Francis, scènes de la vie de jeunesse en province

FRANCIS
SOUVENIRS DE LA VIE DE JEUNESSE EN PROVINCE


B…, 20 novembre 185…


Tout a une fin, mon cher Léon ; cet automne enchanté expire. Nous en jouissions avec un mélange de bonheur et d’inquiétude, sachant bien que nous pouvions le perdre du soir au matin et nous réveiller en plein hiver. Les beaux jours, dont on prévoyait déjà le terme lors de ton départ, se sont prolongés pendant tout un mois. L’air était vif, le vent soufflait, il secouait les arbres et emportait les feuilles ; mais le ciel était bleu comme un ciel d’Italie, et le soleil avait des ardeurs de canicule qui nous faisaient chercher l’ombre. Et voilà que cette dernière illusion nous est ravie, voilà la pluie qui tombe et nos cheminées qui flambent ! Plus de fêtes champêtres, plus de courses par monts et par vaux ! Mes joies cessent, les tiennes commencent. Oui, tu as beau dire, poète fallacieux, tu as beau nous vanter la province : rien ne vaut pour toi un hiver à Paris. L’hiver te rend les plaisirs de l’intelligence, les vives causeries, les fêtes du théâtre, sans parler des joyeux soupers et des bals splendides. Pour moi, c’est une saison maudite, et qui me semble en harmonie avec la banque où, depuis un an déjà, je passe tant de tristes matinées : son ciel est aussi gris et aussi froid que le plafond de nos bureaux. Si du moins je pouvais m’échapper pour aller respirer auprès de toi ; mais que dirait mon père ? Et d’ailleurs il me laisserait libre, que j’y regarderais encore à deux fois avant de m’éloigner. Sa santé se ressent de la longue lutte qu’il a soutenue, du million qu’il a gagné. Les millions ne se gagnent pas en province comme à Paris, où l’on devient riche du jour au lendemain. Nos fortunes s’amassent lentement : elles sont l’œuvre de toute une vie. Tu ne sauras jamais, je ne saurai jamais moi-même ce que mon père a dépensé d’efforts pour gagner ce million. Ma mère, qui le chérit et le vénère comme un être surhumain, se flatte au fond du cœur et le croit immortel. Je vois plus clair qu’elle, et ne veux pas imposer à mon père un surcroît de fatigue. Ainsi ne compte pas sur moi pour cet hiver, et jouis tout seul des splendeurs de notre chère capitale.

Puis, si ces graves considérations ne me retenaient pas, m’éloignerais-je ? N’y a-t-il pas ici quelqu’un qui souffrirait de mon absence, qui, ne pouvant me suivre, ne me laisserait point partir ? Tu la connais maintenant, et tu comprends que son bonheur me tienne lieu de tout. Chère Louise ! Hier encore, elle me parlait de toi. Tu as fait sa conquête, le sais-tu bien ? Elle a été touchée des égards que tu lui témoignais, de la façon respectueuse dont tu lui parlais, des sujets sérieux dont tu ne craignais pas de l’entretenir. Tu te souviens que tu lui as donné le bras jusque chez elle en revenant de la fête de D… Il faisait un clair de lune adorable, un de ces clairs de lune bleus si chers aux amoureux et aux poètes. C’est par une nuit semblable, après une fête aussi, qu’en rentrant avec moi chez elle, elle ne retrouva point sa mère. Elle me l’a rappelé, et elle pleurait en me le rappelant. Elle a des idées bizarres. Elle a comparé l’adieu que tu lui fis ce soir-là avec celui que je déposai sur son front pâle après une heure d’ivresse. Elle m’attend. Il est l’heure bientôt. Va, Parisien, c’est moi qui suis heureux ! Réponds-moi vite, et parle d’elle à ton ami Francis.


B…, 3 décembre 185…

Tu me demandes pourquoi je préfère l’été à l’hiver, et ta maligne curiosité insiste sur cette préférence. Tu as deviné qu’il y avait là quelque chose que je ne te disais pas, quelque relation secrète entre la saison^ et mon amour. Tu ne t’es pas trompé, Léon ; j’avouerai même que je prévoyais ta question, et que je suis prêt à y répondre. Sans doute il est bien doux, comme tu le dis, d’aller, par une nuit sombre et froide qui retient chez eux les bourgeois et les commères de la ville, frapper à l’humble porte d’une jolie fille qui vous attend et qui s’empresse autour de vous ; sans doute il est charmant, lorsque la pluie tombe au dehors et fouette les vitres, de se chauffer au feu de la maison discrète et au feu plus pénétrant des baisers de son amie. Ces plaisirs valent bien les causeries dans les sentiers en fleurs, le silence des bois, la douceur d’écouter les oiseaux amoureux et de reprendre sa propre chanson quand ils se taisent. Cette paisible intimité vaut bien la joie bruyante qu’on trouve dans une fête de village à danser avec celle qu’on aime. Oui, j’en conviens, tu as raison, et je préférerais mille fois l’hiver à l’été, si ma pauvre Louise n’avait pas une mère.

La mère de Louise, ô mon ami ! Je ne t’ai jamais parlé de cette malheureuse femme, qui projette son ombre sur nos amours. Ne va pas t’imaginer que cette mère joue entre elle et moi le rôle de l’obstacle qui se dresse entre deux jeunes cœurs épris l’un de l’autre. Non, bien loin de m’être contraire. Mme Morin, ou la mère Morin, comme on l’appelle à B…, m’est on ne peut plus favorable. Elle m’adore, elle me vénère, elle me vante sans cesse à sa fille. C’est une femme de cinquante-cinq ans environ, assez grande, assez maigre, la peau brune et ridée, l’œil sournois, la voix mielleuse. Elle est bavarde, pleurarde, geignarde. Il faut avouer qu’elle mène une vie assez rude : elle est femme de journée, femme de ménage, comme tu voudras, et on prétend même qu’elle faisait jadis un métier moins honorable. Louise est en effet un enfant de l’amour ; mais tu conçois bien que c’est là le moindre des griefs que j’aie contre la mère. Ce qu’il y a pour moi de plus pénible, ce que je ne lui pardonne pas, c’est que, toute laide et déplaisante qu’elle est, elle ressemble encore à sa fille, ou plutôt sa fille lui ressemble. Cette ressemblance n’existe, bien entendu, que dans de vagues rapports, dans un certain ensemble, dans ce qu’on appelle l’air de famille. Tu as souvent admiré l’expression candide de la figure de Louise. Ses grands yeux bruns sont célestes comme des yeux bleus, sa peau est blanche et transparente, ses lèvres roses et un peu épaisses annoncent la bonté, elle a des bras adorables, un pied de duchesse. Enfin ces deux femmes sont un parfait contraste : en l’une, tout est noble, jeune et frais ; en l’autre, tout est vil, vieux et flétri. Cependant je frissonne malgré moi lorsque, détournant les yeux de Louise, je les reporte sur sa mère. Se peut-il que l’âge et le vice aient opéré une transformation semblable ? Non, cela n’est pas possible. Elle n’a jamais eu cet éclat virginal, cette grâce exquise, ce sourire d’ange ; elle n’a jamais aimé de cet amour pur et désintéressé. Elle a pu être aussi belle, elle n’a jamais été aussi charmante. L’âme est immuable, et quand on a été à vingt ans ce qu’est ma Louise, on en garde encore quelque chose à soixante.

Tu t’es déjà demandé, toi le questionneur intrépide, comment il se fait qu’avec une semblable mère, elle soit devenue ce qu’elle est aujourd’hui. Voici le mot de cette énigme. Louise, étant toute petite, allait à l’école des sœurs. Comme sa mère partait chaque jour de bonne heure, elle restait à l’école depuis le matin jusqu’au soir, vivant de ce qu’on avait mis dans son panier et ne se retirant que lorsqu’on venait la chercher. Une des sœurs la prit en amitié. Cette sœur, qui s’appelait Euphémie, et qui gardait sous sa robe de laine quelque chose d’humain, se fit la nourrice morale de l’enfant. Louise devint, en grandissant, un prodige de savoir et de vertu, et fut bientôt citée par la ville comme un modèle à suivre. La mère Morin, charmée et quelque peu surprise de voir les choses tourner ainsi, mais flattée dans son orgueil, se mit du mieux qu’elle put en harmonie avec les aspirations chrétiennes de sa fille. C’est de là qu’elle a pris ces airs confits et cette voix sucrée qui me font tant de mal. Quand l’enfant fut en âge de travailler, ce fut encore sœur Euphémie qui lui choisit ses pratiques, qui la recommanda dans les meilleures maisons, surtout dans celles où il n’y avait pas de jeunes gens. Louise cousait et brodait comme une fée. Elle avait plus d’ouvrage qu’elle n’en pouvait faire. La mère Morin, de son côté, gagnait de bonnes journées. Le petit ménage se trouvait donc dans un état de prospérité relative, et quoique la jeune fille eût atteint l’âge terrible de dix-sept ans, tout allait pour le mieux, lorsque la providence de sa jeunesse, la gardienne de ses mœurs, la directrice de sa vie, lorsque sœur Euphémie mourut. Ce fut la première grande douleur de Louise. Il se fit un vide immense dans ce cœur que sœur Euphémie remplissait tout entier. La nature commençait à parler, à troubler les sens de la pauvre fille. Elle avait des caprices, des tristesses, des découragemens pleins de larmes. La mère Morin comprit cela mieux que tout le reste. Elle dit à Louise qu’il fallait bien se distraire un peu après avoir travaillé toute la semaine, qu’elle devait aller se promener le dimanche après vêpres avec ses bonnes amies. C’est vers ce temps que je la vis pour la première fois dans une maison où elle travaillait. On me plaisanta devant elle sur ma passion pour la danse, sur mon intrépidité à courir nos ducasses et nos fêtes de village. Je ne me défendis pas du plaisir naïf que j’y trouvais. Le dimanche suivant, me rendant à la ducasse de P…, qui n’est qu’à une lieue de la ville, je la vis sur la route avec ses compagnes et je la saluai. Elle rougit, je m’en aperçus. Le soir je la cherchai vainement dans la fête, elle n’avait pas osé aller jusqu’à P… Un autre dimanche, je la rencontrai sur la route d’une autre ducasse ; je parlai à la jeune fille qui l’accompagnait et qui était en grand secret la maîtresse d’un de mes amis. Ce jour-là, elle fut plus brave : elle alla jusqu’à la fête, mais elle ne voulut pas danser. Elle ne savait pas encore, elle apprendrait, me dit-elle. Depuis lors, sans rendez-vous donnés, nous nous rencontrâmes tous les dimanches, nous dansâmes ensemble avec ivresse, avec fureur. Et la mère Morin s’applaudissait de voir sa fille s’amuser et suivre ses conseils, et voilà comment c’est grâce à elle que j’ai connu Louise. Horrible, most horrible ! dirait Shakspeare.


B…, 15 décembre 185…

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Tu me fais une question qui me surprend de la part d’un poète. Vous autres Parisiens, vous vous imaginez qu’on ne peut être aimé que pour de l’argent, que les tendresses, les extases, les larmes, les sourires, les querelles et les raccommodemens sont des articles à mettre sur la note, et que cette note doit être acquittée à la fin de chaque mois. Vous n’avez affaire qu’à des créatures qui exploitent leur beauté comme vous exploitez vos capitaux. Vous ne vous étonnez pas qu’elles préfèrent les plus gros placemens. Quand par hasard vous sortez du monde industriel, et vous élancez, pour les beaux yeux d’une femme honnête, sur le terrain glissant d’une intrigue bourgeoise, vous faites bien vite l’éducation de la dame, qui devient, pour vous complaire, parfaitement semblable à la Danaë que vous lui avez sacrifiée. Au bout d’un mois, cette dame vous demande des robes et des conseils sur la manière de les porter. De là vient que tant de vos charmantes Parisiennes ont l’air, sans s’en douter, de ce qu’elles ne sont pas. Dieu merci, mon amour n’habite pas la capitale du monde civilisé ; Louise m’aime pour moi-même, et, puisqu’il faut te le prouver, sceptique, je ne lui donne rien. Oh ! voilà un argument qui te ferme la bouche. Je ne lui donne rien,… et d’abord je ne pourrais pas lui donner grand’chose. Mon père est millionnaire, mais je ne suis pas riche. Ma dépense se borne à d’innocentes galanteries, une robe, une dentelle, un bijou de mince valeur, quelquefois les frais d’un souper froid que j’apporte moi-même quand la nuit est bien noire. À ce détail, je devine ton sourire. Tu me vois d’ici, n’est-ce pas ? arrivant avec mon panier (ajoutes-y une blouse que j’endosse pour compléter le déguisement), tremblant d’être reconnu et hâtant le pas, comme honteux du rôle que je m’impose ? Mais, une fois la porte ouverte et refermée sur moi, Louise accourt, et me débarrasse, et rit ; elle étale sur la table le pâté, les bouteilles, les fruits, et je soupe de bon appétit, car j’ai très peu dîné pour souper avec elle. Ah ! moqueur, ris si tu veux ; mais tes soupers ne valent pas ceux-là. Il va sans dire que Louise m’interdirait même ces légères dépenses, si elle savait combien mes finances sont bornées. Ainsi que tout le monde, elle me croit cousu d’or et d’argent. Je m’arrête : c’est assez bavarder pour cette fois ; mais voilà où m’entraîne ton outrageante curiosité. Ce que je lui donne ! Ah ! çà, comment aimez-vous donc ?


B…, 28 décembre 185…

J’ai passé hier une de ces soirées charmantes dont le souvenir se grave à jamais dans le cœur. Louise s’était aperçue, sans que j’en eusse rien dit, que la présence de sa mère me gâtait nos rendez-vous. Elle avait plusieurs fois essayé de l’éloigner sous différens prétextes ; mais Mme Morin, qui ne comprend rien à ces délicatesses, avait toujours fait la sourde oreille. Hier j’arrive, il était neuf heures. Je frappe, Louise m’ouvre, et je l’embrasse comme je fais d’habitude. « Nous serons seuls jusqu’à onze heures, » me dit-elle. Je l’embrassai de nouveau, mais plus tendrement. La chambre enfumée qui, avec le cabinet où couche Louise, compose toute la maison resplendit à mes yeux d’une clarté soudaine. Louise se mit sur mes genoux pour examiner ce que contenait le panier. Tout à coup elle s’écrie : « Des fleurs ! ah ! qu’elles sont belles ! » et de ses lèvres elle effleure mon front et me fait respirer le parfum du bouquet. Ce parfum m’enivra. Je n’avais point songé à le sentir en le prenant,… oui, en le prenant : c’était un bouquet volé. Notre jardinier était arrivé un peu tard de la campagne pour l’apporter à ma mère, qui le lui avait demandé. Il y a demain un bal à la sous-préfecture, mais elle n’y va pas ; ce n’est donc pas pour elle. « C’est bien, Laurent, ai-je dit au jardinier, je m’acquitterai de votre commission. Il est tard, vous avez au moins pour une heure de marche, et ma mère n’aime pas qu’on s’attarde pour elle. » Laurent ne se le fit pas dire deux fois, et me voilà dans la rue avec son bouquet. Au lieu de rentrer, je continue mon chemin et me rends auprès du discret ami chez qui je vais chercher mes provisions et revêtir la blouse mystérieuse. Ce que je te raconte là, je le racontais à Louise tout en riant et en respirant les fleurs. « C’est très mal, fit-elle d’un air moitié content, moitié fâché ; ces fleurs ne vous appartiennent pas, et vous avez eu tort d’en disposer. » Elle se leva, mit silencieusement le bouquet dans l’eau, l’admira, puis s’assit à mes pieds sur un petit banc. Je me taisais, je la regardais faire comme en extase. C’est que jamais je n’avais remarqué comme en ce moment cette noblesse de manières, cette grâce de mouvemens, cette élégance native qui la distinguent. Nous causâmes quelques instans, une heure peut-être, à demi-voix, comme deux ramiers sous l’ombrage ; nous causâmes… de quoi ? Le sais-je ? De tout et de rien : de la tempête de la nuit dernière, du joli bonnet qu’elle se faisait, d’une surprise qu’elle me ménageait, du printemps qui reviendrait, de nos chères ducasses, de nos danses et de nos retours au clair de la lune ; puis elle alla chercher un recueil de vers que je lui ai donné. Elle me pria de lui lire une méditation de Lamartine, disant que cela lui paraissait bien beau, mais qu’elle le comprenait mieux quand je le lui lisais. Elle pleurait en écoutant ces admirables vers. Quelles larmes, mon ami ! Comme on se sent meilleur, et comme notre âme s’élève en les voyant couler ! Elle me parla du ciel et de son amour, elle ne trouva plus, comme elle l’avait fait souvent, ces deux choses étrangères l’une à l’autre ; elle se souvint de la sœur Euphémie, elle me dit que l’affection que lui avait vouée cette sainte fille ressemblait à la mienne, qu’elle était sûre que sœur Euphémie m’aurait aimé, et mille divagations semblables, mille absurdités touchantes, mille divines folies ; mais aussi pas un retour sur sa pureté perdue, pas un regret, pas un remords. Je t’ai dit quelquefois que ses terreurs superstitieuses, ses doutes, ses repentirs, fruits de l’éducation qu’elle a reçue, la rendaient plus intéressante et lui prêtaient une grâce de plus. Ce soir-là, rien de pareil ; elle était tout entière à l’amour, à l’amour qui oublie tout le reste pour s’absorber en lui-même. Onze heures sonnèrent. La mère Morin fut généreuse, elle ne revint qu’à près de minuit. Sa voix nous réveilla de notre rêve, et quel réveil ! J’étais bien heureux pourtant en m’éloignant de cette maison. J’emportais au fond de mon cœur un sentiment de félicité infinie qui dure encore, et dont l’empreinte, comme je te le disais en commençant, ne s’effacera jamais. Je ris moi-même quand je songe à ces pures jouissances d’un amour heureux, mon esprit raille mon cœur. Que veux-tu ? Louise est ma maîtresse, mais je l’aime, oh ! je l’aime de toute mon âme !


30 décembre.

Le bouquet ! le bouquet ! Je l’avais déposé, en rentrant, sur une table dans l’antichambre. Un des domestiques l’a sans doute porté à ma mère le lendemain matin, et je n’en avais plus entendu parler, lorsque le soir au bal (je crois t’avoir parlé d’un bal à la sous-préfecture), en dansant avec la fille d’une amie de ma mère, un certain parfum me frappe, un parfum qui me rappelait de si douces émotions ! Je regarde, il n’y a pas à s’y méprendre : c’est bien notre cher bouquet que cette jeune personne tient à la main. « N’est-ce pas qu’il est beau, me dit-elle, et qu’il sent bon ? » Je crus qu’elle allait ajouter que c’était ma mère qui le lui avait donné ; mais non, elle se troubla, rougit et n’ajouta rien. Il n’y avait pas de quoi ; mais nos petites demoiselles de province ont de si singulières idées ! Celle-ci n’est cependant pas trop désagréable, et en cette circonstance elle dut à son bouquet de danser une seconde fois avec moi. Je ne tardai pas à m’en repentir. J’avais obéi, en l’invitant, à l’irrésistible attrait d’un souvenir enchanté. J’avais dansé avec le bouquet plutôt qu’avec la danseuse. Quand je l’eus reconduite à sa place et comme j’allais respirer un peu dans une galerie improvisée pour la fête, j’entendis une dame murmurer à l’oreille de sa voisine : « M. Francis est bien aimable ce soir pour Mlle D… — Mais il l’épouse, répondit l’autre ; c’est convenu entre les deux familles. » Rassure-toi, mon cher Léon. La ville me marie ainsi tous les quinze jours avec quelque riche héritière. Il n’importe, je revins chez moi assez mécontent, maudissant les fleurs que j’avais bénies la veille ; mais qu’est-ce, après tout, que l’instant de dépit qu’elles m’ont causé en comparaison de l’heure de joie qu’elles m’ont rappelée, et dont le souvenir est inséparable de leur doux parfum ?


2 janvier 185…

L’année a mal commencé pour moi. Je n’avais pas eu trop de toute ma journée pour aller embrasser à domicile les divers membres de ma famille (tu sais si elle est nombreuse !) et nos plus intimes amis. Le soir, on dînait chez mon père ; vingt personnes, et pas un étranger ! Le café pris, je parvins à m’esquiver, et j’étais monté dans ma chambre prendre le petit cadeau que je destinais à Louise, lorsque j’entends du bruit, des allées et des venues, un mélange de voix confuses. On frappe à ma porte : c’était un de mes cousins qui accourait me prévenir que mon père venait de perdre connaissance. Je descends : je vois mon père pâle, les yeux ouverts, mais ne pouvant parler encore. Le médecin était déjà là. Il me rassura du regard. Mon père revint complètement à lui ; mais il se trouva si faible qu’il me pria de lui donner le bras pour gagner sa chambre, ce qui nous surprit tous, car il n’aime pas qu’on l’aide en rien. Au bout d’une heure, il se sentait tout à fait remis, nos parens étaient partis, et j’étais seul près de son lit avec ma mère toujours inquiète, quoiqu’il n’y eût plus de danger. « Tu ne sortiras pas ce soir, n’est-ce pas, Francis ? me dit-elle lorsque mon père nous pria de le laisser. — Non, lui répliquai-je un peu contrarié. » Sa demande était bien naturelle. Elle craignait que mon père ne se trouvât plus mal dans la nuit, et elle voulait que je fusse là. D’un autre côté, le médecin m’avait entièrement rassuré ; il n’y avait plus l’ombre d’un danger. Louise m’attendait. Si je sortais, ma mère le saurait-elle ? Deux fois je me levai de mon fauteuil, deux fois une volonté plus forte que le désir de mon cœur m’arrêta sur le seuil de ma chambre. A minuit, tout était tranquille dans la maison. Mon père reposait, le domestique qui le veillait s’était endormi. Je pouvais sortir, personne ne le saurait. Louise serait si heureuse… Admire-moi, Léon ! j’ai pris mon courage à deux mains, et je me suis couché.


8 janvier.

Comme tout se tient, mon cher Léon ! comme tous les fils épars de notre vie sont reliés entre eux ! Qui m’eût dit que la subite indisposition de mon père me procurerait la plus précieuse des découvertes, celle de l’amour passionné que Louise a pour moi ?

Je me hâte d’abord de t’apprendre que mon père est entièrement rétabli. Il ne veut même pas qu’on ait l’air de croire qu’il a été indisposé, et se fâche quand on lui demande comment il va. Le 2 janvier il a paru à la banque comme à l’ordinaire et m’a envoyé faire des visites, disant qu’il s’acquitterait fort bien de sa besogne et de la mienne. Je suppose que la grande chaleur qu’il faisait dans le salon aura déterminé cet évanouissement qui nous a tant inquiétés.

Tu conçois que j’attendais avec impatience que la nuit eût déployé ses ailes noires, et je ne fis quelques visites officielles que pour m’aider à tuer le temps. À neuf heures, je cours chez Louise, je frappe : c’est la mère Morin qui m’ouvre. Mauvais présage ! Jamais encore Louise n’avait laissé ce soin-là à sa mère. « Ma fille est sortie, » me dit celle-ci d’un air pincé. Je ne pouvais le croire et la cherchais des yeux. « Écoutez donc, poursuivit Mme Morin, chacun son tour ; hier nous vous avons attendu jusqu’à minuit. — Si je ne suis point venu hier, m’écriai-je, c’est que la chose m’a été impossible. Louise aurait dû le penser. Où est-elle ? — Elle est allée passer la soirée en ville, et ne rentrera peut-être pas ; son amie doit la retenir à coucher. » J’étais furieux. Je m’asseyais, je me levais, je ne savais que faire ni que dire. « Y a-t-il longtemps qu’elle est partie ? repris-je au bout d’un instant. — Elle ne faisait que de sortir quand vous êtes arrivé. » En ce moment, on frappe à la porte d’une certaine manière. Je me cache. « Ne lui dites pas… » La mère ouvre. Je ne sais quel regard elles échangèrent, mais je m’aperçus bien à la voix de Louise qu’elle savait que j’étais là, et qu’elle s’efforçait de donner un bon prétexte à son retour. Elle venait prendre son gros châle, parce qu’étant au bout de la rue, elle avait reconnu qu’il faisait très froid. Le châle pris, elle embrasse sa mère et fait mine de s’éloigner sans même s’informer de moi. Je m’élance de ma cachette. « Ah ! vous m’avez fait peur, » dit-elle d’un ton sec. Puis se tournant vers sa mère : « Pourquoi ne m’as-tu pas avertie que monsieur était là ? » Je coupai la parole à Mme Morin et m’avançai pour embrasser Louise. Elle me repoussa ; je me mis à rire. Elle s’arrêta et me regarda d’un œil irrité. Elle était très pâle. « Vous riez de l’inquiétude que vous m’avez causée ? » dit-elle. Je ne répondis rien à ce reproche, et me bornai à lui raconter ce qui s’était passé. Je l’observais tout en parlant, et je voyais ses yeux se gonfler, sa poitrine se soulever, et tous les symptômes d’une émotion violente. Quand j’eus fini, elle se jeta dans mes bras, et m’inondant de ses larmes : « Que je t’aime ! » murmura-t-elle d’une voix que mon cœur seul put entendre.

J’étais moi-même très ému. La nature de Louise est contenue plutôt qu’expansive. Jamais elle ne m’avait encore parlé avec cette voix-là, et la présence de sa mère redoublait mon étonnement, car, par un sentiment de délicatesse dont je lui sais un gré infini, elle ne me tutoie jamais qu’en tête-à-tête. Je tirai enfin de ma poche mon petit cadeau. C’était une montre, une de ces petites montres dont se parent orgueilleusement nos riches demoiselles, et que Louise admirait sans oser se flatter qu’elle en aurait une un jour. Elle se récria de plaisir, puis se fâcha, prétendit que j’étais fou, qu’elle me défendait de faire des folies pour elle, qu’elle la refusait. J’insistai, comme tu penses, et sa mère ayant joint ses instances aux miennes, elle finit par accepter, mais à la condition que je ne lui donnerais plus rien avant sa fête, et qu’à sa fête même je ne lui offrirais que des fleurs, des fleurs de notre campagne. Dès que nous fûmes seuls, je m’agenouillai devant elle et je lui dis : « Ah ! tu ne sauras jamais de quelle joie tu m’as rempli le cœur, tu ne le sauras jamais, chère enfant… » Elle prit ma tête entre ses mains, l’appuya contre son sein et la couvrit de baisers. « C’est toi, dit-elle, qui ne sauras jamais jusqu’où va mon amour. Maman dit qu’il faut toujours qu’il y en ait un qui aime plus que l’autre : ce sera moi maintenant. »


18 février.

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Elle m’avait prié plusieurs fois de lui relire des vers d’André Chénier qui sont adorables de grâce et de mélancolie. Je voulais en choisir d’autres dans le volume, mais elle préférait toujours ceux-là. Hier elle me les a récités elle-même, et avec toutes les inflexions de voix, avec toutes les intentions que j’y mettais. J’étais ravi. Ces vers, en passant par ses lèvres, avaient acquis une fraîcheur nouvelle. Je lui avais appris à les sentir, à les admirer ; elle m’instruisait naïvement à son tour, et m’apprenait à les goûter davantage. Du reste, elle ne néglige aucune occasion d’étendre ses idées, d’accroître ses connaissances, qui, pour une simple fille comme elle, sont vraiment extraordinaires. Elle parle très purement, met l’orthographe comme un commis de bonne maison, et possède quelques élémens d’histoire. Sa conversation est sérieuse. Elle raisonne bien et voit juste. Quel dommage que tu ne sois pas ici ! tu en aurais fait en trois mois le plus joli bas-bleu… Qu’est-ce que je dis donc ? Elle a la jambe trop bien faite pour se chausser de ces bas-là.


3 mars.

J’ai une singulière nouvelle à t’annoncer, mon cher Léon, un incident imprévu et tout à fait bizarre. Pendant que je m’oubliais dans la félicité, on tramait un complot contre moi, on essayait d’attenter à mes jours, on songeait à me marier.

Il fallait que l’amour m’eût posé sur les yeux son épais et classique bandeau pour que je ne me fusse encore aperçu de rien. Il y a plus de deux mois que cela dure, il y a plus de deux mois qu’on procède contre ma personne par allusions et par insinuations. Ma mère tramait la chose en silence, avec approbation et privilège de son gouvernement, c’est-à-dire de mon père. Par malheur, toutes les précautions oratoires ont été prodiguées en pure perte. On me croyait dûment averti, suffisamment préparé, on a jugé qu’il était temps de s’expliquer, et on a découvert avec effroi que j’étais à cent lieues du sujet et qu’on me faisait tout simplement tomber des nues.

C’est hier que le voile mystérieux s’est déchiré. J’avais fait mon second déjeuner avec ma mère ; nous avions causé assez cordialement, et j’allais me retirer, lorsqu’elle me pria de passer dans sa chambre pour lui lire le feuilleton. Cela me surprit. Je n’avais pas lu deux colonnes d’un feuilleton de théâtre qui devait bien plus m’intéresser qu’il n’intéressait ma mère, quand tout à coup la porte s’ouvre, et le domestique annonce Mme et Mlle D… Impossible de m’esquiver. Il me fallait subir cette visite intempestive. Mme D… est une dévote, assez bonne femme, mais qui nuit beaucoup à sa fille en cherchant à la faire valoir. Mlle D… est une jeune personne assez jolie et fraîche comme une rose, selon l’expression consacrée. C’est elle qui avait à la main ce fameux bouquet au bal de la sous-préfecture. Rien que cette circonstance aurait dû me donner l’éveil. Ma mère est très avare de ses fleurs, et le bouquet qu’elle avait fait faire pour Mlle D… était vraiment magnifique. La demoiselle rougit en me saluant. On s’assit, on causa du concert des pauvres, de la loterie des jeunes orphelines, du dernier sermon de M. Le curé, et, contrairement à mes craintes, la visite fut courte.

À peine étaient-elles sorties, je reprenais mon feuilleton, lorsque ma mère me dit : « Sais-tu bien que Louise serait un très bon parti pour toi ? » Je tressaillis. Ce nom de Louise me va au cœur. Mlle D… porte en effet ce nom qui m’est si cher, mais cela ne m’avait jamais frappé. « Pour moi ? dis-je en riant. Je ne pense point à me marier. — Cela m’étonne. — Pourquoi ? — Parce que tu as vingt-huit ans, et qu’il est temps d’y penser. » Et alors elle m’énuméra tout le bonheur et tous les avantages dont je jouirais en épousant Mlle D…, qu’on n’entendait pas me contraindre, qu’on me laissait libre de mon choix, mais que Louise (encore Louise !) était une des plus jolies personnes de B…, qu’elle avait été parfaitement élevée, que ce choix conviendrait à mon père, qu’il le lui avait dit, etc. Elle ajouta, en voyant ma surprise, qu’elle me croyait un faible pour cette jeune fille, que c’était avec elle que je dansais de préférence, que c’était auprès d’elle qu’on me plaçait toujours dans les maisons où nous allions, qu’enfin il était certain que la petite m’avait distingué. Je ne trouvais rien à répondre, je découvrais tout à coup les mille liens imperceptibles dans lesquels on avait cru m’enlacer. Je brusquai l’affaire, honteux que j’étais de mon long aveuglement, et déclarai nettement à ma mère qu’il n’y fallait plus songer. Quelques larmes roulèrent dans ses yeux, la scène tournait à l’attendrissement, et, pour y mettre fin, je jugeai prudent de battre en retraite.

Je fus tout le reste du jour mécontent, préoccupé. Ma mauvaise humeur s’accrut encore de ce que nous devions dîner chez le nouveau président du tribunal : il me serait donc impossible d’aller le soir oublier auprès de Louise la singulière proposition de ma mère. J’étais loin de prévoir le surcroit d’ennui qui me menaçait. Je me rends chez le président, et j’y trouve… qui ? Tous les D… du monde. Il y avait M. D…, Mme D…, le fils D…, Mlle D… On passe dans la salle à manger. Notre gracieuse présidente, comme si elle était déjà au courant des projets de ma famille, me place tout juste à la gauche de Mlle D…, côté du cœur. Je ne soufflai mot pendant le premier service ; puis je réfléchis que ce silence paraîtrait peut-être plus éloquent que mes paroles, et je me mis à causer avec ma voisine, mais à causer…, on aurait dit que nous étions les meilleurs amis du monde. Mme D… triomphait. Je reconnus trop tard que j’étais tombé d’un excès dans un autre. Ces gens-là vont me croire amoureux de leur fille, et il me sera bientôt impossible de leur persuader le contraire.

Je t’ai écrit pour me remettre un peu l’esprit avant de me rendre chez Louise ; mais je suis encore plus contrarié et plus maussade en finissant cette lettre que je ne l’étais en la commençant.


18 mars.

La question du mariage n’était point vidée.

Quelques jours après le dîner dont je t’ai parlé, mon père me prit à part et me dit : « Je vois que tu nous gardes rancune de la proposition de ta mère. » Je me récriai aussitôt et protestai de toute ma force. « Il est certain, reprit-il, que cela te préoccupe, que tu te tiens sur la défensive et que tu t’attends à quelque nouvelle attaque. Tu as tort. Nous n’avions pensé à Mlle D… que parce que tu as toujours eu l’air de la préférer aux autres. Le fait est qu’elle nous convient aussi à tous égards. Si sa dot n’est pas considérable, elle a de bien des côtés des espérances qui valent des certitudes, et elle sera très riche un jour. Elle est jolie de plus, très jolie… Mais je retombe dans les considérations et les réflexions de ta mère. Voici ce que j’ai à te dire de nouveau : je me suis marié à mon goût, tu te marieras au tien. Choisis qui tu voudras, je te donne carte blanche, et, à cent mille francs près, nous nous entendrons toujours bien. » Je répondis que j’étais jeune encore et qu’un engagement pour la vie m’effrayait. « Ah ! c’est cela, dit-il en riant : il y a du sentiment sous jeu. N’en parlons plus. Tu te marieras quand l’idée t’en viendra. C’est une idée qui finit toujours par nous venir. « Là-dessus il me pria de le laisser tranquille et de m’en aller promener.

Il était impossible de me tenir un langage plus franc et plus doux à la fois, de me mettre plus à mon aise. Mon père allait au-devant de mes craintes, il prenait plaisir à me rassurer ; il me garantissait la liberté dont il avait usé lui-même. Pourquoi donc cet entretien m’a-t-il inspiré une profonde tristesse que je m’efforce en vain de dissiper ?

Oui, il viendra un jour où je me conformerai de moi-même aux conseils que me donnait ma mère ; il viendra un jour où je songerai à me marier, c’est-à-dire à choisir la compagne de ma vie, une jeune fille modeste et sage, propre à devenir une femme prudente et sensée, une mère de famille. Je serai maître de mon choix, mais à une condition, c’est que ce choix sera limité, que celle que je choisirai sera d’une certaine classe, occupera une certaine position, aura une certaine renommée, une certaine fortune. On est bien persuadé que, tout en étant libre, je n’en resterai pas moins esclave de l’éducation qu’on m’a donnée, des respects qu’on m’a inculqués, des préjugés qu’on m’a imposés. Tu penses à Louise malgré toi, j’en suis sûr. Elle est belle, douce, spirituelle, distinguée, elle m’aime. Quelle autre réunirait à mes yeux plus d’avantages ? Eh bien ! je n’épouserai pas Louise. Je n’y aurais même jamais pensé si on ne m’avait parlé de mariage au plus fort de mon amour. Louise elle-même n’en aura jamais l’idée. Elle sait bien, la pauvre fille, qu’elle est de celles qui servent à nos plaisirs, que nous aimons de toute notre âme et que nous abandonnons quand la jeunesse a sonné sa dernière heure. Elle ne se dit pas qu’un jour je l’abandonnerai, elle ne saurait y songer sans mourir. Elle s’étourdit, elle fait comme moi, elle se borne à jouir de ces belles années si fugitives, et elle ferme les yeux afin de ne pas voir celles qui suivront. Quel mépris cependant de pareilles réflexions vous inspirent pour vous-même ! Quoi ! cette maîtresse si chère, si adorable, qui vous aime d’une affection si désintéressée, qui marchait dans l’innocence et la pudeur, et qui volontairement s’est perdue pour vous ; quoi ! celle par qui vous existez, qui vous donne chaque soir une heure du ciel et des souvenirs qui vous feront si courte la journée du lendemain ; quoi ! la femme qu’a choisie votre cœur sera vaincue un jour par la femme qu’aura choisie votre raison ! C’est impossible. L’amour proteste contre cette austère folie. J’épouserai Louise ou je ne me marierai pas. Épouser Louise ! Je ne saurais exprimer toutes les émotions que remue en moi cette idée nouvelle. Louise serait ma femme !… Mais serait-elle la fille de ma mère, la mère de nos enfans ? Pourquoi ce bonheur a-t-il des aspects qui me font frémir ? Ne ris pas de toutes ces contradictions. Songe à la manière dont j’ai été élevé. Je n’ai jamais quitté notre petite ville ; mon âme seule s’en est échappée quelquefois à la suite de la tienne. Un homme qui a voyagé, qui a vécu parmi des étrangers et s’est nourri du lait de l’indifférence, cet homme-là peut épouser la femme qu’il aime ; mais celui qui connaît trois ou quatre mille sots et en est connu, qui vit depuis vingt ans avec eux et ne les a jamais quittés, celui-là est plus faible ou plus fort. Et encore rarement un homme se décide de lui-même à épouser sa maîtresse. Il faut que la femme y voie son intérêt, son salut, qu’elle l’amène à cette consécration, qu’elle soit assez habile pour faire naître en lui le désir de la retenir à jamais. De ce côté je suis tranquille. Louise n’exigera point de réparation. Ce qu’elle demande, c’est que je l’aime. Eh bien ! lâche, enivre-toi de cette fleur, respire son parfum, admire ses nuances infinies, et, lorsque tu en seras rassasié, tu la jetteras, tu la fouleras aux pieds et tu passeras outre !

Je viens de pleurer pendant une grande heure. Voilà de la sensibilité à bon marché et qui rafraîchit. Je ne suis pourtant qu’à demi consolé ; je me sens encore sous l’empire de la tristesse. Bah ! ce soir Louise avec sa gaieté m’aura bientôt rendu la mienne. Elle est bonne pour cela, n’est-ce pas ?


4 avril.

Je ne pouvais plus supporter la mère Morin. Sa présence empoisonnait toutes mes joies, elle ôtait à ma Louise quelque chose de sa grâce et de sa pureté. J’ai déterminé cette charmante fille, non sans beaucoup de peine, à prendre un autre lieu de rendez-vous. Elle a bien pleuré avant de m’accorder cette nouvelle preuve de son amour. Elle m’a confessé naïvement qu’il lui en avait moins coûté de se donner à moi, que ces rendez-vous au dehors l’effrayaient, que c’était comme un pas de plus qu’elle faisait dans une voie mauvaise, et tout cela sans grimaces, avec une simplicité qui m’a ravi et me la rend plus chère encore, s’il est possible. J’ai loué à l’extrémité de la ville un jardin avec un petit pavillon, le tout dans un lieu isolé entouré de terres incultes ou tenues par des jardiniers qui habitent ailleurs. Le soir, on n’y voit jamais personne. Louise s’y rend de chez elle en moins de dix minutes. Je l’attends à un endroit convenu. Elle accourt inquiète et tremblante, regarde de tous côtés, saisit vivement mon bras, et au bout de quelques secondes nous sommes au gîte. Il n’y a dans le pavillon que deux chambres disposées et meublées de la façon la plus confortable, la plus élégante même. Des volets doubles empêchent qu’on ne voie du dehors s’il y a de la lumière. Le salon est tendu d’une jolie perse verte semée de roses et de lilas. Rien n’y manque. Il y a jusqu’à une bibliothèque. La première fois que j’y vins avec Louise, lorsque son émotion fut calmée, elle admira tout ce luxe et me complimenta sur mon goût. Par malheur je ne pus accepter le compliment. Ce mystérieux réduit a été décoré par les soins d’un de mes amis et à l’intention d’une belle dame qui l’honore de ses bontés. Le nid prêt, la frayeur l’a prise. Elle a mieux aimé continuer à recevoir chez elle son amant, qui est quelquefois forcé de se cacher dans une armoire, comme Charles-Quint dans Hernani. Je te conterai cette histoire un autre jour. Il m’a tout cédé au prix coûtant, non sans pousser quelques soupirs de regret. Il est heureux toutefois, m’a-t-il dit, que son œuvre ne soit point profanée par des amours vulgaires. Tu ne peux t’imaginer, mon cher Léon, quelles délices nouvelles a procurées à mon amour ce simple changement d’abri. C’est l’idylle des premiers jours qui recommence. Ici je possède Louise tout entière (car c’est de notre cher pavillon que je t’écris) ; ici mon rêve est complet, et rien ne me rappelle au triste sentiment de la réalité. Je sens mon amour croître avec le gazon, avec les feuilles des arbres, avec les primevères et les violettes. Que le printemps est beau quand on aime ! Louise me quitte d’ordinaire lorsqu’il fait à peine jour. J’avais remarqué que les hommes qui viennent travailler dans les jardins voisins s’en vont à midi pour dîner. Je lui ai persuadé de rester aujourd’hui jusqu’à midi. J’avais hâte d’admirer avec elle le paysage magique qu’on découvre de nos fenêtres et qu’elle n’avait jamais vu encore. Le soleil s’est levé pour nous dans toute sa splendeur. Le ciel était d’un bleu clair qui faisait penser aux anges. Au bas du jardin et presque à nos pieds, la L… roulait son flot tranquille, et sur l’autre rive les maisons, les fabriques, les champs, et plus loin les coteaux qui verdissent émaillés de blanches villas, et au fond, à l’horizon, et comme un cadre d’or, la mer étincelante. Louise se cachait derrière les rideaux, elle n’osait jouir en paix de ces présens du bon Dieu. Elle voit toujours des yeux fixés sur elle, elle craint toujours quelque propos indiscret, non pour sa réputation, qu’elle me sacrifierait de bon cœur, mais parce qu’on pourrait nous tourmenter, troubler notre bonheur, avertir mon père. Vous avez beau dire, messieurs, vous avez beau nous vanter vos femmes intrépides ; ce sont toutes ces faiblesses, toutes ces appréhensions qui font la force d’une maîtresse. Je l’aimerais moins si elle était plus brave, et, quoique nous n’ayons rien à redouter, c’est pour moi un plaisir de plus d’avoir à la rassurer.

Nous avons déjeuné de bon appétit avec les restes du souper d’hier. Elle nous a fait du thé de sa mignonne main. T’ai-je dit qu’elle a une main adorable, longue, blanche, aristocratique, avec de jolis ongles roses ? À midi, elle a traversé le jardin et s’est dirigée vers une des issues, car nous en avons deux. J’étais à mon poste d’observation. Il était convenu que je sifflerais si j’apercevais quelque figure humaine. Personne n’a paru. Elle s’est échappée leste et furtive, et je l’ai suivie de l’œil en l’admirant et en lui jetant des baisers perdus. Et maintenant je suis seul et je t’écris ; non, je me trompe, en t’écrivant je suis encore avec elle.


8 avril.

Mon père m’a déclaré gravement ce soir qu’une affaire importante exigeait sa présence à Paris, et que, d’autres affaires ne lui permettant pas de s’absenter, il me priait de m’y rendre à sa place. Je fis un prodigieux effort pour ne pas lui sauter au cou. J’eus un silence de résignation qu’il approuva sans doute. Il ajouta qu’il fallait m’occuper le soir même de mes préparatifs, que je partirais le lendemain à midi, et que l’affaire en question me retiendrait au moins huit jours. Il m’a ensuite expliqué la chose, qui, dans ces huit jours, ne me prendra pas beaucoup plus de deux heures.

Tu es trop clairvoyant, mon brave Léon, pour n’avoir pas déjà deviné que le plaisir de te voir et de passer une semaine avec toi dans notre cher Paris, plaisir très vif pour mon cœur, ne saurait cependant motiver suffisamment l’excès de ma joie. Si tu t’es fait cette illusion, il est de mon devoir de la dissiper sans retard. Je ne t’arriverai pas seul, Louise m’accompagnera.

Je te vois ouvrir de grands yeux et solliciter une plus ample explication. Je n’ai rien à te refuser. Dès les premiers mots de mon père, le projet d’emmener Louise s’est présenté à mon esprit. Je l’aime trop, surtout depuis nos rendez-vous du pavillon, pour ne l’avoir point associée sur-le-champ au bonheur que je me promettais. La seule cause d’embarras était le peu de temps qui nous restait. Je courus chez elle, et lui fis brusquement ma proposition. Elle devint toute rouge, ses yeux brillèrent, et elle me remercia de ma bonne pensée ; mais de quel prétexte couvrir son départ ? Toute la ville le saurait. Elle devait aller travailler le lendemain dans une maison, chez une amie de ma mère. C’était impossible, de toute impossibilité. Je demeurais interdit, je n’avais point prévu d’objections, et, au lieu de me réjouir de mon départ, j’étais prêt en cet instant à m’en désoler. Fort heureusement la mère Morin vint à notre secours. « Vous êtes des enfans, nous dit-elle, j’ai de quoi parer à tout. » Nous la regardâmes de cet œil brillant qu’on tourne vers un sauveur dans les cas désespérés. Elle nous développa son plan, elle fut admirable d’astuce et de profondeur. Je partirais le lendemain, comme j’en étais convenu avec mon père, par le convoi de midi. Louise aurait pris les devans, grâce au premier convoi, qui part à six heures du matin, et m’attendrait à R…, à la gare. Quant à l’absence de sa fille, elle se chargeait de l’expliquer. D’abord elle se rendrait de bonne heure dans la maison où Louise devait aller. Elle dirait que sa chère petite était trop enrhumée pour sortir, qu’il ne fallait pas compter sur elle avant une quinzaine de jours, que le médecin lui avait commandé l’air de la campagne, et qu’elle irait probablement passer huit jours à R…, chez une de ses cousines. « Mais c’est parfait ! » m’écriai-je. Louise, ébranlée, fit bien encore quelques objections ; Mme Morin les réfuta victorieusement, alléguant pour raison suprême qu’il était nécessaire qu’une jeune personne vît Paris, qu’elle l’avait vu dans sa belle jeunesse, qu’elle y avait même passé un mois, et qu’elle voulait que l’enfant fît comme sa mère. Louise, qui au fond le désirait encore plus qu’elle, se rendit enfin. Ma joie ne connut plus de bornes, j’étais comme fou. Tu peux en juger : j’ai embrassé la mère Morin.

Aussitôt sa résolution prise, Louise m’a renvoyé, n’ayant pas, a-t-elle dit, une minute à perdre pour tout disposer. C’est à cette circonstance que tu dois ces longs détails ; sans cela, tu n’aurais appris par écrit que le dénoûment de l’aventure, et nous t’en aurions conté de vive voix les diverses péripéties. Cette lettre t’arrivera peut-être une heure avant nous. Il est deux heures du matin, mais je ne saurais dormir, et c’est seulement par raison que je vais me mettre au lit.

A bientôt. Les huit belles journées que nous allons passer ensemble ! A propos, elle m’a dit qu’elle serait heureuse de te revoir. Heureuse ! C’est le mot dont elle s’est servi.

Nous descendrons à l’hôtel qui est en face de chez toi. Retiens-nous une chambre et un salon. Je veux qu’elle passe pour ma femme. Ah ! s’il m’était permis un jour de lui donner ce nom !

Fais bien attention qu’il n’y a poésie qui tienne, tu nous appartiens pour huit jours, tu es à nous.


22 avril.

Notre retour à B… s’est effectué aussi heureusement que notre départ. Il semble qu’un être mystérieux, l’amour, dirait un classique, un ange, dirait un romantique, a veillé sur nous pendant ces dix jours et nous a couverts de ses ailes. Un seul instant du voyage m’a été pénible, c’est celui où je me suis séparé de Louise à l’avant-dernière station. Je suis revenu seul comme j’étais parti pourtant ; mais ce n’est pas la même chose. J’allais la rejoindre, je ne la laissais pas. Est-ce donc une créature dont je doive rougir ? Y a-t-il à me cacher de l’aimer ?

Je t’écris avant de l’avoir revue. Elle arrivera ce soir vers les huit heures.

Ô mon cher Léon, comme ces dix jours se sont envolés ! Je suis accablé et presque triste ; mais il faut bien un peu de tristesse après ces grandes joies, comme un peu de pluie après les grandes ardeurs.

Mon père est très content. J’ai fait merveille à Paris, son affaire est terminée. Il m’y enverra encore.


30 avril.

À présent que ma fièvre de bonheur est apaisée, j’éprouve une joie paisible et délicieuse à me rappeler ces dix jours passés à Paris entre elle et toi. Tu la juges maintenant comme elle mérite d’être jugée. Tu ne m’écriras plus que Louise est fort gentille sans doute, mais que mon enthousiasme a sa source dans mon amour seul. Tu l’as observée, cette âme candide, tu l’as étudiée sous tous les aspects ; tu en as apprécié les nuances délicates, le charme infini. Je t’ai surpris plusieurs fois fixant sur elle un regard d’étonnement, ne sachant pas si c’était un rêve ou une réalité, si tu avais affaire à la maîtresse ou à l’épouse. Et pourtant tu es un éplucheur ! La moindre dissonance te blesse, tu es accoutumé aux sons purs et suaves, et une note fausse te gâte tout le charme d’une jolie voix. Lui en est-il échappé une ? As-tu remarqué dans sa tournure, dans son air, dans ses paroles quelque chose qui trahît la grisette de province ? Comment a-t-elle fait pour prendre du soir au lendemain ces manières exquises, ce ton du monde, cet aplomb modeste ? Sache qu’elle n’est point ainsi à B…, elle s’est faite autre pour Paris. Les femmes se transforment comme par miracle, et en un clin d’œil de bergères se font reines. Elles n’ont pas, comme nous, besoin de s’acclimater dans les hautes sphères : l’air qu’on y respire leur convient tout de suite, ce qui prouve bien que la grâce et la beauté sont et seront toujours leurs seuls titres de noblesse. Je te l’avoue, Léon, plusieurs fois pendant notre séjour à Paris, me sentant dans un milieu plus large que celui de la province, je me suis demandé pourquoi, un jour, il ne me serait pas donné d’épouser Louise. Il est vrai qu’en touchant le pavé de B… et en revoyant la mère Morin, elle est bien vite redevenue elle-même. Elle-même ! n’est-ce pas un mérite de plus ? Elle est toujours ce qu’elle doit être. Tu admirais le respect que lui témoignaient les domestiques de l’hôtel ; il ne leur est pas venu un moment à la pensée qu’elle ne fût pas ma femme légitime. Et dans nos courses au Bois, comme chacun la regardait ! comme on se demandait qui elle était ! comme on était surpris de voir une telle femme et de ne pas la connaître !

Nous ne parlons plus que de Paris. Elle a fait des observations qui me confondent, et je ne croyais pas qu’elle eût à ce point le sentiment du beau. Il va sans dire qu’on ne t’oublie pas. Louise a pour toi une véritable affection de sœur mêlée à je ne sais quel instinct de respect. Elle me rappelle tes moindres attentions pour elle, nos causeries dans ton joli salon, nos dîners au Café-Anglais, nos visites aux différens théâtres. Nous renouvelons ainsi par le souvenir toutes les jouissances que nous avons éprouvées, et cette matière inépuisable défraiera pendant bien longtemps tous nos bavardages d’amoureux.

Les feuilles ont fait des progrès en notre absence. Le printemps, qui est d’ordinaire en retard chez nous, parce que nos vents de mer le forcent à se cacher, le printemps a déjà revêtu ce beau manteau d’un vert tendre qu’il garde si peu et qui lui sied si bien. Nous avons de légers brouillards que le soleil dissipe à midi, et alors le ciel est d’un bleu splendide, l’air est tiède et embaumé. Je vais tous les matins faire une visite au pavillon, où je ne trouve pas Louise, mais où je rencontre Charles B…, le jeune homme qui m’a cédé le jardin, et qui à ma prière passe toujours pour en être le véritable possesseur. Il s’est entendu avec un jardinier qui taille les arbres, coupe le gazon, ratisse les allées et renouvelle les fleurs. Quel dommage de ne m’y pouvoir promener avec ma Louise en plein soleil ! Mais je cueille un bouquet que je lui offre le soir et que nous admirons ensemble. Pendant que je me livre à cette occupation pastorale, Charles B… se promène en soupirant. Il me parle de sa belle dame qui ne lui cause que des tourmens, et je lui parle de Louise qui ne me cause que des joies.


20 mai.

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Mon père se doute de quelque chose. Il m’a lancé l’autre jour en plaisantant deux ou trois allusions indirectes qui m’ont fait rougir jusqu’au bout des oreilles. Ma mère paraît un peu contrainte avec moi, elle n’ose plus me dire un mot de Mlle D…, qui continue néanmoins de venir assez souvent chez nous. Cela me gêne, je l’évite le plus que je puis, mais je ne peux pas l’éviter toujours. Il y a dans ses fréquentes visites un manque de délicatesse qui me choque au suprême degré. Il est clair qu’elle n’a point renoncé à ses prétentions sur moi et que ma mère les encourage, tout en n’osant plus m’en parler. Aussi suis-je par momens un peu nerveux et facilement irritable. Ma mère en souffre ; je m’en veux alors de la faire souffrir, et, afin de l’en dédommager, j’ai pour Mlle D… quelques égards que celle-ci interprète à sa manière. C’est agaçant. Je ne puis pourtant pas lui dire : « Mademoiselle, je ne vous épouserai jamais. N’y comptez pas. »


3 juillet.

Tu me reproches de ne t’avoir point parlé de Louise dans ma dernière lettre. Que te dirais-je que je ne t’aie déjà dit ? Tu as assisté en quelque sorte aux nombreuses découvertes que j’ai faites dans cette nature vierge, dans ce cœur si riche et si fécond. Je jouis maintenant avec délices de tout ce qui m’a dans le premier moment arraché un cri d’admiration ou de surprise. Le bonheur ne se raconte pas. Son uniformité ne plaît qu’à ceux qui le possèdent. On peut dire des amours ce qu’on a dit des peuples : Heureux ceux qui n’ont pas d’histoire !


20 juillet.

Nos ducasses ont recommencé. Chaque dimanche, vers les trois heures de l’après-midi, sur une route pleine de poussière et de soleil, se précipitent des groupes coquets et joyeux, qui en voiture, qui à cheval, qui à pied. On se rend à une lieue ou deux de la ville, dans quelque frais village converti pour ce jour-là en guinguette. Je pars avec un ami, et en arrivant je trouve Louise venue de son côté avec quelques compagnes. On s’aborde, on s’invite, on se promène indéfiniment sur une herbe foulée par deux mille personnes, puis on danse. Je t’avoue que ces fêtes ont perdu à mes yeux leur principal attrait : elles me plaisaient lorsqu’elles étaient l’unique occasion que j’avais de me rencontrer avec Louise, de lui offrir mon bras ; elles me sont aujourd’hui un vrai supplice. Tous nos jeunes gens sont au courant de mon bonheur : ils n’en ont point parlé, parce qu’il y a entre les jeunes gens de province un certain accord tacite, une convention de savoir ce qui concerne chacun d’eux et de feindre de l’ignorer ; mais quelques-uns se sont hasardés à inviter Louise, et la prudence ne lui permet pas de refuser. Elle leur accorde une contredanse ou une polka. C’est un vol qu’elle me fait ; puis, si la plupart ont une délicatesse qui leur défend trop d’empressement auprès de la pauvre fille, il y en a d’autres qui se targuent de sa faiblesse pour lui adresser des propos équivoques. Je la vois quelquefois baisser la tête et se troubler pendant qu’elle danse avec un autre. Mon sang s’allume alors et je serais capable de faire une sottise ; mais Louise m’apaise par un regard, elle ne me répète pas ce qu’ils lui disent : au contraire, elle cherche à les excuser, à détruire mes soupçons, à calmer ma colère. Dimanche dernier, elle n’a pu y réussir. Elle avait dansé avec ce grand et gros Édouard S… dont tu admirais la santé et les airs triomphans lors de ton dernier voyage. Il lui proposa après la danse de prendre quelques rafraîchissemens : elle refusa ; il se mit à rire et regarda de mon côté, et Louise devint rouge comme une cerise. Je n’entendais rien, mais je comprenais tout à leurs gestes, au mauvais rire d’Édouard, à la confusion de Louise. Il la laissa enfin. Le soir, en revenant, je voulus savoir d’elle ce que ce gros fat lui avait dit. — Mais rien, répondit-elle vivement.

Cet Édouard S… est connu dans le monde des grisettes de B… pour ses prouesses amoureuses. Il séduit les plus jolies filles et se donne la petite satisfaction de les céder à ses amis, lorsqu’il n’en veut plus. Il a une figure impertinente et lubrique, de grands yeux bleus bêtes, qui étincellent lorsqu’il regarde une femme, une barbe blonde qu’il peigne sans cesse, une main assez blanche qu’il montre avec affectation, et grâce à laquelle il se croit irrésistible. Je sais qu’il a couru après Louise quand je ne pensais pas encore à elle, et qu’il m’en veut mortellement au fond du cœur d’avoir réussi où il a échoué. Il a juré, m’a dit en confidence Charles B…, de me supplanter et d’y parvenir avant qu’il soit longtemps. Je ne fus pas content du silence de Louise. Ajoute à cela que le clair de lune était superbe, qu’il nous a fait reconnaître par des amis de ma famille, et par des dames, qui plus est… Nous nous séparâmes donc assez froidement. Le lendemain, lorsque nous nous revîmes au pavillon, le premier mot qu’elle me dit fut pour me reprocher cette froideur. Alors je lui confessai mes craintes. « Toi jaloux ? s’écria-t-elle ; va, tu n’as rien à redouter de personne, mais je suis bien aise que tu sois jaloux. Maman dit que c’est la preuve qu’on aime bien et pour longtemps. » Et là-dessus elle se mit à rire, puis elle s’assit sur mes genoux, m’énuméra tous les ridicules d’Édouard, ceux que je connaissais et ceux que je n’avais pas encore remarqués. J’ai honte à présent du sot plaisir que je pris à toutes ces innocentes méchancetés. Je ne l’avais jamais vue si folle et si railleuse ; néanmoins, à quelques réticences, à quelques conseils prudens qu’elle m’a donnés, j’ai compris qu’elle craint cet Édouard. Il lui a fait une menace, je ne sais laquelle, et cette menace l’inquiète. Chère enfant ! Je lui ai promis de ne plus prêter la moindre attention aux galanteries de mon infortuné rival, et nous avons passé tout le reste de la soirée à rire et à nous moquer de lui.

C’est égal ! je n’ai point aimé cette joie qu’elle a témoignée de me voir jaloux. Mme Morin lui souffle toutes ses idées basses et absurdes. Qu’elle est malheureuse d’avoir une pareille mère ! Mais avoir une pareille mère et être ce qu’elle est, voilà le miracle.


5 août.

J’ai obtenu un nouveau témoignage de sa tendresse et un des plus charmans qu’elle m’eût encore donnés. C’était dimanche la ducasse d’O… Nous devions y aller, et je m’en réjouissais médiocrement. Elle me dit samedi soir en me quittant qu’elle y renonçait, qu’elle avait un autre projet, et qu’elle me priait de me trouver le lendemain vers onze heures du matin sur la route de C… avec une voiture. Je crus qu’il s’agissait de la fête d’un autre village. Je ne lui avais trop rien demandé, je sais qu’elle aime qu’on lui obéisse aveuglément. Le dimanche, le soleil se leva dans toute sa pompe, et je dus courir longtemps par la ville avant de pouvoir me procurer le véhicule exigé. Toutes les voitures étaient retenues pour la fête d’O… Néanmoins à onze heures j’étais sur la route de C… à l’endroit convenu. Je ne tardai pas à la voir paraître. Sa mise me surprit. Elle avait une robe toute simple, son chapeau le moins coquet, un petit châle de laine. Elle était adorable. « Où allons-nous ? » cria le cocher. « Demandez à madame, » lui répondis-je. Elle lui ordonna de nous conduire dans la Vallée-Heureuse. « La bonne pensée, m’écriai-je, et la délicieuse journée que nous allons passer ensemble et seuls ! » Elle ouvrit alors un petit panier qu’elle tenait caché sous son châle, et dans lequel il y avait des provisions de bouche, le dîner de deux oiseaux ou de deux amoureux. « Nous trouverons bien des œufs et du lait, » dit-elle pour répondre à mes railleries sur nos modestes provisions. Au bout d’une heure, nous étions arrivés. Nous descendîmes de voiture, nous donnâmes rendez-vous au cocher pour le soir, et de notre pied léger nous nous élançâmes dans la vallée.

Tu ne connais pas la Vallée-Heureuse ? Profane ! Mais la faute en est à moi, et, puisque tu viens chaque année passer quelques jours dans notre cher pays, je suis un grand malheureux de ne t’y avoir jamais mené. J’en avais parlé plusieurs fois à Louise, qui ne la connaissait pas non plus. Tu vois par quel coup de baguette elle nous y a tout à coup transportés.

La Vallée-Heureuse est une vraie merveille. C’est le fond d’une vaste carrière de marbre où Dieu a fait pousser des arbres, des blés, des eaux et des fleurs. On y descend par un sentier à pic ; on longe des murs gigantesques, et l’on se trouve tout à coup au bord d’un ruisseau qu’on traverse sur les débris détachés de la carrière. Tu ne peux t’imaginer quel ravissant tableau se présente alors au regard. De jolis arbres blancs sortent trois par trois d’un sol pierreux. Puis aux pierres succède un fin gazon, et vous voyez se dérouler devant vous une harmonieuse rangée de peupliers d’Italie. Les arbres ne sont pas tordus comme ceux qui garnissent nos routes, et qui, battus des vents, semblent plus difformes que bizarres. Ici le vent passe au-dessus d’eux : ils se balancent dans toute leur grâce ou se dressent dans toute leur majesté. Avançons toujours. Nous voici dans un bois de jeunes ormes. Le ciel, les champs, les murs, tout vous échappe. On se croirait en pleine forêt, loin, bien loin du monde, et dans le cœur même d’une vaste solitude ; mais bientôt un bruit vous éveille et vous attire. C’est l’eau du ruisseau qui se joue dans la roue d’un moulin. Au bout d’un instant, le moulin vous apparaît, et derrière une belle pièce de blé toute jaune avec des touffes de bluets et de coquelicots. Ô simplicité des champs, calme, repos, silence, que vous nous parlez bien mieux qu’un orchestre de village, et que je préfère cette joie qui sort de nous-mêmes et se répand sur la nature à cette autre joie bruyante qui éclate au dehors et ne peut souvent pas pénétrer jusqu’à nous !

Je faisais admirer à Louise une fleur, chef-d’œuvre de grâce qu’on foule aux pieds, un rayon de soleil sur des feuilles mouillées, l’eau qui écume autour d’un caillou, tous ces mille détails sur lesquels se repose notre vue fatiguée de contempler l’ensemble : elle regardait autour d’elle et m’embrassait pour me remercier. Et comme je lui disais : « Non, non, vois ! Que c’est beau, que c’est charmant ! » elle me répondait oui, et ne voyait que moi, et m’embrassait encore. Ainsi elle me récompensait du plaisir que je goûtais comme d’un service rendu ; elle me savait gré de cette émotion, elle n’était point jalouse de cette vallée enchantée.

Voilà une de ces journées qu’on n’oublie jamais non plus.

Nous avons dîné au moulin. Le repas fut assez rustique, mais le charme était rompu, nous n’étions plus seuls. La meunière, accoutumée à ces visites, s’empressait de nous servir, et ses enfans, trois ou quatre bambins d’un aspect peu séduisant, tournaient autour de nous et nous examinaient comme des bêtes curieuses.

Le jour tombait quand nous nous mîmes en marche pour rejoindre notre voiture. Louise, voyant venir la nuit et peu familière avec la solitude de la campagne, hâtait le pas et ne m’écoutait plus avec enivrement comme dans la matinée. Le cocher nous fit attendre une bonne heure. Elle était effrayée, elle croyait voir passer dans l’ombre des figures sinistres, et se pressait contre moi comme un poussin sous l’aile de sa mère. Enfin nous entendîmes le pas des chevaux ; mais, autre sujet d’effroi, notre automédon était ivre. Il avait fraternisé toute la journée dans les cabarets du voisinage. Je fus obligé de monter à côté de lui sur le siège, et de prendre moi-même les rênes. Dès que nous aperçûmes les premières lumières de B…, nous descendîmes bien vite, et nous abandonnâmes le cocher au dieu des ivrognes. Nous revînmes gaiement à pied bras dessus, bras dessous, riant de notre dernière aventure, car d’une journée pareille tout est joie en souvenir, même les désagrémens.


1er septembre.

Je suis en retard avec toi, mon cher Léon. C’est que, depuis une quinzaine de jours, tout le fardeau des affaires m’est tombé sur les bras : mon père est malade. On nous assure que ce ne sera rien ; mais au début son indisposition nous a fort tourmentés, ma mère et moi. Elle a commencé par une sorte de faiblesse comme celle qu’il a eue le premier jour de l’année dans notre réunion de famille. L’évanouissement n’a pas été long, il est revenu presque tout de suite à lui ; mais, au lieu de se trouver dispos le lendemain, il a continué d’éprouver des douleurs dans la tête, un grand affaissement, bref une impossibilité physique de se livrer à ses travaux accoutumés. Depuis lors il garde la chambre, et se plaint moins du mal que du repos. Pour une nature comme la sienne, l’inaction est une souffrance qui efface toutes les autres. Ma mère lui dit, pour le calmer, que rien ne périclite, que je m’efforce de le remplacer, qu’il sera étonné, lors de sa convalescence, de tout trouver en règle. Il ne lui répond rien, mais il a un sourire amer que la pauvre femme ne comprend pas. Ce sourire semble dire : « Je ne suis donc pas nécessaire ? » J’ai voulu passer quelques soirées auprès de lui, dans sa chambre ; il ne l’a point permis. Il me renvoie toujours sous prétexte que j’ai besoin de prendre l’air, et qu’un tel excès de travail finira par me faire tomber malade. Ma mère a beaucoup à souffrir de ses impatiences et de ses fureurs contre le médecin ; suivant lui, c’est le médecin et non le mal qui le retient dans son lit. À toutes les questions qu’on lui fait sur sa santé, il répond qu’il n’a rien, qu’il ne ressent rien, qu’il serait capable de se lever et d’aller à pied à sa campagne, mais que ma mère le croirait mort s’il mettait seulement ses bottes. Cependant il va mieux. Le docteur n’en convient pas devant lui, craignant qu’il ne lui échappe. Il s’est levé hier pour la première fois. Il n’a pas voulu nous laisser voir combien il était surpris lui-même de son affaiblissement ; mais tout le monde s’en est aperçu. Il m’a témoigné beaucoup de tendresse et m’a prié de lui tenir compagnie avec ma mère. Je n’ai donc pu aller chez Louise, qui m’attendait, et qui a été adorable tous ces jours-ci, me parlant de mon père, me tranquillisant, me reposant par sa douce présence d’une aride journée passée avec des chiffres. Que de formes, que d’aspects, que de nuances sait prendre l’amour d’une femme ! Elle me dit qu’elle voudrait aller soigner mon père, qu’elle le guérirait, qu’elle s’entend à cela. Chère et bonne Louise ! Ah ! j’oubliais ! mon père m’a reparlé mariage, très légèrement, il est vrai, mais toutes ses paroles prennent de la gravité dans l’état où il se trouve. Je me suis tu. Adieu. Je veux que cette lettre parte, et elle ne partirait pas si j’entamais cette grande, cette triste question… Adieu.


8 septembre.

Je rentre de bonne heure, il n’est pas minuit. J’en profite pour t’écrire à la hâte le serrement de cœur et les instans d’angoisse que Louise n’a pu m’épargner. Il me semble que j’ignorais encore à quel point je l’aimais. L’amour est ainsi, Léon : à chaque pas qu’il fait, il s’aperçoit avec ravissement qu’il est immense. Malheur à celui qui découvre les bornes de son amour ! Il est bien près de ne plus aimer.

Je m’étais rendu au pavillon. Louise tardait. Sa tendresse ne m’a pas habitué à l’attendre. J’avais mis ma montre devant moi sur une petite table, je ne la quittais pas des yeux, je dévorais les minutes et les secondes. On frappe enfin, j’ouvre, et c’est la mère Morin qui se présente à moi. L’idée ne m’était pas venue un seul instant qu’il pût être arrivé quelque chose à Louise. J’attendais et je l’accusais. Je demeurai muet, tremblant, regardant Mme Morin, qui se jeta sans cérémonie dans un fauteuil et se plaignit de la course qu’elle avait faite. « Et Louise ? Louise ! m’écriai-je. — Ah ! elle est dans un joli état, ce pauvre agneau, repartit l’implacable femme ; mais c’est votre faute aussi. » Je poussai un cri qui l’effraya sans doute. « Rassurez-vous, poursuivit-elle, ce n’est rien, une misère, un peu de fièvre. Elle voulait se lever et courir jusqu’ici, de peur de vous inquiéter. C’est un ange ! Allons, venez, elle vous attend. Mais laissez-moi d’abord examiner tout ça. — Au nom du ciel, interrompis-je, ne perdons plus une minute. »

Je n’avais point permis jusqu’alors que notre paradis fût profané par sa présence. Je hâtai le pas et fis peu d’attention à tout son bavardage, en me rendant du pavillon chez elle. Louise était couchée, pâle, les yeux brillans, avec un air de mélancolie et de souffrance. En un instant, je fus à genoux au pied de son lit. Elle me jeta ses bras autour du cou et appuya sur mon front ses lèvres brûlantes. « Ah ! voilà ce que je craignais, s’écria Mme Morin. Je vous avais tant recommandé d’être sage ! D’abord, si vous ne vous asseyez pas bien tranquillement, je vous renvoie. Voulez-vous me la faire mourir ? » Je pris une chaise, et Louise m’apprit en quelques mots qu’elle n’avait pu se lever le matin, qu’elle avait eu la fièvre, mais qu’elle se sentait déjà mieux. Je parlai d’un médecin, elle prétendit que c’était inutile, et comme j’insistais, sa mère s’écria vivement, pour couper court à la discussion : « Ne nous embarrassez pas d’un médecin, je sais ce que c’est d’ailleurs, et c’est moi qui me charge de la soigner. Maintenant vous allez vous retirer. » J’obéis, voyant bien que ma présence redoublait l’agitation de Louise. Mme Morin me reconduisit en grommelant jusqu’au seuil de la porte, et répéta ces mots, qui m’avaient si fort troublé : « C’est votre faute. Oh ! les hommes ! »

Ces mots ne me sortent plus de l’esprit. Je me rappelle aussi certaines réticences, certains regards qui ne devraient plus même me laisser un doute. Ô mon ami ! si Louise… Je ne te l’ai pas dit, je l’ai toujours caché à la pauvre fille ; mais je sens qu’un enfant me lierait à elle pour la vie, et que je puiserais dans ce sentiment nouveau, dans le sentiment de la paternité, une force de résolution que je demande en vain à mon amour.


9 septembre.

Elle va mieux. On m’a permis ce soir de passer une heure auprès d’elle. Nous avons causé d’abord bien doucement, à voix basse ; puis, de peur de la fatiguer, je lui ai proposé de lui lire quelque chose. Pendant que je lisais, ses yeux se sont fermés, et je baissais le ton, et je la regardais du coin de l’œil. Enfin elle s’est endormie, et je l’ai contemplée longtemps dans son sommeil d’ange.

Je ne me suis encore informé de rien. J’ai préféré garder ma chère espérance.


25 septembre.

Qu’il faut peu de chose pour nous bouleverser ! Qu’est-ce que ce bonheur que nous croyons si solide, et qu’un grain de sable ébranle ? Tu vas sans doute me trouver absurde. Il n’importe. Je ne suis pas tranquille quand j’ai quelque chose qui me préoccupe, et que je ne t’ai pas confié.

Quoique Louise soit toujours un peu languissante, nous avons repris nos rendez-vous du pavillon. C’est elle qui l’a voulu ; elle s’est aperçue que sa mère recommençait à me devenir insupportable. J’avais allumé un bon feu dans le petit salon, car les soirées sont déjà fraîches, et je l’attendais sans trop d’impatience cette fois, mais avec cette tendre et vague inquiétude inséparable de l’amour. Elle arriva toute frissonnante ; je la fis asseoir dans un grand fauteuil, bien près du feu, et je pris ses mains dans les miennes pour les réchauffer. Elle fut bientôt tout à fait remise, et nous causâmes gaiement du mal passé. Tout à coup elle me dit : « Sais-tu bien de quoi j’avais peur ?… » Ces mots, que j’avais compris, me glacèrent, elle sentit ma main trembler dans la sienne ; mais au lieu de m’expliquer là-dessus avec elle, je changeai brusquement d’entretien, et elle s’imagina sans doute que je partageais sa crainte, et que c’était cela qui m’avait fait tressaillir.

J’ai la manie de retourner de cent manières dans ma pauvre cervelle les choses qui m’ont frappé ; j’arrive ainsi à donner à des riens des proportions fabuleuses. J’en vins à penser que cette crainte de se voir mère était contraire à la nature, qu’une femme qui s’exprimait d’une telle façon n’aurait point aimé son enfant. Ainsi Louise se croirait vingt fois plus déshonorée par la preuve vivante de sa faute que par sa faute même, et pendant que je me réjouissais d’une espérance incertaine, la mère et la fille tremblaient, comme dans l’attente d’un malheur… Elles respirent maintenant, elles s’étaient trompées, le danger est passé, et moi je souffre sans oser avouer à Louise ce qui me fait souffrir. Ah ! que j’aurais besoin de ton amitié, si ingénieuse à m’apaiser, à me distraire ! Écris-moi par le prochain courrier ; dis-moi que je suis injuste envers Louise, gronde-moi, sermonne-moi, détourne-moi enfin de ces idées funestes. Toutes les raisons que je m’allègue pour la justifier ne sauraient me convaincre : elles auront plus de force quand elles viendront de toi.


15 octobre.

Merci de ta longue et bonne lettre, de tes sages conseils, de tes consolantes paroles. Cette lettre m’a rafraîchi ; je l’ai lue lentement, je l’ai savourée comme les fleurs aspirent la rosée du matin, goutte à goutte.

Tu ne te trompes pas ; mais qui le croirait ? Mon imagination est presque aussi ardente que la tienne. Je sens chaque jour davantage la nécessité d’un travail forcé, d’une fatigue régulière. Tout marche bien en ce moment. Je suis accablé de besogne. Mon père, qui va de mieux en mieux, ne se presse pas de me redemander le sceptre de la banque…

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8 novembre.

J’ai eu hier avec mon père un entretien que je veux te rapporter.

Nous étions seuls après le dîner au coin du feu. Ma mère était allée à l’église pour entendre je ne sais quel prédicateur qui fait tourner ici toutes les têtes. Nous causions avec cet abandon auquel on ne se livre qu’à certaines heures, même entre personnes qui ont toujours vécu ensemble, même de père à fils. Profitant de cette disposition favorable, mon père me dit : « Tu ne penses donc point du tout à te marier ? » Je lui répondis que je n’y pensais pas plus que la première fois qu’il m’en avait parlé. « Tu as tort, reprit-il ; tu es à un âge et dans des dispositions où il n’est guère prudent d’attendre. Je sais bien ce qui t’arrête ; mais je ne me suis marié moi-même, je n’ai épousé ta mère que pour m’arracher à un sentiment qui prenait sur moi beaucoup trop d’empire. » Tu juges de ma surprise et de mon embarras. Mon père n’a jamais eu l’air de me surveiller ; il m’a pour ainsi dire abandonné à moi-même, et, parce qu’il a toujours paru ne rien savoir, j’avais cru jusqu’alors qu’il ignorait tout. Je le regardais à la dérobée : il était plus pâle que d’habitude et presque honteux de s’être hasardé avec moi sur ce terrain-là. Comme je me taisais, il continua : « Rien ne m’obligeait à rompre. Orphelin, possédant quelque fortune, j’étais maître de ma vie ; mais il y avait dans mon cœur un bon sentiment qui me sauva. J’adorais les enfans, je désirais un fils, et je ne voulus pas m’exposer à rougir un jour devant lui de sa naissance. » Il pâlissait de plus en plus, et sa voix tremblait. Ce sentiment qui nous est commun, qu’il m’a transmis avec le sang, cet amour des enfans m’attendrit. Je lui pris la main et je la serrai. « Va, reprit-il, je fus bien récompensé d’un effort qui était nécessaire. Celle à qui j’aurais tout sacrifié n’était pas digne du sacrifice : je le reconnus plus tard. Puis tu vins au monde. Tu m’as toujours vu froid et grave depuis que tu as l’âge de raison. Les fils ne se doutent pas de ce qu’il y a souvent sous cette gravité des pères. Toi et le travail, vous m’avez consolé de tout. » Il essuya furtivement une larme, la dernière peut-être qu’il donnait à un souvenir mystérieux et cher. Il faut qu’il m’aime bien, mon pauvre père, pour m’avoir fait un tel aveu, pour avoir triomphé de cette pudeur des vieillards qui leur défend l’expansion comme une faiblesse, et leur fait craindre, en ouvrant leur cœur, de perdre une part de notre estime. « Je n’ajouterai que quelques mots, dit-il enfin. Il y a plus d’un an que tu passes presque toutes tes soirées dehors. Je ne m’en plains pas, mais ta mère s’en afflige, et elle t’aurait déjà entrepris sur ce sujet, si je ne l’en avais empêchée. Arrange-toi pour nous donner quelques soirées. J’ai le pressentiment que nous n’en avons plus beaucoup à passer ensemble. » J’écartai cette idée autant que mon émotion me le permit, mais je vis bien que mon père était frappé. Il m’entretint longuement de sa position, de ses affaires, du grand bien dont j’hériterais et que je saurais accroître, quoiqu’il me laissât entièrement libre de travailler ou d’en jouir. « Cependant, ajouta-t-il, revenant par un détour à son point de départ, je crains pour toi l’inaction autant que je la craignais jadis pour moi. Tu es bien mon fils de toutes les manières. Je n’étais pas aussi banquier à trente ans que je te le parais aujourd’hui. Mon dernier mot sera donc : Marie-toi et occupe-toi. » Il entendit ma mère qui rentrait, me fit un signe et parla politique. Ma mère revenait toute pleine de son sermon et se disposait à nous en rapporter les plus beaux passages, lorsque je me levai. — Est-ce parce que je rentre que tu t’en vas ? dit-elle d’un air tendre et fâché. Mon père lui répondit que je ne pouvais rester ce soir, mais qu’il était sûr que je ferais en sorte de passer avec eux la soirée du lendemain. Je le lui promis, j’embrassai ma mère, et me retirai.

J’étais très ému. Ce que je venais d’entendre avait éveillé en moi des idées pénibles : j’avais besoin de recueillement et de solitude ; mais Louise m’attendait. Je courus au pavillon, je lui contai les bontés de mon père et ses douces plaintes sur mes absences de tous les soirs. Elle a été la première à me conseiller de me partager entre elle et mes parens. Avec quelle tendresse, avec quelle reconnaissance je l’en ai remerciée ! Elle m’a beaucoup interrogé sur mon père, qu’elle n’a jamais vu qu’une fois, m’a-t-elle dit, mais qui lui a plu au premier abord. Hélas ! si elle savait, si je lui avais répété tout ce qu’il m’a dit !

Je n’ai pu fermer l’œil. Louise s’est endormie. À la lueur incertaine de la veilleuse, je la regardais avec un vague sentiment de tristesse. Bientôt mon cœur se gonfla, mes larmes coulèrent ; mais elles ne l’ont pas réveillée.


24 novembre.

Il nous faut quelquefois, mon cher Léon, expier bien cruellement nos résolutions les plus généreuses.

Je viens de passer une dizaine de jours dans les transports, dans les jalousies, dans les soupçons, dans les tempêtes de l’amour. Mon bonheur est comme foudroyé. Les douces, les calmes, les enivrantes soirées du pavillon ne sont plus à présent qu’un songe évanoui. L’amante craintive et dévouée s’est transformée en maîtresse capricieuse et absolue. Je ne la reconnais plus, si ce n’est à mon amour, amour étrange, qui semble s’accroître de ce qui devrait le détruire. Autant j’ai été heureux par Louise pendant une année, autant je souffre par elle depuis ces dix jours. Elle le sait, je le lui ai dit, je le lui ai répété mille fois : elle n’est plus même accessible à la pitié. C’est une maladie sans doute, une crise douloureuse qui passera. Je retrouverai celle que j’aime, celle que j’ai perdue, la Louise que tu connais… Mais je me laisse entraîner à des plaintes incohérentes, et j’oublie que je ne t’ai rien dit et que tu ne peux me comprendre. Je vais essayer de mettre un peu d’ordre dans mes idées, et de remonter avec toi le triste chemin que j’ai parcouru. Je sens que je ne pourrai marcher bien vite, et que je m’arrêterai plus d’une fois pour me plaindre, pour accuser le sort, pour pleurer dans tes bras.

Tu n’as pas oublié que je te disais dans ma dernière lettre que Louise avait très bien compris ma position vis-à-vis de mon père. Elle avait été au-devant de mon désir, désir très naturel et dicté par un devoir ; elle m’avait permis de partager mes soirées entre elle et ma famille. Le lendemain, je reçois un petit mot d’elle. Malgré ce dont nous étions convenus, elle me priait de venir le soir au pavillon ; elle le voulait, il le fallait. — Je fus très surpris et en même temps très inquiet. J’avais promis à mon père de rester avec lui le soir, je ne pouvais manquer à cette promesse. D’autre part, l’insistance de Louise me troublait. Lui serait-il arrivé quelque malheur ? Avait-elle besoin de moi ? Je lui répondis deux lignes. Je lui disais qu’elle savait bien à quoi je m’étais engagé envers mon père, que je n’étais pas libre de ma soirée, mais que, si elle voulait se rendre au pavillon vers cinq heures, je m’y trouverais, et que nous causerions jusqu’à six. À cinq heures, j’étais près d’elle. Je ne puis te dire le déluge de reproches dont elle m’accabla : j’étais un homme sans foi, mon père n’exigeait rien, c’était un prétexte pour me détacher d’elle, il y avait déjà longtemps qu’elle s’était aperçue de quelque chose ; je ne l’aimais plus, elle me haïssait, et mille autres folies semblables… La nouveauté de ce langage me bouleversa et m’empêcha de lui répondre. Je l’avais quittée raisonnable, je la retrouvais insensée. La première confusion passée, j’essayai de la calmer : tout fut vain. « Ah ! m’écriai-je enfin, je reconnais l’œuvre de ta mère. Il n’y a qu’elle qui puisse t’inspirer contre moi des soupçons aussi ridicules. » Elle m’imposa silence, me défendit d’insulter sa mère, qui valait mieux que moi, parce qu’elle était sincère ! Je fus pris en ce moment d’un soudain transport de fureur, et, sans prononcer un seul mot, je me précipitai vers la porte. Elle s’élança, s’attacha à moi et éclata en sanglots. Je ne trouvais plus une parole, j’étais muet, et elle pleurait toujours, entremêlant ses larmes de cris et de soupirs. Nous restâmes ainsi près d’une demi-heure. Enfin je fis un effort, et d’une voix tremblante et ferme en même temps : « Louise, lui dis-je, nous nous expliquerons demain ; je ne le puis maintenant. » Elle retint tout à coup ses larmes et me dit : « Préparez vos réponses. J’ai bien des questions à vous faire. » Je ne répliquai rien, et nous nous quittâmes. Il était l’heure du dîner. Je courus chez moi, et, chose bizarre, dès que je fus à table, je retrouvai toute ma présence d’esprit, et causai presque gaiement et avec un entrain inaccoutumé qui ravit mon père. Ma mère remarqua seulement que j’avais la figure enflammée. Heureuse contrainte qui m’arrachait un moment à moi-même ! Dès que je fus seul dans ma chambre, la pensée de Louise m’envahit tout entier. Je souffris tout ce qu’il est possible de souffrir quand à une certitude cruelle se joint une incertitude mille fois plus cruelle encore. Que lui avais-je fait ? Comment expliquer ce changement extraordinaire ? Qu’avait-elle à me reprocher ? Hélas ! dix jours se sont écoulés depuis cette première scène, et je cherche encore inutilement quel est mon crime ; par instans je me demande si nous ne sommes pas fous tous les deux. Je passe chaque nuit des heures entières à réfléchir, à creuser ce problème, à me poser cette question terrible : Louise n’est-elle pas l’ange que j’avais entrevu ? Était-ce mon amour qui lui prêtait cette douceur céleste, cette raison charmante ? Je t’en prie, écris-moi que ton admiration pour Louise n’était pas une complaisance de l’amitié ; redis-moi ton étonnement de découvrir en elle tant de qualités inattendues. Une lettre, quelques lignes, je te les demande en grâce pour me rappeler à moi-même et au juste sentiment des choses, car je ne vis plus depuis dix jours. Ah ! plutôt je vis, puisque je souffre. C’étaient le bonheur, le calme et sa tendresse qui étaient le rêve et l’illusion !

Mais il faut que je reprenne mon récit. Tu ne sais rien encore, c’est-à-dire que tu sais tout, le changement de Louise : qu’importe le reste ? Tu n’y verras qu’une suite de scènes bizarres et terribles où nous te paraîtrons les personnages fantastiques de quelque conte allemand.

Le lendemain, je me rendis au pavillon à l’heure ordinaire. Louise n’y était pas. J’attendis : personne. Je courus chez elle, et ne trouvai ni elle ni sa mère. Je revins au pavillon : elle y était, et me querella tout d’abord, parce que j’étais en retard. Je me jetai à ses genoux, je mouillai ses mains de mes larmes, et la suppliai en sanglotant de ne point prolonger mon supplice. Elle fut ébranlée, et me dit d’une voix émue : « Écoute, Francis, j’ai tout appris ; tu as le projet de me quitter. » Je pris le ciel à témoin que je n’y avais jamais songé, et qu’en vain ma raison le voudrait, que mon cœur n’y consentirait pas. Elle persista à ne pas me croire, elle s’efforçait de me persuader à moi-même que j’étais infidèle ; elle me demandait des preuves d’amour qu’il m’était impossible de lui donner, qui la perdraient de réputation, qui me forceraient à un éclat, à rompre avec ma famille, à frapper mon père et ma mère au cœur, par exemple de la conduire à mon bras le dimanche dans les endroits les plus fréquentés de la ville, ou bien de tout quitter, de partir le lendemain pour Paris, d’y séjourner un mois, et de nous rendre après en Italie ou en Suisse. Il faut savoir, comme toi, l’ardente passion qu’elle m’inspire pour comprendre qu’avec nos habitudes et dans la situation où nous nous trouvons vis-à-vis l’un de l’autre, elle ait pu seulement manifester de semblables exigences. Il est vrai qu’elle n’a pas plus tôt exprimé un de ces désirs absurdes qu’elle y renonce d’elle-même, mais c’est pour en concevoir un autre, et je ne fais que changer de tourment. J’emploie le raisonnement pour combattre les argumens de la folie. Quand je suis parvenu à lui démontrer clair comme le jour que je ne puis aimer qu’elle, elle en convient, et prétend qu’elle n’est pas jalouse. Elle s’humilie un instant ; elle tombe à mes pieds, elle me demande pardon de ses bizarreries. Je respire, mais un quart d’heure ne se passe pas sans que la querelle recommence. Et, je te le répète, cela dure depuis dix jours, et je cherche en vain le fil de ce labyrinthe où elle se plaît à m’égarer. Il n’y a point d’issue. Auparavant nous nous entendions à demi-mot : un regard, un sourire, un geste, me suffisait. Je ne la comprends plus maintenant, et j’ai renoncé à la comprendre, car il faudrait aborder le premier cet affreux sujet, et attiser ainsi moi-même le feu qui me consume. Ah ! que tout ce que j’avais éprouvé jusqu’ici était chétif et misérable ! On ne connaît vraiment l’amour que lorsqu’on a subi toutes ces tortures. Je travaille cependant, je bois, je mange comme si de rien n’était. On ne s’imaginerait pas, à en juger par l’extérieur, que tout n’est en dedans que désolation et que trouble. Je plaisante même encore quelquefois. Hier Mme D… et sa fille sont venues passer la soirée avec ma mère. J’ai causé chiffons avec la jeune personne. Seulement je tressaillais toutes les fois qu’on l’appelait Louise. Louise ! comment ce nom appartient-il à une autre ? Te le dirai-je, Léon ? et ne va pas te récrier sur la perversité de notre cœur, ne va pas me faire rougir d’un tel aveu,… ces colères sans objet, ces reproches sans motif, ces menaces sans but, toutes ces scènes folles et violentes ont donné à ma passion une intensité nouvelle. J’attends la rage et les pleurs avec plus d’impatience que je n’attendais auparavant les douces paroles et les douces joies. Si tu savais comme en ces momens-là ses caresses sont brûlantes, comme elle répare ses torts, comme ses baisers essuient mes larmes ! Il n’importe, ce sont des plaisirs qui troublent, qui dessèchent, qui corrompent. Je ne veux plus de ces ivresses monstrueuses qui ne sont faites que pour les cœurs blasés. Je redemande ma Louise, ma Louise des premiers jours. Cette vierge folle n’est pas ma Louise… Ah ! qu’ai-je dit ? Je ne me pardonne pas de t’avoir traduit ces émotions honteuses ; mais j’ai voulu ne te rien cacher. Tu es de sang-froid, tu découvriras peut-être la cause qui m’échappe, tu me donneras peut-être le mot de cette cruelle énigme. J’attends une lettre de toi, comme un homme qui traverse un désert de feu attend la source qui doit le désaltérer.


3 décembre.

J’ai enfin découvert la cause de la démence de Louise : je n’y devrais voir encore qu’une preuve de son amour ; mais le coup est porté, elle est descendue de cet autel au pied duquel j’étais prosterné en adoration. Elle n’est plus à présent pour moi qu’une femme qui m’aime follement, et dont j’ai pitié.

Le bruit de mon mariage avec Mlle D…, qui court la ville depuis deux mois, est parvenu à l’oreille de la mère Morin. Celle-ci n’a pas manqué d’en informer Louise et de lui donner les instructions qu’elle a jugées nécessaires. Louise, livrée à elle-même, m’aurait demandé une explication franche et loyale ; je me serais justifié, et mon amour pour elle serait sorti plus fort de cet éclaircissement. Au lieu de parler, elle s’est tue ; elle s’est abandonnée à toute la frénésie de ses soupçons jaloux, dont je ne pouvais deviner la source. Elle m’a rendu très malheureux… ah ! malheureux surtout de sentir amoindrie l’admiration que j’avais pour elle !

Depuis quelques jours, tout est très calme. Louise semble fatiguée des efforts qu’elle a faits pour se montrer ce qu’elle n’est pas. Je pense même qu’au fond elle en est un peu honteuse. Elle m’a confessé sous le sceau du secret qu’elle se repentait d’avoir suivi les conseils de sa mère, et elle m’a supplié en même temps de lui jurer que je ne me marierais jamais. « Je n’y songe nullement, lui ai-je répondu, et je n’y ai jamais songé ; mais je croirais manquer à ce que je dois à mon père en prenant un engagement pour l’avenir. » Elle a détourné la tête, elle a pleuré amèrement et en silence. Je l’ai consolée, je l’ai rassurée, je lui ai juré de l’aimer toujours. Alors elle a levé sur moi ses grands yeux humides… Que son regard était touchant ! qu’elle était belle d’humilité et d’espérance ! Ah ! Léon, j’avais tort de dire que je l’aime moins. Je l’aime autrement, voilà tout. Si mon amour est moins enthousiaste, il est peut-être plus tendre. Je la regarde comme une faible créature qui a besoin de protection, et je me sens plus fort et meilleur d’avoir à la protéger.


15 décembre.

Mes pressentimens me trompent rarement. Ce n’était point sans raison que j’éprouvais pour la mère de Louise cet éloignement insurmontable. Tu te rappelles les impudentes poursuites d’Édouard S…, ce Joconde de province si fat, si beau, si bête, qui passe si gracieusement de la brune à la blonde. Il n’avait pas renoncé, à ce qu’il paraît, au plaisir charmant de me supplanter dans le cœur de ma maîtresse. Les difficultés de l’entreprise ont même prêté à son désir une énergie, une ténacité, dont j’étais loin de le croire susceptible. N’ayant pas réussi auprès de la fille, il avait tourné ses batteries du côté de la mère, et il comptait bien arriver à son but par cette voie détournée. J’ignore de quel espoir il l’a bercée, s’il lui a promis, comme il le fait souvent, qu’il épouserait un jour sa fille, ce qui de sa part n’a jamais l’air trop invraisemblable, parce qu’étant sans parens, sans souci de l’opinion, il paraît capable de tout pour se satisfaire. J’ignore s’il a tenté la voie plus commode des cadeaux et des promesses d’argent. Toujours est-il que la mère Morin l’aime aujourd’hui autant qu’elle me déteste. Il y a trois mois qu’ils sont d’intelligence, et qu’elle fait chaque jour quelque nouvelle tentative en sa faveur. Louise, en revenant du pavillon, le retrouvait presque toujours causant avec sa mère. Alors ils avaient recours aux plus lâches ruses, aux plus perfides insinuations pour ébranler le cœur de l’innocente fille. Elle leur défendit de prononcer mon nom : ils n’en devinrent que plus acharnés contre moi. Indignée de ces persécutions et à bout de patience, elle a enfin déclaré à sa mère qu’elle la quitterait, si Édouard S… remettait jamais le pied dans la maison, Mme Morin a tremblé, et, avec toute sorte de soupirs, de larmes, de grimaces, a prétendu qu’elle n’avait jamais eu d’autre but que d’épargner à sa chère enfant les chagrins que je lui préparais. Là-dessus elle lui a conté que mon mariage était résolu. Telle est l’origine des premiers doutes de Louise. Elle a perdu la tête, elle a cru tout ce qu’elle redoutait et s’est laissé diriger par sa mère. J’ai surpris l’autre jour Mme Morin causant au coin d’une rue avec Édouard, qui s’est enfui à mon approche. On m’avait déjà donné avis de leurs sourdes manœuvres. Fort de ce nouvel indice, j’ai éclaté, j’ai reproché à Louise sa longue dissimulation, et c’est alors qu’elle m’a tout raconté, me jurant qu’elle ne me cacherait plus rien. J’ai exigé qu’elle allât s’établir seule dans une petite chambre que j’ai louée, et elle y a consenti sans trop de résistance.

Voilà où nous en sommes, mon cher Léon. Tout cela a réclamé plus de temps que je n’en mets à te l’écrire. Il y a eu bien des tiraillemens, bien des déchiremens. Les moindres faits se compliquent dans la vie de mille détails d’exécution dont le récit serait fastidieux, mais qui servent toujours cependant à éclairer l’ensemble. Cette pauvre fille aime sa mère : elle a jugé comme moi la séparation nécessaire ; mais elle ne s’en est séparée qu’en pleurant. Moi-même, au dernier moment, j’ai senti comme un secret remords. Il me semblait que je faisais aussi une mauvaise action. En prenant de pareils droits sur Louise, je me suis imposé des devoirs que je ne remplirai peut-être jamais… Non, Louise ne peut plus être ma femme !

Quoi qu’il en soit, elle est installée d’hier dans sa chambrette. Elle dit qu’elle est heureuse, mais elle est triste. Et moi !…


2 janvier 185…

Toutes les peines de l’amour s’évanouissent devant une de ses joies. L’amour nous ravit aux tristesses d’hier, nous dérobe celles de demain ; le présent lui suffit. Une soirée comme celle que je viens de passer auprès de Louise rachèterait une année entière d’ennuis, de souffrance et de désespoir.


18 janvier.

Cette séparation ne pouvait durer longtemps. Deux jours ne s’étaient point écoulés que la mère et la fille étaient déjà réconciliées. On me l’a caché d’abord, puis un soir on m’a tout avoué, et l’on m’a sans peine amené à consentir au rapprochement. J’ai fait plus que d’y consentir, j’ai pardonné moi-même à la mère Morin, et c’est en revenant de chez elle que je t’écris, car le pavillon n’est plus à moi. Cédant à un nouveau caprice de sa belle dame, Charles B… me l’a repris.

Je suis triste et découragé. Dès que la passion nous force à faire quelque concession à notre dignité personnelle, notre conscience se hâte de nous en punir. Je n’aurais jamais dû revoir la mère de Louise. Louise elle-même en a été surprise sans se l’avouer et m’en estime moins peut-être. J’ai manqué d’énergie, je devais tenir bon ; mais l’homme est ainsi fait, il s’arrête volontiers aux demi-partis et tranche rarement dans le vif. Si une résolution prise n’engageait que notre avenir ;… malheureusement elle peut engager l’avenir de toute une famille. J’ai une mère aussi, moi, et combien je l’aime, combien je la vénère, surtout depuis que j’ai sous les yeux un si terrible objet de comparaison ! Au revoir. J’ai la tête en feu…


20 janvier.

Ah ! mon ami, viens, accours si tu es libre. Un affreux malheur nous a frappés. J’étais si loin de le prévoir, que je suis comme étourdi de ce coup de foudre, et que je cherche autour de moi un appui qui me manque. C’est toi. Viens. Mon père est mort…

Que nous nous connaissons peu, mon cher Léon ! Est-ce donc la douleur de le perdre qui devait m’apprendre à quel point je l’aimais ? Mon père est mort ! Ah ! viens, viens, je t’en conjure.


2 février.

Ta présence nous a été d’un immense secours à ma mère et à moi pour supporter ces premiers jours de douleur. Que je plains ceux qui n’ont pas un ami qui, après de pareilles pertes, essaie d’arrêter vos larmes, et, n’y pouvant réussir, pleure avec vous ! Ma mère est bien plus abattue et bien plus morne depuis ton départ. C’est elle qui m’a dit de ne point tarder à t’écrire pour te remercier d’être accouru quand je t’appelais. Elle ne te connaissait pas, mon cher Léon ; elle sait maintenant que tu es un frère pour moi.

Ma pauvre mère ! Elle m’est devenue plus chère aussi. Je mesure la place que mon père occupait dans sa vie au vide qui s’est fait autour d’elle. Elle l’a passionnément aimé. Les volontés de mon père étaient les siennes, ou plutôt elle s’était habituée à penser, à vouloir comme lui. Elle se trouve tout à coup livrée à elle-même ; elle se trouble, elle chancelle, elle cherche toujours le guide qui la dirigeait. Par momens elle semble vouloir remettre entre mes mains le pouvoir que mon père avait sur elle. Je suis à ses yeux le chef de la maison : elle ne fait rien sans me consulter, et quand je repousse une déférence qui ne m’est pas due, elle pleure. Ah ! mon père avait raison, il est doux d’être aimé ainsi ! Il a été largement récompensé de la victoire qu’il a remportée sur lui-même. Son exemple me parle bien plus haut à cette heure. La douleur m’a mûri, Léon. Quand l’avenir se présente à moi, je ne détourne plus la tête, j’éprouve au contraire le besoin de le regarder bien en face, cet avenir qui m’impose des devoirs et peut-être des sacrifices. Je me dis souvent, quand nous sommes tous deux silencieusement assis, ma mère et moi, à chaque coin de la cheminée, elle plongée dans ses regrets, car ses regrets seront désormais sa vie, moi m’abandonnant déjà à des réflexions personnelles, — je me dis : Mon père s’est conduit de telle manière, et il a trouvé le bonheur, et il a rempli dignement sa tâche, et il est parti, ne laissant après lui qu’une trace d’honneur et de vertu ! « A quoi penses-tu donc, Francis ? me demande alors ma mère en dévorant ses pleurs. Il ne faut pas t’absorber ainsi. Tiens, lis-moi le journal. » Et elle me tend la feuille d’une main tremblante, et je la prends en fondant en larmes, et je me jette au cou de ma mère, et je lui jure de remplacer autant qu’il sera en moi celui qu’elle a perdu.


15 février.

J’ai vu hier Louise pendant quelques instans, et pour la première fois depuis la mort de mon père. Elle m’avait écrit pour réclamer cette entrevue. Elle a été charmante, bonne et tendre, et m’a fait pleurer en pleurant elle-même. Ces larmes-là lui seront comptées.

Elle voulait que nous convinssions d’un jour pour nous revoir. Je n’ai pu lui rien promettre. Quand je m’absente hors de mes heures de travail, ma mère s’agite, s’inquiète, et je la trouve en rentrant plus sombre encore et plus souffrante. Si j’allais la perdre aussi ! Quelquefois sa pâleur m’effraie.


25 février.

La famille D… a été parfaite pour nous lors de notre malheur. Tu as vu toi-même, pendant ton court séjour parmi nous, de quels soins délicats, de quelle vive sympathie Mme D… et sa fille ont entouré ma mère. J’étais plus tranquille quand elles étaient là : elles savent l’une et l’autre trouver ce qu’il faut dire à une personne accablée de douleur, elles savent l’arracher aux pensées trop pénibles. Mlle D… surtout a l’art d’occuper ma mère sans lui faire l’injure de chercher à la distraire. Eh bien ! depuis quelques jours, ces dames ne viennent plus du tout. Je m’en étonnais l’autre soir devant ma mère, lorsqu’elle me regarda fixement et me dit que je devais en savoir la cause. « La cause ? dis-je très surpris. Je t’assure que je n’en sais rien. Mme D… est-elle malade ? Leur serait-il arrivé quelque chose ? » Je prononçai ces derniers mots avec une certaine vivacité. Ma mère me tendit la main et reprit : « Tu as raison de t’intéresser à eux, ils s’intéressent beaucoup à nous. Ce sont les meilleurs amis que nous ayons, et si Mme D… consultait son cœur, elle serait toujours ici ; mais tu n’as pas oublié les propos qu’on a tenus. Mlle D… a vingt-deux ans. On désire la marier, et je sais un jeune homme qui ne se présente pas, parce qu’il croit qu’on te la réserve. La mère craint donc, en venant trop souvent chez nous, d’accréditer elle-même un bruit qui nuit à l’établissement de sa fille. » Je ne répliquai pas un mot, et je me repentis trop tard d’avoir provoqué cette explication…………….

Louise a repris ses humeurs et ses caprices. C’était inévitable du moment où elle retournait chez sa mère. Toutes les deux m’ont parlé hier de Mlle D…, avec laquelle on s’obstine à me marier. J’ai répondu avec une certaine impatience : elles ont persisté à ne pas me croire. Louise a osé me reprocher d’avoir embrassé Mlle D… Le jour de la mort de mon père. Tu sais qu’il est d’usage chez nous d’embrasser ses plus intimes amis dans ces momens de douleur. J’ai été indigné : la médisance, pour trouver sa pâture, n’est donc point arrêtée par un cercueil encore ouvert !

Il y a huit jours que tu devrais avoir cette lettre, mais je n’ai pu trouver un moment pour la terminer. Je voulais d’ailleurs t’entretenir avec quelque détail d’un incident qui est survenu et d’une sottise que j’ai faite : je dis sottise, imprudence serait plus juste, et peut-être même ni l’un ni l’autre terme n’est-il le vrai ; enfin tu vas en juger.

Ma mère ne s’est point encore remise et ne se remettra jamais complètement du coup qu’elle a reçu. Elle n’a plus d’appétit, elle maigrit à vue d’œil. Sa pâleur prend par instans des teintes vertes qui ne me laissent pas maître de mon inquiétude. Samedi dernier, vers midi, elle s’est trouvée beaucoup plus mal. Quelques affaires me réclamaient, elle allait rester seule et ne se souciait guère de voir nos parens, qui d’ailleurs nous délaissent un peu depuis que notre maison est triste. Je ne réfléchis pas, je courus chez Mme D…, et la suppliai de se rendre sans tarder avec sa fille auprès de ma mère. Elle y consentit aussitôt de fort bonne grâce, et nous sortîmes tous trois ensemble. J’étais tout à la joie que j’allais causer à la pauvre malade. Quand ma mère nous vit entrer, sa figure rayonna : elle me remercia par un sourire, le premier qui eût effleuré ses lèvres depuis notre malheur, et me dit de retourner à mon bureau et de la laisser seule avec ses bonnes amies. Tout cela m’avait paru fort naturel, et je n’y voyais rien de grave. Que j’étais loin de penser aux conséquences que devait avoir mon innocente démarche ! Les hommes sont des sots, mon cher Léon : une petite fille donnerait des leçons de savoir-vivre au plus fort d’entre nous ; mais, trêve de réflexions, laissons parler les faits.

Ces deux dames sont revenues tous les jours voir ma mère et s’installer auprès d’elle. Je les en ai remerciées chaque fois avec effusion. Il est certain que ma mère va mieux, et qu’elles seules réussissent à la soulager. Hier, ma correspondance expédiée, et comme je me sentais un peu las, j’entre un moment dans le salon. Ma mère était seule avec Mlle D… La jeune personne s’était agenouillée à ses pieds sur un coussin et lui montrait je ne sais quel point nouveau. Elle ne m’entendit pas entrer et continua l’explication commencée. Enfin le regard que ma mère jetait sur moi lui fit tourner la tête. Elle m’aperçut, se leva toute confuse, et reprocha à ma mère de ne l’avoir pas prévenue. Je la saluai et lui dis avec un peu d’émotion : « Ah ! mademoiselle, je vous devrai le rétablissement de ma mère. Continuez, continuez, je vous en prie. » Et en disant cela je lui tendais la main. Elle la prit, la serra faiblement. Cette pression légère, imperceptible, m’avertit, m’éclaira. Je restai muet. Je comprenais enfin que cette jeune fille avait vu dans mon empressement à réclamer son aide l’aveu d’un sentiment que je n’éprouvais point. Par bonheur elle se remit aux genoux de ma mère, et je saisis un prétexte pour sortir du salon.

Je comptais bien que le soir ma mère me parlerait de ce qui s’était passé. Elle ne m’a pas dit un mot de Mlle D… Seulement elle s’est montrée pour moi plus tendre et meilleure que jamais.

Voilà ce qui m’arrive, mon cher Léon. Les D… sont persuadés que j’épouserai leur fille ; il est évident que ma mère s’en flatte au fond du cœur, et il est sûr que par ma démarche imprudente je leur ai donné lieu de croire ce qu’ils désirent. L’assiduité de ces dames auprès de ma mère est, à l’heure qu’il est, la nouvelle de toute la ville. Je parierais que le jour du mariage est décidé, que le chiffre de la dot est fixé, et qu’on me fera peut-être demain les complimens d’usage. Je suis furieux, car enfin je songerais à me marier que je ne choisirais point Mlle D… Et pourquoi non ? N’est-elle point dans les conditions les plus avantageuses, les plus convenables, les plus sortables ? N’est-elle pas jolie ? n’est-elle pas ?… Elle m’est odieuse. Je lui en veux de sa facilité à me croire épris d’elle. C’est une petite sotte. Son serrement de main est d’une hardiesse qui doit donner beaucoup à penser. Je ne l’épouserai certainement pas ; mais comment réparer le tort que je lui ai fait ? Je l’ai compromise aux yeux des sots, et cela en récompense du service qu’elle m’a rendu en se dévouant à la santé de ma mère ! Il serait étrange pourtant que je fusse obligé de l’épouser pour les cinq ou six visites que nous lui devons. Je ne puis te dire de quelle humeur je suis ! Et ma pauvre Louise qui est adorable depuis deux jours, et qui m’a demandé bien humblement pardon de tout le mal qu’elle m’a fait ! Écris-moi, conseille-moi, dis-moi de quelle façon je dois m’y prendre pour détromper les D… et ma mère. Il est grand temps.


6 mars.

Tu as raison, j’étais fou d’en vouloir à Mlle D… parce qu’elle m’a témoigné un intérêt plus vif que je n’aurais souhaité. Rien ne prouve en effet qu’elle m’aime. Elle a toujours été très attachée à ma mère ; son embarras en ma présence s’explique tout naturellement : elle est une jeune fille, et je suis un jeune homme. Si elle m’a serré la main, c’est qu’elle est franche et qu’elle a obéi à un sentiment de sympathie qui peut très bien exister sans amour. C’est après tout une personne modeste, naïve, bien élevée, une compagne telle que mes parens m’en voulaient une. Elle a puisé dans sa famille tous les principes de délicatesse et d’honneur que j’ai puisés dans la mienne. Sa mère est bonne et pieuse comme ma mère, son père est honnête et grave comme était mon père. Qu’elle ait rêvé que je l’épouserais un jour, il n’y a là rien d’impossible. Nous nous convenons, comme on dit. Ce qui le prouve, c’est que tout le monde y a pensé avant nous. Par malheur pour elle, et pour moi peut-être, je n’y penserai jamais. Par malheur pour elle ?… Décidément je suis un fat.

Je ne puis cependant supporter l’incertitude où je suis. Qu’espère-t-on de moi ? Je voudrais m’expliquer franchement avec ma mère, et je crains d’aborder le premier cette question délicate. Au fond, c’est mon imagination seule qui lui prête des intentions cachées. Il est possible qu’elle se berce toujours de ce mariage, mais rien ne trahit sa pensée. Je l’ai même mise inutilement sur la voie, elle s’obstine à ne point faire un pas et à m’observer. Oh ! les femmes ! oh ! ma tendre et adroite mère ! Il serait néanmoins cruel de lui dire : « Tu te flattes que j’épouserai, mais je n’épouserai pas. » Laissons-lui donc quelque temps encore cet espoir que je ne lui ai pas donné, et que je serai bien forcé de lui enlever un jour ou l’autre.

Je suis sorti cette après-midi avec elle. J’étais heureux de la sentir s’appuyer sur mon bras après avoir craint un instant de la perdre aussi. Notre amour pour nos parens s’accroît et s’attendrit pour ainsi dire lorsqu’ils marchent vers leur déclin : il semble que nous rendions à leur vieillesse un peu de cet amour protecteur et passionné qu’ils ont prodigué à notre enfance.

Notre première visite revenait de droit à la famille D… Nous avons été reçus très simplement, très amicalement, mais aussi sans cet empressement de mauvais goût avec lequel on accueille un futur gendre. Je leur ai su bon gré de cette réserve. La jeune personne était sortie. J’ai dit, comme je le devais, que je regrettais de ne pouvoir lui renouveler tous mes remerciemens, que je n’oublierais jamais ce qu’elle avait fait pour nous. Mme D… allait répondre, et j’attendais cette réponse avec une certaine curiosité pour voir un peu comment elle interprétait mes paroles, lorsque M. D… mit fin aux complimens en nous proposant de visiter sa serre. Il faut te dire qu’il a la passion des fleurs, mais une de ces passions en dehors, bavardes, prodigues d’exclamations, et qui se satisfont sur le premier venu. Ce jour-là, le premier venu, c’était moi. Je plains celui qui épousera sa fille.


27 mars.

Selon toi, je commence à moins aimer Louise ? Hélas ! mon cher Léon, je te jure que je le voudrais ; mais je ne suis pas de ces heureux mortels qui cueillent toutes les fleurs et tous les fruits d’un amour, et l’abandonnent quand ils l’ont dépouillé. J’ai aimé, j’aime Louise de toute mon âme, et jamais une autre n’occupera la place qu’elle occupe. Il est possible que je sois un jour forcé de renoncer à elle : je l’ai prévu dès le commencement de notre liaison, je le prévois aujourd’hui plus clairement encore ; mais, quoi qu’il arrive, et je le dis avec douleur, on n’aime pas ainsi deux fois. Cet amour n’a pas été seulement une passion, ç’a été presque une vertu. Je me suis senti meilleur du jour où il est né. Je lui ai dû des exaltations et des ivresses qui m’ont élevé au-dessus de moi-même. Louise était digne d’être ma femme, et pourtant je serais libre que je ne l’épouserais pas, et cela pour mille raisons que tu sens, que je t’ai dites, et pour d’autres que je ne puis te dire… Enfin je l’aime uniquement, elle m’est plus chère que ma mère elle-même, et il faudra pour me détacher d’elle un effort qui pourra bien me briser.

Je reprends ma lettre. La crise que je pressentais se déclare. Ma mère, vaincue par mon silence calculé, a enfin abordé un sujet qui nous occupait l’un et l’autre, et que, pour des motifs différens, nous n’osions entamer ni l’un ni l’autre. Elle m’a parlé de Mlle D… voyant ma froideur et devinant le cours de mes pensées : « Écoute, me dit-elle avec une vivacité qui ne lui est pas habituelle, je serai franche avec toi ; te voir son mari est ce que je désire le plus au monde. Je n’imagine personne qui te convienne davantage, et je suis sûre qu’au fond tu lui rends aussi cette justice. Si tu ne te maries pas maintenant, tu ne te marieras jamais. Va, ne m’interromps pas, je sais bien ce qui se passe dans ton cœur ; mais il ne s’agit pas de toi seument, il s’agit aussi d’elle. Elle t’aime, je m’en suis aperçue, et tu as dû t’en apercevoir toi-même. Elle refuse tous les partis qui se présentent, quelque avantageux qu’ils soient. Il y en a un des plus sérieux que ses parens la pressent d’accepter, et qui lui convient à tous égards. L’incertitude où nous la laissons, l’espérance qu’elle garde en secret, et que diverses circonstances ont encore fortifiée, peuvent l’entraîner à un refus qui compromettrait son avenir. Il faut que tu te décides. Dis un mot, dis-moi que tu ne penses pas à elle, et je me charge de lui ouvrir les yeux. » Une émotion involontaire, étrange, que je ne puis m’expliquer encore, me troublait, me dominait, et je ne trouvais rien à répondre. Elle reprit plus doucement : « Tu as été témoin de sa tendresse filiale, de son dévouement pour moi. Elle m’a sauvée du désespoir. Je ne suis pas assez aveugle pour croire qu’il n’entrait pas dans les soins qu’elle me rendait un secret désir de te plaire : je ne lui en garde pas moins une très vive et très sincère reconnaissance ; mais, je te le répète, ce que nous lui devons nous impose l’obligation de la détromper. » Et comme elle vit que j’allais prononcer son arrêt, elle tressaillit, me regarda bien en face, et d’une voix faible et suppliante : « Réfléchis, Francis, ne te hâte pas. C’est la femme qui te convient, c’est à elle que ton père avait songé pour toi. Tu me rendras réponse demain matin. » Elle me prit les mains, m’embrassa en pleurant et se retira dans sa chambre, fatiguée qu’elle était de sa journée et de l’effort qu’elle avait fait pour avoir avec moi cet entretien décisif.

À peine fus-je seul que je regrettai mon irrésolution, et je fis même un pas pour aller dire à ma mère qu’il était inutile d’attendre jusqu’au lendemain. La crainte de l’affliger m’arrêta. Mécontent, irrité contre moi-même, je pris mon chapeau, et je courus chez Louise, quoiqu’il ne fut pas encore l’heure dont nous étions convenus la veille. J’étais près d’arriver, lorsque j’entrevis sur le seuil un homme que quelqu’un reconduisait, et qui s’enfuit à mon approche. « Vous n’étiez pas seule, » dis-je en entrant à la mère Morin. « Non, me répondit-elle en devenant toute rouge et en prenant son air insolent. Est-ce qu’il n’est plus permis de recevoir ses amis ? » Je pris une chaise et m’assis au coin du feu. « C’est Édouard S… que vous reconduisiez, » repris-je après un instant. « Et quand cela serait ? répliqua-t-elle avec une audace dont je n’avais pas eu d’exemple depuis qu’elle s’était réconciliée avec sa fille. M. Édouard est un bon enfant qui recherche ma société, et qui est plus franc que vous. Oui, oui, j’y vois clair à présent, vous voulez vous marier, quoique vous prétendiez toujours que non. Je le disais encore ce matin à ma fille : les hommes tristes aiment le mariage ; ton monsieur Francis te plantera là, et tu auras l’affront d’en être quittée. » J’étais tremblant et muet de fureur, et j’allais me retirer lorsque Louise arriva. Elle devina tout du premier regard. « Vous vous êtes disputés ? » s’écria-t-elle en courant à moi. La mère Morin raconta avec volubilité et de la façon la plus infidèle ce qui s’était passé entre nous. « Je ne te crois plus, lui répondit Louise d’un air courroucé. Venez, Francis. » Elle m’entraîna dans sa chambre, et elle commençait à justifier sa mère, lorsque celle-ci se mit à rugir, et Louise me quitta brusquement pour tâcher de l’apaiser. Je sortis à mon tour de la chambre, et leur annonçai que je ne resterais pas une minute de plus. Louise m’entoura de ses bras, et me retint de force. Pauvre fille ! elle aurait dû me laisser partir.

Tu sais qu’il y a longtemps que je souffrais du milieu où j’étais obligé de la voir. Jusqu’alors, elle s’était détachée pure et claire dans mon cœur sur le fond sombre de toutes ces impuretés. Le moment où elle m’en paraîtrait souillée devait lui être fatal. La jeune fille qu’on m’offre pour femme, qui m’aime, m’apparut alors dans toute la fraîcheur de sa virginité, dans tout le calme de son innocence. J’ai toujours aspiré à une vie honnête et réglée, l’amour ne me l’avait pas donnée, le mariage me la promettait. Les paroles de mon père retentissaient encore à mon oreille, le désir de ma mère m’entraînait sur une pente où je me laissais glisser de moi-même. Que te dirai-je ? Je me sus bon gré de ma force de caractère, je pensai que les plaisirs avaient fait leur temps, que le devoir commençait, enfin toutes ces choses éternelles que la raison allègue au cœur qui résiste. Je ne réfléchis pas : le ciel m’est témoin que je n’ai pas réfléchi un instant ! Ce fut comme une série d’émotions involontaires et rapides, comme un panorama de la vie qui me passa devant les yeux. Je me couchai, et dormis une heure d’un sommeil paisible.

J’ai dit ce matin à ma mère que je la priais d’aller demander pour moi la main de Mlle D… Ma mère m’a sauté au cou, m’a remercié, m’a béni. Elle ira dès qu’elle sera habillée. Je suis remonté dans ma chambre pour terminer cette lettre écrite à bâtons rompus, et dont le commencement ne prévoyait pas la fin. Je suis effrayé de ma détermination. Je n’ose penser à Louise, je n’ose penser à moi-même. Est-ce donc ainsi, est-ce par surprise que l’homme doit régler définitivement son avenir ? Les résolutions graves se prennent-elles si légèrement ? Ce mariage se fera-t-il ? N’est-il pas temps encore de courir auprès de ma mère, de la retenir, de lui expliquer ?… Non, j’ai rejeté, comme un fardeau trop lourd, ma part de responsabilité, je me suis livré : qu’on dispose de moi. N’est-ce pas, après tout, comme cela que bien des jeunes gens se marient ?


4 avril.

Tu le prévoyais, cela devait finir ainsi. C’est ainsi que finissent tous nos amours. L’âme a seulement une certaine pudeur qui lui défend d’accepter le change sans quelques façons. Le temps remédie bien vite à tout cela. Dans quinze jours, j’adorerai celle qui doit être ma femme, et l’idole d’hier sera oubliée. Telle est la substance de la lettre que tu m’as écrite, et que je viens de relire.

Plût à Dieu que cela fût vrai ! plût à Dieu que mon âme fût ainsi faite ! Je te jure par tout ce qu’il y a de plus sacré que j’en serais ravi, et que, loin d’affecter une fausse tristesse, loin de ménager une transition d’hier à demain, je t’écrirais : « C’en est fait ! je n’aime plus Louise. Cette amourette n’est déjà plus qu’un bouquet de la veille qu’on a oublié de mettre dans l’eau. Je le garderai un jour sur mon cœur, tout fané qu’il est, pour qu’on ne m’accuse pas d’une trop facile inconstance, et demain ces fleurs flétries iront mourir dans le ruisseau qui coule devant ma porte. »

Non, je te le répète, ce qui serait vrai d’un autre ne saurait l’être de moi. Je n’ai pas été pétri de cette argile. Louise m’est plus chère que jamais, et ne peut cesser de m’être chère. Son souvenir me suivra désormais comme l’ombre suit le corps. C’est en rompant avec elle que je sens la chaîne qui m’unit à Louise pour toujours ; c’est en la quittant que je comprends que je ne puis m’en séparer ; c’est en me jurant de ne plus la voir que je devine qu’elle sera toujours présente dans mon cœur. J’ai obéi, en me décidant à cette rupture, à un sentiment respectable en soi, à un sentiment vulgaire, à ce besoin qu’on éprouve à une certaine heure de trancher ces liens que le monde condamne, et qui paraissent n’avoir d’autre raison d’être que le plaisir. C’est force selon les uns, faiblesse selon les autres. Ceux-ci me diront : Il est lâche de renoncer librement à ce qu’on aime ; ceux-là : Il est beau de triompher de soi et de se sacrifier au devoir. Que m’importe ? Le blâme m’est aussi indifférent que l’éloge. Je ne sais jusqu’à quel point les idées qu’on m’a inculquées dès l’enfance ont contribué à la détermination que j’ai prise. Ce que je sais fort bien, c’est que je me suis senti tout à coup dans un milieu où je respirais un air malsain à l’âme, et que j’ai voulu monter plus haut, au risque de me blesser. Je me suis élevé, mais la blessure saigne.

Tu as tort aussi de croire que la difficulté de rompre, les raisons à donner, les reproches à essuyer, les larmes à faire couler sont les secrets motifs qui m’inspirent cette appréhension et cette tristesse. Tu te trompes : je n’ai éprouvé aucun embarras à rompre avec Louise, car tout est rompu, et les choses se sont même passées assez tranquillement. Je ne lui avais rien promis ; elle s’attendait depuis longtemps au coup que je lui ai porté. Elle en a été ébranlée, mais elle s’est remise aussitôt. Elle m’aime pourtant ; oh ! elle m’aime comme personne ne m’aimera jamais ! Je te quitte un moment. Je te raconterai cela tout à l’heure.

C’était hier, 3 avril 185… C’est une date à mettre sur une tombe. Je l’attendais. La mère Morin allait et venait, plaignait sa pauvre chère enfant, qui rentrerait mouillée. Elle ouvrait de temps en temps la porte pour voir si elle arrivait et lui porter un parapluie. Cette odieuse mère a des tendresses inouïes : elle vendrait sa fille, mais elle se dépouillerait de son unique robe pour la couvrir. Louise rentra tout essoufflée ; elle avait couru et n’était presque pas mouillée, ayant mis son châle sur sa tête. Mme Morin prit le châle et le secoua. Louise interrogea sa mère du regard, vint à moi, et me dit : « Qu’est-ce que vous avez donc ? » J’éprouvais en effet une sorte de défaillance. J’avais préparé ce que je devais dire, mais je ne m’en souvenais plus. « Louise, lui dis-je enfin brusquement et faisant un effort suprême, il faut nous quitter. » Elle s’arrêta, pâlit, chancela, et s’appuya contre la table. Sa mère jeta le châle, courut à elle, et la reçut dans ses bras. Elle surmonta bien vite cette émotion, et me dit d’une voix étranglée : « Vous vous mariez ? — Oui. — Je le savais. » Elle se dégagea des bras de sa mère, reprit son châle, le parapluie, et se dirigea vers la porte. « Où allez-vous donc ? m’écriai-je. — Chez Édouard S…, répondit-elle d’un ton bref. Mon amant me quitte, il faut bien que j’en prenne un autre. » Et elle sortit.

Que j’étais loin de m’attendre à ces mots affreux ! Ah ! Léon, ils ne sont pas d’elle. Elle a compris qu’il lui fallait cesser d’être elle-même pour me punir, pour se venger. Elle n’a pas voulu me laisser emporter le souvenir de son désespoir. J’étais résolu à la frapper au cœur, mais je ne croyais pas qu’elle me rendrait ainsi blessure pour blessure. J’étais préoccupé de la douleur que j’allais lui causer, je n’avais point songé à celle que j’allais ressentir.

Sans essayer de son pouvoir sur moi, elle court se livrer à un autre ! Et à qui ?… Au regret de l’avoir perdue devait donc se joindre en moi le remords de l’avoir dégradée ! Elle !… Louise !… elle deviendrait !… Ah ! je ne puis… Pardonne-moi toutes ces faiblesses, je n’ai pas d’orgueil devant toi, je te laisse voir toutes mes larmes.

Le reste ne fut pas long. Dès que Louise fut sortie : « Je l’avais toujours prédit, reprit sa mère en larmoyant. Elle ne voulait pas me croire… » Je l’interrompis du geste, et tirant de ma poche vingt billets de mille francs : — Madame Morin, lui dis-je, voici vingt mille francs que je vous prie de faire accepter… Je n’aurais pas osé les lui donner à elle-même ; mais de vous peut-être… » J’étouffais, et je ne pus prononcer un mot de plus. L’œil de cette femme étincela, sa figure s’éclaircit. « Ah ! monsieur Francis, s’écria-t-elle en s’emparant des billets, c’est bien, c’est bien à vous d’agir ainsi. Je l’ai toujours dit à Lisa, vous êtes un bon jeune homme. Vous vous mariez. Eh bien ! quoi ! tous les jeunes gens ne finissent-ils pas par se marier ? Mais il n’y en pas beaucoup qui nous laissent de pareilles consolations. Vous serez heureux en ménage, monsieur Francis, vous méritez d’être heureux… » Je t’épargne la suite de ses remerciemens et de ses bénédictions. J’en avais le cœur soulevé de dégoût. Je tirai la porte et m’enfuis.

Le soir, je me rendis avec ma mère chez Mme D… Ma demande a été agréée. Les parens sont enchantés, la jeune fille heureuse et fière. Elle vint à moi, me tendit franchement la main avec un regard plein d’une douce reconnaissance, et sa mère me dit de l’embrasser. Je déposai d’un air contraint un froid baiser sur ce front pur et chaste. Nos parens jouèrent au whist. Le fils D… faisait le quatrième. Elle s’assit près de ma mère, et moi de l’autre côté, pour les conseiller. A un moment de la soirée, elle appuya sa main sur le dos de la chaise qui nous séparait, et je ne sais comment je pris cette main. Au bout d’une heure, toutes ces figures honnêtes étaient épanouies, celle de ma mère rayonnait. M. et Mme D… me regardent déjà comme leur fils. Cette jeune fille est la grâce et la pudeur même ; elle a de l’affection pour moi. Tout le monde approuvera notre union, nous serons heureux.


10 avril.

L’homme est fait pour changer, et s’accoutume vite aux révolutions les plus graves. Si le passé d’hier vit encore dans notre cœur, notre extérieur n’en trahit rien ; le sourire est déjà sur nos lèvres, que les larmes ne sont point séchées dans nos yeux. Que nous sommes étroits et misérables ! Je n’ose presque plus me trouver seul un instant avec moi.

Nous allons tous les soirs chez les D… Je les avais mal jugés : ce sont de très braves gens, simples, bons, et dont la vie intime a je ne sais quoi d’antique et de patriarcal. M. D… ne m’a pas redit un mot de sa serre ni de ses fleurs. Je crois que s’il m’en a tant accablé lors de notre première visite, c’est qu’il était embarrassé, qu’il cherchait un sujet d’entretien, et qu’il s’est jeté à corps perdu sur celui-là. Il admire toujours ses roses, il s’arrête pour les contempler, mais il n’en parle pas. Je lui sais gré à présent de ce sentiment sincère des grâces de la nature. C’est un homme ordinaire, mais c’est un homme ; j’aurai là un beau-père comme je ne l’espérais pas. Quant à Mme D…, elle est excellente, un peu dévote : je ne lui en fais pas un crime. Elle a l’air de m’adorer, et je suis quelquefois confus de ses effusions maternelles. Ma future (je ne puis me résoudre à l’appeler Louise), ma future commence à s’observer, à m’observer, et à se régler sur moi. Elle a saisi bien vite, avec son coup d’œil de jeune fille, que je ne me livre pas. Pendant que je fais le whist de son père, elle me regarde à la dérobée, d’un air curieux et inquiet. Elle est bien gracieuse et bien jolie. Léon, je me demande si j’ai le droit de la tromper. Elle mérite d’être heureuse, et elle ne saurait l’être avec moi. Je me sens pris par momens d’une pitié profonde pour cette innocente enfant qui va me confier sa vie et son bonheur. Je craindrais seulement de la rendre plus malheureuse encore en me retirant. Il me semble du reste qu’elle a compris vaguement ce qui se passe en moi, et qu’elle est satisfaite de la part que je lui accorde. Elle a redoublé de soins et de tendresse envers ma mère : elle l’embrasse toujours sur le front. Hier, ma mère lui a demandé pourquoi ; elle a rougi et n’a rien répondu. Tu as remarqué souvent que j’ai tout le haut de la figure de ma mère. Pauvre petite !


12 avril.

Elle est la maîtresse d’Édouard S… Un de mes amis l’avait vue au bras de ce fat, et m’en avait charitablement prévenu. Je connais Louise, et je n’ai pu le croire ; maintenant que mes yeux m’ont convaincu, je ne le crois pas encore. J’ai vu Édouard S… entrer à neuf heures chez elle et en sortir à minuit. J’ai passé ces trois heures à errer, à me cacher, sans quitter des yeux cette porte que j’ai franchie tant de fois l’esprit joyeux, le cœur léger. Quand il est sorti, j’ai été sur le point de courir à lui, de le souffleter, de m’assurer du moins si c’était vrai, car je doute toujours. Louise avilie jusque-là, consolée du soir au lendemain ! Je la connais, te dis-je, ce n’est pas possible.

Oui, c’est possible ; mais en se perdant sans retour elle n’en est pas moins restée elle-même. Elle a voulu se venger, comme je te le disais, et c’est pour se venger qu’elle s’est avilie. Elle me connaît aussi : elle sait que mon cœur ne lui a jamais reproché en secret qu’une seule chose, la faute qu’elle a commise pour moi. Oui, Léon, j’étais insensé à ce point. J’étais si jaloux de sa pureté, que l’amour même qu’elle me témoignait me paraissait une tache. Juge de ce que j’éprouve. Louise est une maîtresse comme les autres ! J’apprends à la mépriser avant d’avoir désappris à l’aimer. Au contraire, je l’aime mille fois davantage. Ma passion s’était comme assoupie par la certitude de sa constance ; voilà qu’elle se réveille et me dévore. Je n’y résiste plus, je souffre trop ; je ne serai point l’auteur de mon désespoir éternel, je ne serai point mon propre bourreau. Que sont les considérations fausses et ridicules qui m’ont éloigné de ma maîtresse auprès de ce sentiment impérieux qui me ramène à elle ? L’amour est la seule étincelle divine qui reste en nous ; plutôt que de l’éteindre, ne vaut-il pas mieux en être consumé ? Je suis libre encore, je puis épouser Louise, et ma mère nous pardonnera quand une fois elle l’aura connue. Nous quitterons B…, ma mère ne s’y plaît pas. D’ailleurs ma sotte condescendance pour nos usages eût fait le malheur de trois personnes, celui de Louise, celui de Mlle D…, le mien, car Louise n’a jamais cessé de m’aimer. Elle n’est point la maîtresse d’Edouard S… Elle l’a reçu peut-être sur les conseils de sa mère, elle l’a reçu pour m’inspirer de la jalousie, pour tenter ce dernier moyen. J’ai encore eu ce matin l’occasion d’apprécier toute l’élévation de son caractère. Je l’oubliais, j’ai la tête perdue : elle m’a renvoyé ces vingt mille francs, avec quelques lignes où son cœur s’efforce en vain de ne point parler. Elle a défendu à sa mère de rien recevoir de moi, elle lui a juré de la quitter pour toujours, si elle acceptait la moindre chose. Je suis allé chez la mère de Louise, je l’ai suppliée de les reprendre, de le cacher à sa fille ; mais Mme Morin était encore épouvantée de la colère de cet agneau, elle n’a rien voulu entendre. Louise était absente. Si elle était rentrée en ce moment-là, mon sort serait fixé ; que dis-je ? il est fixé. Mon sort est de l’aimer. Nous fuirons ensemble, nous irons te rejoindre à Paris ; mon absence apprendra tout à ma mère. Tu ne recevras cette lettre que lorsque j’aurai décidé Louise à s’enchaîner irrévocablement à moi.

Il est huit heures : je partais pour me rendre chez Louise, on me remet ta lettre. Tu arrives, tu accours, appelé par ma mère, qui a voulu me faire une surprise, dis-tu. Elle t’invite à mon mariage, qui doit se conclure très prochainement. Oh ! je devine : elle a lu dans mes regards le drame affreux qui se joue au fond de mon cœur ; elle a besoin d’un auxiliaire, elle t’appelle à son aide. Oh ! ne viens pas, ne viens pas ! Maudite soit notre amitié si elle me détourne de la route que j’ai choisie ! Ne viens pas, je t’en conjure… Mais ma lettre est inutile maintenant, il est trop tard. N’importe ! je te l’envoie, elle t’arrêtera peut-être.


18 mai.

Ma mère et ma femme me prient de t’écrire pour te remercier de ce long mois que tu nous as consacré. Qu’elles sont loin de soupçonner le service que tu leur as rendu ! Elles l’ignoreront toujours, mon cher Léon. Elles ignoreront toujours qu’elles te doivent, l’une son mari, l’autre son fils.

Quant à moi, j’ai aussi des remerciemens à t’adresser. Maintenant que mon sang est calmé et que j’ai triomphé de ma jeunesse, je reconnais que je te dois beaucoup selon le monde. Tu m’as retenu au bord du gouffre, comme on dit. Ta voix a dominé la forte voix de mon cœur ; tu m’as ramené à la raison et au mariage. D’ici à un an peut-être je t’en saurai un gré infini, dans dix ans je l’aurai oublié. Oui, je gage que dans dix ans je serai assez banquier pour cela. Alors tu t’admireras dans ton ouvrage et tu t’écrieras : « Que j’ai bien travaillé ! Quel égoïste j’ai fait ! Cet homme se perdait dans les sentiers solitaires de l’amour, et je l’ai remis dans le grand chemin de la fortune. Son père lui a laissé un million, il en a trois aujourd’hui… »

Pardonne, mon cher Léon. Le foyer jette encore quelques étincelles ; mais ce feu-là brûlait dans une chambre secrète où personne n’est entré que toi. Tu n’as pu l’éteindre entièrement malgré tous tes soins. Sois tranquille cependant, je veille, j’y jette de l’eau de temps en temps. Il n’y a plus à craindre d’incendie.

La chose qui m’est le plus pénible, qui me coûte le plus, c’est cette duplicité de tous les jours dont il me faut user envers Louise. Louise ! Elle m’a dit hier devant ma mère que je prononçais son nom plus doucement que personne, et elle m’a prié en m’embrassant de le répéter. Des larmes brûlantes ont roulé dans mes yeux, et je suis sorti après avoir dit à plusieurs reprises avec un accent passionné : « Louise ! Louise ! ma chère Louise ! » Ma mère vient toujours à mon aide en ces circonstances et m’excuse auprès de la crédule enfant. Tu as vu sa naïveté, sa douceur, le penchant qu’elle éprouve à m’aimer. Ah ! elle méritait un autre sort ! Elle se livrait tout entière, elle n’aspirait qu’à confondre son âme avec la mienne, à tout voir par mes yeux, à s’identifier avec moi, à réaliser cette union intime dont elle s’était fait un devoir ; mais elle sent bien qu’une barrière invisible nous sépare. Elle n’en conçoit pas de soupçons, elle croit que ce doit être ainsi, que ses rêves ont été trop loin, que le mariage n’a pas d’autres joies que ces joies brutales dont elle souffre, dont elle rougit, car il m’eût fallu l’aimer pour les purifier à ses yeux. Elle m’aime avec toute la délicatesse, avec toute l’idéalité de sa nature. Loin de chercher mes caresses, elle les fuit. Un secret instinct l’avertit que je ne suis pas tout à elle lorsque je la tiens dans mes bras. Ah ! mon ami, j’ai quelquefois horreur de ce mensonge, et je suis sur le point de tout lui révéler.

Je travaille sans relâche. Le soin de ma fortune me prend douze heures par jour. Le soir, quand je viens me reposer auprès d’elle et de ma mère, je m’étends sur un grand fauteuil, je ferme les yeux, et elle saute comme un enfant sur mes genoux. Alors elle joue avec mes cheveux et me regarde de ses yeux profonds, comme pour étudier ce qu’il y a pour elle de mystérieux en moi. Elle a souvent des gaietés charmantes ; elle se dédommage des années de contrainte qu’elle a passées dans sa famille. Il paraît que sa mère lui recommandait sans cesse de se tenir droite et d’être modeste, et que son père était un peu sévère. Elle les aime de tout son cœur et prétend qu’ils ont eu raison de ne pas la gâter.

Il n’y a du reste presque rien de changé dans nos habitudes. La maison est ce qu’elle était avant mon mariage. C’est le même tableau, mais égayé d’un rayon de soleil. Elle est douce et timide comme ma mère, ingénieuse et craintive comme les femmes qui ne sont pas aimées. Elle croit pourtant que je lui donne tout l’amour que je lui dois. Elle me remercie d’être bon et de l’aimer. J’insiste là-dessus pour me justifier. Oh ! si mon cœur eût été libre, comme ce bouton à peine entr’ouvert se fut richement épanoui ! C’est une âme que j’empêche d’éclore. Elle est ma femme, je l’aime comme une sœur, et je ne pourrai jamais l’aimer autrement… Je me rappelle qu’il y en a une autre… Pardonne-moi, soutiens-moi.


17 juin.

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Tu le vois, tes conseils portent leur fruit. Les choses d’intérêt, les questions d’argent me préoccupent et me passionnent. J’ai même cherché les émotions du jeu. J’ai consacré deux cent mille francs à des opérations de bourse. Les bénéfices ont presque doublé cette somme. Je suis très heureux. Ma mère et ma femme admirent et respectent cette fièvre factice que je me suis donnée. L’ardeur du gain est aujourd’hui une noble et sainte ambition jusque dans le sanctuaire de la famille. Les idées de l’humanité ont varié là-dessus depuis un siècle du noir au blanc. Au fond, je me sens bien misérable lorsque j’ai attendu pendant vingt minutes, avec une angoisse que j’accrois à plaisir, le cours de la Bourse.

Et cependant cela me fait du bien, cela m’arrache à moi-même. Il est bien entendu que nous ne songeons nullement à jouir de notre fortune. Nous sommes deux fois millionnaires, et nous vivons comme de petits rentiers, d’une vie simple, mais digne toutefois et exempte des sordides économies de la province. J’ai des chevaux. Ma femme ne s’en sert pas, ma mère non plus. Elles sortent à pied quand il fait beau, elles ne sortent pas quand il pleut. Notre deuil, encore récent, nous empêche de recevoir. J’aurais été heureux de procurer à ma femme quelques distractions, quelques plaisirs d’amour-propre. Ce sera pour l’hiver prochain. En attendant, je te prie de me choisir, avec le goût qui te distingue, une jolie parure diamans et rubis, le collier, les boucles d’oreilles, la broche, le bracelet. Tu peux aller jusqu’à vingt mille francs. C’est pour le jour de sa naissance. Elle n’est pas difficile du reste, la chère enfant, et une rose que j’aurais cueillie dans le jardin de son père lui ferait autant de plaisir qu’un million de pierreries.

Quant à moi, je ne sors jamais, excepté le dimanche, où nous allons à notre campagne. Là je respire de l’air pur pour toute la semaine. Louise court dans le parc et va aux vêpres à W… avec ma mère ; elles reviennent me prendre, et nous retournons dîner à B…, elles très satisfaites, moi presque attendri du bonheur que je leur procure et qui me coûte si peu.

Adieu et toujours merci. C’est toi qu’elles devraient bénir.


25 juillet.

J’ai entendu aujourd’hui une parole qui m’a ému jusqu’au fond du cœur. J’étais seul avec M. D… dans sa serre ; il voulait me montrer une rose qu’il voit bleue, et qui n’est ni bleue ni rose. « Francis, me dit-il en me serrant furtivement la main, j’avais craint un instant pour le bonheur de ma fille. On m’avait donné plus d’un méchant avis sur votre compte. J’ai eu raison de n’y point ajouter foi ; Louise m’assure tous les jours qu’elle est bien heureuse. » Je restai immobile et ne répondis rien. Faut-il donc si peu de chose pour le bonheur d’une femme ? Qu’est-ce que ce bonheur que je donne et que je ne partage pas ? Elle ne voit pas ma tristesse. Elle me croit absorbé par de vils calculs d’intérêt, et elle me pardonne ; elle ne me pardonnerait pas si elle savait… J’étais en proie à ces réflexions lorsqu’elle est accourue toute rouge et me présentant son front à baiser. Sa mère, qui venait avec la mienne, semblait dire en nous regardant : « Comme ils s’aiment ! »

Ainsi nous faisons bon ménage par malentendu.


4 août.

Ma femme est souffrante depuis quelques jours. Je m’inquiétais de la voir perdre ses fraîches couleurs. Ma mère m’a rassuré en souriant : elle croit, elle espère… Oh ! un enfant ! Cette joie qui m’a été refusée lorsque je l’appelais de tous mes vœux me serait accordée maintenant ! D’où vient que j’ai reçu cette nouvelle presque sans émotion, tandis qu’autrefois ?… C’est qu’alors je sentais qu’un enfant eût été entre elle et moi un lien plus fort ; c’est que je comprenais que, pour reconnaître mon fils, j’aurais eu le courage de consacrer mon bonheur devant Dieu. Je devrais déchirer ce bout de papier : je m’étais juré d’ensevelir ce passé dans mon cœur et de n’y pas même laisser d’inscription. Je ne le puis. Elle est toujours présente à ma pensée, non comme un désir, non comme un regret, mais comme un remords. Qu’est-elle devenue ? Quelle est la vie que mon abandon lui a faite ? J’ai peur de m’en informer, je tremble qu’on ne me l’apprenne ; je crierais à celui qui voudrait me le dire : Ne parlez pas ! car c’est moi qui suis le principe et l’auteur du mal. Elle était pure, défendue par ses sentimens religieux, par l’habitude du travail… À défaut de moi, un autre l’aurait séduite, me diras-tu. Est-ce là une excuse ? Un autre eût été coupable comme je le suis. Elle seule est innocente, elle seule est digne de la pitié des hommes et de la miséricorde de Dieu. Voilà que je me prends à penser à Dieu pour réserver au moins à cette pauvre égarée la chance du repos éternel !


2 septembre.

Tu te plains que je ne t’écris pas assez souvent et que mes lettres sont trop courtes. Tu me pries en grâce de t’entretenir, comme par le passé, de ce que je fais, de ce que j’éprouve. Ce que je fais n’est pas amusant, et ce que j’éprouve n’est pas gai. Pour t’en convaincre, je vais essayer de t’initier aux opérations industrielles et financières auxquelles je me livre…..

Tu bâilles déjà, je parie, à te démonter la mâchoire. Je t’ai prévenu et je m’en lave les mains, comme a fait Pilate et comme font tous ceux qui nous ennuient. Ma femme va bien et semble porter son fardeau sans trop de peine. Elle est gaie et fait déjà des projets. Elle me demande si je désire que ce soit un fils ou une fille. En vérité je ne désire rien. Ces dames te disent mille choses affectueuses ; elles attendent ainsi que moi avec impatience l’époque qui te ramène dans notre ville natale, sur les bords de la mer retentissante. La mer ! il y a dix-huit mois que je ne l’ai vue. On vient de bien loin pour l’admirer ; elle est à votre porte, vous ne la regardez seulement pas. Et cependant j’éprouve comme un vague besoin de me promener seul sur la jetée, fouetté par le vent, éclaboussé par les flots furieux. Malheureusement il fait aujourd’hui un temps superbe. Adieu.


10 novembre.

Aux yeux des étrangers, des indifférens, une femme qui devient mère est un spectacle désagréable et pénible ; aux yeux de son mari, c’est toute autre chose. Il ne peut voir sans un attendrissement secret ce fardeau qu’elle porte si joyeusement, ces souffrances qui l’attendent et qu’elle voudrait hâter, ce visage qui trahit un douloureux travail, mais qui rayonne de l’espoir de la maternité. Louise sera une vraie mère ; elle reportera sur son enfant ces tendresses indécises, cette passion qui s’ignore, dont je n’ai pas voulu. Elle en est d’avance comme transformée. Ce n’est plus la jeune femme timide et rougissante que tu as vue il y a six mois. Son regard est plus clair, sa voix plus assurée, son sourire a un éclat divin : elle ne reçoit que fort peu de monde, ses parens, les miens, quelques amis. Elle vit, pour ainsi dire, entre ma mère et moi. Nous passons à trois des soirées courtes et pleines dont je crains bien de ne pouvoir te faire apprécier tout le charme. Depuis quinze jours, il y a dans la maison deux ouvrières, les meilleures de la ville, qui travaillent à la layette. Ma femme et ma mère président aux travaux. Le soir, on me montre, avec toute sorte de détails et d’explications adorables, les bonnets, les brassières, les petites chemises, les draps fins et le reste. Tu conçois qu’on ne m’épargne rien, et je ne m’en plains pas. Tout en devisant, nous entr’ouvrons les portes de l’avenir et nous nous élançons sur les traces de notre fils, car je suis bien revenu de mon indifférence ; c’est un fils que je veux. Je m’égare encore plus loin que Louise, je m’occupe de ce qu’il fera, de ce qu’il sera. Ah ! mon ami, c’est pour toi seul que j’entre dans ces détails de ma vie privée ; je sais que rien ne te semblera puéril de ce qui part de mon cœur. Je n’en suis pas encore au point de bénir le ciel du sort qui m’est fait, de ce sort que je te dois, que tu m’as imposé ; mais je commence pourtant à goûter ce repos que les trois quarts des hommes appellent le bonheur. C’est le bonheur de l’artisan qui donne toute la journée à la peine, et qui trouve le soir, pour se reposer, la grâce de l’épouse et l’espoir d’une jeune famille. Je me demande seulement avec effroi ce que fait notre âme dans tout cela, et si le bonheur dont je jouis ne se borne pas à la satisfaction de mes instincts. Je ne pense pas auprès de ma femme, je vis. Auprès de la pauvre abandonnée, qui était cependant bien plus ignorante, qui avait grandi dans un milieu plus bas, qui n’était qu’une maîtresse après tout, je pensais, je sentais, je m’élevais au-dessus du niveau vulgaire. c’est que l’union de nos âmes était complète, c’est que je l’avais initiée à tout ce qu’il y avait en moi de plus haut et de meilleur, c’est que je l’aimais enfin. Ah ! Léon, quel blasphème ! Est-ce que je n’aime pas ma femme ? est-ce que je n’aime pas cent fois plus que ma vie cette Louise qui souffre, et à qui je vais devoir le bonheur d’être père ? Oui, je l’aime d’une affection grave et protectrice ; mais l’autre, l’autre, celle que j’ai perdue, celle que j’ai flétrie, celle que j’ai livrée au vice ? Louise !… Pendant que je suis heureux, pendant que je m’enivre à cette coupe des joies permises, quand je suis chef d’une famille honorée, quand je suis chéri des miens, estimé de toute la ville, quand le ciel sourit à tout ce que je tente, à tout ce que je souhaite, où est-elle ? que fait-elle ? qu’est-elle devenue ?


6 janvier.

Ma mère se trouve plus heureuse tous les jours, ma femme aussi, et je tâche de les imiter à ma manière. Après tout, qu’ai-je fait que chacun ne fasse ? Quel est l’homme de trente ans qui jette aujourd’hui les yeux sur son passé sans y voir la trace des larmes d’une femme ? Mon remords est celui d’une génération tout entière. On séduit, on perd tous les jours des filles qu’on désire et qu’on n’aime pas : serait-on plus coupable de séduire et de perdre celles qu’on aime ? Ah ! je crains bien que les remords ne soient en raison de l’amour, et que les miens ne soient éternels.


29 février.

Nous sommes quatre à présent, mon cher Léon. Ce matin à neuf heures, après une nuit d’attente et de souffrance, ma Louise m’a donné une jolie petite fille qui est entrée dans la vie sans pleurer, sans crier, les yeux grands ouverts, et blanche comme du lait. Je désirais un garçon, je suis enchanté d’avoir une fille, et la même joie fait battre nos trois cœurs. La mère et l’enfant se portent bien.

Ma pauvre femme a bien souffert. J’admirais avec quel courage et quelle énergie les femmes supportent ces crises terribles qui les mettent presque toujours à deux doigts du tombeau. Elle souriait en pleurant, le cri d’espoir se confondait sur ses lèvres avec le cri de douleur. Elle sentait avec ravissement son enfant remuer dans son sein, et en même temps elle se tordait et me serrait la main de façon à la rendre bleue. J’en garde encore les marques, et c’est à grand’peine que je t’écris ; mais ce petit mal m’est doux comme était le sien. J’éprouve un sentiment nouveau, je suis père, mon cher Léon, et le lien qui m’unit à elle me semble plus étroitement serré. Ma mère est accourue m’appeler toute joyeuse. L’enfant est déjà suspendu au sein de sa mère. C’est auprès d’elle, c’est l’œil distrait par cet attendrissant spectacle, que je tâche d’achever ma lettre. Elle est si contente de pouvoir nourrir qu’elle en est folle. Le médecin redoute cette joie. Mon Dieu ! il y a donc toujours une crainte attachée au bonheur ? C’est égal, va, je suis bien heureux.


25 mars.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est à ta prévoyante amitié que je dois ce calme et ce bonheur ; ce sont tes conseils qui ont raffermi mon cœur ébranlé. Je suis rentré, grâce à toi, dans cette route battue par tant de pieds humains, qu’a suivie mon père, et que je suis à mon tour. La reconnaissance de ma mère, la tendresse de ma femme, sont ma récompense, que viendront grossir un jour l’amour et l’estime de mes enfans, récompense vulgaire, je le sais, mais la plus douce qui soit au cœur de l’homme.

Louise est complètement rétablie, et semble gagner chaque jour des forces nouvelles. Elle n’est plus du tout une jeune fille, elle est une femme, une mère, et sa beauté a trouvé, je crois, le caractère qui lui convient. L’enfant a été baptisée : j’ai voulu qu’on la nommât Louise, comme sa mère. Ainsi ce nom se perpétuera sur mes lèvres comme le plus doux des noms d’ici-bas… C’est M. D…, comme de juste, qui a été le parrain, et ma mère la marraine. A mon second, et ce sera un fils (j’en prends cette fois l’engagement formel), c’est toi qui le tiendras sur les fonts avec Mme D… Nous avons déjà réglé cela, Louise et moi, car je suis encore bien heureux en ce point, elle partage l’affection que j’ai pour toi. C’est une âme grande et forte que j’aurais dû dès les premiers jours fondre tout entière avec la mienne. Il n’est plus temps. Un coin de mon cœur lui a été fermé, et je ne pourrais plus l’y introduire sans danger pour notre repos mutuel. Il y a maintenant au monde quelqu’un qu’elle aime plus que moi, son enfant. Qu’importe après tout ? Je ne sais si je suis changé, si le temps a déjà fait son œuvre en moi, si ma jeunesse est morte ; mais la part que j’ai me suffit. Il vaut mieux peut-être qu’il en soit ainsi. Ce que notre intimité y perd en charme, elle le regagne en dignité. L’époux qui s’est livré tout entier est moins respectable peut-être aux yeux de l’épouse. La confiance sans bornes qui est la première loi de l’amour n’est pas absolument nécessaire dans le mariage, du moins de la part de l’homme. Le mariage ressemble davantage à l’amitié. Il est en quelque sorte… Mais je ne veux pas le définir, et faire comme ces enfans qui brisent leur jouet pour savoir ce qu’il a dans le corps.

J’aurais bien plutôt envie de te raconter tous les hauts faits et toutes les prouesses, toutes les grâces et toutes les gentillesses de ma fille, qui n’a pas encore un mois. Elle est étonnante pour son âge ! C’est le mot de ma mère. Toutes les fois que je reviens du bureau, une heure se passe à me raconter tout ce que le chérubin a fait en mon absence, ses sourires, ses grimaces, ses étonnemens, ses peurs… Le récit est complet. Alors je leur enlève ma fille, j’en prends possession, et je me tiens à quatre pour ne pas la dévorer de caresses, ce qui a jusqu’ici l’inconvénient de la faire pleurer. Ah ! mon ami, quelles joies que celles-là, et que la vie que Dieu a faite à l’homme est douce et charmante !

Voici dix heures, la banque me réclame. À propos de la banque, sais-tu bien qu’elle est devenue nécessaire à ma vie ? Qui l’aurait cru ?


2 mai.

Ce qui m’arrive, ce que j’ai entendu est-il réel, ou n’est-ce qu’un songe que j’ai fait tout éveillé ? Je me le demande encore. L’enfant dort dans son berceau, ma femme est couchée. Je lui ai dit que j’avais des lettres à écrire, que je viendrais la rejoindre dans une heure. Elle a pris mon trouble pour de la préoccupation.

Je serais incapable de t’exprimer ce qui se passe en moi. Tout est incohérent, bizarre, terrible dans ce que j’éprouve. Un récit tout simple te le fera mieux comprendre que toutes mes analyses.

Ma mère est indisposée depuis plusieurs jours ; rien de grave, mais elle ne peut sortir. Tu as vu mainte fois combien elle est pieuse et bonne pour ceux qui souffrent, et prodigue d’aumônes. Elle m’avait caché qu’elle allait souvent elle-même porter des secours et des consolations à de pauvres gens : elle craignait, m’a-t-elle dit ce soir, que cela ne me fit rire. Il faut avouer que nos doutes et nos ironies inspirent aux femmes des défiances qui nous punissent cruellement. Retenue dans sa chambre par l’ordre du médecin, elle avait prié sa belle-fille de la remplacer et d’aller voir, entre autres, les enfans d’un ouvrier qui vient de perdre sa femme. Je me suis fait expliquer tout cela. Voici ce que j’ai entendu. « Eh bien ? dit ma mère à Louise, qui rentrait. — Je n’ai trouvé personne à la maison, répondit-elle ; les trois aînés étaient à la salle d’asile, et le petit garçon qui est malade avait été confié à une voisine. J’ai voulu voir cette femme, et j’en ai été récompensée ; car, en allant faire du bien pour vous, j’en ai trouvé à faire pour mon propre compte. » Je me mis à la plaisanter doucement. « Ne riez pas, monsieur. Figurez-vous, continua-t-elle en se tournant vers ma mère, que je trouve dans cette maison votre petit protégé sur les genoux d’une grande jeune fille maigre et pâle, mais d’une physionomie charmante. Je demande à la femme si c’est sa fille. — Hélas ! oui, madame, me répond-elle. Elle me conte alors que sa fille est une bonne ouvrière très habile et qui ne manque pas de pratiques, mais qu’elle ne fait rien depuis près de six mois, parce qu’elle est tombée malade, et que c’est bien triste, et que la misère est à leur porte. La jeune fille rougissait et faisait des signes à sa mère ; mais celle-ci, encouragée par mes regards, continuait ses lamentations. Je les ai priées d’accepter quelques secours. La jeune fille refusait ; j’ai si vivement insisté, que les larmes lui sont venues aux yeux. — Eh bien ! oui, de vous, je le veux bien, a-t-elle dit enfin. D’autres personnes sans doute lui ont offert des secours qu’elle a repoussés. Elle paraît très fière. Vous ne pouvez vous imaginer, ajouta ma femme, comme elle est jolie quand elle rougit, et comme elle a l’air intéressant ! Je lui ai demandé son nom : comme moi, elle s’appelle Louise. » À ce nom, un frisson me passa dans tout le corps. J’eus peur d’avoir deviné, et je n’osai faire une seule question. Ma femme reprit : « La mère me plaît moins. Elle allait autrefois en journée, mais elle se fait vieille, et d’ailleurs il lui faut soigner sa fille. La maladie a été cruelle, et s’est déclarée, à ce que j’ai compris par quelques mots de la mère, à la suite de chagrins d’amour. »

Chaque mot m’entrait dans le cœur. J’ai passé la soirée la plus horrible. Ma femme reparlait sans cesse de la jeune fille, nous la dépeignait, nous la vantait d’un ton passionné qui ajoutait à mon supplice. Ma certitude s’affermissait de tous les éloges qu’elle lui prodiguait. Ma mère a demandé le nom de la vieille femme. Elle ne le sait pas, elle l’a oublié. Qu’importe ? je suis sûr que c’est Louise.

Léon, je me reprochai de l’avoir flétrie, avilie, perdue ; mais si je devais la retrouver fidèle au passé, fidèle à notre amour… Oh ! Louise ! Louise !… Ma raison m’échappe. Mon devoir n’est-il pas de voler à ton secours ? Je lui dois du pain au moins. Ah ! je n’avais point pensé à cela. Je vais prendre de l’argent et sortir, et je ne fermerai cette lettre qu’à mon retour…

Je ne suis pas sorti. Il fallait traverser la chambre de ma femme. Je me suis approché du lit : elle dormait, son enfant entre ses bras, et ils souriaient tous deux dans leur sommeil. J’ai hésité un moment, puis je suis rentré dans mon cabinet.

Il ne m’est plus permis de la revoir. Si j’ai fait le malheur de celle que j’aimais, je ne ferai point le malheur de l’autre. Ma fille, ma petite Louise, c’est pour toi !… Je ne puis être ni amant ni époux, mais je suis père. Demain j’irai trouver Charles B… C’est un garçon discret, prudent, indulgent par sa propre expérience pour les faiblesses du cœur. Il ira, il s’informera, il fera ce que je ne puis faire moi-même. J’aurais dû ne point la perdre de vue un seul jour, la suivre, l’entourer du moins d’une protection mystérieuse, puisqu’elle eût repoussé une protection ouverte. Ah ! mon ami, je souffre, je souffre ! Ma folle passion se réveille avec une ardeur insensée. Je me sens mauvais, cruel, capable des résolutions les plus monstrueuses. Louise ! qu’est-ce donc que cet amour dont le bonheur n’a pu me guérir ? N’ai-je pas là, à côté de moi, une mère, une femme qui m’aiment, un enfant que j’adore ? Pardonne ! c’est l’égarement d’une heure, d’une minute, je reviens à moi. Cette fièvre du souvenir n’est point de l’amour. Mon amour est mort. Des sentimens plus calmes règnent aujourd’hui dans mon cœur ; mais je puis bien du moins, pendant que ma femme et mon enfant reposent, donner quelques larmes, oh ! des larmes bien amères, à celle qui veille peut-être en pensant à moi.


4 mai.

Je n’ai pu voir Charles B… qu’hier dans la soirée, et pendant un quart d’heure seulement. La femme qu’il aime absorbe sa vie ; il est dévoué à ses éternels et mystérieux caprices. Il m’a compris tout de suite, il m’a regardé d’un air affectueux et m’a serré la main. Les gens qui ont une passion au cœur valent mieux que les autres. Je lui ai confié tout ce qu’il ignorait de mes relations avec Louise, tout, excepté l’amour que je lui garde, et qui ne mourra qu’avec moi. J’ai coloré mes craintes et mes angoisses d’un vain prétexte d’intérêt et de pitié. « Que ne m’avez-vous parlé plus tôt ? s’est-il écrié. Je vous aurais donné quelques détails qui vous auraient soulagé, et j’aurais fait pour Louise ce que vous ne pouviez faire. C’est une fille d’un cœur élevé, qui vous aimait sincèrement, et que j’estime ; mais j’étais bien loin de penser qu’elle fût dans le besoin. » Il me conta alors qu’après notre rupture elle avait feint d’être la maîtresse d’Édouard S…, qu’elle s’était affichée avec lui, mais uniquement pour se venger de mon abandon et dans l’espoir de me ramener à elle par la jalousie. Édouard S… s’était d’abord prêté à ce rôle ridicule ; bientôt son amour-propre l’avait rendu plus exigeant, et Louise lui avait tout simplement fermé sa porte malgré les cris et les menaces de la mère Morin. Nous en étions là lorsqu’on jeta du dehors quelque chose contre les vitres de la chambre : c’était un signal. Charles se leva, me dit qu’il était obligé de sortir, et que nous reprendrions cet entretien le lendemain. Je le priai d’aller le soir même chez Louise. « Je ne sais si cela me sera possible, répondit-il ; je ne dépends pas tout à fait de moi. » Et nous nous sommes quittés.

Ainsi je n’ai plus même l’horrible ressource de croire qu’elle m’a oublié. Sa feinte trahison n’était qu’un emportement de l’amour. Elle n’obéissait encore en cela qu’aux misérables suggestions de sa mère. Livrée à elle-même, elle n’aurait jamais consenti à se flétrir à mes yeux de cette infidélité apparente. Pauvre fille ! comme je l’ai dégradée dans ma pensée pour rendre sans doute mes remords plus légers, pour parvenir à me réconcilier avec moi-même ! Oui, je me suis fait une arme contre elle de ses élans passionnés, de ses fureurs de tendresse. C’étaient, me disais-je, de grossiers désirs qu’il lui faudrait à tout prix satisfaire. Je m’attendrissais sur sa candeur perdue ; je la voyais, courtisane éhontée, descendre rapidement tous les degrés du vice, et pendant ce temps elle se consumait dans sa douleur solitaire, elle dépérissait, elle manquait de pain peut-être !

On ne saura jamais ce que je déploie de courage et de volonté pour ne pas courir auprès d’elle. À chaque instant, je prends mon chapeau, je fais un pas, et je m’arrête.

Les heures se traînent avec une lourdeur qui m’écrase. Il n’est que midi ; c’est à trois heures que j’ai rendez-vous avec Charles.

Et pourtant ces heures sont rapides, lorsque je les compare à celles qu’il m’a fallu passer près de ma mère, près de ma femme, près de mon enfant ! Comment ai-je fait ? comment ai-je pu mentir avec cette habileté inouïe ? Comment ma figure ne m’a-t-elle pas trahi ? Comment Louise n’a-t-elle pas lu dans mes yeux ? Ah ! l’autre ne se laissait pas tromper ainsi. Rien ne lui échappait. Elle entrait d’un regard jusqu’au fond de mon cœur. L’altération de ma voix aurait suffi pour tout lui apprendre. Elle aurait deviné ce que je lui cachais, elle aurait compris ce que je ne comprends pas moi-même. Et ma mère et ma femme s’imaginent que c’est le cours de la Bourse qui épaissit ces nuages sur mon front !

On a frappé doucement à ma porte. J’ai vite caché cette lettre. C’est ma femme qui est venue, avec son enfant, m’embrasser en passant et voir comment je me trouve. Elle n’en a rien dit pendant le déjeuner de peur d’inquiéter ma mère ; mais elle avait remarqué ma pâleur. Je l’ai rassurée. Alors elle m’a tendu l’enfant à baiser. Des larmes roulaient dans mes yeux. « Va, je t’aime bien ! » m’a-t-elle dit en m’embrassant de nouveau, et elle est partie.

Ne craignez rien, êtres chers et sacrés ; je respecterai votre bonheur.

Une heure vient de sonner. Jamais amoureux de vingt ans a-t-il attendu l’instant du rendez-vous avec cette fiévreuse impatience ? Charles B… ne me donnera peut-être même pas de ses nouvelles. Il n’aura pas eu le temps de la voir. N’importe, il me parlera d’elle !

Nous avons eu ces jours derniers un orage affreux. Ma femme avait peur, se bouchait les oreilles et se réfugiait dans mes bras. Ah ! les orages les plus effrayans ne sont pas ceux qui font le plus de. bruit. Qu’était-ce que cette foudre auprès de celle qui gronde dans mon cœur ? Ah ! puisse-t-elle ne frapper, ne consumer que moi !

Je me suis promené vingt minutes en réfléchissant. J’ai honte d’avoir si peu d’empire sur moi et de te faire assister au triste spectacle de ma faiblesse. Tu n’aurais jamais soupçonné, n’est-ce pas, qu’un homme fût faible à ce point, et surtout à propos d’un vieil amour qu’il a rejeté loin de lui avec dégoût ? Je te jure qu’en ce moment je doute de moi-même.

Il est deux heures. Charles m’a prévenu qu’il ne rentrerait qu’à trois. C’est égal, je me rends chez lui, je l’attendrai.


Même jour, cinq heures du soir.

Je quitte à l’instant Charles B… Nous avons causé près de deux lieues. Il a vu Louise.

À peine était-il entré chez elle, avant qu’il eût dit un seul mot, elle s’est doutée qu’il venait de ma part. Elle ne le lui a pas témoigné, mais sa pâleur est devenue plus grande, ses yeux se sont éteints, elle a été obligée de se retenir à la cheminée pour ne pas tomber.

Tu juges dans quelle situation j’étais. Je ne voulais pas que Charles B… put lire au fond de mon cœur, je voulais qu’il crût que ma curiosité provenait de cet intérêt qu’on porte encore à une femme qu’on a aimée et qu’on n’aime plus. C’est avec toi seul que je sens, que je pense, que je respire à visage découvert. Il fallait donc ne me point livrer, ne point risquer un mot qui parût un outrage envers ma femme, écouter plutôt qu’interroger, et ne point paraître me complaire dans un entretien dont je dévorais chaque mot. J’y suis parvenu. Charles est un homme de cœur. Je suis sûr de lui avoir inspiré beaucoup de mépris pour moi.

S’il m’avait vu ému, troublé, il m’aurait ménagé peut-être. Me voyant calme et presque indifférent, il a été sans pitié, il m’a parlé d’elle avec attendrissement, avec respect ; il l’a élevée pour m’abaisser. Comme je lui savais gré, à part moi, du plaisir qu’il prenait à me la vanter ! Jamais vengeance n’a été si douce à celui qui l’a subie.

Tout ce que j’ai entendu se presse dans ma pauvre tête. Mes idées se croisent, s’entre-choquent ; mes sentimens sont obscurs et tumultueux. Je ne suis plus à moi-même. Je reprendrai la plume ce soir, quand j’aurai mis un peu d’ordre dans mon esprit et dans mon cœur.

Un mot seulement. Tu sais à quelle hauteur je l’avais placée pour l’admirer et l’adorer : elle est plus haut encore, elle est plus près du ciel.

Comment puis-je différer un instant à te dire ?… Non, non, c’est impossible. À ce soir.


Même jour, neuf heures du soir.

Je m’étais préparé à vivre pendant ces trois heures pour ainsi dire en dehors de moi-même, à sourire à ma femme, à caresser l’enfant, à paraître insouciant, sinon joyeux. J’étais loin de croire qu’au milieu même de ce cercle chéri on allait encore s’occuper de Louise.

Nous venions de sortir de table, et ma femme me versait le café pendant que l’enfant jouait dans les bras de sa grand’mère. Je me tenais assis et les yeux fermés. Tout à coup ma femme me dit : « Tu ne sais pas, Francis ? nous avons eu une petite querelle ce matin, bonne maman et moi. — Et à quel propos ? dis-je d’un air distrait. — À propos de cette jeune fille que j’ai vue l’autre jour par hasard, en allant visiter nos petits orphelins. » Et comme je fixais sur elle des yeux égarés, elle ajouta : « Tu ne l’as pas oubliée, j’espère ? » Pauvre femme ! pensai-je, si tu savais que depuis deux jours c’est toi que j’oublie pour elle ! Elle continua : « J’ai une petite somme en réserve, qui n’est pas bien considérable, que je destinais à mes aumônes particulières : l’idée m’est venue de la donner tout entière à cette belle jeune fille ; maman a prétendu que c’était trop, et de là notre dispute. » Elle me tendait une tasse en prononçant ces derniers mots. Je la pris, et mes lèvres s’abaissèrent sur sa main, et je retins sur ma paupière une larme brûlante. « Ma mère a tort, lui dis-je après un instant. Offrez à cette jeune fille tout ce qu’il vous plaira, à elle comme aux autres personnes que vous secourez ; ma caisse ne vous sera jamais fermée. » Elle sauta de joie, triompha gentiment de sa belle-mère, nous embrassa tous, et ne parla plus tout le reste de la soirée que du plaisir qu’elle aurait à porter deux cents francs à la pauvre Louise. A mesure qu’elle parlait, mon émotion croissait, et pour leur dérober mes sanglots, je me suis retiré précipitamment.

Léon, j’ai ri quelquefois de leur charité et de ces aumônes qu’elles prodiguaient et qu’elles plaçaient mal selon moi. Je ne réfléchissais pas que les vertus de nos femmes rachètent bien souvent nos propres fautes ; je ne réfléchissais pas que leur main délicate peut panser la blessure que la nôtre a faite ; je ne croyais pas enfin que, pour parvenir jusqu’à la maîtresse abandonnée, un secours, si faible qu’il lut, devait être purifié par la charité de l’épouse !

Je te raconte cela avant de t’avoir rapporté ma conversation avec Charles B…, et tu ne peux par conséquent apprécier encore l’émotion que m’a causée ce nouvel incident. Tu sentiras mieux tout à l’heure avec quelle joie navrante et intéressée j’ai applaudi à la générosité de ma femme. Pardonne-moi cette lettre sans suite, et que j’écris pour me calmer, pour fixer mes idées plutôt que pour te les communiquer. Un jour, et puisse-t-il venir bientôt ! nous serons réunis, et nous causerons de toutes ces choses. En attendant, laisse-moi souffrir, laisse-moi pleurer, laisse-moi enfin te parler d’elle.

Elles habitent toujours le même rez-de-chaussée où je les ai connues. Seulement le logis a perdu son air d’aisance et de propreté. Les vitres sont ternes ; des rideaux noircis et déchirés pendent aux fenêtres. Les meubles ne brillent plus comme autrefois, quelques-uns même sont absens, et la mère et la fille ont cherché inutilement une bonne chaise pour faire asseoir mon ami. C’est sous ce titre que Charles s’est présenté, car, ainsi que je te l’ai marqué, le regard de Louise a semblé lui dire : Vous venez de sa part. Après le premier moment de surprise et d’embarras, il hasarda quelques mots sur leur situation, et reprocha à la mère de n’avoir pas eu recours à lui. « Elle m’avait défendu d’avoir recours à personne, répondit Mme Morin avec un soupir de regret. — C’est donc à vous, mademoiselle, que doit revenir mon reproche ? » dit-il alors en s’adressant à Louise, dont le teint jaune, les yeux creux et la maigreur le frappaient. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était à une fête de village. Elle avait une robe blanche et un joli chapeau rose moins frais que ses joues. Elle était heureuse, elle causait, elle riait. Elle avait même ce jour-là dansé avec lui, et ils avaient parlé de moi, et, pour se faire bien venir d’elle, il avait raconté je ne sais quel beau trait dont j’étais l’auteur, Il la revoyait triste et flétrie, vêtue d’une petite robe brune, un châle noir sur les épaules, ses beaux cheveux à peine relevés… Il y avait encore un sourire sur ses lèvres, mais un sourire plus douloureux que les larmes, le sourire du malheur, le sourire de la honte, le sourire de la misère. Ah ! moi qui ne pouvais me lasser d’admirer cette bouche étincelante, ces lèvres expressives, cette double rangée de perles, j’ai frémi en voyant ce sourire. — Il cherchait à me le peindre ; il y revenait sans cesse, ce cruel ami ! Il croyait, parce que j’étais impassible, que je ne me le figurais pas, que je ne le sentais pas. Ce sourire-là m’est entré dans le cœur comme un poignard, et Charles s’est complu à l’y enfoncer, à l’y retourner longtemps.

À cette heure, dans le silence de la nuit, à la clarté de ma lampe voilée par l’abat-jour, elle m’apparaît encore telle qu’il me l’a dépeinte. Je la vois avec sa petite robe brune, son châle noir, assise au coin de ce bon feu, se chauffant et me souriant. Hélas ! elle n’a peut-être pas de quoi se chauffer chez elle…

Elle dit alors à Charles qu’il se trompait, qu’il les croyait dans la gêne parce que tout était en désordre, mais qu’elles n’avaient manqué de rien, que seulement sa mère avait eu beaucoup de peine à la soigner. La vieille femme se rongeait les poings de ne pouvoir parler, car, chaque fois qu’elle voulait dire quelque chose, sa fille l’arrêtait par un regard ferme et profond. Il était évident que Louise ne voulait pas faire l’aveu de sa misère devant un de mes amis. Charles ne négligea rien pour l’amener à des sentimens moins fiers. Ce fut en vain. Sa délicatesse de femme lui défendait de se donner des droits à notre pitié. Mon ami n’était sans doute à ses yeux que mon complice. Pour une jeune fille trahie, tous les hommes sont coupables des torts de son amant ; elle se retranche vis-à-vis de nous dans une défiance universelle, et ne consent à rougir et à se plaindre que devant une personne de son sexe. Charles, qui a l’intelligence de toutes les choses du cœur, comprit bien cela et ne voulut point ajouter, en s’obstinant, au secret supplice de la malheureuse fille. Comme la conversation languissait, et que dans leur embarras mutuel ils ne savaient plus que dire, Louise pria sa mère de se retirer un moment, et dès que celle-ci fut sortie : « Dites-lui que je lui pardonne, murmura-t-elle en tendant la main à Charles ; dites-lui que je ne l’ai jamais accusé un instant, que le mal qu’il m’a fait n’a pas dépendu de lui, que c’était à moi de me défendre, que j’ai succombé parce que je l’aimais follement, et que son abandon n’a été que la juste punition de ma faute. J’ai oublié le bon Dieu pour lui, et, quand il n’a plus voulu de moi, je suis revenue au bon Dieu. J’ai été bien malade, et la maladie a été longue, la convalescence plus longue encore. J’ai cru bien des fois que j’en mourrais ; mais il paraît que je suis bonne encore à quelque chose sur la terre. » Elle leva douloureusement les yeux au ciel et n’acheva point sa pensée. Charles insinua quelques mots vagues sur les sentimens que je conservais pour elle. Elle lui répondit qu’il me jugeait mal, que j’avais une jeune femme charmante, que c’était elle que j’aimais et que je devais aimer ; puis tout à coup : « Je l’ai vue, je lui ai parlé, elle est venue ici. Elle paraît bien douce et bien bonne. Savez-vous une chose ? ajouta-t-elle en baissant la voix ; ce que je désire par-dessus tout, c’est de voir son enfant. » Elle l’entretint alors longuement de moi, et comme on parle d’un ami mort ou qu’on ne doit plus revoir. Elle finit par lui assurer que ses forces revenaient tous les jours, qu’elle serait bientôt en état de travailler, et que la joie et l’abondance reparaîtraient dans leur petit ménage. Il la supplia encore d’accepter de lui quelques avances, ajoutant qu’elle les lui rendrait, que c’était une preuve d’amitié qu’il lui demandait. Elle refusa avec une fermeté invincible, lui répétant qu’elle ne manquait de rien, qu’elle regarderait de nouvelles instances comme une injure, et, pour couper court à ce débat pénible, elle rappela sa mère. Celle-ci rentra, ne souffla mot, et Charles se retira en réclamant de Louise la permission de revenir.

Voilà ce que Charles B… m’a raconté, voilà leur entrevue ; mais combien de choses m’ont échappé dans ce récit ! combien lui ont échappé à lui-même, et que je devine !

Ainsi elle a souffert, elle a pleuré, elle a perdu la santé qui lui donnait du pain, elle a langui pendant six mois entre la vie et la mort, elle a supporté les soins et les plaintes de sa mère, elle m’a vu heureux fils, heureux époux, heureux père, et tout cela pour prix de ma barbarie envers elle ! Elle a repoussé l’argent que je lui offrais, la tendresse que d’autres lui auraient vouée, les secours que des amis lui proposaient ; elle est restée seule dans l’abandon, dans la douleur, dans la maladie, dans la pauvreté, et elle me pardonne !…

Au milieu de mes remords, il en est un qui s’acharne après moi, qui me ronge, qui me déchire. J’ai voulu un jour l’isoler, la séparer à jamais de sa mère. Malheureux, si j’avais réussi ! Si je lui avais encore arraché cette ressource suprême ! Cette vieille qui me semblait ignoble, que je méprisais, que je détestais, avait dans le fond un vrai cœur de mère. Elle s’est dévouée à sa fille abandonnée et malheureuse, elle l’a soignée, réchauffée, nourrie, et, chose plus admirable, qui me confond et rabaisse mon orgueil, l’entremetteuse infâme qui m’ouvrait la porte de sa fille n’est point venue tendre la main auprès de moi. Elle a respecté la défense de Louise, elle a compris cette fierté, elle s’en est faite complice, elle a résisté aux entraînemens impérieux du besoin, elle a résisté à tout, elle a été fière et magnanime. Oh ! que nos jugemens sont imprudens et à courte vue ! Comme nous nous pressons de dénigrer et d’avilir ce qui souvent vaut mieux que nous ! Je conçois à présent cette vague ressemblance qui me répugnait, à laquelle je refusais de croire : ce n’est point d’une âme de boue qu’est sortie l’âme de Louise.

Je suis brisé d’émotion et de fatigue et comme anéanti. Je vais essayer de dormir. À bientôt.


5 mai.

Ma femme est sortie ce matin avec l’enfant. Je n’avais rien dit. Est-ce le hasard qui a procuré à Louise cette joie désirée ? Ma femme s’est rendue chez la pauvre fille. Louise lui a demandé la permission de prendre la petite dans ses bras et de lui donner un baiser. « Oui, a répondu ma femme, mais à une condition, c’est que vous accepterez cela : ce sont des économies à moi, et que je ne saurais mieux placer. » Louise a hésité un instant, puis a dit à sa mère d’accepter. Alors elle a pris l’enfant, l’a regardé avec tendresse, et tout à coup elle a pâli. La bonne s’est empressée de reprendre la petite. Louise a demandé pardon à la mère, et lui a dit, pour s’excuser, qu’elle n’était pas encore tout à fait remise, qu’elle était sujette à de subites défaillances. Ma femme l’a rassurée, l’a priée de s’asseoir, et lui a demandé si elle trouvait que l’enfant lui ressemblait. « Non, a-t-elle répondu, je ne trouve pas. — Je ne trouve pas non plus, a repris ma femme. C’est tout le portrait de son père. » C’est sans doute cette ressemblance qui avait frappé Louise, et qui l’avait émue au point de lui faire perdre un moment connaissance.

Ma femme l’a prise en amitié, et il n’est plus question chez nous que de la belle jeune malade. Ce nouveau supplice m’était réservé.

Je n’ose interroger mon cœur. Je me sens incertain et malheureux. J’aurais besoin de te voir. Il me vient quelquefois des idées qui m’épouvantent. Ma jeunesse n’est point passée ; elle bouillonne dans mon cœur, elle trouble mes sens. Léon, te le dirai-je ? j’évite autant qu’il m’est possible ma femme et mon enfant. J’ai prétexté une indisposition, j’ai quitté la chambre et le lit de ma femme. Cette nuit, je suis sorti pour aller respirer l’air de la mer, et je me suis trouvé tout à coup à la porte de Louise. La rue était déserte et silencieuse. Que de fois en d’autres temps !… Je me suis avancé, j’ai posé le pied sur le seuil ; puis j’ai eu comme un éclair de raison, je me suis pris en dégoût et en pitié, et j’ai fui précipitamment.


7 mai.

Rassure-toi. Je n’ai pas attendu ta lettre pour rougir de ma faiblesse, pour reprendre l’empire que j’avais sur moi, pour être homme enfin. Le danger est passé ; je réponds de moi maintenant.

J’ai voulu pourtant m’occuper une dernière fois de l’avenir de Louise. J’ai pris ma mère à part, je lui ai avoué ce qu’elle ignorait, que Louise avait été ma maîtresse. Elle en a été toute saisie, toute consternée ; mais elle a compris ce que j’attendais d’elle, elle s’est chargée de les voir, de leur faire accepter une assez forte somme. Elle est mieux, elle ira demain.

Ainsi je me suis fortifié contre moi-même. Cette confidence à ma mère est un rempart de plus entre Louise et moi.


9 mai.

Je ne croyais pas que quelque chose fût capable d’aggraver encore ce que j’éprouve depuis quelque temps de douloureux et de cruel. Je n’avais pas assez remarqué certains mots de Louise à Charles B… Ils ne m’avaient fait rien craindre ni rien pressentir. Je me les suis rappelés en recevant ce dernier coup, et tu conviendras qu’il est assez terrible pour triompher des plus énergiques résolutions.

Ma mère est allée la voir. Instances, prières, raisonnemens, tout a été vain ; elle n’a rien voulu accepter. Elle a beaucoup pleuré, elle a couvert les mains de ma mère de ses baisers et de ses larmes ; elle lui a dit que si elle avait accepté quelque chose de ma femme, c’est qu’elle s’était bien aperçue tout de suite que ma femme ne savait rien, mais qu’aux nouvelles offres bien plus importantes qu’on venait de lui faire, elle devinait que j’avais parlé. Ma mère l’a conjurée alors de surmonter sa répugnance, afin de me calmer et d’adoucir les reproches que je me faisais. Elle a répliqué vivement que je ne devais pas m’en faire, que je ne l’avais pas séduite, qu’elle avait été la plus coupable, que nous avions été entraînés l’un vers l’autre par un penchant mutuel, que sa honte était assez grande ainsi, qu’il ne fallait pas l’augmenter en lui en payant le prix. Ma mère n’a plus insisté, mais elle lui a demandé quels étaient ses projets pour l’avenir ; elle lui a représenté que sa mère vieillissait, qu’elle-même n’était pas forte. — Oh ! c’est ce qui vous trompe, madame, a-t-elle dit alors, je sors de maladie, et ma mine ne me fait pas honneur ; dans quinze jours, il n’y paraîtra plus. J’ai pris une bonne résolution qui m’aidera à recouvrer la santé. — Et laquelle ? Ma question est peut-être indiscrète ? — Non, madame, répondit Louise après un moment d’hésitation. Je suis sûre d’ailleurs que vous m’approuverez. Je suis seule, je n’ai que ma mère, comme vous disiez, et j’ai besoin d’un autre appui. Je vais épouser le père de ces petits orphelins auxquels vous vous intéressez. — Quoi ! s’écria ma mère avec une surprise involontaire, vous épouseriez… — Elle n’acheva point. Elle connaissait celui dont parlait Louise, et elle allait ajouter : Vous si jeune et si belle, vous unir à un homme qui a deux fois votre âge, fatigué et vieilli par le travail, par la misère, à un homme que vous ne pouvez aimer ! — Merci, madame, reprit Louise, je vois que vous me comprenez. C’est un très honnête homme, un bon ouvrier, un cœur généreux qui connaît ma faute, qui l’excuse, et qui m’a demandé de servir de mère à ses enfans. Il avait une méchante femme qui le rendait très malheureux ; je tâcherai de lui faire oublier le passé, je me dévouerai à sa petite famille, que j’aime déjà comme la mienne, que je soigne, que je surveille de mon lit depuis trois mois, et j’espère que le bon Dieu m’en tiendra compte. J’aurais bien voulu me faire sœur de charité, mais je sais que je n’en suis pas digne.

Ma mère, très émue, la serra contre son cœur et sortit sans prononcer une parole, sans oser renouveler des instances qui, suivant elle aussi, eussent été une injure.

J’ai dissimulé autant que je l’ai pu l’effet qu’a produit sur moi cette nouvelle écrasante. Je n’ai pas même senti tout de suite le coup qu’on me portait. Ce n’est que lorsque j’ai été seul devant mon bureau, lorsque j’ai réfléchi, lorsque je me suis rendu compte de la détermination de Louise et des motifs qui l’y ont amenée, que j’ai compris que tout le reste n’était rien auprès d’une semblable torture. Louise la femme d’un ouvrier, d’un être grossier et brutal ! Ce sacrifice qu’elle s’impose volontairement me semble une honte que je ne dois pas souffrir. Elle croit se relever en surmontant ses répugnances physiques. Je sais l’invincible horreur qu’elle éprouve pour tout ce qui est bas et vulgaire ; elle n’y résistera pas, le dégoût la tuera. Il faut que je la voie, que je lui explique… Si je la vois, Léon, ma mère et ma femme mourront de chagrin. Je ne la verrai pas, mais je suis à bout de courage. Une jalousie affreuse dont je rougis, que je n’avouerai qu’à toi seul, me dévore. Je me sens bien mal ; on dirait que ma tête va craquer. Je veux me reposer une heure avant d’achever cette lettre et de te dire ce que j’aurai décidé. Non, il vaut mieux te l’envoyer sans retard. C’est peut-être la dernière que tu recevras de ton faible et malheureux ami.


Six semaines après.

Ce que tu as prévu est arrivé, et voilà pourquoi, mon cher Léon, j’ai tardé si longtemps à te répondre. J’ai été malade, très malade ; une fièvre cérébrale, dit-on. Mon médecin prétend que j’ai été pendant huit jours entre la vie et la mort ; mais je crois qu’il dit cela pour se donner l’air de m’avoir sauvé, et que la chose n’a pas été aussi grave.

Je ne t’écrirai cependant aujourd’hui que quelques lignes. Je suis encore très faible. Ma femme m’a soigné avec un dévouement admirable et s’est entendue avec ma mère pour ne me laisser jamais seul. L’une ou l’autre était toujours auprès de moi. J’ai eu le délire, m’a dit ma mère, et le nom de Louise revenait sans cesse sur mes lèvres avec des phrases incohérentes. Heureusement ma femme a cru que c’est elle que j’appelais sans cesse, et son affection pour moi en est devenue plus vive.

Grâce au ciel, rien ne peut désormais la tirer d’erreur, et je m’efforcerai de m’acquitter envers elle. Je suis guéri.


10 juillet.

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Louise est mariée. Charles B… m’a fait voir son mari. Il n’est pas beau, il a le dos voûté, les cheveux gris, mais il paraît dispos et robuste. J’ai pris des informations sur lui. C’est un homme intelligent et bon jusqu’à la grandeur d’âme, de cette bonté complète qu’on ne trouve plus guère que dans le peuple, de cette bonté innée qui résiste aux plus rudes épreuves. Ses quatre petits enfans étaient son unique souci : il en a un autre maintenant, le bonheur de Louise.

Il est ouvrier maçon, mais il est capable de devenir maître. Sa femme travaille chez elle. La mère Morin a repris ses journées. Ils jouiront un jour, je l’espère, d’une aisance qu’ils ne devront qu’à leur travail.

Quant à moi, je suis calme, je suis froid, je suis fort. Il n’y a plus de danger ni pour le présent, ni pour l’avenir. Seulement je dois te prévenir d’une chose pour que tu ne sois pas trop fier de ta cure, je me sens plus petit que je n’étais. Je parie qu’avant deux ans je serai un banquier modèle, un père de famille accompli. Il me semble qu’en tuant cet amour, j’ai tué ce qu’il y avait de meilleur en moi, ce quelque chose de divin que nous apportons en naissant, cette légère parcelle d’infini que peut contenir le cœur d’un homme.

Te voilà averti, veille bien sur moi, tente quelque diversion puissante, sauve-moi du vent glacial qui m’envahit.

Ma jeunesse est passée. Ô ma chère et belle jeunesse !


Ernest Serret.