achèvement qu’elle n’eût jamais acquis sans cette efficace assistance ; et telle est la puissance de ce service, qu’on est allé quelquefois, par une appréciation exagérée, jusqu’à l’ériger en une véritable créa­tion.

Une méthode plus artificielle que vraie, appli­quée à la recherche et à la description des phé­nomènes de l’esprit humain, a conduit quelques métaphysiciens à fractionner, pour ainsi dire, l’action de la faculté d’abstraire, et à signaler, comme autant de fonctions distinctes, l’abstrac­tion de l’esprit, l’abstraction du langage, l’abstrac­tion des sens. Une telle division n’a rien que de très-arbitraire. Qu’est-ce qu’un terme abstrait, sinon le signe d’une pensée abstraite, et, par conséquent, le produit d’une abstraction de l’es­prit ? D’autre part, les sens ne sont-ils pas de véritables fonctions intellectuelles ; et leurs opé­rations ne sont-elles pas en réalité des actes de l’esprit ? La division proposée n’a rien de légi­time, attendu que le second et le troisième terme dont elle se compose rentrent nécessairement dans le premier.

Toute abstraction opérée par l’esprit présuppose quelque donnée concrète, obtenue par l’exercice préalable soit de la perception extérieure, soit du sens intime, soit de la raison. Décomposer cette donnée concrète, et conserver sous les re­gards de l’intelligence tel ou tel de ses éléments, en éliminant par la pensée toutes les autres, tel est le rôle psychologique de la faculté dite ab­straction. Sa règle logique peut se renfermer en ce précepte : prémunir l’intelligence contre l’in­vasion de l’imagination dans le domaine de l’ab­straction. Une telle alliance ; quelque favorable qu’elle puisse être à la poésie, ne saurait qu’être préjudiciable à la science. Elle a, en effet, pour résultat de convertir arbitrairement des phéno­mènes en êtres, et de prêter une existence réelle et substantielle à de pures modalités. L’ancienne physique et l’ancienne philosophie n’ont point été assez attentives à se garantir de semblables er­reurs. La première en était venue à considérer comme des êtres le froid, le chaud, le sec, l’hu­mide, et autres qualités de la matière. La seconde avait attribué une existence réelle et substan­tielle à de purs modes de la pensée. Ainsi, pour citer un exemple, la célèbre théorie de l’idée re­présentative, qui régna si longtemps en philoso­phie, n’avait pas d’autre fondement qu’une erreur de ce genre. L’idée, au lieu d’être prise pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire pour un état du moi, pour une modification de l’esprit, pour une manière d’être de l’âme, avait été convertie en une sorte d’être réel et substantiel, auquel les uns assignaient pour résidence l’esprit, les autres le cerveau. L’abstraction n’a véritablement de valeur scientifique qu’autant qu’elle sait main­tenir à ses produits leurs caractères propres. Au­trement, ainsi que l’histoire de la philosophie, soit naturelle, soit morale, en fait foi, au lieu d’aboutir à des notions légitimes, elle n’aboutit plus qu’à des fictions. On peut consulter : Th. Reid, Ve Essai sur les facultés intellectuelles de l’homme. — Dugald-Stewart, Éléments de la philos. de l’esprit humain, ch. iv. X.