France et Pologne dans l’Europe de demain

***
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 153-173).
FRANCE ET POLOGNE
DANS L’EUROPE DE DEMAIN

C’est l’Allemagne qui a voulu et déclenché, à l’heure qui lui convenait, la Grande Guerre, des suites de laquelle la vie économique du monde entier est encore ébranlée, sans parler des ruines accumulées, des vies humaines sacrifiées par millions, à cause de cette guerre. Par suite des intrigues allemandes, le bolchévisme a pu s’installer en Russie, et s’y maintenir après la paix de Brest-Litowsk, malgré les répugnances de l’énorme majorité du peuple russe, aujourd’hui livré à la misère, à la famine et aux épidémies.

Le danger du militarisme prussien auquel s’était inféodée l’Allemagne tout entière, celle du Nord comme celle du Sud, celle du Kaiser comme celle de l’ouvrier et du paysan, ce danger est-il aujourd’hui définitivement écarté ?

Certes, la Révolution qui a précédé l’armistice du 11 novembre 1918, a singulièrement détendu le ressort de la discipline allemande. Les Commissions de contrôle ont démoli 32 000 canons, des centaines de milliers de fusils, des dizaines de milliers de mitrailleuses, des quantités considérables de munitions, plusieurs milliers d’avions et de moteurs ; la flotte de guerre a été remise à l’Angleterre dès l’armistice ; les sous-marins en construction ont été détruits, les navires de commerce de plus de 1 600 tonnes ont été livrés aux Alliés.

Cela constitue actuellement une garantie de paix.

Mais si l’âme de l’Allemagne ne change pas, si cette âme reste altérée de domination et de désir du gain, cette garantie n’est que temporaire, car la puissance industrielle de l’Allemagne, partie importante de sa puissance de guerre, reste intacte. Son industrie chimique lui permet de recommencer demain, au prix d’insignifiantes modifications, la fabrication en grand des explosifs et des gaz asphyxiants. Sa métallurgie lui redonnera bien vite canons et fusils, moteurs d’avions et de camions automobiles, dès que le Gouvernement du Reich disposera des crédits nécessaires. L’Allemagne a toujours 60 millions d’habitants, plusieurs millions d’anciens soldats qui ont fait la guerre, des milliers d’officiers de carrière ne cessant de regretter leur ancienne profession et aspirant à se venger des défaites qu’ils ont subies, et qui ont brisé pour un moment leur confiance et leur orgueil.

L’ancien militarisme allemand, même vaincu, reste un danger pour le monde, et avant tout pour les voisins de l’Allemagne, car il ne demande qu’à relever la tête. Ce sont toujours les officiers du Grand Etat-major prussien, cachés dans l’ombre d’un ministre socialiste, qui dirigent les affaires militaires. Dans les services civils, l’ancienne armature des fonctionnaires impériaux maintient le même esprit que jadis.

Ce n’est pas en vain que la propagande allemande, si disciplinée, si bien montée, si bien payée hors d’Allemagne comme en Allemagne, répète à satiété que l’armée allemande n’a pas été vaincue. Ce n’est pas en vain que les généraux se montrent aux foules dans maintes cérémonies et y prononcent des discours violents. Ce n’est pas en vain que dans toute l’Allemagne se créent des sociétés régimentaires d’anciens combattants pour faire revivre les souvenirs de la Grande Guerre et de l’armée impériale. Ce n’est pas en vain que les autorités militaires officielles collaborent à ce mouvement en s’appliquant à rattacher, par le nom et les insignes, les compagnies, escadrons et batteries des régiments de la Reichswehr de 100 000 hommes aux régiments de l’ancien régime.

A qui fera-t-on croire que, sans la bienveillante complicité des gouvernements socialistes ou démocrates qui se sont succédé depuis novembre 1918, il aurait été possible de monter l’aventure du Baltikum de von der Goltz et de von Eberhardt en 1919, et sous nos yeux, au printemps de 1921, d’organiser l’armée de 50 000 hommes du général Hoefer en Haute-Silésie, avec artillerie lourde et légère, avions, colonnes automobiles. lance-bombes et lance-flammes, grenades et munitions de tout genre en abondance ?

Qu’est-ce, sinon les cadres tout préparés pour une armée de plusieurs centaines de milliers d’hommes, que cette police verte, forte de 120 000 hommes, presque tous anciens officiers et sous-officiers de carrière, dotée de tous les moyens de combat les plus modernes et entraînés avec soin à s’en servir, largement payés, vêtus avec un luxe insultant pour les armées de tous les pays voisins ?

Une chose est bien certaine en tout cas. Qu’elle veuille ou non la revanche, l’Allemagne ne veut pas payer ses dettes. Elle le crie à tous les échos, elle fait tout ce qu’elle peut pour dénaturer sa fortune, tromper sur ses ressources. Elle n’a pas d’argent liquide pour payer les réparations qui lui incombent ; mais elle en a pour payer annuellement et par budget officiel, pour son armée de 100 000 hommes et la police qui la double, autant et plus que ne coûtait l’ancienne armée du Kaiser. Ses banquiers, les magnats de sa Schwere Industrie, exportent leurs capitaux par centaines de millions de marks pour créer à l’étranger des industries qui échapperont au contrôle des Alliés.

Cette tournure d’esprit, cette volonté de lutte économique à défaut de lutte militaire qu’on n’ose pas encore envisager en Allemagne, sont pour les voisins de celle-ci un indiscutable danger, et pour ses créanciers, dont la France est le principal intéressé, un risque de ne pas être payés de leur dû.

La France, qui a le plus souffert de la Grande Guerre, en pertes de vies humaines comme en ruines matérielles et en charges financières nouvelles, contre laquelle le mystérieux chef d’orchestre de la propagande allemande dirige le chœur sifflant des reptiles légendaires, a le plus à craindre des appétits de revanche qu’on cherche à faire naître et à développer en Allemagne.

Elle a donc le droit, pour sa propre sécurité et pour celle des nations nées de la défaite des Empires centraux et dont le droit à la vie a été reconnu par la Conférence de Paris, de surveiller de près l’évolution des idées, la situation politique, les mouvements économiques, l’état réel des ressources de tout genre et des finances de l’Allemagne ; elle a le devoir, pour la garantie de la paix du monde, de prendre ses précautions de telle manière que l’Allemagne ne puisse croire qu’il lui est loisible de recommencer la terrible expérience qu’elle n’a pu réaliser en 1914. Elle a besoin d’ententes et d’alliances.

Aujourd’hui il ne peut plus, de longtemps, être question d’alliance russe. Certes, le peuple russe finira par sortir du chaos tragique où l’a plongé le bolchévisme déchaîné par les intrigues allemandes. Mais les privations, la misère et la terreur y ont tellement détendu tous les ressorts moraux que cette remise en ordre, dont on ne peut prévoir quand elle commencera, durera certainement très longtemps.

La Russie en outre, dans son bouleversement, a été amputée de nombreux territoires habités par des nationalités allogènes.

Au Sud-Est, c’est le Caucase tout entier. A l’Ouest, ce sont les pays baltiques (Finlande, Esthonie, Latvie, Lithuanie) et la Pologne, sans parler de la Bessarabie passée à la Roumanie.

Ces Etats nouveaux ou revenus à la vie, serviront logiquement de base à l’action européenne qui aidera à la renaissance de la Russie. Cette action doit en effet, matériellement, transiter par eux. Leur ancienne participation à la vie russe fait qu’ils possèdent un nombreux personnel de techniciens, d’administrateurs, de commerçants, d’industriels, connaissant la langue, la mentalité, les habitudes du peuple russe ; la coopération de ce personnel est d’autant plus indispensable que les classes russes éclairées ont été particulièrement décimées par l’action révolutionnaire.

Nous ne pouvons pas, en raison des gros intérêts que nous avons en Russie, abandonner à nos ennemis, ni même à nos alliés, l’œuvre de la rénovation inéluctable de ce pays sans léser gravement nos intérêts moraux comme nos intérêts matériels.

Les pays baltiques ne sont pas pour la plupart immédiatement intéressés à une lutte éventuelle contre un pangermanisme redevenant menaçant.

Seule, la Lithuanie doit dès maintenant craindre une action allemande qui offre un intérêt immédiat : rouvrir le contact direct entre la Prusse et la Russie. La Lithuanie a d’ailleurs déjà subi une forte emprise politique et économique allemande accompagnée de fournitures plus ou moins occultes de matériel de guerre et de l’envoi d’instructeurs militaires camouflés, tandis que des intrigues, adroitement menées, attisent les esprits en prévision d’un conflit lithuano-polonais possible.

Mais la Latvie et l’Esthonie ne doivent pas oublier qu’elles sont d’anciens terrains de domination allemande par l’intermédiaire des barons baltes. Le général Ludendorff rêvait pendant la guerre d’en faire des colonies de peuplement où l’Allemagne achèverait, en y déversant son excédent de population, l’œuvre commencée au moyen âge par les chevaliers porte-glaives : elles ont tout à craindre du réveil de ces ambitions. Celles-ci ont été momentanément déçues depuis qu’en décembre 1919, une Commission militaire interalliée a fait évacuer le Baltikum par les bandes germano-russes nominalement commandées par Bermoudt, et pratiquement par le général von Eberhardt, successeur de von der Goltz. Mais, l’Allemagne est tenace, et comme le disait, pendant cette évacuation, un des collaborateurs de l’amiral Hopmann, président de la délégation allemande : la malheureuse aventure est liquidée. Il s’agit de la reprendre sur des bases nouvelles.

Quoi qu’il en soit, ces Etats, capables d’un effort sérieux pour défendre leur jeune indépendance, sont, sauf la Lithuanie, mal placés pour s’associer à un effort militaire ayant pour but de refréner des ambitions allemandes renaissantes.

Il n’en est pas de même de la Pologne et de la Tchéco-Slovaquie qui, toutes deux, pour des raisons différentes, ont grandement à craindre d’un réveil du pangermanisme. La première a enlevé à l’Allemagne les fruits des anciens partages qui avaient démembré la Pologne, les terres fertiles de Posnanie qui nourrissaient l’agglomération de Berlin, la communication directe avec la Prusse. La seconde compte parmi ses citoyens 4 500 000 Allemands d’attitude assez peu conciliante. Toutes deux ont leur frontière très proche de Berlin, gros sujet d’inquiétude pour une Allemagne qui n’a pas la conscience tranquille, facteur militaire d’un grand intérêt pour nous.

La Tchéco-Slovaquie a montré sur les champs de bataille de Russie en 1917, de France en 1918, et en Sibérie, la valeur militaire de ses soldats. Elle a su conclure, avec la Roumanie et la Yougo-Slavie, la Petite Entente, qui lui donne de sérieuses garanties contre une explosion du pangermanisme dans l’ancienne Autriche. Sa situation économique est en sérieuse voie de consolidation.

La Pologne, avec ses 30 millions d’habitants, est le plus grand des Etats nés ou revenus à la vie à la suite de la Grande Guerre. Ses traditions guerrières, le vigoureux patriotisme de ses enfants, les gros efforts qu’ils ont su faire, au milieu des plus graves difficultés économiques, pour repousser victorieusement l’invasion et la propagande bolcheviques, nous rendent son amitié et son concours éventuel d’autant plus précieux qu’à la communauté des intérêts se joint pour nous unir une tradition d’amitié chevaleresque et de fraternité militaire.

La France et la Pologne ont besoin de collaborer étroitement dans tous les domaines et sur tous les terrains, dans l’intérêt de l’une comme de l’autre : face à l’Allemagne pour empêcher celle-ci de troubler de nouveau la paix du monde ; face à la Russie, en prévision du jour où l’ordre y reviendra et où il faudra y faire renaître une vie économique normale.

C’est, en effet, une des conditions essentielles du problème russe que l’établissement de bonnes relations entre la Russie et la Pologne. Là encore, nous rencontrerons l’Allemagne en tra- vers de la route de la paix européenne et du progrès humain. Elle veut exploiter la Russie au profit de son impérialisme économique, en attendant que renaisse son impérialisme militaire. Pour y réussir, il faut qu’elle empêche les contacts sympathiques entre Pologne et Russie, qu’elle excite les passions nationales et les vieux antagonismes des deux pays pour rendre toujours précaire la situation de la Pologne, alliée naturelle de la France.

La France peut beaucoup pour empêcher la réussite de ces menées allemandes. Son amitié traditionnelle pour la Pologne ne doit pas lui faire oublier que la Russie, aux heures tragiques d’août 1914, a fidèlement rempli son devoir d’alliée, que la pression russe a fait retirer du front français des troupes dont l’absence a facilité notre victoire de la Marne, que l’offensive de Broussiloff, en 1916, a soulagé Verdun. Il faut penser aussi aux gros capitaux que nous avons engagés en Russie et que nous ne pourrons récupérer que si ce pays se remet en ordre. Or, il n’y arrivera que par une longue période de paix et par un accord étroit avec ses voisins dont la Pologne est le plus grand et le plus puissant, et dont l’industrie doit jouer un grand rôle dans la renaissance de la vie économique en Russie. La France a le devoir d’aider de toutes manières au rapprochement entre la Pologne et la Russie, non seulement dans l’intérêt des trois nations, mais dans celui de l’humanité tout entière, qui ne retrouvera son équilibre que par le rétablissement de l’ordre et d’une bonne situation économique en Russie.

Il n’est pas moins nécessaire que la Pologne et la Tchéco-Slovaquie vivent en bonne intelligence. De malheureux incidents, à propos de la Silésie de Teschen, avaient excité entre elles une aigreur, savamment attisée du reste par les intrigues allemandes. L’apaisement vient peu h. peu. Les deux peuples, polonais et tchéco-slovaque, ont trop d’intérêts communs, et avant tout le besoin de résistance au pangermanisme, pour ne pas arriver à une entente. La France, amie de l’un et de l’autre, ayant pour tous les deux une même estime et une même sympathie, arrivera certainement à aplanir toute difficulté.

La Pologne ne sera tranquille et ne pourra développer normalement sa vie intérieure que si elle vit en bons rapports avec la Tchéco-Slovaquie comme avec la Russie.

Mais on peut se demander : Que vaut pour la France l’amitié polonaise ? La Pologne est-elle vraiment ressuscitée, est-elle susceptible d’une vie indépendante et prospère ? Représente-t-elle une puissance réelle sur laquelle on puisse s’appuyer ? Peut-elle sortir des graves difficultés économiques dans lesquelles elle se débat actuellement ?

Notre sympathie pour la Pologne fait que, sur tous ces points, nous voulons avoir des opinions favorables à sa cause.

Tout le monde, malheureusement, ne partage pas notre optimisme. Il ne manque pas de voix en divers pays pour laisser entendre que les Polonais ont conservé les vieux défauts qui ont jadis causé la mort de leur patrie : légèreté, manque d’union, inaptitude à l’effort méthodique et suivi, ambition, vanité et susceptibilités excessives, esprit de domination. Et, surtout, on va clamant que la situation économique de la Pologne est irrémédiablement compromise, que, mal gouvernée, elle n’aura jamais un commerce, une industrie et des finances prospères, bases indispensables de toute puissance politique.

Là encore, nous retrouvons la propagande allemande. Inlassablement, sous les formes les plus variées, par les voies les plus diverses, elle ne cesse de diffamer la Pologne, de représenter sa situation politique, militaire et économique sous les couleurs les plus noires, de répéter sans se lasser que la Pologne n’est pas viable, qu’il est donc inutile de s’efforcer de lui donner les moyens de vivre, de lui procurer une industrie en lui rendant la Haute-Silésie, de lui donner un débouché maritime en la traitant honnêtement à Dantzig. Et, malheureusement, cette propagande fait son chemin.

D’une part, elle agite devant l’Angleterre le spectre d’un renforcement dangereux de la puissance française, si la France dispose d’une alliée solide à l’Est de l’Allemagne.

D’autre part, l’Allemagne espère bien, le moment venu, profiter d’un désordre introduit par elle en Russie pour y pêcher en eau trouble et faire de la Russie une véritable colonie d’exploitation allemande. A cet effet, de gros capitaux allemands sont dès maintenant consacrés à l’achat des forêts et des terres aux anciens propriétaires vivant en émigration, dont on exploite la détresse. Et, pour attirer l’Angleterre et la rendre favorable à l’opération, la propagande allemande fait miroiter aux yeux de ses financiers et de ses hommes d’affaires tous les avantages d’une collaboration anglo-allemande en Russie, à travers les pays baltiques, collaboration à laquelle l’Allemagne peut fournir des agents ayant l’expérience de la langue, des mœurs et des affaires russes, et de laquelle la France et la Pologne doivent être tenues à l’écart.

Voyons donc un peu, quelle est la situation réelle de la Pologne, les causes des difficultés de tous ordres auxquelles elle se heurte, et les chances qu’elle a de les surmonter.


La vitalité de la nationalité polonaise est indiscutable.

Pendant cent cinquante ans, elle a été partagée entre trois empires autoritaires, anéantie comme groupe politique, cruellement persécutée dans sa langue dont l’enseignement était presque entièrement interdit, gênée méthodiquement dans ses intérêts économiques délibérément sacrifiés à ceux d’autres races voisines et hostiles.

Et cependant, la langue comme la nationalité polonaise ont survécu. Dans les armées opposées qui se faisaient la guerre, les Polonais se reconnaissaient comme frères et ils trouvaient, tout en remplissant leur devoir militaire strict, le moyen de se communiquer leurs espoirs de voir la Pologne, à la faveur du grand bouleversement mondial, sortir rajeunie de ses trois tombeaux. Ils misaient pour l’obtention de ce résultat sur le succès de causes politiques et d’aspirations sociales opposées ; mais le but de tous restait le même : la reconstitution de l’Etat polonais, de la nationalité polonaise.

La Providence les a bien servis. Après la ruine de l’Empire russe dans la Révolution bolchevique, ce fut l’écroulement des Empires centraux. Déjà, avant la réalisation de cette chute de tous les copartageants de l’ancien territoire polonais, des troupes polonaises, vivant témoignage des aspirations de la nationalité polonaise, s’étaient formées dans tous les camps : légions de Pilsudski, sous les drapeaux des Empires centraux, corps d’armée de Dowbor-Musznicki, en Russie, armée Haller en France, contingents polonais distincts à Mourmansk, à Arkhangel, à Odessa, en Sibérie. Dès le lendemain de l’armistice du 11 novembre 1918, marquant la défaite militaire de l’Allemagne, l’étranger était chassé de la Galicie comme de la Pologne russe : la Pologne se retrouvait vivante. Et peu après, la Posnanie expulsait à son tour en les désarmant ses garnisons prussiennes et formait les belles troupes qui, dès mars 1919, allaient permettre de débloquer Lemberg serré de près par les Ukrainiens.

L’élan de la nation polonaise s’est montré unanime, aussi bien dans le domaine civil que dans le domaine militaire. Les facultés intellectuelles de la race sont particulièrement brillantes et séduisantes. Pourquoi la position de la Pologne reste-t-elle donc si difficile, principalement dans le domaine économique ?

Pour le comprendre, il faut percevoir toutes les difficultés, tous les obstacles au milieu desquels la Pologne n’a cessé de se débattre depuis qu’elle est revenue à la vie.

Et avant tout, envisageons ses difficultés économiques et financières.

Quand l’Etat polonais s’est reconstitué, il est entré en ménage sans un sou. Dans aucune des trois parties de la Pologne, il n’existait une encaisse métallique garantissant la circulation fiduciaire. La Galicie avait pour monnaie la couronne autrichienne, dont on connaît la triste chute. La Pologne russe voyait la valeur de ses roubles-papier baisser à mesure que s’aggravait la catastrophe en Russie bolchévisée. Bien plus, elle était inondée de 800 millions de marks dits polonais, imposés par l’Allemagne pour payer ses dépenses en territoire russe occupé, marks soi-disant garantis par les grandes banques allemandes, mais dont pas un n’a été remboursé depuis. Seule, la Pologne allemande, disposant de marks allemands, se trouvait en moins mauvaise posture, et c’est ce qui explique que tout naturellement la situation économique y ait été notablement meilleure, mais la chute du mark allemand, quoique moins grande que celle de la couronne et du rouble, lui a également porté un tort grave.

Les autorités allemandes d’occupation ne s’étaient pas bornées du reste à inonder la Pologne russe d’un papier-monnaie sans réelle garantie. Elles avaient apporté à la lutte contre les industries locales l’âpre esprit de destruction systématique que nous avons connu chez nous et en Belgique : enlèvement des matières premières, des courroies de transmission, des pièces de cuivre des machines, etc.. Tout a été à reconstituer, comme chez nous, mais sans le secours du reste d’un pays riche, comme la France le demeure malgré ses cruelles épreuves.

Enfin, pour aggraver encore cette terrible situation, la guerre étrangère commençait dès le jour même de la reconstitution de la Pologne : guerre avec les Ukrainiens, parce que les autorités austro-hongroises avaient eu soin de tenir groupés en Galicie orientale des régiments ruthènes à cadres en partie allemands, et que les Allemands, avant d’évacuer l’Ukraine, avaient préparé et facilité l’entente entre ces éléments ruthènes et le gouvernement de Petlioura ; guerre avec les bolchévistes russes cherchant à étendre vers l’Ouest leurs razzias, et à la marche desquels, malgré les stipulations de l’armistice du 11 novembre, les troupes allemandes de Russie n’opposaient qu’un semblant de résistance, quand elles ne leur vendaient ou livraient pas armes et approvisionnements de tout genre.

Et cette guerre a duré sans arrêt jusqu’en octobre 1920. Elle a amené les armées rouges jusque sous Varsovie, sauvée par le miracle de la Vistule comme Paris l’avait été en 1914 par le miracle de la Marne. Elle a forcé la Pologne à mobiliser 950 000 hommes, à consacrer à la lutte pour le sol national toutes ses ressources de tout genre, à engager d’énormes dépenses qui ont aggravé singulièrement les difficultés financières. Elle a laissé tout l’Est du territoire polonais razzié, saccagé, privé de tout cheptel, les voies ferrées mises hors de service, les ponts, souvent sur de grandes rivières, détruits par centaines.

C’est sous la pression de cette terrible situation que l’on a traité, à la Conférence de la Paix, puis à la Conférence des ambassadeurs des grandes Puissances, toutes les questions de Pologne, tandis que la propagande allemande luttait pied à pied contre les intérêts polonais avec la ténacité et l’acharnement que l’on sait.

Pendant quelques heures, en mars 1919, Dantzig, la Mazourie et la Haute-Silésie ont été donnés à la Pologne. L’obstination de M. Lloyd George, sa pression personnelle les lui ont fait retirer.

Dantzig a été définitivement constituée en ville libre, mais son gouvernement est en majorité composé d’Allemands de l’Empire, non natifs de la ville, qui songent moins à ses intérêts qu’à ceux de la plus grande Allemagne.

La Mazourie a été appelée à un plébiscite dans des conditions odieuses, sous la pression de toutes les autorités prussiennes, gendarmes, maîtres d’école, pasteurs, hobereaux propriétaires du sol jadis volé aux paysans par la conquête des chevaliers teutoniques. Ce plébiscite, on l’a fait au moment où l’invasion bolchéviste battait son plein, portait en Pologne le pillage et le désordre. Et l’on a laissé concourir au vote, comme on l’a vu depuis en Haute-Silésie, la foule des soi-disant émigrés, fonctionnaires ou fils de fonctionnaires n’ayant rien de commun avec le pays quitté par eux depuis longtemps sans esprit de retour. Quoi d’étonnant qu’il n’ait pas été favorable à la Pologne ?

Ce même processus, nous l’avons revu dans le plébiscite de Haute-Silésie, et l’on reste stupéfait des singulières assertions historiques et ethnographiques de certaines hautes personnalités anglaises à propos de la population de cette province. Malgré toutes les indications du Traité de Versailles disant que le partage se fera par zones selon les résultats du vote, nous entendons chaque jour encore le Gouvernement du Reich soutenir la thèse que la Haute-Silésie est un tout impossible à fractionner et que ce tout devait revenir à l’Allemagne.

Cependant, malgré toutes les difficultés qui se dressent autour d’elle, la Pologne est viable et susceptible d’avenir dans tous les domaines.

L’histoire nous montre qu’elle a été pendant tout le Moyen-Age un grenier à céréales qui nourrissait les pays scandinaves, l’Allemagne, et exportait jusqu’en Angleterre ? Pourquoi ne reverrions-nous pas cela de nouveau ? La Posnanie avait avant la guerre les plus beaux rendements agricoles de toute l’Allemagne, grâce au savoir-faire et à l’expérience des propriétaires polonais. Les mêmes méthodes se répandront dans l’ancienne Pologne russe, qui aura des disponibilités considérables : il suffira de pouvoir les exporter par Dantzig.

Les tissages de Lodz avaient dans la Russie un débouché illimité. Que l’ordre s’y rétablisse, et ce marché se rouvrira.

Le bassin de Dombrowa, grandi de la partie de la région industrielle haute-silésienne attribuée à la Pologne, donnera le charbon et le fer.

La Galicie donne le pétrole, et ses exploitations sont encore susceptibles d’un grand développement.

Les forêts sont immenses et leurs ressources, malgré l’exploitation à blanc que les Allemands ont essayé d’en faire, restent considérables. Les bois de construction et d’industrie, la pâte à papier seront demain une source de richesse.

Il suffira de quelques années de paix pour que la situation économique et financière s’améliore rapidement.

La valeur intellectuelle des Polonais est remarquable.

Gênés par l’administration russe et allemande, les étudiants polonais n’avaient pas, sauf en Autriche, d’universités où les cours fussent faits dans leur langue. Mais en Allemagne comme en Russie, malgré la mauvaise volonté des Gouvernements, beaucoup faisaient en allemand ou en russe des études brillantes. D’autres venaient en France, en Suisse, en Belgique, suivre les cours des universités étrangères et y obtenaient de beaux succès. Nombreux étaient les professeurs, les savants, les ingénieurs polonais, et leurs différences d’origine leur ont assuré une culture d’une variété peu commune. L’obligation où ils ont été de tout temps de cultiver les langues étrangères, a rendu singulièrement réceptif, délié et souple, leur esprit naturellement fin.

De fait, dès la reconstitution de la Pologne, ses universités, anciennes ou de nouvelle création, se sont peuplées de professeurs dont beaucoup ont un renom justifié, et de milliers d’élèves ardents à l’étude.

Dans le domaine militaire, le passé est un garant de l’avenir. Sans vouloir remonter aux temps légendaires, ni même à Jean Sobieski, nous ne pouvons en France oublier la fraternité d’armes de nos guerres de la Révolution et de l’Empire qui, en associant la gloire polonaise à la gloire de la France, ont rendu impérissables les souvenirs de la valeur et de l’héroïsme des contingents polonais fidèles jusqu’à la mort.

Actuellement, l’armée polonaise se débat encore dans d’immenses difficultés : insuffisance de matériel, disparate de celui qui existe, absence d’industrie de guerre dans le pays et nécessité de la créer, diversité d’origine et de formation militaire des officiers, venus des trois armées des Empires copartageants, sans parler de ceux des diverses légions polonaises qui se sont constituées dans les deux camps au cours de la guerre.

La guerre bolchevique et certaines résistances intérieures ont causé des retards à l’organisation d’un travail régulier, mais les résultats sont dès maintenant considérables, et la mission française, sans empiéter sur le rôle du commandement polonais, y a pris une large part.

De nombreux décrets ont réglé l’organisation générale de l’armée. Le ministère de la Guerre et l’État-major général ont enfin été normalement constitués au mois d’août dernier. Le commandement, les services et le contrôle, ont vu leurs attributions nettement définies d’après des principes généraux qui, en pénétrant dans tous les rouages de l’armée, composeront un organisme normal, base de sa vie et de son développement.

Pour compléter ce travail d’organisation, il importait de doter le corps des officiers d’un statut qui fixât leur situation. Non seulement il était équitable d’assurer légalement leur avenir, mais le besoin s’en faisait sentir pour attirer vers les écoles militaires la jeunesse polonaise. Un projet de loi a été élaboré dans ce sens et bientôt la Diète sera appelée à le transformer en loi définitive, de même que tous les importants décrets organiques concernant l’armée.

En même temps que s’exécutait ce grand travail d’organisation, l’instruction était l’objet d’efforts ininterrompus qui ont permis de réaliser dans ce domaine des progrès marqués.

Dès l’armistice, en octobre 1920, on entreprit simultanément l'instruction de l’Etat-major, du corps d’officiers et de la troupe.

Pour assurer l’unité de doctrine dans le commandement, il s’agissait avant tout de faire passer dans les cours, le plus grand nombre possible d’officiers.

L’avenir était encore menaçant, on ne savait ce que réservait le printemps et il fallait profiter rapidement des mois de l’hiver qui resteraient certainement calmes en raison du climat. Si les opérations reprenaient au printemps, il fallait que, grâce à la méthode adoptée, un grand nombre d’officiers polonais eussent été orientés vers les méthodes d’instruction à utiliser dans la troupe et pénétrés des principes essentiels de la conduite des opérations.

En premier lieu, l’Etat-major ne comptait dans ses rangs qu’un très petit nombre d’officiers ayant suivi en Russie, ou surtout en Autriche, les cours des écoles d’Etat-major. Il s’était montré au cours des opérations très insuffisamment préparé à son rôle délicat et méritait une attention toute particulière ; il souffrait spécialement du manque d’unité de doctrine, autant que d’une bonne méthode de travail, indispensable dans sa tâche capitale.

L’école d’Etat-major n’avait, à cause de la crise de 1920, terminé aucun cours régulier. Sous la direction des professeurs français, un cours normal de neuf mois a fini de mettre au point 60 officiers qui avaient déjà suivi les cours hâtifs faits précédemment. Ils en sont sortis avec une doctrine homogène et bien française, quelle que fût leur origine. Leur entrée dans l’Etat-major va y apporter une amélioration incontestable qui influera sur le rendement de l’ensemble du personnel.

En outre, à côté de l’école d’Etat-major et sous la direction des mêmes professeurs français, fonctionna durant l’hiver une série de cours qui reçurent, pour des stages d’une durée d’un mois, 120 officiers servant dans les Etats-majors, et une trentaine d’officiers de liaison des grandes unités. L’exécution dans ces cours de travaux de caractère essentiellement pratique permit d’assurer rapidement une amélioration sensible de ce personnel, amélioration qui aurait été précieuse en cas de reprise des hostilités.

Pour atteindre le même but dans l’ensemble du corps d’officiers, de très nombreux cours fonctionnèrent pendant l’hiver. L’organisation générale fut la suivante :

Pour le Commandement supérieur, des cours d’information furent ouverts à Varsovie, Poznan et Lwow. Par stages successifs d’une durée d’abord d’un mois, puis de deux mois, les commandants de division, de brigade et de régiment, passèrent, pour ainsi dire tous, au nombre de 400, par ces cours d’information.

En ce qui concerne les commandants de bataillon, de compagnie et de section d’infanterie, des cours furent professés dans les principaux centres militaires de Pologne. D’abord d’une durée d’un mois, jusqu’au 1er mai, le calme qui se maintenait, permit de les porter à trois mois. Il y est passé environ 2 000 officiers d’infanterie et de nombreux officiers d’artillerie, cavalerie et génie.

A ces cours d’infanterie, vinrent s’ajouter des cours de liaison pour officiers et sous-officiers de toutes armes, où un millier d’élèves vinrent se familiariser avec les procédés de liaison usités actuellement.

Pour l’artillerie, des cours fonctionnant dans les centres d’instruction virent passer 200 officiers. En outre, un cours permanent de tir d’artillerie à Torun (Thorn) reçut plus de cent cinquante commandants de groupe, de batterie et officiers orienteurs auxquels commencent à se joindre maintenant les commandants de régiment et de brigade. A ce cours, une large place est réservée à la tactique des trois armes.

A Grudziadz (Graudenz) une école de cavalerie vit passer au cours de l’hiver et du printemps 80 officiers subalternes et 40 officiers supérieurs de cavalerie.

Si l’on ajoute à ces cours principaux les diverses écoles du génie, de l’aéronautique, des chars de combat, où les officiers de ces différentes armes recevaient l’instruction et l’entraînement que comportent leurs spécialités, on constate que le corps d’officiers polonais dans son ensemble a fait un effort considérable pour s’améliorer au cours de l’hiver.

Les grands services de l’armée (Intendance, Santé) ont aussi travaillé au développement de leurs connaissances professionnelles dans des cours spéciaux. En outre, leurs représentants ont pris une part effective aux exercices de l’école d’Etat-major et des centres d’information et participé plus tard aux voyages d’étude de l’été.

Parallèlement à l’instruction du corps d’officiers, un effort analogue était fait pour répandre dans la troupe une méthode commune et assurer le recrutement et l’instruction des gradés.

Les régiments ont été visités périodiquement par des officiers français qui, ayant partagé leur existence au cours des opérations de l’été 1920, étaient connus d’eux et connaissaient eux-mêmes les qualités et les défauts des unités.

Dans les deux écoles centrales de sous-officiers d’infanterie de Grudziadz et de Chelmno, ainsi que dans les écoles ouvertes dans les régions de corps d’armée, 9 000 sous-officiers ou élèves-sous-officiers firent trois mois de stage : de leur côté, les sous-officiers spécialistes trouvaient à Chelmno une école de mitrailleuses et d’engins d’accompagnement.

A Varsovie et à Bydgoszcz (Bromberg), environ 1 500 aspirants d’infanterie vinrent suivre des cours réduits destinés à leur donner le minimum de connaissances nécessaires à des sous-lieutenants.

En ce qui concerne l’artillerie, 800 sous-officiers suivirent des cours spécialement ouverts pour eux à Torun et l’école d’aspirants d’artillerie de Poznan (Posen) instruisit 700 élèves, sans compter les officiers subalternes de toutes armes qui, au nombre d’une centaine, avaient été appelés dans l’artillerie pour parer à l’insuffisance numérique de ses cadres.

Les aspirants de cavalerie possédaient l’école de Grudziadz qui en forma environ 130 au cours de l’hiver.

Les écoles de liaison, du génie, de chars d’assaut, et d’aéronautique assuraient l’instruction des sous-officiers et des aspirants dans des conditions analogues.

La méthode appliquée et le travail fourni pendant cette période d’efforts intenses de l’hiver, ont porté les fruits attendus et il n’est pas douteux que l’armée polonaise avait déjà réalisé au printemps des progrès marqués.

Une notable partie des officiers et gradés ainsi instruits ont malheureusement quitté l’armée, soit par suite de la démobilisation, soit par démission. La plus-value de l’armée active est donc moins grande qu’il n’aurait été possible, mais la présence dans la réserve de ce personnel très amélioré représente une amélioration notable de l’armée mobilisable.

L’instruction ainsi répandue à tous les échelons a été précisée en outre par la diffusion, dans l’armée, des règlements de chaque armée et service. Leur rédaction, longtemps restée en suspens par suite d’erreurs de méthode, est maintenant menée à bien presque entièrement. Une commission franco-polonaise a travaillé à leur rédaction au cours de l’hiver et actuellement, entre les mains des officiers, ces règlements unifient les principes d’instruction et de combat et les méthodes d’administration.

La paix n’ayant pas été troublée, la Pologne a pu profiter de l’été pour compléter le travail d’instruction fourni pendant l’hiver.

La durée de certains cours a été prolongée, la belle saison a permis à l’Ecole d’Etat-major d’exécuter d’intéressants voyages d’étude.

Le maintien de la paix va donner la possibilité de faire prendre à partir de l’automne, à l’instruction et à l’organisation de l’armée polonaise, la forme rationnelle qui doit lui assurer un fonctionnement logique et une vie normale.

Le fonctionnement normal des écoles est assuré dans les grandes lignes de la façon suivante :

L’Ecole d’Etat-major a ouvert ses portes à une promotion de soixante officiers, désignés au concours, qui suivront un cours d’une durée de deux ans.

Une mesure transitoire pour l’année qui commence fait entrer à l’Ecole pour une durée d’un an 50 officiers servant déjà dans l’Etat-major, mais n’ayant suivi les cours réguliers d’aucune école d’Etat-major. Ils en sortiront confirmés dans le brevet de ce service, ou en seront exclus, s’ils se montrent insuffisants. D’ici la fin de 1924, tous les officiers de cette catégorie auront reçu par ce procédé leur formation définitive.

Pour le Haut-Commandement, un centre d’expériences d’armée à Varsovie recevra un petit nombre d’officiers généraux et supérieurs pour des travaux analogues à ceux de notre cours des Hautes Etudes militaires.

Les officiers subalternes de chaque arme et de chaque spécialité posséderont les écoles d’application où passeront également, pour recevoir l’instruction de leur arme spéciale, les aspirants sortant de l’Ecole d’aspirants de Varsovie. Cette école doit en effet, théoriquement, réunir tous les jeunes gens reçus au concours et ce n’est qu’après un an passé en commun qu’ils iront recevoir dans les écoles d’application l’instruction spéciale à leur arme définitive.

Le concours de cette année aurait dû fournir 600 aspirants, chiffre nécessaire aux besoins de l’armée. Mais l’avenir des officiers n’ayant pas encore été assuré par un statut définitif, ce manque de garanties a fait hésiter la jeunesse polonaise qui ne s’est présentée au concours qu’en nombre très inférieur aux besoins de l’armée. Il faut donc encore recourir cette année à la formation directe de sous-lieutenants sortant des rangs de la troupe. Mais il y a lieu d’espérer que la loi qui sera prochainement votée, en assurant la situation des officiers, attirera vers l’armée tous les candidats officiers qui lui sont nécessaires.

Enfin, pour développer l’éducation physique, non seulement dans l’armée, mais dans toute la nation, une école installée à Poznan forme une centaine d’instructeurs d’éducation physique, militaires et civils.

Ainsi, depuis la période de calme, la jeune armée polonaise s’est mise rapidement au travail pour être capable au printemps d’entreprendre des opérations dans de meilleures conditions, si les événements l’avaient exigé. Puis, le calme s’étant maintenu, elle a pu continuer son effort en organisant sa vie normale et le développement logique de son instruction.

En outre, un fait d’ordre moral, mais d’une importance capitale, a été acquis au cours de cette année. Quelle que soit la valeur plus ou moins grande du bagage de connaissances professionnelles qu’ils ont retiré de leur passage dans les cours, il est indéniable que, réunis en grand nombre dans ces stages en commun, non seulement les officiers, mais aussi les sous-officiers, venant de toutes les régions de Pologne et sortant des nombreuses armées et légions si diverses, ont appris à se connaître, à s’apprécier, à s’aimer, à fusionner leurs formations militaires différentes en une unité de doctrine.

Eux-mêmes, à la fin de chaque cours, aimaient à le constater : de cette communauté de vie, de pensée, de travail, qui leur avait été pour la première fois offerte, ils avaient senti naître une véritable camaraderie et une solide fraternité d’armes.

Tous ces résultats auraient pu et dû être obtenus plus tôt, malgré les difficultés créées par la guerre bolchevique, si, dès le début de la présence de la mission militaire française, le Haut Commandement polonais avait bien voulu, comme cela se fit dans toutes les armées pendant la Grande Guerre, accorder une place suffisante à l’instruction, et comprendre que le temps passé dans les différents cours tactiques ou de spécialités n’était pas du temps perdu, et s’il avait fait plus confiance aux conseils de ses auxiliaires français en matière d’organisation.

Même depuis l’armistice de Riga en octobre 1920, il n’a pas manqué de difficultés à surmonter et de retards dans l’application des mesures proposées par la mission française. Mais néanmoins, l’armée polonaise a sérieusement travaillé, dans tous les domaines, et son esprit évolue en même temps que son organisation et son instruction.

Il n’est pas douteux qu’en continuant cet effort de travail, elle constituera bientôt un élément de force qui comptera en Europe. Cette force promet d’être d’autant plus solide que l’armée polonaise possède au plus haut point deux richesses de la plus grande valeur : le sentiment de race, et la qualité du soldat polonais.

Ce sentiment de race, trempé par l’épreuve du joug étranger, est singulièrement vif et intense ; il alimente le patriotisme et cet amour passionné de l’indépendance que la race polonaise savoure ardemment après 150 années d’oppression.

Ce sentiment de race, il est ancré chez l’ouvrier comme dans les classes supérieures, et c’est la raison pour laquelle la propagande bolchéviste, si insinuante, si adroite, soutenue par tant de moyens matériels, n’a jamais mordu sérieusement, même sur le parti socialiste polonais. Le nationalisme vivace de celui-ci est le meilleur antidote contre le communisme que Berlin, comme Moscou voudraient voir contaminer la Pologne.

Le soldat polonais, qui vient surtout du peuple paysan, est, comme lui, patient, discipliné, dur aux privations, endurant, sensible à toute bonne parole. Il est facilement susceptible d’enthousiasme et plein de confiance dans ses chefs. Le miracle de la Vistule l’a bien prouvé l’an dernier. Dans les mains d’officiers patriotes et instruits, il fera demain une armée de grande valeur, dès que la fusion des esprits et des cœurs, déjà très visible, sera devenue complète.

Après tous ces espoirs, il faut bien mentionner une ombre au tableau, et elle est grave : c’est la question juive.

Les Israélites forment 14 p. 100 de la population de l’Etat polonais ; ils constituent dans les villes de fortes agglomérations (400 000 âmes à Varsovie), parfois même la majorité absolue ; ils se trouvent dans tous les villages, sauf en Posnanie [1], comme commerçants, cabaretiers, commissionnaires, etc.

Ils sont tellement nombreux que, quoique une très grande partie du commerce soit dans leurs mains, beaucoup ne peuvent vivre que de petits métiers qui en font un prolétariat souffrant, d’autant plus âpre dans ses revendications que celles-ci se doublent d’un sentiment de race, aussi vif au moins que celui des Polonais.

Ce sentiment s’est exaspéré au cours de ces dernières années sous l’influence du mouvement sioniste, qui du reste, en Pologne, a pris la forme d’un nationalisme local, revendiquant, à côté des droits communs à tous les citoyens, les droits spéciaux de la nation israélite.

Il en résulte de graves frottements, tant par le choc de deux nationalismes opposés que par celui des intérêts économiques contraires des deux races. L’amour-propre des Israélites souffre de sentir dirigée vers eux une suspicion blessante ; les Polonais prétendent en effet, non sans raison parfois, que jadis les Gouvernements oppresseurs, hier les Allemands pendant la grande guerre, et, depuis, les Bolchévistes ont trouvé parmi eux des agents de tout genre : économiques, politiques, miliaires, etc.

Quoi qu’il en soit, dans les deux races, on reconnaît qu’il faut arriver à vivre désormais en bonne intelligence sur ce sol habité en commun depuis des siècles, et l’on sait bien qu’on y arrivera seulement par des concessions réciproques. L’évolution si remarquable des Israélites algériens, en quelques dizaines d’années, montre que le problème n’est pas insoluble. Mais il faut que, des deux côtés, on apporte un peu de perspicacité et de bon vouloir à traiter les questions litigieuses. Le fait qu’aujourd’hui, les Israélites russes s’enfuient par milliers de la Russie soviétique pour se réfugier en Pologne, prouve bien que leur sort n’y est pas intolérable.


Telle qu’elle est, la Pologne représente dès maintenant un acteur important de la politique européenne par le chiffre de sa population, par sa position stratégique à l’Est de l’Allemagne, par la base qu’elle constitue pour les efforts en vue de la reconstitution économique de la Russie.

Elle est pour la France une alliée utile. Mais l’amitié de la France ne lui est pas moins précieuse. Nous avons déjà beaucoup fait pour la Pologne, non seulement en appuyant diplomatiquement ses revendications, mais en créant sur notre sol et à nos frais l’armée du général Haller dont l’arrivée en Pologne a permis de régler, au moins provisoirement, les affaires de Galicie orientale, en fournissant la majeure partie du matériel de guerre actuellement existant en Pologne, en aidant par notre mission militaire, au travail d’organisation et d’instruction de l’armée polonaise.

Notre amitié sincère, les services matériels que nous avons déjà rendus, ceux que nous serons appelés à rendre, et plus encore ceux que nous avons le droit d’attendre en retour de la Pologne, nous forcent à suivre de bien près tous les événements qui la touchent, tous les facteurs intéressant son avenir. Nos amis Polonais, malgré leur légitime fierté nationale, nous ont eux-mêmes demandé notre concours pour la formation de leur armée. Ils doivent trouver naturel que ce concours soit effectif, non seulement dans le domaine matériel, mais aussi dans le domaine des idées et de l’organisation.

La Pologne possède toutes les valeurs intellectuelles souhaitables. Mais il ne suffit pas que le travail de son organisation se fasse bien. Il est capital également qu’il se fasse vite, car personne ne sait ce que demain nous réserve. C’est à faire vite, tout en faisant bien, que nous pouvons et que nous devons aider la Pologne.


  1. Au début du XIXe siècle, la Posnanie avait la même proportion d’Israélites que le reste de la Pologne. Mais par suite de l’incorporation à la Prusse, ils ont peu à peu quitté le pays et se sont répandus d’autant plus facilement dans toute l’Allemagne que leur langue familiale, le jargon, est à base d’allemand.