FRANCIA




DEUXIÈME PARTIE[1]




Mourzakine goûtait ce doux repos depuis environ une heure, quand il fut réveillé en sursaut par une petite main qui passait légèrement sur son front. Persuadé que la marquise, dont il venait justement de rêver, lui apportait sa grâce, il saisit cette main et allait la baiser, lorsqu’il reconnut son erreur. Bien qu’il eût éteint les bougies et baissé le chapiteau de la lampe pour mieux dormir, il vit un autre costume, une autre taille, et se leva brusquement avec la soudaine méfiance de l’étranger en pays ennemi. — Ne craignez rien, lui dit alors une voix douce, c’est moi, c’est Francia !

— Francia ? s’écria-t-il, ici ? Qui vous a fait entrer ?

— Personne. J’ai dit au concierge que je vous apportais un paquet. Il dormait à moitié, il n’a pas fait attention ; il m’a dit : le perron. J’ai trouvé les portes ouvertes. Deux domestiques jouaient aux cartes dans l’antichambre ; ils ne m’ont pas seulement regardée. J’ai traversé une autre pièce où dormait un de vos militaires, un cosaque ! Celui-là dormait si bien que je n’ai pas pu l’éveiller ; alors j’ai été plus loin devant moi, et je vous ai trouvé dormant aussi. Vous êtes donc tout seul dans cette grande maison ? Je peux vous parler, mon frère m’a dit que vous ne refusiez pas…

— Mais, ma chère,… je ne peux pas vous parler ici, chez la marquise…

— Marquise ou non, qu’est-ce que cela lui fait ? Elle serait là, je parlerais devant elle. Du moment qu’il s’agit…

— De ta mère, je sais ; mais, ma pauvre petite, comment veux-tu que je me rappelle ?…

— Vous l’aviez pourtant vue sur le théâtre ; si vous l’eussiez retrouvée à la Bérézina, vous l’auriez bien reconnue ?

— Oui, si j’avais eu le loisir de regarder quelque chose ; mais dans une charge de cavalerie…

— Vous avez donc chargé les traînards ?

— Sans doute, c’était mon devoir. Avait-elle passé la Bérézina, ta mère, quand tu as été séparée d’elle ?

— Non, nous n’avions point passé. Nous avions réussi à dormir, à moitié mortes de fatigue, à un bivouac où il y avait bon feu. La troupe nous emmenait, et nous marchions sans savoir où on nous traînait encore. Nous étions parties de Moscou dans une vieille berline de voyage achetée de nos deniers, et chargée de nos effets ; on nous l’avait prise pour les blessés. Les affamés de l’arrière-garde avaient pillé nos caisses, nos habits, nos provisions : ils étaient si malheureux ! Ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient ; la souffrance les rendait fous. Depuis huit jours, nous suivions l’armée à pied, et les pieds à peu près nus, nous allions nous engager sur le pont quand il a sauté. Alors vos brigands de cosaques sont arrivés. Ma pauvre mère me tenait serrée contre elle. J’ai senti comme un glaçon qui m’entrait dans la chair : c’était un coup de lance. Je ne me souviens plus de rien jusqu’au moment où je me suis trouvée sur un lit. Ma mère n’était pas là, vous me regardiez… Alors vous m’avez fait manger, et vous êtes parti en disant : tâche de guérir.

— Oui, c’est très-exact, et après qu’es-tu devenue ?

— Ce serait trop long à vous dire, et ce n’est pas pour parler de moi que je suis venue…

— Sans doute, c’est pour savoir… Mais je ne peux rien te dire encore, il faut que je m’informe ; j’écrirai à Pletchenitzy, à Studianka, dans tous les endroits où l’on a pu conduire des prisonniers, et dès que j’aurai une réponse…

— Si vous questionniez votre cosaque ? Il me semble bien que c’est le même que j’ai vu auprès de vous à Pletchenitzy ?

— Mozdar ? C’est lui en effet ! Tu as bonne mémoire !

— Parlez-lui tout de suite…

— Soit !

Mourzakine alla sans bruit éveiller Mozdar, qui n’eût peut-être pas entendu le canon, mais qui, au léger grincement des bottes de son maître, se leva et se trouva lucide comme par une commotion électrique. — Viens, lui dit Mourzakine dans sa langue.

Le cosaque le suivit au salon. — Regarde cette fille, dit Mourzakine en soulevant le chapiteau de la lampe pour qu’il pût distinguer les traits de Francia ; la connais-tu ?

— Oui, mon petit père, répondit Mozdar ; c’est celle qui a fait cabrer ton cheval noir.

— Oui, mais où l’avais-tu déjà vue avant d’entrer en France ?

— Au passage de la Bérézina : je l’ai portée par ton ordre sur ton lit.

— Très bien. Et sa mère ?

— La danseuse qui s’appelait…

— Ne dis pas son nom devant elle. Tu la connaissais donc, cette danseuse ?

— Tu m’avais envoyé à Moscou, avant la guerre, lui porter des bouquets.

Mourzakine se mordit la lèvre. Son cosaque lui rappelait une aventure dont il rougissait, bien qu’elle fût fort innocente. Étudiant de l’université de Dorpat, et se trouvant en vacances à Moscou, il avait été, à dix-huit ans, fort épris de Mimi La Source jusqu’au moment où il l’avait vue en plein jour, flétrie et déjà vieille. — Puisque tu te souviens si bien, dit-il à Mozdar, tu dois savoir si tu l’as revue à la Bérézina.

— Oui, dit ingénument Mozdar, je l’ai reconnue après la charge, et j’ai eu du regret… Elle était morte.

— Maladroit ! Est-ce que c’est toi qui l’as tuée ?

— Peut-être bien ! Je ne sais pas. Que veux-tu, mon petit père ? Les traînards ne voulaient ni avancer, ni reculer ; il fallait bien faire une trouée pour arriver à leurs bagages : on a poussé un peu la lance au hasard dans la foule. Je sais que j’ai vu la petite tomber d’un côté, la femme de l’autre. Un camarade a achevé la mère ; moi, je ne suis pas méchant : j’ai jeté la petite sur un chariot. Voilà tout ce que je puis te dire.

— C’est bien ; retourne dormir, répondit Mourzakine. Il n’était pas besoin de lui recommander le silence : il n’entendait pas un mot de français. — Eh bien ! eh bien ! mon Dieu ! dit Francia en joignant les mains ; il sait quelque chose, vous lui avez parlé si longtemps !

— Il ne se rappelle rien, répondit Mourzakine. J’écrirai demain aux autorités du pays où les choses se sont passées. Je saurai s’il est resté par là des prisonniers. À présent, il faut t’en aller, mon enfant. Dans deux jours, j’aurai en ville un appartement où tu viendras me voir, et je te tiendrai au courant de mes démarches.

— Je ne pourrai guère aller chez vous ; je vous enverrai Théodore.

— Qui ça ? Ton petit frère ?

— Oui ; je n’en ai qu’un.

— Merci, ne me l’envoie pas, ce charmant enfant ! J’ai peu de patience, je le ferais sortir par les fenêtres.

— Est-ce qu’il a été malhonnête avec vous ? Il faut lui pardonner ! Un orphelin sur le pavé de Paris, ça ne peut pas être bien élevé. C’est un bon cœur tout de même. Allons !… si vous ne voulez pas le voir, j’irai vous parler ; mais où serez vous ?

— Je n’en sais rien encore ; le concierge de cette maison-ci le saura, et tu n’auras qu’à venir lui demander mon adresse.

— C’est bien, monsieur ; merci et adieu !

— Tu ne veux pas me donner la main ?

— Si fait, monsieur. Je vous dois la vie, et si vous me faisiez retrouver ma mère,… vous pourriez bien me demander de vous servir à genoux.

— Tu l’aimais donc bien ?

— À Moscou, je ne l’aimais pas, elle me battait trop fort ; mais après, quand nous avons été si malheureuses ensemble, ah ! oui, nous nous aimions ! Et depuis que je l’ai perdue, sans savoir si c’est pour un temps ou pour toujours, je ne fais que penser à elle.

— Tu es une bonne fille. Veux-tu m’embrasser ?

— Non, monsieur, à cause de mon… amant, qui est si jaloux ! Sans lui, je vous réponds bien que ce serait de bon cœur.

Mourzakine, ne voulant pas lui inspirer de méfiance, la laissa partir, et recommanda à Mozdar de la conduire jusqu’à la rue, où son frère l’attendait. Quand elle fut sortie, il s’absorba dans l’étude tranquille de l’émotion assez vive qu’il avait éprouvée auprès d’elle. Francia était ce que l’on peut appeler une charmante fille. Coquette dans son ajustement, elle ne l’était pas dans ses manières. Son caractère avait un fonds de droiture qui ne la portait point à vouloir plaire à qui ne lui plaisait pas. Délicatement jolie, quoique sans fraîcheur, son enfance avait trop souffert ; elle avait un charme indéfinissable. C’est ainsi que se le définissait Mourzakine dans son langage intérieur de mots convenus et de phrases toutes faites.

La marquise rentra vers minuit. Elle était agitée. On lui avait tant parlé de son prince russe, on le trouvait si beau, tant de femmes désiraient le voir, qu’elle se sentait blessée en pensant avec quelle facilité il pourrait se consoler de ses dédains. — Persisterait-il à la désirer, quand un essaim de jeunes beautés, comme on disait alors, viendrait s’offrir à sa convoitise ? Peut-être ne s’était-il soucié d’elle que très médiocrement jusque-là : c’était un affront qu’elle ne pouvait endurer. Elle revenait donc à lui, résolue à l’enflammer de telle manière qu’il dût regretter amèrement la déception qu’elle se promettait de lui infliger, car en aucun cas elle ne voulait lui appartenir.

Elle avait congédié ses gens, disant qu’elle attendrait M. de Thièvre jusqu’au jour, s’il le fallait, pour avoir des nouvelles, et elle avait gardé sa toilette provoquante, si l’on peut appeler toilette l’étroite et courte gaîne de crêpe et de satin qui servait de robe dans ce temps-là. Elle avait gardé, il est vrai, un splendide cachemire couleur de feu dont elle se drapait avec beaucoup d’art, et qui, dans ses évolutions habiles, couvrait et découvrait alternativement chaque épaule ; sa tête blonde, frisottée à l’antique, était encadrée de perles, de plumes et de fleurs ; elle était vraiment belle et de plus animée étrangement par la volonté de le paraître. Mourzakine n’était point un homme de sentiment. Un Français eût perdu le temps à discuter, à vouloir vaincre ou convaincre par l’esprit ou par le cœur. Mourzakine, ne se piquant ni de cœur ni d’esprit en amour, n’employant aucun argument, ne faisant aucune promesse, ne demandant pas l’amour de l’âme, ne se demandant même pas à lui-même si un tel amour existe, s’il pouvait l’inspirer, si la marquise était capable de le ressentir, lui adressa des instances de sauvage. Elle fut en colère ; mais il avait fait vibrer en elle une corde muette jusque-là. Elle était troublée, quand la voiture du marquis roula devant le perron. Il était temps qu’il arrivât. Flore se jura de ne plus s’exposer au danger ; mais la soif aveugle de s’y retrouver l’empêcha de dormir. Bien que son cœur restât libre et froid, sa raison, sa fierté, sa prudence, ne lui appartenaient plus, et le beau cosaque s’endormait sur les deux oreilles, certain qu’elle n’essaierait pas plus de lui nuire qu’elle ne réussirait à lui résister.

Le lendemain, il fit pourtant quelques réflexions. Il ne fallait pas éveiller la jalousie de M. de Thièvre, qui, en le trouvant tête à tête avec sa femme à deux heures du matin, lui avait lancé un regard singulier. Il fallait, dès que les arrêts seraient levés, quitter la maison, et s’installer dans un logement où la marquise pourrait venir le trouver. Il appela Martin, et le questionna sur la proximité d’un hôtel garni. — J’ai mieux que ça, lui répondit le valet de chambre. Il y a, à deux pas d’ici, un pavillon entre cour et jardin ; c’est un ravissant appartement de garçon occupé l’an dernier par un fils de famille qui a fait des dettes, qui est parti comme volontaire, et n’a pas reparu. Il a donné la permission à son valet de chambre, qui est mon ami, de se payer de ses gages arriérés en sous-louant, s’il trouvait une occasion avantageuse, le local tout meublé. Je sais qu’il est vacant, j’y cours, et j’arrange l’affaire dans les meilleures conditions possible pour votre excellence.

Mourzakine n’était pas riche. Il n’était pas certain de n’être pas brouillé avec son oncle ; mais il n’osa pas dire à Martin de marchander, et une heure après le valet revint lui apporter la clé de son nouvel appartement en lui disant : — Tout sera prêt demain soir. Votre excellence y trouvera ses malles, son cosaque, ses chevaux, une voiture fort élégante, qui est mise à sa disposition pour les visites ; en outre mon ami Valentin, valet de chambre du propriétaire, sera à ses ordres à toute heure de jour et de nuit.

— Le tout pour… combien d’argent ? dit Mourzakine avec un peu d’inquiétude.

— Pour une bagatelle : cinq louis par jour, car on ne suppose pas que son excellence mangera chez elle.

— Avant de conclure, dit Mourzakine, effrayé d’être ainsi rançonné, mais n’osant discuter, vous allez porter une lettre à l’hôtel Talleyrand.

Et il écrivit à son oncle : « Mon cher et cruel oncle, quel mal avez-vous donc dit de moi à ma belle hôtesse ? Depuis votre visite, elle me persifle horriblement, et je sens bien qu’elle aspire à me mettre à la porte. Je cherche un logement. Vous qui êtes déjà venu à Paris, croyez-vous qu’on me vole en me demandant cinq louis par jour, et que je puisse me permettre un tel luxe ? »

Le comte Ogokskoï comprit. Il répondit à l’instant même : « Mon frivole et cher neveu, si tu as déplu à ta belle hôtesse, ce n’est pas ma faute. Je t’envoie deux cents louis de France, dont tu disposeras comme tu l’entendras. Il n’y a pas de place pour toi à l’hôtel Talleyrand, où nous sommes fort encombrés ; mais demain tu peux reparaître devant le père : j’arrangerai ton affaire. »

Mourzakine, enchanté du succès de sa ruse, donna l’ordre à Martin de conclure le marché et de tout disposer pour son déménagement. — Vous nous quittez, mon cher cousin ? lui dit le marquis à déjeuner ; vous êtes donc mal chez nous ?

La marquise devint pâle ; elle pressentit une trahison : la jalousie lui mordit le cœur. — Je suis ici mieux que je ne serai jamais nulle part, répondit Mourzakine ; mais je reprends demain mon service, et je serais un hôte incommode. On peut m’appeler la nuit, me forcer à faire dans votre maison un tapage du diable

Il ajouta quelques autres prétextes que le marquis ne discuta pas. La marquise exprima froidement ses regrets. Dès qu’elle fut seule avec lui, elle s’emporta. — J’espérais, lui dit-elle, que vous prendriez patience encore quarante-huit heures avant de voir Mlle Francia ; mais vous n’avez pu y tenir, et vous avez reçu cette fille hier dans ma maison. Ne niez pas, je le sais, et je sais que c’est une courtisane, la maîtresse d’un perruquier.

Mourzakine se justifia en racontant la chose à peu près comme elle s’était passée, mais en ajoutant que la petite fille était plutôt laide que jolie, autant qu’il avait pu en juger sans avoir pris la peine de la regarder. Puis il se jeta aux genoux de la marquise en jurant qu’une seule femme à Paris lui semblait belle et séduisante, que les autres n’étaient que des fleurettes sans parfum autour de la rose, reine des fleurs. Ses complimens furent pitoyablement classiques ; mais ses regards étaient de feu. La marquise fut effrayée d’un adorateur que la crainte d’être surpris à ses pieds n’arrêtait pas en plein jour, et en même temps elle se persuada qu’elle avait eu tort de l’accuser de lâcheté. Elle lui pardonna tout, et se laissa arracher la promesse de le voir en secret quand il aurait un autre gîte. — Tenez, lui dit Mourzakine, qui, des fenêtres de sa chambre au premier étage, avait examiné les localités et dressé son plan, la maison que je vais habiter n’est séparée de la vôtre que par un grand hôtel…

— Oui, c’est l’hôtel de Mme de S…, qui est absente. Beaucoup d’hôtels sont vides par la crainte qu’on a eue du siège de Paris.

— Il y a un jardin à cet hôtel, un jardin très touffu qui touche au vôtre. Le mur n’est pas élevé.

— Ne faites pas de folies ! Les gens de Mme de S… parleraient.

— On les paiera bien, ou on trompera leur surveillance. Ne craignez rien avec moi, âme de ma vie ! Je serai aussi prudent qu’audacieux, c’est le caractère de ma race.

Ils furent interrompus par les visites qui arrivaient. Mourzakine procura un vrai triomphe à la marquise en se montrant très réservé auprès des autres femmes.

Le jour suivant, l’Opéra offrait le plus brillant spectacle. Toute la haute société de Paris se pressait dans la salle, les femmes dans tout l’éclat d’une parure outrée, beaucoup coiffées de lis aux premières loges ; aux galeries, quelques-unes portaient un affreux petit chapeau noir orné de plumes de coq, appelé chapeau à la russe, et imitant celui des officiers de cette nation. Le chanteur Laïs, déjà vieux, et se piquant d’un ardent royalisme, était sur la scène. L’empereur de Russie avec le roi de Prusse occupait la loge de Napoléon, et Laïs chantait sur l’air de vive Henri IV certains couplets que l’histoire a enregistrés en les qualifiant de « rimes abjectes. » La salle entière applaudissait. La belle marquise de Thièvre sortait de sa loge deux bras d’albâtre pour agiter son mouchoir de dentelle comme un drapeau blanc. Du fond de la loge impériale, le monumental Ogokskoï la contemplait. Mourzakine était tellement au fond, lui, qu’il était dans le corridor.

Au cintre, le petit public qui simulait la partie populaire de l’assemblée applaudissait aussi. On avait dû choisir les spectateurs payans, si toutefois il y en avait. Tout le personnel de l’établissement avait reçu des billets avec l’injonction de se bien comporter. Parmi ces attachés de la maison, M. Guzman Lebeau, qu’on appelait dans les coulisses le beau Guzman, et qui faisait partie de l’état-major du coiffeur en chef, avait reçu deux billets de faveur qu’il avait envoyés à sa maîtresse Francia et à son frère Théodore.

Ils étaient donc là, ces pauvres enfans de Paris, bien haut, bien loin derrière le lustre, dans une sorte de mêlée où la jeune fille avait le vertige, et regardait sans comprendre. Guzman lui avait envoyé un mouchoir de percale brodée, en lui recommandant de ne s’en servir que pour le secouer en l’air quand elle verrait « le beau monde » donner l’exemple. À la fin de l’ignoble cantate de Laïs, elle fit un mouvement machinal pour déplier ce drapeau ; mais son frère ne lui en donna pas le temps : il le lui arracha des mains, cracha dedans, et le lança dans la salle, où il tomba inaperçu dans le tumulte de cet enthousiasme de commande. — Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que tu fais ? lui dit Francia, les yeux pleins de larmes, mon beau mouchoir !…

— Tais-toi, viens-nous-en, lui répondit Dodore, les yeux égarés ; viens, ou je me jette la tête la première dans ce tas de fumier ! — Francia eut peur, lui prit le bras et sortit avec lui. — Non ! pas de contremarque, dit-il en franchissant le seuil. Il fait trop chaud là dedans ; on s’en va.

Il l’entraînait d’un pas rapide, jurant entre ses dents, gesticulant comme un furieux. — Voyons, Dodore, lui dit-elle quand ils furent sur les boulevards, tu deviens fou ! Est-ce que tu as bu ? Songe donc à tous ces soldats étrangers qui sont campés autour de nous, ne dis rien, tu te feras arrêter. Qu’est-ce que tu as ? dis !

— J’ai, j’ai,… je ne sais pas ce que j’ai, répondit-il, et, se contenant, il arriva avec elle sans rien dire jusqu’à leur maison. Tiens, dit-il alors, entrons chez le père Moynet. Guzman m’a donné trois francs pour te régaler ; nous allons boire de l’orgeat, ça me remettra !


Ils entrèrent dans l’estaminet-café qui occupait le rez-de-chaussée, et qui était tenu par un vieux sergent estropié à Smolensk ; quelques sous-officiers prussiens buvaient de l’eau-de-vie en plein air devant la porte.

Francia et son frère se placèrent loin d’eux au fond de l’établissement, à une petite table de marbre rayé et dépoli par le jeu de dominos. Dodore dégusta son verre d’orgeat avec délices d’abord, puis tout à coup, le posant renversé sur le marbre : — Tiens, dit-il à sa sœur, c’est pas tout ça ! je te défends de retourner chez ton prince russe ; ça n’est pas la place d’une fille comme toi.

— Qu’est-ce que tu as ce soir contre les alliés ? Tu étais si content d’aller à l’Opéra, en loge,… excusez ! Et voilà que tu m’emmènes avant la fin !

— Eh bien ! oui, voilà ! J’étais content de me voir dans une loge ; mais de voir le monde applaudir une chanson si bête !… C’est dégoûtant, vois-tu, de se jeter comme ça dans les bottes des cosaques… C’est lâche ! On n’est qu’un pauvre, un sans pain, un rien du tout, mais on crache sur tous ces plumets ennemis. Nos alliés ! ah ouiche ! Un tas de brigands ! Nos amis, nos sauveurs ! Je t’en casse ! Tu verras qu’ils mettront le feu aux quatre coins de Paris, si on les laisse faire ; léchez-leur donc les pieds ! N’y retourne plus chez ce Russe, ou je le dis à Guguz.

— Si tu le dis à Guzman, il me tuera, tu seras bien avancé après ! Qu’est-ce que tu deviendras sans moi ? Un gamin qui n’a jamais voulu rien apprendre, et qui à seize ans n’est pas plus capable de gagner sa vie que l’enfant qui vient de naître !

— Possible, mais ne m’ostine pas ! Ton Russe…

— Oui, disons-en du mal du Russe, qui peut nous faire retrouver notre pauvre maman ! Si tu savais t’expliquer au moins ! Mais pas capable de faire une commission. Il paraît que tu lui as mal parlé ; il dit que, si tu y retournes, il te tuera.

— Voyez-vous ça, Lisette ! Il m’embrochera dans la lance de son sale cosaque ! Des jolis cadets, avec leurs bouches de morue et leurs yeux de merlans frits ! J’en ferais tomber cinq cents comme des capucins de cartes en leur passant dans les jambes ; veux-tu voir ?

— Allons-nous-en, tiens, tu ne dis que des bêtises. Ceux qui sont là, c’est des Prussiens d’ailleurs !

— Encore pire ! Avec ça que je les aime, les Prussiens ! Veux-tu voir ?

Francia haussa les épaules, et frappa avec une clé sur la table pour appeler le garçon. Dodore le paya, reprit le bras de sa sœur et se disposa à sortir. Le groupe de Prussiens était toujours arrêté sur la porte, causant à voix haute et ne bougeant non plus que des blocs de pierre pour laisser entrer ou sortir. Le gamin les avertit, les poussa un peu, puis tout à fait, en leur disant : — Voyons, laisserez-vous cerculer les dames ? Ils étaient comme sourds et aveugles à force de mépris pour la population. L’un d’eux pourtant avisa la jeune fille, et dit en mauvais français un mot grossier qui peut-être voulait être aimable ; mais il ne l’eut pas plus tôt prononcé qu’un coup de poing bien asséné lui meurtrissait le nez jusqu’à faire jaillir le sang. Vingt bras s’agitèrent pour saisir le coupable ; il tenait parole à sa sœur, il glissait comme un serpent entre les jambes de l’ennemi et renversait les hommes les uns sur les autres. Il se fût échappé, s’il ne fût tombé sur un peloton russe, qui s’empara de lui et le conduisit au poste. Dans la bagarre, Francia s’était réfugiée auprès du père Moynet, le vieux troupier, son meilleur ami : c’est lui qui l’avait ramenée en France à travers mille aventures, la protégeant, quoique blessé lui-même, et la faisant passer pour sa fille.

La pauvre Francia était désolée, et il ne la rassurait pas. Bien au contraire, en haine de l’étranger, il lui présentait l’accident sous les couleurs les plus sombres : être arrêté pour une rixe en temps ordinaire, ce n’était pas grand’chose, surtout quand il s’agissait d’un frère voulant faire respecter sa sœur ; mais avec les étrangers il n’y avait rien à espérer. La police leur livrerait le pauvre Dodore, et ils ne se gêneraient pas pour le fusiller. Francia adorait son frère ; elle ne se faisait pas illusion sur ses vices précoces et sur son incorrigible paresse. Au retour de la campagne de Russie, elle l’avait trouvé littéralement sur le pavé de Paris, vivant des sous qu’il gagnait en jouant au bouchon, ou qu’il recevait des bourgeois en ouvrant la portière des fiacres. Elle l’avait recueilli, nourri, habillé, comme elle avait pu, n’ayant pour vivre elle-même que le produit de quelques bijoux échappés par miracle aux désastres de la retraite de Moscou. Ses minces ressources épuisées, et ne gagnant pas plus de dix sous par jour avec son travail, elle avait consenti à partager l’infime existence d’un petit clerc de notaire, qui lui parut joli, et qu’elle aima ingénument. Trahie par lui, elle le quitta avec fierté sans savoir où elle dînerait le lendemain. Par une courte série d’aventures de ce genre, elle était trop jeune pour en avoir eu beaucoup, elle arriva à posséder le cœur de M. Guzman, qui était relativement à l’aise, et qu’elle chérissait fidèlement malgré son humeur jalouse et son outrecuidante fatuité. Francia n’était pas difficile, il faut l’avouer. Médiocrement énergique, étiolée au physique et au moral, elle reprenait à la vie depuis peu, et n’avait pas encore tout à fait l’air d’une jeune fille, bien qu’elle eût dix-sept ans ; sa jolie figure inspirait la sympathie plutôt que l’amour, et, tout en donnant le nom d’amour à ses affections, elle-même y portait plus de douceur et de bonté que de passion. Si elle aimait véritablement quelqu’un, c’était ce petit vaurien de frère, qui l’aimait de même, sans pouvoir s’en rendre compte, et sans soumettre l’instinct à la réflexion ; mais ce soir-là une transformation s’était faite dans l’âme confuse de ces deux pauvres enfans. Théodore s’éveillait à la vie de sentiment par l’orgueil patriotique ; Francia s’éveillait à la possession d’elle-même par la crainte de perdre son frère. — Écoutez, père Moynet, dit-elle au limonadier, mettez-moi dans un cabriolet ; je veux aller trouver un officier russe que je connais, pour qu’il sauve mon pauvre Dodore.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? s’écria Moynet, qui était en train de fermer son établissement tout en causant avec elle ; tu connais des officiers russes, toi ?

— Oui, oui, depuis Moscou, j’en connais ! Il y en a de bons.

— Avec les jolies filles, ils peuvent être bons, les gredins ! C’est pourquoi je te défends d’y aller, moi ! Allons, remonte chez toi, ou reste ici. Je vais tâcher de ravoir ton imbécile de frère. Un gamin comme ça s’attaquer tout seul à l’ennemi ! C’est égal, ça n’est pas d’un lâche, et je vais parlementer pour qu’on nous le rende ! Il sortit. Francia l’attendit un quart d’heure qui lui sembla durer une nuit entière, et puis une demi-heure qui lui sembla un siècle. Alors, n’y tenant plus, elle avisa au passage un de ces affreux cabriolets de place dont l’espèce a disparu, elle y monta à demi folle, sachant à peine où elle allait, mais obéissant à une idée fixe : invoquer l’appui de Mourzakine pour empêcher son frère de mourir.

Bien qu’elle eût pris le cabriolet à l’heure, il alla vite, pressé qu’il était de se retrouver sur les boulevards à la sortie des spectacles ; il n’était que onze heures, et Francia lui promettait de ne se faire ramener par lui que jusqu’à la porte Saint-Martin.

Elle alla d’abord à l’hôtel de Thièvre. Personne n’était rentré ; mais le concierge lui apprit que le prince Mourzakine devait occuper le soir même son nouveau logement, et il le lui désigna. — Vous sonnerez à la porte, lui dit-il, il n’y a pas de concierge. Francia, sans prendre le temps de remonter dans son cabriolet, dont le cocher la suivit en grognant, descendit la rue, coupa à angle droit, avisa un grand mur qui longeait une rue plus étroite, assombrie par l’absence de boutiques et le branchage des grands arbres qui dépassait le mur. Elle trouva la porte, chercha la sonnette à tâtons, et vit au bout d’un instant apparaître une petite lumière portée par le grand cosaque Mozdar.

Il lui sourit en faisant une grimace qui exprimait d’une manière effroyable ses accès de bienveillance, et il la conduisit droit à l’appartement de son maître, où M. Valentin, le gardien du local, apprêtait le lit et achevait de ranger le salon.

C’était un petit vieillard très différent de son ami, le formaliste et respectueux Martin. Le jeune financier qu’il avait servi menait joyeuse vie, et il n’avait eu qu’à se louer de son caractère tolérant. En voyant entrer une jolie fille très fraîchement parée, car elle avait fait sa plus belle toilette pour aller en loge à l’Opéra, il crut comprendre d’emblée, et lui fit bon accueil. — Asseyez-vous, mam’selle, lui dit-il d’un ton léger et agréable ; puisque vous voilà, sans doute que le prince va rentrer.

— Croyez-vous qu’il rentrera bientôt ? lui demanda-t-elle ingénument.

— Ah çà ! vous devez le savoir mieux que moi : est-ce qu’il ne vous a pas donné rendez-vous ? — Et, saisi d’une certaine méfiance, il ajouta : — J’imagine que vous ne venez pas chez lui sur les minuit sans qu’il vous en ait priée ?

Francia n’avait pas l’ignorance de l’innocence. Elle avait sa chasteté relative, très grande encore, puisqu’elle rougit et se sentit humiliée du rôle qu’on lui attribuait ; mais elle comprit fort bien, et accepta cet abaissement pour réussir à voir celui qu’elle voulait intéresser à son frère. — Oui, oui, dit-elle, il m’a priée de l’attendre, et vous voyez que le cosaque me connaît bien, puisqu’il m’a fait entrer.

— Ce ne serait pas une raison, reprit Valentin ; il est si simple ! Mais je vois bien que vous êtes une aimable enfant. Faites un somme, si vous voulez, sur ce bon fauteuil ; moi, je vais vous donner l’exemple : j’ai tant rangé aujourd’hui que je suis un peu las. — Et, s’étendant sur un autre fauteuil avec un soupir de béatitude, il ramena sur ses maigres jambes frileuses, chaussées de bas de soie, la pelisse fourrée du prince, et tomba dans une douce somnolence.

Francia n’avait pas le loisir de s’étonner des manières de ce personnage poliment familier. Elle ne regardait rien que la pendule, et comptait les secondes aux battemens de son cœur. Elle ne voyait pas la richesse galante de l’appartement, les figurines de marbre et les tableaux représentant des scènes de volupté ; tout lui était indifférent, pourvu que Mourzakine arrivât vite.

Il arriva enfin. Il y avait longtemps que le cocher de Francia avait fait ce raisonnement philosophique, qu’il valait mieux perdre le prix d’une course que de manquer l’occasion d’en faire deux ou trois. En conséquence, il était retourné aux boulevards sans s’inquiéter de sa pratique. Mourzakine ne fut donc pas averti par la présence d’une voiture à sa porte, et sa surprise fut grande quand il trouva Francia chez lui. Valentin, qui, au coup de sonnette, s’était levé, avait soigneusement épousseté la pelisse et s’était porté à sa rencontre, vit son étonnement, et lui dit comme pour s’excuser : — Elle prétend que votre excellence l’a mandée chez elle, j’ai cru…

— C’est bien, c’est bien, répondit Mourzakine, vous pouvez vous retirer.

— Oh ! le cosaque peut rester, dit vivement Francia en voyant que Mozdar se disposait aussi à partir. Je ne veux pas vous importuner longtemps, mon prince. Ah ! mon bon prince, pardonnez-moi ; mais il faut que vous me donniez un mot, un tout petit mot pour quelque officier de service sur les boulevards, afin qu’on me rende mon frère qu’ils ont arrêté.

— Qui l’a arrêté ?

— Des Russes, mon bon prince ; faites-le mettre en liberté bien vite !

Et elle raconta ce qui s’était passé au café. — Eh bien ! je ne vois pas là une si grosse affaire ! répondit le prince. Ton galopin de frère est-il si délicat qu’il ne puisse passer une nuit en prison ?

— Mais s’ils le tuent ! s’écria Francia en joignant les mains.

— Ce ne serait pas une grande perte !

— Mais je l’aime, moi, et j’aimerais mieux mourir à sa place !

Mourzakine vit qu’il fallait la rassurer. Il n’était nullement inquiet du prisonnier. Il savait qu’avec la discipline rigoureuse imposée aux troupes russes nulle violence ne lui serait faite ; mais il désirait garder un peu la suppliante près de lui, et il donna ordre à Mozdar de monter à cheval et d’aller au lieu indiqué lui chercher le délinquant. Muni d’un ordre écrit et signé du prince, le cosaque enfourcha son cheval hérissé, et partit aussitôt. — Tu resteras bien ici à l’attendre, dit Mourzakine à la jeune fille, qui n’avait rien compris à leur dialogue.

— Ah ! mon Dieu, répondit-elle, pourquoi ne le faites-vous pas remettre en liberté tout bonnement ? Il n’a pas besoin de venir ici, puisqu’il vous déplaît ! Il ne saura pas vous remercier, il est si mal élevé !

— S’il est mal élevé, c’est ta faute ; tu aurais pu l’éduquer mieux, car tu as des manières gentilles, toi ! Tu sauras que j’ai écrit pour retrouver ta mère là-bas, si c’est possible.

— Ah ! vous êtes bon, vrai ! vous êtes bien bon, vous ! Aussi, vous voyez, je suis venue à vous, bien sûre que vous auriez encore pitié de moi ; mais il faut me permettre de rentrer, monsieur mon prince. Je ne peux pas m’attarder davantage.

— Tu ne peux pas t’en aller seule à minuit passé !

— Si fait, j’ai un fiacre à la porte.

— À quelle porte ? Il n’y en a qu’une sur la rue, et je n’y ai pas vu la moindre voiture.

— Il m’aura peut-être plantée là ! Ces sapins, ils sont comme ça ! Mais ça ne me fait rien ; je n’ai pas peur dans Paris, et il y a encore du monde dans les rues.

— Pas de ce côté-ci, c’est un désert.

— Je ne crains rien, moi, j’ai l’œil au guet et je sais courir.

— Je te jure que je ne te laisserai pas t’en aller seule. Il faut attendre ton frère. Es-tu si mal ici, ou as-tu peur de moi ?

— Oh ! non, ce n’est pas cela.

— Tu as peur de déplaire à ton amant ?

— Eh bien ! oui. Il est capable de se brouiller avec moi.

— Ou de te maltraiter ? Quel homme est-ce ?

— Un homme très bien, mon prince.

— Est-ce vrai qu’il est perruquier ?

— Coiffeur, et il fait la barbe.

— C’est une jolie condition !

— Mais oui : il gagne de quoi vivre très honnêtement.

— Il est honnête ?

— Mais !… je ne serais pas avec lui, s’il ne l’était pas !

— Et vraiment tu l’aimes ?

— Voyons ! vous demandez ça ; puisque je me suis donnée à lui ! Vous croyez que c’est par intérêt ? J’aurais trouvé dix fois plus riche ; mais il me plaisait, lui. Il a de l’instruction ; il va souvent dans les coulisses de l’Opéra, et il sait tous les airs. D’ailleurs, moi, je ne suis pas intéressée ; j’ai des compagnes qui me disent que je suis une niaise, que j’ai tort d’écouter mon cœur, et que je finirai sur la paille. Qu’est-ce que ça fait ? que je leur réponds, je n’en ai pas eu toujours pour dormir, de la paille ! Je n’en aurais pas eu pour mourir en Russie ! Mais adieu, mon prince. Vous avez bien assez de mon caquet, et moi…

— Et toi, tu veux t’en aller trouver ton figaro ? Allons, c’est absurde, qu’une gentille enfant comme toi appartienne à un homme comme ça. Veux-tu m’aimer, moi ?

— Vous ? Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que vous me chantez là ?

— Je ne suis pas fier, tu vois…

— Vous auriez tort, monsieur ! dit Francia, à qui le sang monta au visage. Il ne faut pas qu’un homme comme vous ait une idée dont il serait honteux après ! Moi, je ne suis rien, mais je ne me laisse pas humilier. On m’a fait des peines, mais j’en suis toujours sortie la tête haute.

— Allons, ne le prends pas comme ça ! Tu me plais, tu me plais beaucoup, et tu me chagrineras, si tu refuses d’être plus heureuse, grâce à moi. Je veux te rendre libre… Te payer, non ! Je vois que tu as de la fierté et aucun calcul ; mais je te mettrai à même de mieux vêtir et de mieux occuper ton frère. Je lui chercherai un état, je le prendrai à mon service, si tu veux !

— Oh ! merci, monsieur ; jamais je ne souffrirai mon frère domestique ; nous sommes des enfans bien nés, nous sortons des artistes. Nous ne le sommes pas, nous n’avons pas eu la chance d’apprendre, mais nous ne voulons pas dépendre.

— Tu m’étonnes de plus en plus ; voyons, de quoi as-tu envie ?

— De m’en aller chez nous, monsieur, ne me barrez donc pas la porte !

Francia était piquée ; elle voulait réellement partir. Mourzakine, qui en avait douté jusque-là, vit qu’elle était sincère, et cette résistance inattendue enflamma sa fantaisie. — Va-t’en donc, dit-il en ouvrant la porte, tu es une petite ingrate. Comment ! C’est là la pauvre enfant que j’ai empêchée de mourir, et qui me demande de lui rendre sa mère et son frère ? Je le ferai, je l’ai promis ; mais je me rappellerai une chose, c’est que les Françaises n’ont pas de cœur !

— Ah ! ne dites pas cela de moi, s’écria Francia, subitement émue ; pour de la reconnaissance, j’en ai, et de l’amitié aussi ! Comment n’en aurais-je pas ? Mais ce n’est pas une raison…

— Si fait, c’est une raison. Il ne doit pas y en avoir d’autre pour toi, puisque tu ne consultes en toutes choses que ton cœur !

— Mon cœur, je vous l’ai donné, le jour où vous m’avez mis un morceau de pain dans la bouche, puisque je me suis toujours souvenue de vous, et que j’ai conservé votre figure gravée comme un portrait dans mes yeux. Quand on m’a dit : viens voir, voilà les Russes qui défilent dans le faubourg, j’ai eu de la peine et de la honte, vous comprenez ! On aime son pays quand on a tout souffert pour le revoir ; mais je me suis consolée en me disant : peut-être vas-tu voir passer celui… Oh ! je vous ai reconnu tout de suite ! Tout de suite j’ai dit à Dodore : c’est lui, le voilà ! encore plus beau, voilà tout ; c’est quelque grand personnage ! Vrai, ça m’avait monté la tête, et j’ai eu la bêtise de le dire après devant Guzman ; il tenait un fer à friser, qu’il m’a jeté tout chaud à la figure… Heureusement il ne m’a pas touchée, il en aurait du regret aujourd’hui.

— Ah ! voilà les manières de cet aimable objet de ton amour ? C’est odieux, ma chère ! Je te défends de le revoir. Tu m’appartiens, puisque tu m’aimes. Moi, je jure de te bien traiter et de te laisser une position en quittant la France. Je peux même t’emmener, si tu t’attaches à moi.

— Vous n’êtes donc pas marié ?

— Je suis libre et très disposé à te chérir, mon petit oiseau voyageur. Puisque tu connais mon pays, que dirais-tu d’une petite boutique bien gentille à Moscou ?

— Puisqu’on l’a brûlé, Moscou ?

— Il est déjà rebâti, va, et plus beau qu’auparavant.

— J’aimais bien ce pays-là ! nous étions heureux ! mais j’aime encore mieux mon Paris. Vous n’êtes pas pour y rester. Ce serait malheureux de m’attacher à vous pour vous perdre tout d’un coup !

— Nous resterons peut-être longtemps, jusqu’à la signature de la paix.

— Longtemps, ça n’est pas assez. Moi, quand je me mets à aimer, je veux pouvoir croire que c’est pour toujours ; autrement je ne pourrais pas aimer !

— Drôle de fille ! Vraiment tu crois que tu aimeras toujours ton perruquier ?

— Je l’ai cru quand je l’ai écouté. Il me promettait le bonheur, lui aussi. Ils promettent tous d’être bons et fidèles !

— Et il n’est ni fidèle, ni bon ?

— Je ne veux pas me plaindre de lui ; je ne suis pas venue ici pour ça !

— Mais ton pauvre cœur s’en plaint malgré lui. Allons, tu ne l’aimes plus que par devoir, comme on aime un mauvais mari, et comme il n’est pas ton mari, tu as le droit de le quitter.

Francia, qui ne raisonnait guère, trouva le raisonnement du prince très fort, et ne sut y répondre. Il lui semblait qu’il avait raison, et qu’il lui révélait le dégoût qui s’était fait en elle depuis longtemps déjà. Mourzakine vit qu’il l’avait à demi persuadée, et, lui prenant les deux mains dans une des siennes, il voulut lui ôter son petit châle bleu qu’elle tenait serré autour de sa taille, habitude qu’elle avait prise depuis qu’elle possédait ce précieux tissu français imprimé, qui valait bien dix francs. — Ne m’abîmez pas mon châle ! s’écria-t-elle naïvement, je n’ai que celui-là !

— Il est affreux ! dit Mourzakine en le lui arrachant. Je te donnerai un vrai cachemire de l’Inde ; quelle jolie petite taille tu as ! Tu es menue, mais faite au tour, ma belle, comme ta mère, absolument !

Aucun compliment ne pouvait flatter davantage la pauvre fille, et le souvenir de sa mère, invoqué assez adroitement par le prince, la disposa à un nouvel accès de sympathie pour lui. — Écoutez ! lui dit-elle, faites-la-moi retrouver, et je vous jure…

— Quoi, que me jures-tu ? dit Mourzakine en baisant les petits cheveux noirs qui frisottaient sur son cou brun.

— Je vous jure, dit-elle en se dégageant…

Un coup discrètement frappé à la porte força le prince à se calmer. Il alla ouvrir : c’était Mozdar. Il avait parlé à l’officier du poste ; tous les gens arrêtés dans la soirée avaient déjà été remis à la police française. Théodore n’était donc plus dans les mains des Russes, et sa sœur pouvait se tranquilliser. — Ah ! s’écria-t-elle en joignant les mains, il est sauvé ! Vous êtes le bon Dieu, vous, et je vous remercie !

Mourzakine, en lui traduisant le rapport du cosaque, s’était attribué le mérite du résultat, en se gardant bien de dire que son ordre était arrivé après coup.

Elle baisa les mains du prince, reprit son châle, et voulut partir.

— C’est impossible, répondit-il en refermant la porte sur le nez de Mozdar sans lui donner aucun ordre. Il te faut une voiture. Je t’en envoie chercher une.

— Ce sera bien long, mon prince ; dans ce quartier-ci, à deux heures du matin, on n’en trouvera pas.

— Eh bien ! je te reconduirai moi-même à pied ; mais rien ne presse. Il faut que tu me jures de quitter ton sot amant.

— Non, je ne peux pas vous jurer ça. Je n’ai jamais quitté une personne par préférence pour une autre ; je ne me dégage que quand on m’y oblige absolument, et je n’en suis pas là avec Guzman.

— Guzman ! s’écria Mourzakine en éclatant de rire, il s’appelle Guzman ?

— Est-ce que ce n’est pas un joli nom ? dit Francia, interdite.

— Guzman, ou le Pied de mouton ! reprit-il riant toujours, on nous a parlé de ça là-bas. Je sais la chanson : Guzman ne connaît pas d’obstacles !

— Eh bien ! oui, après ? Le Pied de mouton n’est pas une vilaine pièce, et la chanson est très bien. Il ne faut pas vous moquer comme ça !

— Ah ! tu m’ennuies, à la fin ! dit Mourzakine, qui entrait dans un paroxysme insurmontable ; c’est trop de subtilités de conscience, et cela n’a pas le sens commun ! Tu m’aimes, je le vois bien, je t’aime aussi, je le sens ; oui, je t’aime, ta petite âme me plaît comme tout ton petit être. Il m’a plu, il m’a été au cœur lorsque tu étais une pauvre enfant presque morte ; tu m’as frappé. Si j’avais su que tu avais déjà quinze ans !… Mais j’ai cru que tu n’en avais que douze ! À présent te voilà dans l’âge d’aimer une bonne fois, et que ce soit pour toute la vie, si tu veux ! Si tu crois ça possible, moi, je ne demande pas mieux que de le croire en te le jurant. Voyons, je te le jure, crois-moi, je t’aime !

Le lendemain, Francia était assise sur son petit lit, dans sa pauvre chambre du faubourg Saint-Martin. Neuf heures sonnant à la paroisse, et ne s’étant ni couchée, ni levée, elle ne songeait pas à ouvrir ses fenêtres et à déjeuner. Elle n’était rentrée qu’à cinq heures du matin ; Valentin l’avait ramenée, et elle avait réussi à se faire ouvrir sans être vue de personne. Dodore n’était pas rentré du tout. Elle était donc là depuis quatre grandes heures, plongée dans de vagues rêveries, et tout un monde nouveau se déroulait devant elle.

Elle ne ressentait ni chagrin, ni fatigue ; elle vivait dans une sorte d’extase, et n’eût pu dire si elle était heureuse ou seulement éblouie. Ce beau prince lui avait juré de l’aimer toujours, et en la quittant il le lui avait répété d’un air et d’un ton si convaincus, qu’elle se laissait aller à le croire. Un prince ! Elle se souvenait assez de la Russie pour savoir qu’il y a tant de princes dans ce pays-là, que ce titre n’est pas une distinction aussi haute qu’on le croit chez nous. Ces princes, qui tirent leur origine des régions caucasiques, ont eu parfois pour tout patrimoine une tente, de belles armes, un bon cheval, un maigre troupeau et quelques serviteurs, moitié bergers, moitié bandits. N’importe ; en France, le titre de prince reprenait son prestige aux yeux de la Parisienne, et le luxe relatif où campait pour le moment Mourzakine, riche en tout des deux cents louis donnés par son oncle, n’avait pas pour elle d’échelle de comparaison. C’était dans son imagination un prince des contes de fées, et il était si beau ! Elle n’avait pas songé à lui plaire, elle s’en était même défendue. Elle avait bien résolu, en allant chez lui, de n’être pas légère, et elle pensait avoir mis beaucoup de prudence et de sincérité à se défendre. Pouvait-elle résister jusqu’à faire de la peine à un homme à qui elle devait sa vie, celle de son frère, et peut-être le prochain retour de sa mère ? Et cela, pour ne pas offenser M. Guzman, qui la battait et ne lui était pas fidèle ?

D’où vient donc qu’elle avait comme des remords ? Ce n’était pas qu’elle eût une peur immédiate de Guzman : il ne venait jamais dans la matinée, et il ne pouvait pas savoir qu’elle, était rentrée si tard. Le portier seul s’en était aperçu, et il la protégeait par haine du perruquier, qui l’avait blessé dans son amour-propre. Francia tenait énormément à sa réputation. Sa réputation, elle s’étendait peut-être à une centaine de personnes du quartier qui la connaissaient de vue ou de nom. N’importe, il n’y a pas de petit horizon, comme il n’y a pas de petit pays. Elle avait toujours fait dire d’elle qu’elle était sincère, désintéressée, fidèle à ses piètres amans ; elle ne voulait point passer pour une fille qui se vend, et elle cherchait le moyen de faire accepter la vérité sans perdre de sa considération ;mais ses réflexions n’avaient pas de suite, l’enivrement de son cerveau dissipait ses craintes : elle revoyait le beau prince à ses pieds, et pour la première fois de sa vie elle était accessible à la vanité sans chercher à s’en défendre, prenant cette ivresse nouvelle pour un genre d’amour enthousiaste qu’elle n’avait jamais ressenti. Enfin l’arrivée de Théodore vint l’arracher à ses contemplations.

— Pas plus habillée que ça ? lui dit-il en la voyant en jupe et en camisole, les cheveux encore dénoués. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Et toi ? Tu rentres à des neuf heures du matin, quand je t’attends depuis…

— Tu sais bien que j’ai été arrêté par ces tamerlans du boulevard ? T’as donc pas vu ?

— Tu as été mis en liberté au bout d’une heure !

— Comment sais-tu ça ?

— Je le sais !

— C’est vrai ; mais j’avais encore vingt sous de Guzman dans ma poche… Fallait bien faire un peu la noce après ? Vas-tu te fâcher ?

— Écoute, Dodore, tu ne recevras plus rien de Guzman ; il faut t’arranger pour ça.

— Parce que ?

— Je t’avais déjà défendu…

— J’ai pas désobéi. Ce qu’il m’avait donné hier, c’était pour te régaler, puisqu’il ne pouvait pas venir lui-même ; eh bien ! j’avais encore vingt sous, je me suis amusé avec. Voilà-t-il pas !

— Il faudra lui rendre ça. C’est bien assez qu’il paie notre loyer, ce qui me permet d’épargner de quoi t’empêcher d’aller tout nu.

— Jolie épargne ! Tous tes bijoux sont lavés ; tu es bien bête de rester avec Guguz ! Il est joli homme, je ne dis pas, et il est amusant quand il chante ; mais il est panne, vois-tu, et il n’a pas que toi ! Un de ces jours, il faudra bien qu’il te lâche, et tu ferais mieux…

— De quoi ? qu’est-ce qui serait mieux ?

— D’avoir un mari pour de bon, quand ça ne serait qu’un ouvrier ! J’en sais plus d’un dans le quartier qui en tiendrait pour toi, si tu voulais.

— Tu parles comme un enfant que tu es. Est-ce que je peux me marier, moi ?

— À cause ?… Je ne suis plus enfant, moi, comme disait Guguz l’autre jour, je ne l’ai jamais été. Y a pas d’enfans sur le pavé de Paris ; à cinq ans, on en sait aussi long qu’à vingt-cinq. Faut donc pas faire de grimaces pour causer… Nous n’avons jamais parlé de ça tous les deux, ça ne servait de rien ; mais voilà que tu me dis qu’il ne faut plus prendre l’argent à Guzman. Tu as raison, et moi je te dis qu’il ne faut plus en recevoir non plus, toi qui parles ! Je dis qu’il faut le quitter, et prendre un camarade à la mairie. Y a le neveu au père Moynet, Antoine, de chez le ferblantier, qui a de quoi s’établir, et qui te trouve à son goût. Il sait de quoi il retourne ; mais il a dit devant moi à son oncle : — Ça ne fait rien ; avec une autre, j’y regarderais, mais avec elle… Et le père Moynet a répondu : — T’as raison ! Si elle a péché, c’est ma faute, j’aurais dû la surveiller mieux. J’ai pas eu le temps ; mais c’est égal, celle-là c’est pas comme une autre ; ce qu’elle promettra, elle le tiendra. Voyons, faut dire oui, Francia !

— Je dis non ! pas possible ! Antoine ! Un bon garçon, mais si vilain ! Un ouvrier comme ça ! C’est honnête, mais ça manque de propreté,… c’est brutal… Non ! pas possible !

— C’est ça ! il te faut des perruquiers qui sentent bon, ou des princes !

Francia frissonna ; puis, prenant son parti : — Eh bien ! oui, dit-elle, il me faut des princes, et j’en aurai quand je voudrai.

Dodore, surpris de son aplomb, en fut ébloui, d’abord. L’accès de fierté patriotique qu’il avait eu la veille, et qui l’avait exalté durant la nuit au cabaret, se dissipa un instant. Ses yeux éteints s’arrondirent, et il crut faire acte d’héroïsme en répondant : — Des princes, c’est gentil, pourvu qu’ils ne soient pas étrangers.

— Ne revenons pas là-dessus, lui dit Francia. Nous n’avons pas de temps à perdre à nous disputer. Il faut nous en aller d’ici. On doit venir me prendre à midi, et payer le loyer échu. J’emporte mes nippes et les tiennes. Tu resteras seulement pour dire à Guzman :

— Ma sœur est partie, vous ne la reverrez plus. Je ne sais pas où elle est ; elle vous laisse le châle bleu et la parure d’acier que vous lui avez donnés… Voilà.

— C’est arrangé comme ça ? dit Théodore, stupéfait… Alors tu me plantes là aussi, moi ? Deviens ce que tu pourras ! Et allez donc ! Va comme je te pousse !

— Tu sais bien que non, Dodore, tu sais bien que je n’ai que toi. Voilà quatre francs, c’est toute ma bourse aujourd’hui ; mais c’est de quoi ne pas jeûner et ne pas coucher dehors. Demain ou après-demain au plus tard, tu trouveras de mes nouvelles ; une lettre pour toi chez papa Moynet, et, où je serai, tu viendras.

— Tu ne veux pas me dire où ?

— Non, tu pourras sans mentir jurer à Guzman que tu ne sais pas où je suis.

— Et dans le quartier, qu’est-ce qu’il faudra dire ? Guguz va faire un sabbat !…

— Je m’y attends bien ! Tu diras que tu ne sais pas !

— Écoute, Fafa, dit le gamin, après avoir tiraillé les trois poils de ses favoris naissans, ça ne se peut pas, tout ça ! Je vois bien que tu vas être heureuse, et que tu ne veux pas m’abandonner ; mais les bonheurs, ça ne dure pas, et quand nous voudrons revenir dans le quartier, faudra changer toute notre société pour une autre ; moi, je vais encore avec les ouvriers honnêtes, on ne m’y moleste pas trop. On me reproche de ne rien faire, mais on me dit encore : — Travaille donc, te v’là en âge. T’auras pas toujours ta sœur ! et d’ailleurs ta sœur, elle ne fera pas fortune, elle vaut mieux que ça !… — T’entends bien, Fafa ? quand on ne te verra plus, ça sera rasé, et, si on me revoit bien habillé avec de l’argent dans ma poche, on me renverra avec ceux qu’on méprise, et dame !… il faudra bien descendre dans la société. Tu ne veux pas de ça, pas vrai ? Il ne vaut pas grand’chose, ton Dodore ; mais il vaut mieux que rien du tout !

Francia cacha sa figure dans ses mains, et fondit en larmes. La vie sociale se déroulait devant elle pour la première fois. La vitalité de sa propre conscience faisait un grand effort pour se dégager sous l’influence inattendue de ce frère avili jusque-là par elle, à l’insu de l’un et de l’autre, qui allait l’être davantage et sciemment. — Tu vaux mieux que moi, lui dit-elle. Nous avons encore de l’honnêteté à garder, et, si nous nous en allons dans un autre endroit, nous ne connaîtrons pas une personne pour nous dire bonjour en passant ; mais qu’est-ce que nous pouvons faire ? Je ne dois pas rester avec Guzman, et je ne veux rien garder de lui.

— Tu ne l’aimes plus ?

— Non, plus du tout.

— Ne peux-tu pas patienter ?

— Non, il faudrait le tromper. Je ne peux pas !

— Eh bien, ne le trompe pas. Dis-lui que c’est fini, que tu veux te marier.

— Je mentirais, et il ne me croirait pas. Pense au train qu’il va faire ! Ça nous fera bien plus de tort que de nous sauver !

— Il ne t’aime déjà pas tant ! Dis-lui que tu sais ses allures, mets-le à la porte, je t’aiderai. Je ne le crains pas, va, j’en mangerais dix comme lui !

— Il criera qu’il est chez lui, qu’il paie le logis, que c’est lui qui nous chasse !

— Tu n’as donc pas de quoi le payer, ce satané loyer, lui jeter son argent à la figure, quoi !

— J’ai quatre francs, je te l’ai dit. Je ne reçois jamais d’argent de lui ; ça me répugne. Il me donne tous les jours pour le dîner puisqu’il dîne avec nous ; le matin, nous mangeons les restes, toi et moi.

— Ah ! s’écria Dodore en serrant les poings, si j’avais pensé ! Je prendrai un état, Fafa, vrai ! Je vais me mettre à n’importe quelle pioche ! Faut travailler, faut pas dépendre comme ça !

— Quand je te le disais ! Tu voyais bien qu’à coudre chez nous des gilets de flanelle dans la journée je ne pouvais pas gagner plus de six sous ; avec ça, je ne pouvais pas t’élever et vivre sans mendier. Les amoureux sont venus me dire : ne travaille donc pas, tu es trop jolie pour veiller si tard, et d’ailleurs, tu auras beau faire, ça ne te sauvera pas. Je les ai écoutés, croyant que l’amitié empêcherait la honte, et nous voilà !

— Faut que ça finisse, s’écria Dodore ; c’est à cause de moi que ça t’arrive ! faut en finir ! Je vais chercher Antoine ! Il paiera tout, il te conduira quelque part d’où tu ne sortiras que pour l’épouser ! Antoine adorait Francia ; elle était son rêve, son idéal. Il lui pardonnait tout, il était prêt à la protéger, à la sauver. Elle le savait bien. Il ne le lui avait dit que par ses regards et son trouble en la rencontrant ; mais c’était un être inculte. Il savait à peine signer son nom. Il ne pouvait pas dire un mot sans jurer, il portait une blouse, il avait les mains larges, noires et velues jusqu’au bout des doigts. Il faisait sa barbe une fois par semaine, il semblait affreux à Francia, et l’idée de lui appartenir la révoltait. — Si tu veux que je me tue, s’écria-t-elle en allant éperdue vers la fenêtre, va chercher cet homme-là !

Il fallait pourtant prendre un parti, et toute solution semblait impossible, lorsqu’on sonna discrètement à la porte. — N’aie pas peur ! dit Théodore à sa sœur, ça n’est pas Guzman qui sonne si doux que ça.

Il alla ouvrir, et M. Valentin apparut. Il apportait une lettre de Mourzakine ainsi conçue : « Puisque tu es si craintive, mon cher petit oiseau bleu, j’ai trouvé moyen de tout arranger. M. Valentin t’en fera part, aie confiance en lui. »

— Quel moyen le prince a-t-il donc trouvé ? dit Francia en s’adressant à Valentin.

— Le prince n’a rien trouvé du tout, répondit Valentin avec le sourire d’un homme supérieur : il m’a raconté votre histoire et fait connaître vos scrupules. J’ai trouvé un arrangement bien simple. Je vais dire à votre propriétaire et dans le café d’en bas que votre mère est revenue de Russie, que vous partez pour aller au-devant d’elle à la frontière, et que c’est elle qui vous envoie de l’argent. Soyez tranquille ; mais allez vite, le fiacre n° 182 est devant la Porte-Saint-Martin, et il a l’adresse du prince, qui vous attend.

— Partons ! dit Francia en prenant le bras de son frère. Tu vois comme le prince est bon ; il nous sauve la vie et l’honneur !

Dodore, étourdi, se laissa emmener. Sa morale était de trop fraîche date pour résister davantage. Ils évitèrent de passer devant l’estaminet, bien que le cœur de Francia se serrât à l’idée de quitter ainsi son vieux ami ; mais il l’eût peut-être retenue de force. Ils trouvèrent le fiacre, qui les conduisit au faubourg Saint-Germain ; Mozdar les reçut et les fit monter dans le pavillon occupé par Mourzakine. Il y avait à l’étage le plus élevé un petit appartement que Valentin louait au prince avec empressement pour un louis de plus par jour, et qui prenait vue sur le grand terrain où se réunissaient les jardins des hôtels environnans, celui de l’hôtel de Thièvre compris. — Excusez ! dit Dodore en parcourant les trois chambres, nous voilà donc passés princes pour de bon !

Une heure après, Valentin arrivait avec un carton et un ballot ; il apportait à Francia et à Théodore les pauvres effets qu’ils avaient laissés dans leur appartement du faubourg. — Tout est arrangé, leur dit-il. J’ai payé votre loyer, et vous ne devez rien à personne. J’ai renvoyé à M. Guzman Lebeau les objets que vous vouliez lui restituer. J’ai dit à votre ami Moynet ce qui était convenu. Il n’a pas été trop surpris ; il a paru seulement chagrin de n’avoir pas reçu vos adieux.

Deux grosses larmes tombèrent des yeux de Francia. — Tranquillisez-vous, reprit Valentin ; il ne vous fait pas de reproche. J’ai tout mis sur mon compte. Je lui ai dit que vous deviez prendre la diligence pour Strasbourg à une heure, et que vous n’aviez pas eu une minute à perdre, pour ne pas manquer la voiture. Il m’a demandé mon nom. Je lui ai dit un nom en l’air, et j’ai promis d’aller lui donner de vos nouvelles. Je l’ai laissé tranquille et joyeux.

Dodore admira Valentin, et ne put s’empêcher de frapper dans ses mains en faisant une pirouette. — Le jeune homme est content ? dit Valentin en clignotant ; à présent, il faut songer à lui donner de l’occupation. Le prince désire qu’on ne le voie pas vaguer aux alentours. Je l’enverrai à un de mes amis, qui a une entreprise de roulage hors Paris. Sait-il écrire ?

— Pas trop, dit Francia.

— Mais il sait lire ?

— Oui, assez bien. C’est moi qui lui ai appris. S’il voulait, il apprendrait tout ! Il n’est pas sot, allez !

— Il fera des commissions, et peu à peu il se mettra aux écritures ; c’est son affaire de s’instruire. Plus on est instruit, plus on gagne. Il sera logé et nourri en attendant qu’il fasse preuve de bonne volonté, et on lui donnera quelque chose pour s’habiller. Voici l’adresse et une lettre pour le patron. Quant à vous, ma chère enfant, vous êtes libre de sortir ; mais, comme vous désirez rester cachée, ma femme vous apportera vos repas, et, si vous vous ennuyez d’être seule, elle viendra tricoter auprès de vous. Elle ne manque pas d’esprit, sa société est agréable. Vous pourrez prendre l’air au jardin le matin de bonne heure, et le soir aussi ; soyez tranquille, vous ne manquerez de rien, et je suis tout à votre service.

Ayant ainsi réglé l’existence des deux enfans confiés à ses soins éclairés, M. Valentin se retira sans dire à Francia, qui n’osa le lui demander, quand elle reverrait le prince. — Eh bien ! te voilà content ? dit-elle à son frère. Tu voulais travailler,… tu vas te faire un état !

— Bien sûr, que je veux travailler ! répondit-il en frappant du pied d’un air résolu. Je suis content de ne rien devoir aux autres. Il y a assez longtemps que ça dure. Alors, je m’en vais, je prends un col blanc pour avoir une tenue présentable, un air comme il faut, et mes souliers neufs, puisqu’il y aura des courses à faire. Quand j’aurai besoin d’autre chose, je viendrai le chercher. Adieu, Fafa ; je te laisse heureuse, j’espère !… D’ailleurs je reviendrai te voir.

— Tu t’en vas comme ça, tout de suite ? dit Francia, dont le cœur se serra à l’idée de rester seule.

Elle n’était pas bien sûre de la fermeté de résolution de son frère. Habituée à le surveiller autant que possible, à le gronder quand il rentrait tard, elle l’avait empêché d’arriver au désordre absolu. N’allait-il pas y tomber maintenant qu’il ne craindrait plus ses reproches ? — Qu’est-ce que tu veux que je fasse ici ? répondit-il, le cœur gros ; c’est joli, ici, c’est cossu même. J’y serais trop bien, je m’ennuierais, je serais comme un oiseau en cage. Il faut que je trotte, moi, que j’avale de l’air, que je voie des figures ! Celle de ton prince ne me va guère, et la mienne ne lui va pas du tout. Et puis, c’est un étranger, un coalisé ! Tu auras beau dire,… ça me remue le sang !

— C’est un ennemi, j’en conviens, dit Francia ; mais sans lui tu ne m’aurais pas, et sans lui nous n’aurions pas de chance de retrouver notre mère.

— Eh bien ! si on la retrouve, ça changera ! Elle sera malheureuse, on travaillera pour la nourrir. Je m’en vais travailler !

— Vrai ?

— Quand je te dis !

— Tu m’as promis si souvent !

— À présent, c’est pour de vrai. Faut bien, à moins d’être méprisé !

— Allons, va ! et embrasse-moi !

— Non, dit le gamin en enfonçant sa casquette sur ses yeux ; faut pas s’attendrir, c’est des bêtises !

Il sortit résolument, se mit à courir jusqu’au bout de la rue, s’arrêta un moment, étouffé par les sanglots, et reprit sa course jusqu’à Vaugirard, où il se mit à la disposition du patron à qui M. Valentin le recommandait.

Francia pleura de son côté ; mais elle prit courage en se disant :

— Sans tout cela, il ne serait pas encore décidé à se ranger, il se serait peut-être perdu ! Si Dieu veut qu’il tienne parole, je ne regretterai pas ce que j’ai fait.

Elle le regrettait pourtant sans vouloir se l’avouer. Sa pauvre petite existence était bouleversée. Elle quittait pour toujours son petit coin de Paris où elle était plus aimée que jugée dans un certain milieu d’honnêtes gens ; elle y avait attiré plus d’attention que ne le comportait sa mince position.

Une enfant de quinze ans échappée aux horreurs de la retraite de Russie et au désastre de la Bérézina, jolie, douce, modeste dans ses manières, assez fière pour n’implorer personne, assez dévouée pour se charger de son frère, ce n’était pas la première venue, et si on lui reprochait d’avoir des liaisons irrégulières, on l’excusait en voyant qu’elle ne voulait être à charge à personne. L’égoïsme réclame toujours sa part dans les jugemens humains. On repousse une mendiante qui vous dit : donnez-moi pour que je ne sois pas forcée de me donner. Et on a raison jusqu’à un certain point, car beaucoup exploitent lâchement cette prétendue répugnance à l’avilissement. On aime mieux que l’innocence succombe fièrement sans demander conseil, et qu’elle porte sans se plaindre la fatalité du destin.

Francia laissait donc derrière elle un groupe qu’elle appelait le monde, et qui était le sien. Elle se trouvait seule, ayant pour tout appui un étranger qui promettait de l’aimer, pour toute relation, un inconnu, ce Valentin, dont la perversité, voilée sous un air suffisant, lui inspirait déjà une vague méfiance. Elle regarda son joli appartement sans trop se demander si dans quelques jours les alliés ne quitteraient point Paris, et ce qu’elle deviendrait, si Mourzakine l’abandonnait. Cette prévision ne lui vint pas plus à l’esprit qu’elle n’était venue à Théodore. Elle défit ses paquets, rangea ses hardes dans les armoires, se fit belle, et se regarda dans une psyché en acajou qui avait pour pieds des griffes de lion en bronze doré. Elle admira le luxe relatif que lui procurait son beau prince, les affreux meubles plaqués de l’époque, les rideaux de mousseline à mille plis drapés à l’antique, les vases d’albâtre avec des jacynthes artificielles sous verre, le sofa bleu à crépines orange, la petite pendule représentant un amour avec un doigt sur les lèvres ; mais elle plaça sous ses yeux les quelques chétifs bibelots que Valentin lui avait apportés de chez elle, bien que, par leur pauvreté vulgaire, ils fissent tache dans son nouveau logement. Ensuite elle se mit à la fenêtre pour admirer le beau jardin et les grands arbres ; mais elle le trouva triste en se rappelant les laides mansardes et les toits noirs qu’elle avait l’habitude de contempler. Elle chercha sur sa fenêtre le pot de réséda qu’elle arrosait soir et matin. — Ah ! mon Dieu, se dit-elle, ce Valentin a laissé là-bas le réséda !

Et elle se remit à pleurer sur cet ensemble de choses à jamais perdues, dont la valeur lui devenait inappréciable, car il représentait des habitudes, des souvenirs et des sympathies qu’elle ne devait plus retrouver.

Que faisait Mourzakine pendant que le complaisant Valentin procédait à l’installation de sa maîtresse dans les conditions les plus favorables à leurs secrets rapports ? Il était en train d’endormir les soupçons de son oncle. Ogokskoï avait revu Mme de Thièvre à l’Opéra dans tout l’éclat de sa plantureuse beauté, il avait été la saluer dans sa loge : elle avait été charmante pour lui. Sérieusement épris d’elle. il était résolu à ne rien épargner pour supplanter son neveu. Mourzakine, sans renoncer à la belle Française, voulait paraître céder le pas à l’oncle dont il dépendait absolument. — Vous avez, lui dit-il, consommé ma disgrâce hier à l’Opéra. Ma belle hôtesse n’a plus un regard pour moi, et pour m’en consoler je me suis jeté dans une moindre, mais plus facile aventure. J’ai pris chez moi une petite ; ce n’est pas grand’chose, mais c’est parisien, c’est-à-dire coquet, gentil, propret et drôle ; vous me garderez pourtant le secret là-dessus, mon bon oncle ? Mme de Thièvre, qui est passablement femme, me mépriserait trop, si elle savait que j’ai si vite cherché à me consoler de ses rigueurs,

— Sois tranquille, Diomiditch, répondit Ogokskoï d’un ton qui fit comprendre à Mourzakine qu’il comptait le trahir au plus vite.

C’est tout ce que désirait ce prince sauvage doublé d’un courtisan rusé. Mme de Thièvre était déjà prévenue ; elle savait ce qu’il avait plu à Mourzakine de lui confier. Francia, selon lui, était une pauvre fille assez laide dont il avait pitié et à laquelle il devait un appui, puisque, dans une charge de cavalerie, il avait « eu le malheur d’écraser sa mère. » Il l’avait logée dans sa maison en attendant qu’il pût lui procurer quelque ouvrage un peu lucratif. Il avait arrangé et débité ce roman avec tant de facilité, il avait tant de charme et d’aisance à mentir, que Mme de Thièvre, touchée de sa sincérité et flattée de sa confiance, avait promis de s’intéresser à sa protégée ; et puis, elle comprit que ce hasard amenait une combinaison favorable à la passion de Mourzakine pour elle en détournant les soupçons de l’oncle Ogokskoï.

Elle se prêtait donc maintenant à cette lâcheté qui l’avait d’abord indignée : elle était secrètement vaincue. Elle ne voulait pas se l’avouer ; mais elle se laissait aller, avec une alternative d’agitation et de langueur, à tout ce qui pouvait assurer sa défaite sans compromettre le prince.

Quant à lui, ce n’était plus en un jour qu’il espérait désormais triompher d’elle. Il craignait un retour de dépit et de fierté, s’il brusquait les choses. Il se donnait une semaine pour la convaincre, il pouvait prendre patience : Francia lui plaisait réellement.

Le soir, en soupant avec elle dans sa petite chambre, il se mit à l’aimer tout à fait. Il était capable d’aimer tout comme un autre de cet amour parfaitement égoïste qui se prodigue dans l’ivresse, sauf à s’éteindre dans les difficultés ultérieures. Il est vrai que dans l’ivresse il était charmant, tendre et ardent à la fois. La pauvre Francia, après lui avoir naïvement avoué l’effroi et le chagrin de son isolement, se mit à l’aimer de toute son âme, et à lui demander pardon d’avoir regretté quelque chose, quand elle n’eût dû que ressentir la joie de lui appartenir. — Tenez, lui disait-elle, je n’ai jamais su jusqu’à ce jour ce que c’est qu’aimer. Regardez-moi, je n’invente pas cela pour vous faire plaisir !

En effet, ses yeux clairs et profonds, son sourire confiant et pur comme celui de l’enfance, attestaient une sincérité complète. Mourzakine était trop pénétrant, trop méfiant, pour s’y tromper. Il se sentait aimé pour lui-même dans toute l’acception de ce terme banal qui avait été son rêve, et qui devenait une rare certitude. Il se surprenait par momens à ressentir lui aussi quelque chose de plus doux que le plaisir. Il possédait une âme, et il étudiait avec surprise cette espèce de petite âme française qui lui parlait une langue nouvelle, langue incomplète et vague qui ne se servait pas des mots tout faits à l’image des femmes du monde, et qui était trop inspirée pour être élégante ou correcte.

Elle dormit deux heures, la tête sur son épaule, mais, avec le jour, elle s’éveilla chantant comme les oiseaux. Elle n’était pas habituée à ne pas voir lever le soleil. Elle avait besoin de marcher, de sortir, de respirer. Ils montèrent en voiture, et elle le conduisit à Romainville, qui était alors le rendez-vous des amans heureux. Le bois était encore désert. Elle ramassa des violettes et en remplit le dolman bombé sur la poitrine du prince tartare, puis elle les reprit pour les mettre classiquement sur son cœur. Ils déjeunèrent d’œufs frais et de laitage. Elle était en même temps folâtre et attendrie ; elle avait la gaîté gracieuse et discrète, rien de vulgaire. Ils causaient beaucoup. Les Russes sont bavards, les Parisiennes sont babillardes. Il était étonné de pouvoir causer avec elle, qui ne savait rien, mais qui savait tout, comme savent les gens de toute condition à Paris, par le perpétuel ouï-dire de la vie d’expansion et de contact. Quel contraste avec les peuples qui, n’ayant pas le droit de parler, perdent le besoin de penser ! Paris est le temple de vérité où l’on pense tout haut, et où l’on s’apprend les uns aux autres ce que l’on doit penser de tout. Mourzakine était émerveillé, et se demandait presque s’il n’avait pas mis la main sur une nature d’exception. Il était tenté de le croire, surtout en voyant la bonté de cœur qui caractérisait Francia. Sur quelque sujet qu’il la mît, elle était toujours et tout naturellement dans le ton de l’indulgence, du désintéressement, de la pitié compatissante. Cette nuance particulière, elle la devait à ce qu’elle avait souffert et vu souffrir dans une autre phase de sa vie. — Eh quoi ! lui disait-il dans la voiture en revenant, pas un mauvais sentiment, pas d’envie pour les riches, pas de mépris pour les coupables ? Tu es toute douceur et toute simplicité, ma pauvre enfant, et si les autres Françaises te ressemblent, vous êtes les meilleurs êtres qu’il y ait au monde.

Il avait peu de service à faire, et il prétendit en avoir un très rude pour se dispenser de paraître à l’hôtel de Thièvre. Il lui semblait qu’il ne se plaisait plus avec personne autre que Francia, qu’il ne se soucierait plus d’aucune femme. Il l’aima exclusivement pendant trois jours. Pendant trois jours, elle fut si heureuse qu’elle oublia tout et ne regretta rien. Il était tout pour elle ; elle ne croyait pas qu’un bonheur si grand ne dût pas être éternel. Tout à coup elle ne le vit plus, et l’effroi s’empara d’elle. Un grand événement était survenu. Napoléon, malgré l’acte d’abdication, venait de faire un mouvement de Fontainebleau sur Paris. Il avait encore des forces disponibles, les alliés ne s’étaient pas méfiés. Enivrés de leur facile conquête, ils oubliaient dans les plaisirs de Paris que les hauteurs qui lui servaient alors de défense naturelle n’étaient pas gardées. L’annonce de l’approche de l’empereur les jeta dans une vive agitation. Des ordres furent donnés à la hâte, on courut aux armes. Paris trembla d’être pris entre deux feux. Mourzakine monta à cheval, et ne rentra ni le soir ni le lendemain.

Pour rassurer Francia, Valentin lui apprit ce qui se passait. Ce fut pour elle une terreur plus grande que celle de son infidélité, ce fut l’effroi des dangers qu’il allait courir. Elle savait ce que c’est que la guerre. Elle avait maintes fois vu comment une poignée de Français traversait alors les masses ennemies, ou se repliait après en avoir fait un carnage épouvantable. — Ils vont me le tuer ! s’écria-t-elle ; ils vont reprendre Paris, et ils ne feront grâce à aucun Russe !

Elle se tordit les mains, et fit peut-être des vœux pour l’ennemi. Elle était dans cette angoisse, quand le soir son frère entra chez elle. — Je viens te faire mes adieux, lui dit-il ; ça va chauffer, Fafa, et cette fois j’en suis ! L’âge n’y fait rien. On va barricader les barrières pour empêcher messieurs les ennemis d’y rentrer aussitôt qu’ils en seront tous sortis, et quand l’autre leur aura flanqué une peignée, nous serons là derrière pour les recevoir à coups de pierres, avec des pioches, des pinces, tout ce qu’on aura sous la main. On ira tous dans le faubourg, on n’a pas besoin d’ordres, on se passera d’officiers, on fera ses affaires soi-même. Il en dit long sur ce ton. Francia, les yeux agrandis par l’épouvante, les mains crispées sur son genou, ne répondait rien : elle voyait déjà morts les deux seuls êtres qui lui fussent chers, son frère et son amant.

Elle chercha pourtant à retenir Théodore. Il se révolta. — Tu voudrais me voir lâche ? Tu ne te souviens déjà plus de ce que tu me disais si souvent : tu ne seras jamais un homme ! Eh bien ! m’y voilà, j’en suis un. J’étais parti pour travailler ; mais tous ceux qui travaillent veulent se battre, et je suis aussi bon qu’un autre pour taper dans une bagarre. Y a pas besoin d’être grand et fort pour faire une presse ; les plus lestes, et j’en suis, sauteront en croupe des cosaques et leur planteront leur couteau dans la gorge. Les femmes en seront aussi : elles entassent des pavés dans les maisons pour les jeter par la fenêtre ; qu’ils y viennent, on les attend !

Francia, restée seule, sentit que son cerveau se troublait. Elle descendit au jardin, et se promena sous les grands arbres sans savoir où elle était : elle s’imaginait par momens entendre le canon ; mais ce n’était que l’afflux du sang au cerveau qui résonnait dans ses oreilles. Paris était tranquille, tout devait se passer en luttes diplomatiques, et, après une dernière velléité de combat. Napoléon devait se résigner à l’île d’Elbe.

Tout à coup Francia se trouva en face d’une femme grande, drapée dans un châle blanc, qui se glissait dans le crépuscule, et qui s’arrêta pour la regarder ; c’était Mme de Thièvre, qui, connaissant les localités et traversant le jardin de Mme de S…, son amie absente, venait s’informer de Mourzakine. Elle aussi était inquiète et agitée. Elle voulait savoir s’il était rentré ; elle avait déjà envoyé deux fois Martin, et, n’osant plus lui montrer son angoisse, elle venait elle-même, à la faveur des ombres du soir, regarder si le pavillon était éclairé.

En voyant une femme seule dans ce jardin où personne du dehors ne pénétrait, la marquise ne douta pas que ce ne fût la jeune protégée du prince, et elle n’hésita pas à l’arrêter en lui disant : — Est-ce vous, Mlle Francia ? — Et comme elle tardait à répondre, elle ajouta :

— Ce ne peut être que vous ; n’ayez pas peur de me parler. Je suis une proche parente du prince, et je viens savoir si vous avez de ses nouvelles.

Francia ne se méfia point, et répondit qu’elle n’en avait pas. Elle ajouta imprudemment qu’elle s’en tourmentait beaucoup, et demanda si on se battait aux barrières : — Non, Dieu merci ! dit la marquise ; mais peut-être y a-t-il quelque engagement plus loin. Vous n’êtes pas rassurée, je vois cela ; vous êtes très attachée au prince ? N’en rougissez pas, je sais ce qu’il a fait pour vous, et je trouve que vous avez bien sujet d’être reconnaissante.

— Il vous a donc parlé de moi ? dit Francia, stupéfaite.

— Il l’a bien fallu, puisque vous êtes venue lui parler chez moi. Je devais bien savoir qui vous étiez !

— Chez vous ?… Ah ! oui, vous êtes la marquise de Thièvre. Il faut me pardonner, madame, j’espérais,… à cause de ma mère…

— Oui, oui, je sais tout, mon cousin m’a donné tous les détails. Eh bien !… votre pauvre mère, il n’y a plus d’espoir, et c’est pour cela…

— Plus d’espoir ? Il vous a dit qu’il n’y avait plus d’espoir ?

— Il ne vous a donc pas dit la vérité, à vous ?

— Il m’a dit qu’il écrivait, qu’on la retrouverait peut-être ! Ah ! mon Dieu, il m’aurait donc trompée !

— Trompée ? pourquoi vous tromperait-il ?…

Mme de Thièvre fit cette interpellation d’un ton qui effraya la jeune fille ; elle baissa la tête, et ne répondit pas : elle pressentait une rivale. — Répondez donc ! reprit la marquise d’un ton plus âpre encore… Est-il votre amant, oui ou non ?

— Mais, madame, je ne sais pas de quel droit vous me questionnez comme ça !

— Je n’ai aucun droit, dit Mme de Thièvre en reprenant possession d’elle-même et en mettant un sourire dans sa voix. Je m’intéresse à vous, parce que vous êtes malheureuse, d’un malheur exceptionnel et bizarre. Votre mère a été écrasée sous les pieds du cheval de Mourzakine, et c’est lui justement qui vous adopte et vous recueille. C’est tout un roman cela, ma petite, et si l’amour s’en mêle,… ma foi, le dénoûment est neuf, et je ne m’y serais pas attendue !

Francia ne dit pas une parole, ne fit pas entendre un soupir. Elle s’enfuit comme si elle eût été mordue par un serpent, et, laissant Mme de Thièvre étourdie de sa disparition soudaine, elle remonta dans sa chambre, où elle se laissa tomber par terre, et passa la nuit dans un état de torpeur ou de délire dont elle ne put rien se rappeler le lendemain.

Au demi-jour pourtant elle se traîna jusqu’à son lit, où elle s’endormit et fit des rêves horribles. Elle voyait sa mère étendue sur la neige et le pied du cheval de Mourzakine s’enfonçant dans son crâne, qu’il emportait tout sanglant comme l’anneau d’une entrave. Ce n’était plus qu’un informe débris ; mais cela avait encore des yeux qui regardaient Francia, et ces yeux effroyables, c’étaient tantôt ceux de sa mère et tantôt ceux de Théodore.

George Sand.
(La troisième partie au prochain numéro.)
  1. Voyez la Revue du 1er mai.