Figures contemporaines : ceux d’aujourd’hui et ceux de demain
Perrin et Cie, libraires-éditeurs (p. 69-73).

FRANCIS CHEVASSU


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En ce temps où tout le monde prétend être respecté et où chacun se guinde pour se grandir, M. Francis Chevassu a le sens de l’irrévérence. C’est un sens très précieux, un sens que l’on n’acquiert pas, et M. Chevassu l’a sans doute apporté en naissant. Il sait, chose rare, comment on doit donner une pichenette et quel est l’endroit où elle porte bien, enlevant le fard dont tout personnage un peu marquant embellit son visage et dissimule ses tares, mais il la donne sans fiel, il sourit du ridicule qu’il fustige et il se garde de le morigéner.

Il se plaît en la compagnie de ses victimes, et, si Claude Larcher, qui est un peu son frère, aimait les « beaux cas de difformité morale », M. Chevassu adore les beaux cas de vanité. C’est le vice — il dirait le défaut — qu’il a le mieux saisi entre tous les vices. Il en a étudié toutes les variétés, depuis la vanité bouffie et hypertrophique jusqu’à la vanité bon enfant, en passant par la vanité digne. Il a piqué la première pour la dégonfler, tapé sur le ventre à la seconde et fait le pied de nez à la dernière, car il y a un peu de Gavroche dans ce railleur.

Il s’est représenté lui-même comme un joueur de flûte ironique, gambadant devant les chars triomphaux, sans respect pour les quadriges ; mais l’air qu’il module est discret et son jeu est sûr. Il a dérobé, à ceux qu’il appelle les « bouffons et les demi-dieux de la vedette », leurs couronnes de lauriers et de roses, et il s’est complu à les effeuiller sous leurs pas pour en représenter l’inanité.

Il est un de ceux qui ont su nous faire connaître le fond des hommes. Il a vu derrière les façades imposantes ; il a gratté légèrement la peinture des décors et nous en a montré la toile ; il nous a conduits dans les coulisses et nous a fait voir que la comédie jouée par nos contemporains était plus comique encore que nous ne le supposions. Ceux qu’il a exhibés ainsi, en déshabillé, ne lui ont peut-être pas été reconnaissants de son indiscrétion, je ne crois pas cependant qu’ils lui en aient gardé rancune. Ce n’est point que M. Chevassu ait toujours été très doux ; il sait l’art d’égratigner, celui même de mordre, et, s’il enguirlande ses traits, il ne les émousse pas ; mais, comme Bourget, il a étudié ses modèles avec complaisance, et ses modèles lui en ont su gré.

C’est que M. Francis Chevassu est préservé des faiblesses de l’homme aux rubans verts par son scepticisme : il ignore l’aigreur, parce que, s’il ne croit pas à la vertu des autres, il semble toujours douter de sa propre vertu, et l’on sent que sa verve gouailleuse est prête, à l’occasion, à se retourner contre lui. Toutefois, son scepticisme n’est pas grossier, il est plutôt tendre et délicat, et ce Bazouge narquois et gouailleur peut être parfois mélancolique. Les travers qu’il a notés, les difformités intellectuelles et sentimentales qu’il a cataloguées ne lui ont peut-être pas donné uniquement un plaisir d’artiste. J’imagine qu’il en a ri pour n’en point pleurer, et, sous son rire, on devine une tristesse douce, une tristesse prête à se railler, cette tristesse qui est au fond de l’âme de Philinte et que la bonhomie et le rire dissimulent moins qu’ils ne la parent.