Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques/1re éd., 1844/Abailard, abeilard ou abélard (pierre)

Texte établi par Hachette, Hachette (1p. 1-8).
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ABAILARD, ABEILARD ou ABELARD (Pierre), né en 1079, à la seigneurie de Pallet (Palatium), près de Nantes, était l’aîné d’une assez nombreuse famille. Son père, noble et guerrier, avait quelque teinture et un vif amour des lettres, et il voulut polir l’esprit de ses enfants par l’étude et l’instruction, avant de les façonner au rude métier des armes. Cette éducation savante développa les dispositions naturelles d’Abailard ; il s’aperçut que la carrière militaire convenait peu à ses goûts et à ses talents, et malgré les avantages qu’elle lui offrait, il y renonça, abandonna son droit d’aînesse et l’héritage paternel, et se voua pour la vie à la culture des sciences et surtout de la dialectique. Un passage cité par M. Cousin (Ouvrages inédits d’Abailard, in-4o, Paris, 1836, p. 42) établit formellement, contre l’opinion contraire, qu’un de ses premiers maîtres fût Roscelin de Compiègne, qu’il a dû entendre vers l’âge de vingt ans. Après avoir parcouru diverses villes, cherchant partout les occasions de s’aguerrir à la dispute, il vint à Paris, prendre place parmi les nombreux disciples auxquels Guillaume de Champeaux, archidiacre de Notre-Dame et le premier dialecticien du temps, développait les principes du réalisme, à l’école de la cathédrale ou du cloître. Mais dès qu’il eut assisté à quelques-unes de ses leçons, mécontent de son système, il chercha d’abord à l’embarrasser par des objections captieuses, puis résolut de se poser publiquement comme son émule et son adversaire. Il ouvrit d’abord, non sans difficulté, une école à Melun, où Philippe Ier tenait sa cour, et peu de temps après, pour être plus à portée d’en venir souvent aux prises avec son ancien maître, il s’établit à Corbeil. L’affaiblissement de sa santé l’obligea, sur ces entrefaites, d’aller chercher du repos en Bretagne. Lorsqu’il revint à Paris, vers 1110, Guillaume s’était retiré dans un faubourg de la ville, près d’une chapelle qui devint plus tard l’abbaye de Saint-Victor ; mais, sous l’habit de chanoine régulier, il continuait d’enseigner publiquement la dialectique et la théologie. Soit curiosité, soit tout autre motif, Abailard désira l’entendre, et bientôt, plein d’une nouvelle ardeur pour la polémique, il le provoqua sur la question des universaux. Guillaume accepta le défi, soutint faiblement son opinion, et fut, à ce qu’il paraît, obligé de s’avouer vaincu. Ce triomphe inespéré sur un des plus célèbres champions du réalisme, valut à Abailard une immense popularité ; on alla jusqu’à lui offrir la chaire du cloître, et si l’opposition de ses ennemis fit avorter ce projet, il put, du moins, se fixer aux portes de Paris, sur la montagne Sainte-Geneviève, d’où, comme d’un camp retranché, il ne cessa de harceler les écoles rivales. Il avait alors plus de trente ans, et ses études n’avaient pas encore dépassé le cercle des questions logiques. Jugeant avec raison qu’un enseignement purement dialectique pourrait paraître à la longue étroit et monotone, il résolut de s’appliquer à la théologie, et choisit l’école d’Anselme de Laon comme la plus fréquentée et la plus célèbre. Mais il semble qu’il fut dans sa destince de n’être jamais satisfait des maîtres auxquels il s’adressait. Anselme lui parut un théologien sans portée, dont la parole ne laissait aucune trace féconde dans l’esprit de ses auditeurs ; il s’en sépara avec l’intention d’étudier seul l’Écriture sainte, et osa même ouvrir une école à côté de la sienne et y commenter Ézéchiel. Obligé, à cause de ce fait, de quitter Laon, il trouva, en arrivant à Paris, Guillaume de Champeaux promu à l’évêché de Châlons, l’école du cloître vacante, le parti qui le repoussait dispersé, et il obtint, à peu près sans contestation, de paraître dans cette chaire, au pied de laquelle il s’était assis pour la première fois treize années auparavant. Une élocution abondante et facile, un organe mélodieux, une physionomie agréable, beaucoup d’enjouement, le talent de la poésie rehaussant la profondeur philosophique, toutes les qualités extérieures jointes à tous les dons de l’esprit, lui assurèrent une vogue prodigieuse. On accourait pour l’entendre de l’Angleterre, de l’Allemagne, de toutes les provinces de France, et, suivant des relations authentiques, il compta autour de sa chaire cinq mille auditeurs parmi lesquels se trouvait le fougueux Arnaud de Brescia. Ce fut au milieu des succès inouïs de son enseignement qu’il se prit d’amour pour la nièce du chanoine Fulbert, Héloïse, à qui il s’était chargé de donner des leçons de grammaire et de dialectique. On sait les tristes suites de cette passion malheureuse, la fuite des deux amants en Bretagne, la naissance d’Astrolabe, la colère de Fulbert et la cruelle vengeance qu’il tira du séducteur de sa nièce. Abailard, humilié et confus, ne vit d’autre refuge pour lui que la solitude, et, tandis que Héloïse entrait dans un couvent d’Argenteuil, il embrassa la vie monastique à l’abbaye de Saint-Denys. Mais le cloître, asile précieux et sûr pour les cœurs vraiment désabusés de la vie, ne lui offrait pas des consolations qui pussent calmer les ardeurs de son âme, son dépit, sa honte et ses regrets. À peine entré à Saint-Denys, il céda aux sollicitations de ses disciples qui le pressaient de reprendre ses leçons, et, dans cette vue, gagna le monastère de Saint-Ayeul de Provins, seul théâtre ou ses supérieurs lui eussent permis de faire entendre sa voix. Il y poursuivit l’application de la dialectique à la théologie chrétienne, essaya d’expliquer le mystère de la trinité, publia sous le titre d’Introduction à la théologie, une exposition lucide et savante de sa doctrine ; mais au fond il excita moins d’enthousiasme que de répulsion. On blâma la nouveauté de ses sentiments et l’alliance des auteurs profanes et des Pères dans un traité sur le plus profond des dogmes ; on lui reprocha d’avoir enseigné sans avoir appartenu à l’école d’aucun maître, sine magistro. Albéric et Lotulphe de Reims, qu’il avait connus à Laon, le dénoncèrent comme hérétique, et cité devant le concile de Soissons, en 1121, il fut condamné à brûler lui-même son livre, et à être enfermé pendant toute sa vie au monastère de Saint-Médard. Bientôt rendu à la liberté, sous la condition de retourner à l’abbaye de Saint-Denis, il s’avisa de soutenir, d’après Bède, que Denis l’Aréopagite avait été évêque de Corinthe et non d’Athènes, d’où il s’ensuivait qu’il n’était pas le même, comme on le croyait alors, que l’apôtre des Gaules. Une fuite rapide le déroba, non sans peine, aux nouveaux orages que souleva contre lui cette opinion et, bien que retiré sur les terres du comte de Champagne, il ne put se croire en sûreté qu’après que Suger, nouvellement élu abbé de Saint-Denis, lui eut permis d’aller vivre où il voudrait. Il se choisit alors une solitude près de Nogent-sur-Seine, aux bords de la rivière d’Ardusson, où ses disciples vinrent le trouver, et lui bâtirent un oratoire qu’il dédia à la Sainte-Trinité sous le nom de Saint-Esprit ou Paraclet. Dans les années suivantes, il fut choisi pour abbé par les moines de Saint-Gildas en Bretagne, qu’il essaya vainement de réformer (1126) ; il établit au Paraclet Héloïse et ses compagnes, dépossédées du couvent d’Argenteuil (1127) ; enfin il reparut à Paris, où, en 1136, au témoignage de Jean de Salisbury, il enseignait encore sur la montagne Sainte-Geneviève, théâtre de ses premiers succès. De cruelles infortunes et une longue expérience des choses et des hommes n’avaient pas tari en lui cette passion immense de la nouveauté et de la dispute qui avait fait sa gloire et en partie, son malheur. Il pensait, il parlait, il écrivait aussi librement qu’aux premiers jours de sa jeunesse ; mais il traitait des sujets tout autrement épineux, sinon plus graves, et il avait contre lui les champions les plus justement célèbres de l’orthodoxie chrétienne. Guillaume, abbé de Saint-Thierry, ayant jugé quelques-unes de ses opinions peu fondées, en référa à saint Bernard ; celui-ci avertit Abailard, et, ne pouvant obtenir de lui une rétractation, se décida, non sans quelque crainte d’un si redoutable adversaire, à l’attaquer publiquement devant le concile de Sens que présida Louis VII en personne (1140). Abailard, qui avait provoqué ce débat dans l’espérance de la victoire, ne se défendit pas ; on ignore pour quel motif, et se borna à en appeler au pape. Mais avant qu’il fût parti pour Rome, la sentence de la condamnation était confirmée, et Innocent II, plus sévère que le concile ordonnait qu’on le renfermât et qu’on brûlât ses livres. Pierre le Vénérable, auprès duquel il avait trouvé un refuge à l’abbaye de Cluny, l’engagea à se résigner, à se réconcilier avec saint Bernard et à entrer dans son monastère. Abailard consentit à tout ; et soit qu’un dernier échec eût abattu son courage et son orgueil, soit que les conseils du pieux abbé eussent fait sur lui une impression profonde, tous les historiens s’accordent à dire qu’il acheva ses jours dans une humble soumission à l’Église et dans la pratique des plus austères vertus. Il mourut en 1142, au prieuré de Saint-Marcel.

Abailard est un des personnages les plus célèbres du moyen âge. La gloire qui environne son nom est principalement due aux agitations de sa vie, à ses malheurs, au dévouement d’Héloïse ; mais il y a aussi des droits par son génie, par ses travaux, par les grandes choses qu’il accomplit et l’influence qu’il exerça.

Il appartenait à cette chaîne de libres penseurs qui commence au neuvième siècle avec Scot-Erigène, et qui se continue à peu près sans interruption jusqu’aux temps modernes. Il reconnaissait que notre intelligence a des limites qu’elle ne peut sans présomption (Theologia christiana, dans le Thesaurus Anecdotorum de Mmartenne) ; se flatter de franchir ; mais il croyait que dans les matières qui sont du domaine de la raison, il est inutile de recourir à l’autorité, in omnibus his quoe ratione discuti possunt non esse necessarium, auctoritatis judicium. Il voulait même que dans les questions purement religieuses, la foi fût dirigée par les lumières naturelles. Suivant lui, il n’appartient qu’aux esprits légers de donner leur assentiment avant tout examen. Suivant lui encore, une vérité doit être crue, non parce que telle est la parole de Dieu, mais parce qu’on s’est convaincu que la chose est ainsi. Ajoutez qu’il admirait les philosophes de l’antiquité, comme aurait pu le faire un écrivain de la Renaissance. Il consacre plusieurs chapitres de son ouvrage de la Théologie chrétienne à louer leurs vertus, les préceptes de conduite qu’ils ont donnés, leur genre de vie, leur continence, leur doctrine (Theol. christ., p. 1205 à 1235 ; il exalte l’humilité de Pythagore, il met Socrate au rang des saints il trouve que Platon donne une idée plus haute que Moïse de la bonté divine : Dixit et Moises omnia a Deo valde bona esse facta, sed plus aliquantulum laudis divinoe bonitati Plato assignare videtur.

Dans le débat sur la nature des universaux auquel nous avons vu qu’il prit une part importante, Abailard adopta une opinion intermédiaire, qui n’était ni le nominalisme, ni le réalisme. À ceux des réalistes qui faisaient consister l’essence des individus dans le genre, il répondait que, s’il en est ainsi, et si le genre est tout entier dans chaque individu, de sorte que la substance entière de Socrate, par exemple, soit en même temps la substance entière de Platon, il s’ensuit que, quand Platon est à Rome et Socrate à Athènes, la substance de l’un et de l’autre est en même temps à Rome et à Athènes, et par conséquent en deux lieux à la fois ; que de même, quand Socrate est malade, Platon l’est également ; que les contraires se réunissent en un même sujet, puisque l’homme qui est doué de raison et un animal qui en est privé, appartiennent tous deux au même genre, sont une même substance (Ouvrages inédits d’Abailard, p. 513-517 ; préface, p. 133 et suiv.). Aux partisans d’un réalisme plus modéré qui se bornaient à considérer les genres et les espèces comme des manières d’être appartenant en commun, indistinctement, indifferenter, à plusieurs individus, il reprochait d’aboutir à des conclusions contradictoires par la confusion de l’individu et de l’espèce, du particulier et de l’universel. Si, en effet, chaque individu humain, en tant qu’homme est une espèce, on peut dire de Socrate, cet homme est une espèce ; si Socrate est une espèce, Socrate est un universel ; et s’il est universel, il n’est pas singulier ; il n’est pas Socrate (Ib., p. 520, 522). On connaît moins la polémique d’Abailard contre le nominalisme, et il est probable qu’elle fut beaucoup moins vive car à l’époque où il parut, le nominalisme comptait peu de partisans : son chef, Roscelin, avait encouru les anathèmes d’un concile ; et la piété alarmée avait repoussé une doctrine qui, en religion, aboutissait à l’hérésie. — Le système nouveau qu’Abailard proposa consistait à admettre que les universaux ne sont ni des choses, ni des mots, mais des conceptions de l’esprit. Placé en présence des objets, l’entendement y aperçoit des analogies ; il considère ces analogies à part des différences ; il les rassemble, il en forme des classes plus ou moins compréhensives ; ces classes sont les genres et les espèces. L’espèce n’est pas une essence unique qui réside à la fois en plusieurs individus ; elle est une collection de ressemblances. « Toute cette collection, quoique essentiellement multiple, dit Abailard, les autorités l’appellent un universel, une nature, de même qu’un peuple, quoique composé de plusieurs personnages, est appelé un (Ib., p. 524). » Abailard appuyait cette théorie sur deux sortes de preuves, les unes historiques, les autres rationnelles. Il essayait de montrer qu’elle s’accordait de tout point avec les textes de Porphyre, de Boëce, d’Aristote : démonstration indispensable, au XIIe siècle, dans l’état de la science et des esprits ; il opposait de subtiles réponses aux difficultés subtiles que ses adversaires tiraient principalement des conséquences apparentes de son système ; enfin il essayait, au moyen de ses principes, de résoudre un problème difficile et souvent agité depuis dans les écoles, celui de l’individuation. Cette polémique singulièrement déliée, et souvent obscure par cela même, n’est pas susceptible d’analyse il faut l’étudier dans le texte même ou dans la traduction que M. Cousin a donnée des principaux passages qui s’y rapportent (Ib., p. 526 et suiv. préface, p. 155 et suiv.). — La théorie d’Abailard a reçu, de son caractère même, le nom de conceptualisme. Sans nous engager ici dans une discussion qui trouvera sa place ailleurs (Voyez Conceptualisme, nous ferons observer qu’elle dissimule la difficulté plutôt qu’elle ne la résout. Dire que les universaux sont des conceptions de l’esprit, c’est avancer une proposition que personne ne peut songer à contester, ni les réalistes qui en font des choses, ni même les nominalistes qui en font des mots, puisque toute parole est nécessairement l’expression d’une pensée. La vraie question était de savoir si par-delà l’entendement qui conçoit les idées générales, par-delà les objets individuels entre lesquels se trouvent des ressemblances que les idées générales résument, il existe autre chose encore, des lois, des principes, un plan, qui soient la source commune de ces ressemblances et le type souverain de ces idées. Or, cette question, Abailard ne la résout qu’indirectement, d’une manière évasive. Il se défend d’être nominaliste, et au fond il nie, comme Roscelin, la réalité des universaux ; il pense comme lui, s’il ne parle pas de même. Malgré son peu de valeur scientifique, le conceptualisme n’en obtint pas moins de succès. Il joue le principal rôle dans le curieux et frappant tableau que Jean de Salisbury nous trace du mouvement des études et des luttes des écoles de Paris, au milieu du XIIe siècle.

En théodicée, Abailard est l’auteur d’un essai d’optimisme assez remarquable, d’après lequel Dieu ne peut faire autre chose que ce qu’il fait, et ne peut le faire meilleur qu’il n’est (Theol. christ., p. 1120). Deux motifs justifiaient à ses yeux cette opinion l’un, que toute sorte de bien étant également possible à Dieu, puisqu’il n’a besoin que de la parole pour faire usage de son pouvoir, il se rendrait nécessairement coupable d’injustice ou de jalousie, s’il ne faisait pas tout le bien qu’il peut faire ; l’autre, qu’il ne fait et n’omet rien sans une raison suffisante et bonne. Tout ce qu’il fait donc, il le fait parce qu’il convenait qu’il le fit et tout ce qu’il ne fait pas, il l’omet parce qu’il y avait inconvénient à le faire. Abailard tirait de là cette conclusion, que Dieu n’a pu créer le monde dans un autre temps, puisque, ne pouvant déroger à son infinie sagesse, il a dû placer chaque événement dans le moment le plus convenable à la perfection de l’univers, et cette autre, qu’il n’a pu empêcher le mal, parce que le mal est la source de grands avantages qui ne peuvent être obtenus autrement. Cette théorie élevée par laquelle Abailard a devancé Leibniz, se rattache, dans son Introduction à la théologie et dans sa Théologie chrétienne, à des interprétations du dogme plus conformes sans doute à son système philosophique qu’à une rigoureuse orthodoxie. Il paraît bien qu’il voyait dans les personnes de la Trinité, moins des existences réelles, unies par une communauté de nature, que des points de vue divers, des attributs d’un seul et même être. Le Père, selon lui, exprimait la toute-puissance ou la plénitude des perfections ; le Fils la sagesse détachée de la toute-puissance, et le Saint-Esprit, la bonté. Il comparait la relation qui unit le Père au Fils et le Saint-Esprit à tous deux, au rapport dialectique de la forme et de la matière (Introd., lib. ii, p. 1083), de l’espèce et du genre, ou encore des divers termes d’un syllogisme (Ib., p. 1078). Il pensait que le dogme de la Trinité avait été entrevu par plusieurs philosophes anciens, notamment par Platon, et que, par exemple, l’âme du monde, dont il est question dans le Timée, désigne le Saint-Esprit (Ib., p. 1015 ; Theol. christ., lib. i, p. 1186). Ce sont toutes ces propositions insolites qui soulevèrent contre lui la voix redoutable de saint Bernard, et qui le firent condamner par les conciles de Soissons et de Sens.

En morale, la libre méthode et la subtile hardiesse d’Abailard se reconnaissent également à plusieurs traits. Suivant lui, l’intention est tout dans la conduite de l’homme ; l’acte n’est rien, et par conséquent il importe peu d’agir ou de ne pas agir, lorsqu’on a consenti dans son cœur. (Scito teipsum, Pèze, Thesaurus, t. ii). Le caractère moral de l’intention doit s’apprécier d’après sa conformité avec la conscience. Tout ce qui se fait contre les lumières de la conscience est vicieux, tout ce qui est conforme à ces lumières est exempt de péché, et ceux qui, agissant de bonne foi, ont mis à mort Jésus-Christ et ses disciples, se seraient rendus plus criminels encore, s’ils leur avaient fait grâce en résistant aux mouvements de leur cœur. Qu’est-ce que le péché originel ? moins une faute effective qu’une peine à laquelle tous les hommes naissent sujets : car celui qui n’a pas encore l’usage de la raison et de la liberté, ne peut se rendre coupable d’aucune transgression ni d’aucune négligence (Ib., p. 592). La grâce de Jésus-Christ consiste uniquement à nous instruire par ses paroles, et à nous porter vers le bien par l’exemple de son dévouement : l’homme peut s’attacher à cette grâce au moyen de la raison et sans secours étranger.

Cet exposé rapide de la doctrine d’Abailard, rapproché du récit de sa vie, peut donner une idée de la trempe de son esprit et du rôle qu’il a joué. La pénétration, l’énergie, une hardiesse toujours aventureuse, étaient chez lui les qualités dominantes : elles s’unissaient, comme il arrive ordinairement, à une confiance démesurée dans ses propres forces et au mépris de ses adversaires ; il possédait, à un moindre degré, l’élévation, la profondeur et même l’étendue, quoiqu’il ait embrassé un grand nombre de sujets. Consommé dans la dialectique, nul ne saisissait mieux les différentes faces d’une même question ; nul ne les présentait avec plus d’art et de clarté ; peut-être eût-il moins réussi à réunir plusieurs idées sous une formule systématique. Il était naturellement enclin à vouloir s’entendre avec lui-même, à chercher, à examiner, et, de bonne heure, il fortifia ce penchant par l’habitude. Il s’occupa dans sa jeunesse de la question des universaux qui partageait les esprits ; arrivé à l’âge mûr, de l’explication des mystères ; et son double rôle consista à fonder en philosophie une école nouvelle, à donner en théologie un des premiers exemples de cette application périlleuse de la dialectique au dogme chrétien, « qui est la scolastique même avec sa grandeur et ses défauts. » A quelque point de vue qu’on se place pour le juger, on ne saurait méconnaître l’impulsion qu’il a donnce à l’esprit humain, et la philosophie le comptera toujours parmi ses promoteurs les plus habiles et les plus courageux.

Une première édition des œuvres d’Abailard parut à Paris en 1614 in-4, sous le titre suivant : Petri Aboelardi et Heloissoe conjugis ejus opera, nunc primum edita ex Mss. Codd. Francisci Amboesii. Elle est précédée d’une apologie d’Abailard et comprend entre autres ouvrages, ses lettres, ses sermons, trois expositions sur l’Oraison dominicale, le Symbole des Apôtres et celui de saint Athanase, un Commentaire sur les Épîtres de saint Paul, et l’Introduction à la Théologie. André Duchesne à qui l’édition est attribuée dans quelques exemplaires, y adjoint des notes sur le récit des malheurs d’Abailard (Historia calamitatum) adressé par Abailard même à un ami, et qui est comme une confession de sa vie. L’Introduction à la Théologie a été réimprimée par Martenne, au tome III du Thesaurus anecdotorum, avec deux ouvrages inédits, savoir, un Commentaire sur la Genèse, intitulé Hexameron, et un traité de la Théologie chrétienne, où quelques-unes des opinions exposées dans l’Introduction sont adoucies. Quelques années après, Bernard Pèze inséra dans son Thesaurus anecdotorum novissimus, t. III, un nouveau traité inédit d’Abailard, qui sous le titre Scito teipsum, embrasse les principales questions de la morale. Enfin, en 1831, M. Reinwald a retrouvé à Berlin et publié un dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien, Dialogus inter judoeum, philosophum et christianum, indiqué par l’Histoire littéraire (t. XII, p. 132). Toutes ces publications contribuaient à faire connaître dans Abailard l’homme et le théologien ; mais le philosophe et son système métaphysique et dialectique continuaient de demeurer ignorés. C’est à M. Cousin qu’on doit d’avoir tiré le premier de la poussière des bibliothèques les écrits philosophiques de celui qui fut le premier des dialecticiens du xiie siècle, et un des fondateurs de la scolastique, ses Commentaires sur la Logique d’Aristote, ses traités de la Définition, de la Division, quelques fragments du plus haut prix pour l’histoire de la pensée au moyen âge, et des extraits étendus du fameux livre du Sic et non, où Ahailard débat contradictoirement, d’après les Pères, plusieurs questions de théologie. (Ouvrages inédits d’Abailard, in-4o, Paris, 1841 ; Fragments de philosophie scolastique, in-8o, Paris, 1840, p. 417 et suiv.. Enfin il a pu se convaincre qu’Abailard n’avait point écrit sur la physique d’Aristote et sur le traité de la génération et de la corruption (Fragm. de philos. scolastique, p. 448 et suiv.), comme une indication fautive de l’Histoire littéraire (t. xii, p. 130) pouvait le faire présumer. Depuis cette importante publication, on a retrouvé à la bibliothèque de Bruxelles une collection de quatre-vingt-quinze hymnes composées par Abailard pour les religieuses du Paraclet ; une lettre à Héloïse détachée de cette collection, a été insérée dans la Bibliothèque de l’Ecole des Chartres, t. ii. — En 1720, D. Gervaise, abbé de la Trappe, mit au jour une Vie d’Abailard, et trois ans plus tard une traduction française de ses Lettres à Heloïse, 2 vol. in-12, Paris, avec le texte en regard ; cette traduction a été souvent réimprimée ; les éditions les plus estimées sont celles de 1782, avec des corrections de Bastien, et de 1796, 3 vol. in-4o, avec une vie d’Abailard de M. Delaulnaye. Deux traductions nouvelles ont été publiées en 1823 a Paris, 2 vol. in-8o, par M. de Longchamps, avec des notes historiques de M. Henri de Puyberland, et en 1840, Paris, 2 vol. grand in-8o, par M. Oddoul ; celle-ci est précédée d’un Essai historique par madame Guizot. On peut encore consulter, sans parler de l’Histoire littéraire, The history of the lives of Abailard and Heloïsa with their original letters, by Berington, Birmingham, 1787 et Bale, 1796 ; Abailard et Dalcin. Vie et Opinions d’un enthousiaste et d’un philosophe, par Fr.-Chr. Schlosser, in-8o, Gotha, 1807 (en all.) ; Abélard et Heloïse, avec un aperçu du xiie siècle, par C. F. Turlot, in-8o, Paris, 1822 ; Histoire de France de M. Michelel, t. II ; Histoire de S. Bernard et de son siècle, par Neander, trad, en franc, par Vial, Paris, 1842. C. J.