France et Allemagne (1906-1909)

FRANCE ET ALLEMAGNE
(1906-1909)
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S’il existe en Europe d’autres risques de guerre qu’un conflit franco-allemand, c’est cependant des relations entre les Cabinets de Paris et de Berlin que dépend, pour la plus large part, la sécurité générale. La crise ouverte à propos du Maroc au début de 1905 a, des mois durant, pesé, dans toutes les capitales, sur les intérêts et sur les esprits. Dans toutes aussi, l’accord conclu au mois de février dernier a provoqué une impression de soulagement.

L’étude des relations franco-allemandes depuis la conférence d’Algésiras ; l’analyse des événemens qui, sans effacer le passé, ont préparé, pendant ces trois années, un avenir de correction ; la critique des raisons qui ont déterminé cette évolution sont donc d’ordre européen autant que d’ordre français. Et cette question, d’une importance si particulière pour notre pays, intéresse toutes les puissances avec qui, sur le terrain de la politique comme sur celui des affaires, la France se trouve en rapports.


I


Ce que fut le conflit marocain, le prince de Bûlow l’a dit : une « occasion » de répondre, sur un point particulier et d’ailleurs heureusement choisi, à une politique que l'Allemagne estimait menaçante pour sa sécurité, offensante pour sa dignité.

Cette politique, à laquelle M. Delcassé a attaché son nom, mais dont on ne saurait attribuer à lui seul, de quelque façon qu’on la juge, le mérite ou la responsabilité, est aujourd’hui approuvée, dans son principe, sinon dans ses conséquences, par la grande majorité de l'opinion française. Et on peut la considérer comme une politique nationale. Elle constitue une moyenne entre le devoir qui s’imposait à la France de se relever de ses échecs de 1871 et la volonté qui l’a animée de ne pas demander ce relèvement à une guerre de revanche. Les défaites des peuples ont des conséquences immédiates et lointaines. Les premières sont d’ordre militaire ; les secondes, d’ordre diplomatique. Ce sont les conséquences diplomatiques de la guerre franco-allemande que la France a voulu effacer. Et c’est en les effaçant qu’elle a provoqué l’acrimonie de l’Allemagne. Entre le vainqueur et le vaincu, le conflit politique était sans doute inévitable. Ce n’est ni un caprice de souverain ni un entraînement populaire qui l’explique. Il résultait de la nature des choses. Et ne peut-on penser que de sa fatalité même se dégage une leçon d’apaisement ?

Les victoires remportées par l’Allemagne, il y a trente-neuf ans, n’ont pas seulement créé au centre de l’Europe une puissance formidable dont l’essor économique a centuplé le rayonnement. Elles ont formé autour du nouvel Empire un groupement diplomatique qui, pendant dix ans, a dominé le monde d’un poids sans contre-partie. Depuis la conclusion de la Triple-Alliance jusqu’à la chute de Bismarck, c’est de Berlin qu’est parti le mot d’ordre auquel l’Europe a obéi. Vienne et Rome, satellites dociles ; Pétersbourg lié par les deux contre-assurances de 1884 et 1887 à la politique même qui, en 1878, avait livré la Russie aux représailles de l’Angleterre ; Londres tenu en haleine et en coquetterie par des avances dont l’expansion coloniale française augmentait le prix : telle était la situation unique dont un chancelier de génie avait su faire bénéficier l’Empire. En face de ce bloc compact, la France ne pouvait que subir la paix sans en jouir. Elle était à la merci d’une « saignée à blanc, » comme elle en avait été menacée en 1875 et devait, dans l’hypothèse d’une guerre, limiter son espoir au salut de son honneur. Elle avait en revanche une chance d’avenir : le jeu naturel de cette loi d’équilibre qui, contre Charles-Quint, Philippe II, Louis XIV ou Napoléon, a toujours redressé le fléau de la balance, quand la volonté d’un homme l’avait trop longtemps courbé sous la poussée d’un succès tyrannique.

C’est cette chance qu’a su utiliser le gouvernement républicain de 1885 à 1904. Et c’est de quoi ne sauraient le blâmer ceux qui ont conscience de l’intérêt français. Toute une lignée de ministres, MM. Flourens, Ribot, Hanotaux, Berthelot, Bourgeois, Delcassé ont collaboré à cet effort. Si divers que fussent leurs caractères, ils ont unanimement discerné la nécessité de le poursuivre. La conclusion de l’alliance russe a été, dans cette voie, le premier pas et le plus décisif. Pendant quelques années, on s’est contenté de la sécurité morale et matérielle que nous devions à cette alliance. La révision des traités tunisiens négociée par M. Hanotaux, les accords méditerranéens établis par M. Delcassé ont ensuite désarmé l’animosité italienne. Le rapprochement avec l’Angleterre, simple accord de liquidation d’abord et bientôt principe d’action, a augmenté peu après notre force d’attraction. L’entente avec l’Espagne en a été l’heureuse conséquence. Les réconciliations russo-japonaise et anglo-russe sont venues en dernier lieu apporter aux engagemens divers, sinon contradictoires, par lesquels nous étions ainsi liés, l’harmonie interne, qui, d’abord, leur avait fait défaut.

Ce changement ne pouvait pas ne pas préoccuper l’Allemagne ; et il serait vain autant qu’injuste de s’étonner des efforts qu’elle a multipliés pour y répondre. Quand l’habitude est prise de régner sans partage, on trouve dans les divisions des autres la garantie du pouvoir qu’on exerce. Et l’on ne voit point cesser ces divisions sans redouter une diminution de ce pouvoir. Tel fut le cas de l’Allemagne. Il lui avait fallu plusieurs mois pour s’accoutumer à l’alliance franco-russe[1]. Il lui a fallu plusieurs années pour s’accoutumer à ce qu’on a appelé les ententes occidentales. Dès le 28 avril 1904, quinze jours après la conclusion de l’accord franco-anglais, le langage de Guillaume II témoignait de son irritation[2]. Un an plus tard, la défaite des Russes à Moukden le mettait en mesure de la manifester. Et c’était le voyage de Tanger. A distance de perspective, ces événemens s’enchaînent avec une rigueur lumineuse. L’affaire marocaine, réveillant les haines ataviques, n’est qu’une partie dans un plan qui vise plus haut. Il s’agit de prouver à la France qu’alliances, ententes et amitiés sont de nulle valeur et de nul effet quand l’Allemagne y fait obstacle, de briser ainsi les combinaisons récentes et d’affirmer sur leurs ruines la prépondérance persistante de la politique allemande. Là sont les causes premières de la formidable campagne diplomatique menée par l’Allemagne contre la France, du printemps de 1905 au printemps de 1906.

Lorsque, le 8 avril 1906, les plénipotentiaires de treize puissances apposèrent leur cachet sur l’Acte final qui enregistrait, après trois mois d’effort, les décisions de la conférence d’Algésiras, l’Allemagne fut obligée de constater que ce qu’elle avait voulu détruire était plus fort qu’elle ne croyait et que l’Europe, fermement attachée à son équilibre récent, n’était pas disposée à subir la loi de Berlin. De l’« occasion » marocaine, que restait-il ? Sans doute la France avait dû accepter l’intervention des puissances dans l’élaboration du programme de réformes qu’elle avait, l’année précédente, proposé au Maghzen. Mais ce programme sortait des délibérations de la conférence analogue à ce qu’il était douze mois plus tôt dans les instructions de M. Saint-René Taillandier. Et en vue de son exécution, la France et l’Espagne obtenaient de l’Europe un privilège exclusif, qui fermait l’Empire chérifien aux visées politiques des pangermanistes. D’autre part, les combinaisons diplomatiques auxquelles s’était attaquée la force allemande s’étaient maintenues ou même resserrées. L’alliance franco-russe avait joué normalement, assurant à la France l’appui diplomatique entier de la Russie. L’amitié franco-anglaise s’était vivifiée, dans l’action, d’un souffle de solidarité. Nos relations avec l’Espagne et l’Italie étaient demeurées amicales. Les États-Unis avaient soutenu notre cause. L’Autriche elle-même, tout en méritant le titre de « brillant second, » ne s’était pas interdit une action médiatrice qui était d’un arbitre plus que d’un second.

L’Allemagne, certes, n’était point isolée, car la Triplice demeurait solide. Elle n’était même pas diminuée, car la menace lui avait suffi pour déchaîner sur l’Europe une crise diplomatique, la plus intense à laquelle on eût assisté depuis le Congrès de Berlin. Elle n’en mesurait pas moins la limite de son pouvoir. Au Reichstag, M. Bassermann, d’ordinaire plus optimiste, enregistrait un échec, que la presse libérale soulignait à plaisir. Le prince de Bülow insistait tardivement sur la médiocrité des intérêts allemands au Maroc en regard des intérêts français. Et il reconnaissait qu’aucuns pays n’étaient, plus que la France et l’Espagne, capables de fournir au Sultan un concours utile. Dans le public allemand, qui jamais ne s’était passionné pour le problème marocain, on était surtout satisfait de voir la fin du conflit. On se demandait, sans trop y insister d’ailleurs, si peut-être une politique plus souple n’aurait pas tiré de la situation un parti meilleur. On se rendait compte qu’au lendemain de la chute de M. Delcassé, l’entente avec la France aurait pu s’établir dans des conditions plus avantageuses. On inclinait à penser qu’on avait, de Tanger à Algésiras, fait beaucoup de bruit pour rien, et on aspirait au repos avec une nuance de mécontentement rétrospectif.

Du côté français, les dispositions étaient également conciliantes. Les démocraties n’ont point le goût des difficultés extérieures, et la nôtre ne s’était accoutumée qu’à regret à regarder en face celles qu’elle venait de traverser. L’impression de soulagement dominait, non sans que se fût éveillé cependant le sens des alertes possibles et des précautions nécessaires. On mesurait, bien qu’avec une netteté insuffisante, la gravité des fautes commises, l’imprudence d’un conflit abordé sans préparation militaire, la faiblesse d’une politique que sa base précaire condamnait à subir, au moins pour un temps, le bluff adverse. On se félicitait, d’autre part, des concours trouvés pendant la crise, des fidélités éprouvées et des amitiés réchauffées. Une pointe d’ironie gauloise relevait la satisfaction de l’honorable issue diplomatique ménagée à la conférence par le talent de nos plénipotentiaires, réveillant cette tendance nationale à la sécurité et à l’optimisme dont nous avons été si souvent les victimes. L’esprit public, autant que le gouvernement, tenait pour possibles et désirables des relations correctes avec nos voisins de l’Est. Et l’induction simplifiante des foules estimait qu’après la conférence, ces relations naîtraient d’elles-mêmes.

C’était là trop de confiance dans l’avenir prochain. Car, entre la France et l’Allemagne, tant du fait des circonstances que de celui des hommes, les risques de heurts demeuraient nombreux. D’abord, sur les deux diplomaties, pesait désormais une habitude de défiance réciproque, qui devait compliquer les différends les moins graves. De plus, au Maroc même, l’Acte d’Algésiras n’était qu’un remède provisoire, façade majestueuse qui dissimulait à peine les désordres internes. Ces désordres, l’événement devait le prouver, pouvaient placer le problème sur un terrain différent de celui où la conférence s’était efforcée de le résoudre. Et d’ailleurs, l’entente acquise sur les principes n’excluait pas les conflits éventuels dans leur application. La longue obstination de l’Allemagne à discuter nos prétentions légitimes avait créé, d’autre part, chez nos hommes politiques un état d’esprit nouveau. Ceux qui, comme MM. Rouvier ou Léon Bourgeois, avaient été le plus désireux d’un accord franco-allemand, sortaient de cette crise avec une lassitude découragée et doutaient de la possibilité de l’œuvre à laquelle, pourtant, ils avaient travaillé de leur mieux. Du côté allemand, même fatigue, et mauvaise humeur égale. L’Empereur, excédé par le détail épineux d’un conflit qu’il n’avait pas souhaité, gardait rancune aux adversaires que ce conflit avait dressés sur sa route. Le chancelier, énervé par une lutte dont l’ampleur avait dépassé ses prévisions, était obligé de consacrer des mois au rétablissement de sa santé. M. de Tschirschky, secrétaire d’État à l’Office impérial des Affaires étrangères, apportait dans un poste nouveau pour lui plus de droiture que d’autorité. Enfin, les influences gallophobes n’avaient point désarmé. Sans doute, M. de Holstein, metteur en scène de l’affaire marocaine, venait de prendre sa retraite. Mais il gardait, dans cette retraite même, un singulier crédit, que son intimité persistante avec le prince de Bülow pouvait de nouveau rendre actif.

La France et l’Allemagne étaient donc face à face, en état de trêve plutôt que de paix, avec un égal désir d’éviter les chocs, une égale impuissance à les prévenir. A l’apaisement des années précédentes, de 1895 à 1902, une nervosité avait succédé, qui agitait autant l’opinion que les milieux gouvernementaux. La direction politique était à la merci des événemens. On ne concevait ni la forme d’un accord positif, ni les moyens de le préparer.


II


Le Maroc, pendant trois années, devait continuer d’être, moins par l’effet des volontés que par celui des circonstances, le champ clos de l’Allemagne et de la France et demeurer l’occasion de leurs querelles avant de devenir celle de leur accord.

L’Acte d’Algésiras n’était pas encore ratifié que déjà les obstacles qui devaient s’opposer à son application apparaissaient aux yeux de tous. Les puissances avaient pu s’engager à respecter la souveraineté du Sultan. Il ne dépendait pas d’elles de faire de cette souveraineté une réalité. Et les progrès constans de l’anarchie allaient sans tarder accuser la distance qui sépare dans l’Empire chérifien les apparences des réalités. En mai 1906. aux portes de Tanger, c’était l’assassinat de notre compatriote, M. Charbonnier. Peu après, des troubles éclataient à Marrakech. En août, en plein marché de Tanger, une bataille s’engageait entre la tribu des Andjeras et les gardes du brigand Raissouli, nommé, comme on sait, pacha du Fahç pour avoir emprisonné en 1904 MM. Varley et Perdicaris. Huit jours plus tard, sur la plage même, on assassinait un Espagnol. En septembre, le chef berbère Anflous occupait Mogador, le sorcier Ma el Aïnin s’installait à Casablanca. A El Ksar, on assommait un protégé français. A Marrakech, on attaquait un Français, M. Lassalas et un Allemand, M. Holtze. En octobre, Berrian s’emparait d’Azila. Et, à Rabat, un Allemand, M. Heinrich, était arbitrairement emprisonné. Dans la banlieue de Tanger, Raissouli multipliait contre les Européens et les indigènes les vexations et les sévices. En vain, le 22 septembre, le 1er novembre, le 23 novembre, le corps diplomatique avait protesté. Nul effet. La situation devint si inquiétante que, le 28 octobre, la France et l’Espagne envoyèrent sur rade des croiseurs et que, le 5 décembre, elles sollicitèrent l’agrément des puissances en vue d’une action éventuelle à terre. Déjà, par la force des choses, on s’écartait donc des dispositions d’Algésiras pour rentrer sur le terrain des représailles de droit commun. A la fin de mars 1907, l’assassinat à Marrakech du docteur Mauchamp, médecin du dispensaire français, obligea la France à exercer ces représailles. Et la ville d’Oujda, non loin de la frontière algérienne, fut occupée par les troupes du général Lyautey, cependant que notre ministre à Tanger, M. Regnault, sommait le Maghzen d’exécuter les traités franco-marocains et de mettre en vigueur l’Acte d’Algésiras.

Cette suite d’événemens était observée en Allemagne avec une attention plus inquiète que bienveillante. Dès le mois de décembre 1906, les journaux, comme sur un mot d’ordre, avaient déclaré que le gouvernement impérial approuverait les mesures prises par la France et l’Espagne « aussi longtemps qu’elles resteraient dans les limites des droits confiés et des devoirs imposés à ces puissances en vue de l’introduction de la police. » Au lendemain de l’assassinat de M. Mauchamp, la Taegliche Rundschau prévoyait que la France essaierait de l’exploiter au profit de la pénétration pacifique, et la Gazette de Voss nous reprochait de « provoquer systématiquement l’irritation des Marocains. » La Gazette de Cologne reconnaissait, il est vrai, la légitimité de l’occupation d’Oujda. Mais d’autres journaux étaient moins modérés. Et tous invoquaient avec une affectation de raideur les stipulations de l’Acte d’Algésiras, comme l’instrument commode d’une réplique éventuelle. « Il est possible, écrivait le général Litzmann, le 15 mai, que derrière l’occupation d’Oujda se cache l’intention d’annexer ce territoire à la province d’Oran. Les Français ont déjà pris provisoirement la direction de l’administration civile. Mais cela ne saurait se passer sans une régulière explication avec les puissances signataires d’Algésiras. Il faut espérer qu’alors ce ne serait pas seulement l’Allemagne qui s’opposerait à ce qu’on éludât les dispositions du traité. »

Dès ce moment d’ailleurs, de successives controverses s’engageaient entre les agens et les ressortissans des deux pays. En janvier, on avait appris l’engagement au service du Sultan de deux officiers allemands, MM. de Tschudy et Wolff, dont les attributions, mal définies, semblaient peu conciliables avec les décisions de la Conférence. Et la presse parisienne avait relevé cet engagement avec quelque vivacité. La presse allemande répliqua aussitôt en dénonçant une entreprise française, purement privée d’ailleurs, de télégraphie sans fil, qu’elle prétendit faire rentrer dans les « services et travaux publics » réglementés par l’Acte d’Algésiras. Après un mois de négociations, le litige fut réglé à l’amiable par la constitution d’un consortium où la France, l’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne participaient également. Mais presque aussitôt, les démarches de M. Rosen, ministre d’Allemagne à Tanger, en faveur de la maison de travaux publics Renschhausen, provoquèrent une nouvelle discussion : car M. Rosen soutenait la prétention de M. Renschhausen, de traiter sans adjudication pour la construction d’égouts et d’un boulevard à Tanger. Une polémique aigre-douce en résulta entre les journaux allemands et les journaux français. En vain les deux gouvernemens s’attachaient, dans un louable esprit de concorde, à résoudre ces conflits locaux par des solutions transactionnelles. Il était clair que ni leurs agens, ni leurs nationaux, ni leur presse ne secondaient ces arrangemens par un esprit de bonne volonté et de confiance dans l’avenir.

Le massacre à Casablanca, à la fin de juillet, de huit Européens, dont cinq Français, le débarquement de nos marins, le bombardement et l’occupation par nos troupes de la ville et de ses environs, l’hypothèse envisagée, peu de semaines après, par M. Pichon, dans une note aux puissances, d’envoyer des détachemens français et espagnols dans les autres ports ouverts, surexcitèrent des soupçons déjà éveillés et fournirent un aliment nouveau aux anciennes attaques. Dès le 1er août, le chargé d’affaires de France s’était rendu à la chancellerie pour faire connaître au gouvernement impérial les mesures arrêtées par son gouvernement, et il y avait rencontré l’accueil le plus courtois. Mais bientôt le ton de la presse trancha avec les paroles obligeantes qu’avait prononcées M. de Tschirschky en recevant notre représentant. Les pangermanistes, comblés des faveurs du pouvoir au temps où leur ardente propagande Deutschland über alles ! appuyait utilement les campagnes navales de la chancellerie, commençaient à s’affranchir de la tutelle qu’ils avaient d’abord sollicitée. Forcé, surtout depuis la dissolution de 1906 et la ruine de son ancienne majorité, d’observer sur le terrain intérieur une prudence extrême, le gouvernement impérial ne pouvait pas ne pas tenir quelque compte des exigences marocaines de ce parti « petit, mais puissant. » Il n’avait pas, semble-t-il, de parti pris agressif contre la France. Livré à lui-même, il nous eût probablement laissés libres, et cela avec d’autant moins de risque que nous ne songions guère à abuser de cette liberté. Continuellement harcelé par des manifestations irritées, il inclina peu à peu à des initiatives qui n’avaient pas à notre égard un caractère amical.

D’abord, pendant dix mois, les journaux furent seuls à prendre position contre nous. Au moment où il fut question d’occuper les ports (septembre 1907), la Gazette de l'Allemagne du Nord se borna à souligner le caractère provisoire des mesures annoncées, à insister un peu lourdement sur son désir de ne pas voir « se renouveler les graves dommages subis à Casablanca par les commerçans étrangers, » sur le sentiment de condescendance et, comme disait la Correspondance d’Empire de l’Allemagne du Sud, de « confraternité européenne, » qui avait animé l’Allemagne à notre endroit. Mais, dans d’autres feuilles, on écrivait d’une encre plus forte. Tantôt on nous rappelait que « ce serait la fin de la détente, si nous tentions de mettre la main sur tout ou partie du Maroc et de jeter l’Acte d’Algésiras au panier » (Gazette de Voss). Tantôt on dénonçait nos représailles comme « insuffisamment préparées, trop violentes et trop rapides » et on nous réclamait âprement des indemnités (Gazette de la Croix). Pour intimider la chancellerie, on lui faisait quotidiennement grief de sa faiblesse (Taegliche Rundschau). On l’accusait d’avoir permis à la France « de jeter l’Allemagne à bas de son piédestal » (Zukunft). Si, en mars 1908, le chancelier et le secrétaire d’État prononçaient des discours courtois et mesurés, on les leur reprochait aussitôt. « Et, s’écriait la Gazette de Voss, après tous ces massacres de tribus défendant leur liberté, qui est-ce qui paiera les frais, si ce n’est encore le commerçant européen, qu’on accablera d’impôts et de droits de douane ? » Enfin, le Comité allemand du Maroc multipliait les réunions pour « dénoncer aux peuples civilisés l’action continue et arbitraire de la France. » Et M. Schiemann observait ironiquement : « Personne n’a chargé la France de promener dans l’intérieur du Maroc une expédition militaire, ni d’y rétablir l’ordre. »

Ce que notre intervention à Casablanca n’avait pas suffi à provoquer, — nous voulons dire un conflit diplomatique s’ajoutant aux controverses de presse, — la proclamation de Moulaï Hafid à Marrakech d’abord, à Fez ensuite, réussit à le déterminer. À l’heure même où Abd el Aziz, par son voyage à Rabat, ses entrevues avec M. Regnault et le général Lyautey, se rapprochait de la France, l’apparition d’un pouvoir rival, qui prêchait contre nous la guerre sainte, devait fournir aux pangermanistes la plus tentante des occasions de revenir aux anciennes méthodes. Dès le premier jour, ils avaient opté et pris parti pour le prétendant : « Moulaï Hafid, écrivait, en janvier 1908, la Gazette de Voss, s’est tenu sur la réserve aussi longtemps qu’il a pu, et ce n’est que lorsque tout espoir a été perdu d’arracher par d’autres moyens l’Empire chérifien aux serres de la France, qu’il s’est révolté contre son frère trop faible et s’est transformé en sauveur de son pays. » Deux jours plus tard, la Correspondance marocaine tirait la conclusion pra-tique de cette étrange interprétation des événemens, en réclamant la reconnaissance immédiate de Moulaï Hafid. Au mois d’avril, le Comité du Maroc adoptait un ordre du jour où on lisait : « Considérant que l’action de la France est en contradiction avec le développement historique du Maroc, la réunion recommande au gouvernement d’appuyer Moulaï Hafid. » Et comme, au même moment, une mission hafidienne se mettait en route pour l’Europe, la chancellerie se trouvait dans l’obligation de choisir entre les actes internationaux qui la liaient au Sultan légitime et le mouvement d’opinion qui la poussait vers le prétendant.

Recevoir officiellement les envoyés de Moulaï Hafid et donner ainsi satisfaction aux prétentions pangermanistes, le prince de Bülow n’y pouvait point songer. Le droit international ne le lui permettait pas. Et d’ailleurs, dans une dépêche en date du 11 octobre 1907, M. de Tschirschky avait écrit : « En ce qui concerne le voyage en Europe des deux envoyés de Moulaï Hafid, nous resterons fidèles au point de vue que nous n’avons pas à nous immiscer dans les querelles du Maroc. Abd el Aziz est pour le moment, à nos yeux, le seul souverain légitime du Maroc. Les envoyés d’une autre personnalité marocaine n’ont aucune chance d’être reçus. » D’autre part, on ne pouvait oublier à la chancellerie que l’Allemagne, plus qu’aucune autre puissance, avait, vis-à-vis d’Abd el Aziz, d’étroites obligations résultant d’une initiative, non pas même de sa diplomatie, mais de son souverain, c’est-à-dire du voyage de Guillaume II à Tanger en 1905 et des paroles alors prononcées. Enfin, du point de vue international, il était difficile de recevoir comme des ambassadeurs les représentans d’un homme qui se trouvait avec la France en état de guerre ouverte. Usant de son habituelle souplesse, le chancelier essaya de contenter tout le monde. Il chargea M. de Langwerth, secrétaire de la légation d’Allemagne à Tanger, d’écouter les Marocains. Il fit part à M. Jules Cambon , ambassadeur de France, de leurs communications. Il leur conseilla de ne point trop se prêter aux manifestations que le comte Pfeil et ses amis pangermanistes avaient organisées en leur honneur. Et ayant ainsi sauvé la face, il mérita de la Correspondance marocaine cet éloge mitigé : « Si le gouvernement n’a pas montré aux envoyés de Moulaï Hafid la même courtoisie qu’il témoigne chaque jour à la France, il ne leur a pas du moins fermé la porte. »

Le conflit, une fois de plus, était donc conjuré. Et la communication faite, à la fin de mai, par M. Cambon au chancelier, des instructions du général d’Amade avait produit quelque détente, quand, peu de semaines plus tard, se produisit la rencontre entre la mahalla d’Abd el Aziz et les gens de Moulaï Hafid. Battu et mis en fuite, le Sultan légitime chercha refuge dans les lignes françaises, tandis que son frère vainqueur se faisait proclamer à Tanger. Ce fut, dans la presse allemande, une explosion de joie, qui bientôt réclama des actes comme sanction. À ce moment précisément, le docteur Rosen, ministre d’Allemagne au Maroc, se trouvait en congé et, à la fin d’août, rendait visite au chancelier dans sa villégiature de Norderney. Est-ce à l’action de M. Rosen, est-ce aux exigences de la presse qu’il faut attribuer la décision du prince de Bülow ? Quoi qu’il en soit, tandis que la France et l’Espagne, admettant le principe de la reconnaissance de Moulaï Hafid, préparaient solidairement, afin de la soumettre aux puissances, une note sur les garanties à lui demander, les ambassadeurs allemands recevaient l’ordre d’insister dans les différentes capitales pour la prompte reconnaissance du nouveau sultan. En même temps, M. Vassel, consul d’Allemagne à Fez, qui en 1905 s’était signalé par son activité antifrançaise, rejoignait soudainement son poste, où il allait ainsi se trouver seul, ses collègues ayant comme lui quitté la ville avant la proclamation de Hafid et n’y étant pas retournés depuis.

On semblait être ramené par là aux plus mauvais jours du conflit franco-allemand. La politique suivie par la France était parfaitement prudente. Quoi qu’en pensassent la Gazette de l’Allemagne du Nord et la Correspondance d’Empire de l’Allemagne du Sud, reconnaître Moulaï Hafid avant même qu’il eût répondu à sa proclamation à Tanger, sans savoir s’il acceptait l’Acte d’Algésiras, s’il souscrivait aux engagemens réclamés par l’Europe en 1906, s’il était disposé à les prendre et capable de les tenir, alors enfin que n’était pas réglée la situation d’Abd el Aziz, sultan reconnu par les puissances et lié à elles par les traités, c’était une politique d’une médiocre correction et d’une rare témérité, qui ne s’expliquait que par le désir de faire pièce à la France et à l’Espagne. C’est ainsi qu’en jugea l’opinion européenne, et cette unanimité ne fut pas sans émouvoir le gouvernement impérial. Une série de notes officieuses affirmèrent tout d’abord que jamais l’Allemagne n’avait songé à rompre le concert européen. Puis, quand, le 14 septembre, fut remis à Berlin le projet de note franco-espagnole, l’accueil le plus courtois lui fut réservé. Dans sa réponse, le 22 du même mois, le gouvernement allemand se borna à formuler des observations de détail, auxquelles, le 19 octobre, les Cabinets de Paris et de Madrid répondirent par une rédaction nouvelle qui fut, le 28, acceptée par l’Allemagne. On venait donc, cette fois encore, d’éviter l’écueil toujours menaçant. Mais la crise, que tous prévoyaient, n’en était pas moins imminente, prête à s’ouvrir sur un autre point, avec un éclat alarmant.

Ce que fut l’incident de Casablanca, on s’en souvient : car il est d’hier. Des déserteurs de la légion étrangère, dont les uns étaient Allemands, les autres Russes, Suisses et Autrichiens, avaient reçu du Consulat d’Allemagne des sauf-conduits. Le secrétaire de ce Consulat, M. Just, voulut les faire embarquer sur un paquebot allemand. Les autorités militaires françaises s’y opposèrent. Une rixe s’ensuivit, au terme de laquelle force resta à nos soldats. C’était une médiocre querelle. Mais ces sortes de conflits valent ce que vaut l’esprit dans lequel on les traite. Et, des deux côtés des Vosges, l’esprit public, par un progrès continu, était monté au point de tension des années précédentes. De plus, en Allemagne, l’interview de l’Empereur dans le Daily Telegraph, les attaques provoquées par elle contre le pouvoir personnel, les griefs de Guillaume II contre le chancelier, l’instabilité du présent et l’insécurité du lendemain contribuaient à créer une émotion qui se prêtait mal à l’examen réfléchi d’un cas regrettable, bien que secondaire. Après une première conversation avec notre ambassadeur, M. de Schoen proposa de recourir à un arbitrage, que M. Pichon accepta aussitôt. Mais, le lendemain, du côté allemand, on parut regretter cette offre et revenir en arrière. On maintint, ne pouvant la retirer depuis l’acceptation française, la proposition d’arbitrer le litige, mais en l’entourant de conditions inacceptables, en demandant que le compromis fût accompagné de l’expression de doubles regrets, la France exprimant ses regrets pour l’atteinte portée par ses agens aux prérogatives consulaires allemandes, l’Allemagne exprimant les siens pour la remise des sauf-conduits à des personnes qui n’y avaient manifestement pas droit.

C’est sur cette question des regrets que, du milieu d’octobre au début de novembre, se concentra la discussion. Le gouver-nement de la République estimait en effet que la formule allemande n’était pas admissible, et que les doubles regrets qu'elle suggérait n’auraient pas eu un caractère équivalent. En regrettant que ses officiers et que ses soldats eussent porté atteinte aux prérogatives consulaires allemandes, la France ne se serait pas bornée à une démarche de courtoisie : elle aurait préjugé le fond même du débat. L’Allemagne, au contraire, en regrettant que son consul eût manqué de discernement dans la distribution des sauf-conduits, n’aurait fait que constater une vérité d’évidence, à savoir qu’un consul allemand n’a pas à protéger des Russes, des Suisses et des Autrichiens. Les deux termes de l’équation étaient donc de nature différente et d’inégale valeur. L’Allemagne énonçait un regret qui ne signifiait rien. La France en exprimait un qui signifiait trop. M. Pichon estimait en conséquence que la seule solution possible consistait à regretter l’incident lui-même, à le regretter simultanément, sans le détailler, sans l’analyser, sans le dissocier en ses élémens, sans anticiper en un mot sur la décision des arbitres. Après quinze jours de discussion vaine et de chicane irritante, on était au même point qu’au début. Et peu à peu, l’irritation se communiquait de la presse à l’opinion. On avait le sentiment troublant que les mots menaient les hommes et que la rupture pouvait éclater sans que nul ne l’eût réellement voulue. Les deux thèses s’opposaient l’une à l’autre, invariables et menaçantes dans leur fixité. En Allemagne, l’étonnement dominait, avec la mauvaise humeur. En France, la conviction naissait que l’heure décisive approchait et la vanité constatée des efforts transactionnels acheminait le pays vers les résolutions viriles. La tenue morale était d’ailleurs excellente. A la Chambre, si désemparée en 1905, le gouvernement trouvait en face de lui la trêve des partis. On était résigné à l’inévitable, conscient de la déchéance qu’eût imposée à la France une capitulation nouvelle. Un recueillement silencieux préparait la nation à l’action. Et déjà on prenait les précautions nécessaires. Le corps d’armée de Nancy était consigné. Le général en chef de Lacroix était autorisé en principe à préparer le rappel de la classe libérée en septembre. Le gouvernement russe et le gouvernement anglais nous assuraient de leur appui. L’absurde insignifiance de l’incident, occasion du conflit, s’évanouissait au regard des intérêts vitaux qu’on pensait avoir à débattre. On regardait la lutte imminente comme l’exigence tardive d’une nécessité histo-rique, que l’effort humain avait inutilement essayé d’écarter.

Le 9 novembre cependant, l’horizon s’éclaircit. Le comte de Khevenhuller, ambassadeur d’Autriche-Hongrie, qui déjà en 1906 avait été, au terme de la conférence d’Algésiras, un messager de détente, vint apporter au quai d’Orsay la nouvelle que l’Allemagne se rendait aux argumens de la France. La justesse de notre thèse, la fermeté de notre attitude, l’intervention de François-Joseph, la situation de l’Orient, les difficultés intérieures dont Berlin était le théâtre, expliquaient une décision qui ne coûtait rien d’ailleurs à la dignité de l’Allemagne. Le 10, l’accord était établi sur la base même que la France avait suggérée dès le début. Les deux gouvernemens s’accordaient à regretter les événemens survenus à Casablanca le 25 septembre, ainsi que les « violences et fâcheuses voies de fait, » auxquelles ces événemens avaient amené des agens subalternes et, d’un commun accord, ils décidaient de soumettre le cas à l’arbitrage, s’engageant en outre à exprimer des regrets ultérieurs suivant la décision des arbitres. Le péril était conjuré. Et, à voir combien peu la solution pacifique du litige imposait de sacrifices réels aux parties en présence, on mesurait la coupable folie dont l’Europe tout entière avait failli devenir victime. Le risque, vu de près, semblait hors de proportion avec l’enjeu. Une sorte de dégoût montait aux lèvres de ce débat marocain, devenu pour les deux peuples une habitude irraisonnée, et qu’on sentait inégal à ses conséquences possibles. Le péril attaché au désaccord soulignait l’utilité de l’entente, que facilitait d’autre part la démonstration récente de notre force morale.

Cette entente vint plus tôt qu’on ne l’avait espéré. Et l’on mit à la préparer une ardeur qui témoignait de la conscience du temps perdu. Maintes fois déjà, depuis deux ans, des hommes de bonne volonté avaient cherché le moyen de régler l'affaire marocaine entre la France et l’Allemagne. En principe, rien ne s’opposait à ce règlement. L’Allemagne affirmait, — et cette affirmation, qui d’abord peut-être avait comporté des réserves, semblait désormais indiscutable, — qu’elle ne poursuivait au Maroc que des intérêts commerciaux. La France déclarait, — et elle l’avait prouvé à Algésiras, — qu’elle ne prétendait pas à un monopole économique. Il n’y avait donc pas conflit au fond. Mais dans la forme, mais moralement, l’habitude était prise de suspecter les intentions et de dénaturer les actes. Et chaque fois qu’on essayait de traduire en une formule précise la conciliation souhaitable, on se heurtait à cette accoutumance répulsive, et l’on retombait dans le statu quo. Souvent M. Jules Cambon et le prince de Bülow s’étaient rencontrés dans le désir d’une entente. Mais ce désir n’avait pas connu la consécration des actes. Au mois de septembre 1907, un journaliste français de Tanger, M. Robert Raynaud, avait envisagé avec le chargé d’affaires d’Allemagne, M. de Langwerth, les modalités d’un arrangement. M. de Langwerth s’en était à son tour entretenu avec son collègue français, le comte de Saint-Aulaire. Mais ni Berlin, ni Paris n’avaient fait écho à leur conversation. En décembre 1908, un mois après l’affaire de Casablanca, le dialogue reprit cependant, toujours sur les mêmes bases, entre le baron de Lancken-Wakenitz, conseiller de l’ambassade d’Allemagne à Paris, et l’auteur de cette étude. A se poursuivre ainsi, l’entretien faisait ressortir une double nécessité : garanties économiques non seulement théoriques, mais pratiques, à assurer à l’Allemagne ; sécurité politique, non seulement générale, mais particulière, à assurer à la France. À ce moment, du côté allemand, on semblait hésiter à énoncer ces garanties qu’on prodiguait verbalement, dans un texte contractuel. Quelques semaines plus tard, à la suite d’un voyage du baron de Lancken à Berlin, on reconnaissait au contraire la possibilité de préparer ce document libérateur. Et, au début de janvier, le prince de Bülow et M.de Schoen abordaient avec M. Jules Cambon la négociation décisive.

Négociation, à dire vrai, n’est point le mot. Car, dès le principe, les interlocuteurs savaient qu’ils étaient d’accord, et la rédaction de la formule qui devait enregistrer cet accord ne fut à aucun moment difficile. Le 9 février, cette formule était signée et rendue publique. Partant de l’Acte d’Algésiras, l’Allemagne et la France s’entendaient pour faciliter son application. L’Allemagne, en reconnaissant catégoriquement les intérêts politiques spéciaux de la France dans l’Empire chérifien et l’étroite liaison de ces intérêts avec la consolidation de l’ordre et de la paix intérieure, déclarait qu’elle était décidée à ne pas les entraver. La France, réitérant sa résolution de sauvegarder au Maroc l’égalité économique, affirmait qu’elle n’y entraverait pas les intérêts commerciaux et industriels de l’Allemagne. De plus, les deux puissances se promettaient mutuellement de chercher à associer leurs nationaux dans les affaires dont ceux-ci pourraient obtenir l’entreprise. Cet accord, pour n’être pas rédigé dans les mêmes termes que l’accord avec l’Angleterre du 8 avril 1904, nous assurait les mêmes avantages. En échange de la garantie d’avenir formellement consentie au commerce allemand par l’égalité et par l’association, la France obtenait, de la seule puissance qui depuis quatre ans y faisait obstacle, la reconnaissance de son intérêt politique particulier, de son influence politique spéciale dans l’ensemble du Maroc. De cette influence, elle ne se servirait pas, — elle l’avait proclamé dès le début, — pour « changer le statut de l’Empire chérifien. » Elle n’aspirait ni à une conquête, ni à un protectorat. Elle ne voulait, d’accord avec l’Espagne, qu’une collaboration amicale avec le Sultan en vue d’une action réformatrice qui, en consolidant l’ordre et la paix, servirait ses intérêts spéciaux. Et l’Allemagne, comme l’Angleterre, reconnaissait qu’entre ces deux termes : paix intérieure du Maroc, sauvegarde de l’intérêt français, il y avait un « lien étroit, » par quoi se justifiait l’influence que nous revendiquions.

C’était la conclusion tardive et logique d’une longue querelle conquise, au prix de bien des alarmes, sur la routine et sur la négation. L’accueil qui lui fut réservé prouva qu’elle aurait pu intervenir plus tôt. L’apaisement qui en est résulté démontre qu’elle répondait aux nécessités du lendemain. Depuis le mois de février dernier, le Maroc n’a plus été, entre la France et l’Allemagne, occasion de conflit politique, ni même de controverse de presse. La veille encore, les journaux engageaient une polémique à tout propos et hors de propos. En décembre, la désertion de quelques légionnaires dans le Sud-oranais servait d’amorce à une campagne pour la délimitation de la frontière marocaine, campagne à laquelle la presse française opposait avec raison les accords franco-allemands de 1905 et de l’Acte d’Algésiras. Et c’était, de nouveau, un concert de menaces et de provocations. Il semble que c’en soit fini. La sentence arbitrale de Casablanca, rendue au mois de mai 1909, a été acceptée des deux parts avec une courtoisie parfaite. Les colonies allemande et française de Tanger entretiennent les meilleurs rapports. Les représentans des deux pays ont envisagé en commun le programme de pénétration économique à réaliser au Maroc. M. Gaston Guiot, ministre plénipotentiaire, délégué des porteurs français de l’Emprunt marocain, s’est à cet effet rendu à Berlin où il a reçu un excellent accueil.

L’Empire chérifien, naguère objet quotidien de litiges, est devenu désormais objet d’entente. Et, s’il subsiste encore des raisons générales qui puissent éventuellement opposer la France à l’Allemagne, c’est un résultat précieux que d’avoir écarté du champ des différends éventuels cette « occasion » marocaine, qui, pendant cinq années, avait été des deux parts si largement utilisée.


III


Le problème marocain a tenu trop de place dans les relations franco-allemandes pour n’avoir pas à l’excès retenu l’attention publique. On s’est accoutumé à penser que les affaires marocaines épuisaient les relations franco-allemandes, qu’elles en étaient le tout, et l’on a trop souvent perdu de vue les événemens d’un autre ordre qui ont agi sur ces relations. Il est nécessaire d’en tenir compte pour donner son sens exact à la situation des deux pays. De même que la crise marocaine avait été moins une cause qu’un effet et s’était développée en fonction de la politique générale de l’Europe, de même, c’est dans le milieu européen qu’il convient de situer l’apaisement qui, cette année même, a résolu cette crise. La défiance et la susceptibilité qui, en 1906, 1907 et 1908, ont caractérisé les relations marocaines de la France et de l’Allemagne, ne s’expliquent pas seulement par des circonstances locales. Elles se rattachent aussi aux dispositions que les deux partenaires portèrent pendant cette période dans la direction de leur politique générale. Il en est de même de la tendance nouvelle qui se manifeste depuis cinq mois.

La conférence d’Algésiras avait opposé l’un à l’autre deux puissances et deux systèmes, la France et l’Allemagne, la Triple-Alliance et la Double, celle-ci complétée désormais par les ententes occidentales. Au lendemain de cette conférence, les adversaires, chauds encore de la lutte récente, se fussent vainement attachés à une réconciliation. Leur souci dominant ne pouvait être que de préparer leurs armes pour les rencontres futures. Loin d’arrondir les angles, on tendait à les accuser ; à rendre visibles, sinon menaçantes, les ressources dont on disposait de part et d’autre ; à ranimer, fût-ce par la manière forte, les fidélités hésitantes. C’était le temps où Guillaume II, dans son voyage de Vienne (juin 1906), conviait familièrement le comte Goiuchowski à venir s’asseoir près de « son » Empereur ; où la presse allemande prenait texte de l’éruption du Vésuve pour reprocher à l'Italie sa tiédeur diplomatique ; où le Berliner Tageblatt, dans un article virulent, dénonçait « l’ingratitude des Romanof. » Pendant les mois qui suivirent, ces manifestations de mobilisation morale ne se ralentirent point. Un jour, Guillaume II, dans une vigoureuse improvisation, foudroyait les pessimistes et les conviait à quitter le sol allemand. Six semaines plus tard, M. de Tschirschky s’en allait à Vienne et à Rome porter la bonne parole triplicienne. On faisait fête à Berlin au baron d’Æhrenthal qui, abandonnant l’ambassade de Saint-Pétersbourg pour prendre au ministère des Affaires étrangères la succession du comte Goluchowski, traversait, en rejoignant son poste, la capitale allemande. Et la presse, en soulignant cette entrevue propitiatoire, demandait si, après elle, on oserait encore parler de l’isolement allemand, dont, au surplus, les journaux berlinois avaient été seuls à se plaindre. En avril 1907, le prince de Bülow et M. Tittoni se rencontraient à leur tour à Rapallo et, dans des notes officieuses, se félicitaient de leur étroite intimité. Le chef de l’état-major autrichien voyageait pendant ce temps en Allemagne. Par tous les moyens, on s’efforçait de tonifier la Triplice pour la mieux enhardir aux luttes du lendemain.

De l’autre côté, en France et en Angleterre, loin d’abandonner la politique contre laquelle s’étaient dressées les représailles allemandes, on inclinait plutôt à l’accentuer. Les Cabinets de Paris et de Londres, préoccupés d’un réveil possible de l’influence allemande en Russie à la faveur des troubles intérieurs, cherchaient à nouer des liens plus solides avec le gouvernement du Tsar. M. Schiemann et les pangermanistes avaient souvent prophétisé qu’un rapprochement anglo-russe étant impossible, la France tôt ou tard serait obligée de choisir entre l’alliance de la Russie et l’amitié de l’Angleterre. C’est cette option que, dans leur intérêt commun, les trois puissances devaient éviter. M. Isvolski, qui avait succédé au comte Lamsdorf au mois de mai 1906, était plus que personne convaincu de la nécessité de ramener la Russie en Europe et de l’y maintenir, pour le bien de l’équilibre, près de la France et près de 1'Angleterre. Mais, pour y réussir, il fallait d’abord consolider la paix précaire conclue l’année d’avant avec le Japon ; il fallait ensuite liquider le formidable arriéré de rivalités asiatiques qui, depuis tant d’années, séparait Londres de Pétersbourg. Avec l’appui ferme et discret du gouvernement français, M. Isvolski résolut d’aborder cette œuvre capitale. Le 13 juin 1907, il signait avec l’ambassadeur du Japon une première convention relative aux chemins de fer de l’Est chinois et du Sud mandchourien. Le 28 juillet suivant, il concluait un accord relatif au droit de pêche dans les mers du Japon, d’Okhotsk et de Behring. Enfin, le 30 juillet, un protocole plus général intervenait entre les adversaires de la veille et substituait entre eux l’amitié à la défiance, ouvrant la voie à l’accord anglo-russe dont l’importance européenne devait être plus considérable encore, et qui fut signé à Saint-Pétersbourg le 31 août.

L’accord anglo-russe couronnait l’effort diplomatique de la France pour l’indépendance et pour l’égalité. Qui ne sait en effet que, pendant un demi-siècle, la rivalité de l’Angleterre et de la Russie avait été contre nous l’arme préférée de l’Allemagne ? De la guerre de Crimée à celle de 1870, il est aisé de suivre sur ce terrain la diplomatie de Bismarck dans l’effort complexe dont nous fûmes les victimes. Si la tentative de Thiers pour remuer l’Europe demeura stérile, c’est que, sous les auspices de la Prusse victorieuse. Anglais et Russes s’obstinaient à poursuivre des desseins opposés. Il fallut le formidable progrès de l’Allemagne pour rapprocher un moment, en notre faveur, dans l’alerte de 1875, les deux ennemis traditionnels. Mais la leçon du Congrès de Berlin leur échappa, et le triomphe bismarckien les laissa désunis. L’alliance franco-russe elle-même n’avait pas suffi à les réconcilier. Et c’est après quinze ans qu’en se rejoignant, ils scellaient un anneau de plus à la chaîne des combinaisons qui, depuis 1904, tendaient à libérer l’Europe de l’hégémonie germanique.

Cette négociation ne fut pas d’ailleurs la seule par où se manifesta, en 1907, l’activité diplomatique du groupement anglo-français. Au mois de mai de cette même année, un double protocole, l’un franco-espagnol, l’autre anglo-espagnol, enregistra l’accord des trois puissances pour le maintien du statu quo dans la Méditerranée occidentale et dans l’Atlantique oriental. Ainsi se précisait la politique dont Alphonse XIII s’était fait le champion dès sa majorité et que son mariage avec la princesse de Battenberg, en 1906, avait accentuée déjà. Ce n’était pas une alliance, ni même une garantie militaire. C’était du moins, en vue des difficultés éventuelles, le gage nouveau d’une solidarité qui devait, selon toute vraisemblance, trouver l’occasion de s’affirmer au Maroc. Le mois suivant, un accord franco-japonais s’ajoutait, comme un trait d’union, à l’alliance anglo-japonaise d’une part, au rapprochement dès ce moment certain de la Russie et du Japon d’autre part, et achevait d’assurer l’équilibre asiatique, conjurant ainsi en Extrême-Orient les risques de complications, dont tant de fois en Europe nous avions subi le contre-coup. Par tous ces actes, les puissances que la crise marocaine avait opposées à l’Allemagne fortifiaient pour l’avenir leur capacité de résistance. De même qu’à Berlin on s’attachait à manifester la vitalité de la Triplice et surtout de l’alliance austro-allemande, de même, à Paris et à Londres, on s’appliquait à garantir les résultats obtenus dans la voie de l’autonomie diplomatique. Chacun restait dans sa ligne et s’y tenait avec un regain d’ardeur.

Le mécontentement provoqué dans les milieux allemands par ces événemens ne manqua pas de se manifester au Maroc, à la suite de notre débarquement à Casablanca. Il s’exprima aussi de façon plus directe. Déjà, en mai et en juin, les protocoles anglo-franco-espagnol et franco-japonais avaient été dénoncés comme suspects par la presse de Berlin. En août, l’accord anglo-russe déchaîna une vive campagne. La Deutsche Tageszeitung déclara que l’Allemagne « n’avait nul lieu d’être satisfaite de voir aplanir, entre deux autres nations, certaines difficultés qui, dans des circonstances données, auraient pu lui être utiles. » La Gazette de Francfort elle-même écrivit : « Le royaume des Indes Anglaises n’a pas été depuis longtemps aussi à l’abri vis-à-vis de la Russie qu’il l’est maintenant. Si donc l’Angleterre, sans nécessité immédiate en Asie, en arrive à cette entente avec le vieil adversaire, il en faut chercher le motif ailleurs. Il est fort probable que nous ne nous trompons pas en le cherchant en Europe. » Sans doute les notes plus officieuses de la Gazette de l'Allemagne du Nord et de la Correspondance d’Empire de l’Allemagne du Sud affirmaient que le gouvernement impérial n’avait rien ignoré et ne s’alarmait de rien. Mais les articles de critique, où était de nouveau développé le thème de « l’encerclement, » exprimaient une opinion très largement répandue.

On vit éclater cette opinion dans le chant de triomphe un peu excessif entonné en août, au lendemain de la rencontre à Swinemunde de l’empereur Guillaume et du Tsar. A en juger par ce qui la suivit, cette entrevue n’eut guère plus d’effet pratique que celle de Wilhelmshöhe entre Édouard VII et Guillaume II, qui se produisit dans le même mois. On voulut cependant y trouver la preuve du rayonnement diplomatique de l’Allemagne. On espéra également à l’automne que le voyage de l’Empereur en Angleterre rétablirait le charme rompu. Mais le Times, au mois d’octobre, en prit occasion pour publier contre le prince de Bülow un article d’une singulière dureté, qui peut-être fut pour quelque chose dans la détermination, ultérieurement annoncée, du chancelier de ne pas accompagner son souverain. De même, au mois de décembre, une campagne commença dans la presse anglaise contre les armemens navals de l’Empire allemand. Puis, au mois de février 1908, dans un discours à la Chambre des communes, sir Edward Grey insista sur la valeur générale qu’avait prise depuis sa conclusion l’entente anglo-russe. En mai, le voyage à Londres de M. Fallières fut l’occasion de célébrer le « resserrement, » — purement moral d’ailleurs, — des liens qui unissaient la France à l’Angleterre, et la presse de Berlin en marqua de l’humeur. Enfin, au mois de juin, la rencontre à Reval d’Edouard VII et de Nicolas II permit aux deux gouvernemens d'annoncer par des notes officieuses que leur accord s’appliquait désormais à l’Europe aussi bien qu’à l’Asie, à la Macédoine autant qu’à la Perse, au Thibet et à l’Afghanistan. Les deux systèmes, qui se partageaient l’Europe, demeuraient donc impénétrables. Et leurs cadres, loin de s’assouplir, se raidissaient face à face, tandis qu’au Maroc la question hafidienne opposait chaque jour davantage l’une à l’autre la politique française et la politique allemande.

L’heure approchait cependant où de graves événemens, modifiant les données de la politique européenne, allaient obliger les gouvernemens à un examen de conscience, qui leur révélerait le danger de laisser durer, à côté de rivalités inévitables, des conflits inutiles. La Turquie, théâtre ordinaire des querelles diplomatiques, se préparait à sortir de sa passivité et à tenter par elle-même un effort de régénération. En juillet, l’organisation jeune-turque, que l’Europe la veille encore ne soupçonnait pas, s’emparait du pouvoir avec une déconcertante facilité et, couvrant de l’étiquette libérale un mouvement surtout pa-triotique et nationaliste, convoquait à des élections générales les sujets ottomans, sans en exclure ceux-là mêmes, Rouméliotes, Bosniaques et Herzégoviniens qui, depuis de longues années, n’étaient plus soumis en fait à l’administration turque. Le gouvernement autrichien, aussitôt imité par le gouvernement bulgare, ne tarda pas à tirer de cette initiative la conclusion la plus pratique. Arrivé aux affaires depuis près de deux ans, le baron d’Æhrenthal nourrissait l’honorable désir de rendre, pour son pays, la Triplice plus fructueuse, de prouver que l’Autriche-Hongrie demeurait une grande puissance capable de réaliser, avec les concours qui se présenteraient à elle, les bénéfices offerts par les circonstances. Fidèle à l’alliance historique, il entendait pourtant n’en être pas l’esclave. Et, à l’occasion, il se réservait de faire sentir à l’allié que, pour conserver son concours, il aurait désormais à le mériter. Il consentait à ne pas désavouer le titre de « brillant second, » à condition toutefois que son « client » de la veille ne refusât pas de le seconder à son tour. Pour tenir l’Allemagne en haleine, l’Autriche ne s’interdirait plus d’esquisser, elle aussi, des « extratours. » C’est ainsi, par exemple, que, lors de l’incident de Casablanca (octobre 1908), tandis que l’Allemagne revendiquait hautement son droit de protéger « ses » déserteurs, le Cabinet de Vienne faisait immédiatement savoir au gouvernement français qu’il n’entendait point s’occuper du déserteur autrichien arrêté, avec ses camarades allemands, au cours de la bagarre du 25 septembre. De même, quelques semaines plus tôt, il avait mis un empressement remarqué à accepter les termes de la note franco-espagnole relative à la reconnaissance de Moulaï Hafid. Et sans doute, afin de mieux gagner les sympathies de la France, eût-il volontiers signé pour le Maroc un protocole de désintéressement, dont la contre-partie lui aurait été par nous assurée dans les Balkans.

Cette activité inattendue de la politique autrichienne donna à réfléchir à l’Allemagne. Au début de novembre, c’est François-Joseph qui avait obtenu de Guillaume II la promesse de se rallier à la thèse française dans l’affaire de l’arbitrage. Qu’un nouveau conflit franco-allemand éclatât au Maroc, quelle serait l’attitude du Ballplalz ? À cette question, il était malaisé de répondre. Car, visiblement, cette altitude dépendrait des circonstances. Et pour éviter qu’elle ne devînt gênante, pour conjurer le risque d’une infidélité, quel autre moyen que de ravir au Cabinet de Vienne, en réglant le litige franco-allemand, l’occasion même d’opter ? Dès le début de la crise orientale, il y avait eu à Berlin des velléités de profiter de cette crise pour préparer le rapprochement avec la France. Puis on avait hésité, craignant d’être entraîné trop loin, sans doute du côté de l’Angleterre. La nécessité, précisée par les événemens de novembre, de veiller étroitement sur la fidélité autrichienne, leva-t-elle les hésitations ? Il faut le croire : car, quinze jours à peine après l’incident de Casablanca, quinze jours après les instances autrichiennes en faveur de la France, les diplomates allemands commencèrent à parler, d’abord à Paris, peu après à Berlin, de l’accord marocain et de l’urgence de cet accord. Pour la libre pratique, pour la cohésion de la Triple-Alliance, l’Allemagne avait besoin de n’être pas exposée à un conflit avec la France. C’est pour se garantir cette sécurité morale qu’elle a pris son parti de la négociation tant de fois ajournée. Et c’est d’ailleurs au lendemain de son entente avec nous qu’elle a pu, sûre de son alliée, ressaisir dans la mêlée diplomatique le rôle actif et prépondérant auquel elle aspirait depuis longtemps.

D’ailleurs, par le fait même de l’incident de Casablanca et de la solution qu’il avait reçue, l’Allemagne avait été conduite à une vue plus juste des conditions de la politique générale. En affirmant sa capacité de résistance, la France avait manifesté sa capacité d’entente. Dès lors qu’elle était résolue à ne pas céder, elle était qualifiée pour négocier. Et la nécessité d’une politique nouvelle d’équilibre et d’égalité se précisait par l’inutilité même de l’ancienne politique d’hégémonie et de pression. « L’Empire d’Allemagne, disait le prince de Bülow le 29 mars dernier, est assez grand et assez fort pour poursuivre une politique claire, ouverte, droite. Et je tiens la convention relative au Maroc pour un résultat de cette politique. » La formule était heureuse. Mais on aurait pu répondre au chancelier qu’il lui eût appartenu d’en tirer plus tôt des conséquences pratiques. Si, quatre ans auparavant, l’Allemagne, satisfaite de ce qui dans ses gains était dès lors définitif, avait renoncé à les compromettre en prétendant les forcer ; si elle avait admis qu’un fleuve qui déborde rentre tôt ou tard en son lit et que ce qu’il perd en extension il le retrouve en régularité ; si, au lieu de copier trop étroitement les formules bismarckiennes, elle avait adapté aux circonstances le réalisme du premier chancelier ; si elle s’était, en un mot, résolue à consolider par un équilibre durable le prestige que lui avait valu une hégémonie nécessairement passagère elle eût pu, depuis longtemps, négocier cet accord et compter sur le concours de la France pour le maintien d’une paix qui ne sera durable que si elle repose, pour les deux pays, sur des conditions d’égalité.

Après le but atteint, il serait vain de reporter nos regards vers les voies plus directes qui eussent dû nous y conduire. Mieux vaut reconnaître que les talens et les bonnes volontés n’ont pas failli à la tâche que les événemens leur dictaient. Les critiques que les Français ont eu souvent à diriger contre la politique allemande ne ferment pas leurs yeux aux mérites divers des hommes qui la dirigent. Nous apprécions, comme il convient, les qualités personnelles de l’Empereur, le sens élevé qu’il a de ses devoirs de chef d’État, l’assiduité laborieuse avec laquelle il les remplit. Et, comme nous savons aussi en quelle estime il tient la civilisation française, nous ne doutons point qu’il n’ait désiré l’accord de février et soutenu de son approbation l’effort de ses ministres. Le prince de Bülow, si décevante qu’ait été parfois sa politique, a su conformer, après de longs flottemens, ses actes à ses discours, et sa résolution d’en finir avec le cauchemar de Tanger ne s’est point démentie après s’être affirmée. En conservant quelque surprise qu’un esprit aussi pénétrant ait cédé pendant de si longues années aux suggestions d’une routine tracassière, nous rendons justice à sa souplesse, à son ingéniosité, à son éloquence, et, dans une période de correction courtoise, nous avons plaisir à reconnaître la valeur éminente de notre adversaire de la veille. Nous n’oublions pas davantage que M. de Tschirschky, M. de Schoen et, par-dessus tous, le prince de Radolin furent toujours, même aux heures critiques, des interlocuteurs loyaux, dont la sincère bonne volonté réservait pour l’avenir les possibilités d’accord.

Il faut ajouter, il est vrai, que la France, pendant ces trois années, a été représentée, tant à Paris qu’à Berlin, de la façon la plus digne et la plus habile. Par une grande franchise et une simplicité clairvoyante, M. Pichon a inspiré confiance à ceux-là mêmes qu’il combattait, et chacun de ses discours a valu en Allemagne un succès moral à notre cause. En étroit accord avec M. Clemenceau, il a vivifié cette confiance, pendant l’affaire des déserteurs, du levain de la fermeté. Nous avons autant gagné à une résistance de huit jours qu’à une modération de trois années. Cette politique honnête et tenace était d’ailleurs servie à Berlin par un ambassadeur que le succès a récompensé d’avoir, en une heure difficile, accepté le plus lourd des postes diplomatiques. M. Jules Cambon n’avait pas à craindre un échec : mais il y a des nuances dans la réussite. Et l’œuvre qu’il entreprenait à Berlin n’était pas de celles dont on pût à l’avance garantir l’issue. Par son charme, sa finesse, sa science des hommes et des choses, il a conquis tous ceux qu’il devait conquérir. Et sans jamais se hasarder à des initiatives aventureuses, il a su provoquer celles que la France devait souhaiter. L’Empereur, qui, à son arrivée, lui avait fait un accueil flatteur, a pu vérifier à l’épreuve l’opinion favorable qu’il s’était formée dès l’abord. Le chancelier s’est plu à retrouver, en un ancien ami, la verdeur intellectuelle par laquelle il séduit lui-même ceux qui l’approchent. Enfin l’ambassade de France, grâce à l’autorité de son chef et au mérite de ses membres, — notamment de son conseiller, le baron de Berckheim, — a ressaisi à Berlin le crédit nécessaire aux négociations heureuses.

C’est pourquoi, depuis trois ans, le contact n’a jamais été perdu, les difficultés politiques ont toujours laissé subsister les relations de courtoisie et d’intérêt qu’impose aux peuples l’état de paix. A diverses reprises, de pieuses commémorations ont associé les représentans de la France et de l’Allemagne dans le culte des morts de 1870. Il en a été ainsi à Alloua, en septembre 1906, à Mayence, au mois d’octobre de la même année, puis, en février 1908, lors de la représentation française organisée au bénéfice du monument de Noisseville. La catastrophe de Courrières (avril 1906), celle de Reden (janvier 1907), les sinistres maritimes, comme la perte du torpilleur 339 (février 1907) et l'explosion de l’Iéna (mars 1907), ont provoqué des manifestations de sympathie réciproque. Les relations intellectuelles se sont maintenues en dépit des conflits politiques et nombre d’Académies allemandes ont appelé dans leur sein des Français de valeur, parmi lesquels on peut citer MM. Gabriel Monod, Roux, Senart, membres de l’Institut. Des échanges de professeurs (avril 1906), des colonies de vacances, ont été organisés. L’Empereur, à diverses reprises, a témoigné à des hôtes français une bienveillance toute spéciale. MM. Eugène Etienne, James de Kerjégu, Gaston Menier parmi les hommes politiques, Saint-Saëns et Massenet parmi les artistes, n’ont eu qu’à se louer de la bonne grâce de son accueil. Et si la France et l’Allemagne, séparées par les traditions, les intérêts, les aspirations, se sont trouvées souvent face à face sur le champ des luttes internationales, elles n’ont pas renoncé à se rencontrer courtoisement sur celui des lettres, des arts, de la bienfaisance et de l’humanité.

Elles ont su régler aussi les questions positives qui les mettaient en présence. Dans l’ordre colonial, elles ont délimité leurs possessions de l’Afrique occidenlale. Et si, du point de vue français, on peut et on doit blâmer la façon dont on a sacrifié les intérêts de nos nationaux, — tant en n’occupant pas réellement les territoires concédés, ouverts ainsi aux empiétemens allemands, qu’en souscrivant à la légère à des échanges territoriaux onéreux pour les concessionnaires, — il est équitable de reconnaître que, depuis les incidens de 1905, aucune violence ne s’est produite. Dans l’ordre juridique, on a négocié une utile convention relative à la propriété littéraire. Dans l’ordre économique enfin, on s’est préoccupé de développer les échanges entre les deux pays. On s’en est préoccupé, à dire vrai, avec plus de zèle que de clairvoyance et sans tenir assez compte du protectionnisme outré qui sévit des deux côtés de la frontière. M. Jules Cambon recommandait naguère aux champions de cette campagne la lenteur et la réflexion. On est obligé de se demander si son conseil a été entendu. Mais, s’il faut redouter les imprudences, on ne saurait blâmer le désir d’augmenter le trafic franco-allemand. Les deux peuples voisins peuvent être l’un pour l’autre de bons cliens. C’est pour eux un motif de plus d’éviter les désaccords inutiles.


IV


Aussi bien entre l’Allemagne et la France, l’histoire, qui n’abdique pas, marque la limite des réconciliations possibles.

La politique de Bismarck a imposé à l’Empire allemand la durable rançon des bénéfices qu’elle lui a valus. L’unité créée par le fer et par le sang a consacré au dedans l'hégémonie prussienne. Mais elle a posé à l'extérieur la question française, et quarante ans bientôt passés n’ont pas suffi à la résoudre. L’Autriche-Hongrie a pu oublier l’atteinte portée à son prestige en 1866. La France n’a pu effacer de son souvenir la plaie ouverte à son flanc en 1871. Bismarck, pour faire l’Empire allemand, a pu croire nécessaire de nous prendre l’Alsace et la Lorraine. Mais, en nous les prenant, il a creusé un abîme entre son pays et le nôtre. Le démembrement de la France, c’est-à-dire de l’État le plus centralisé, de la nation la plus une qui fut jamais, a contredit les tendances essentielles du siècle qui a vu ce démembrement. Le temps où, dans toute l’Europe, les nationalités tard venues naissaient à l’espérance et à la vie est celui que la Prusse a choisi pour mutiler la plus ancienne, la plus vigoureuse, la plus cohérente des nationalités existantes. Il n’est pas besoin d’obéir aux suggestions du sentiment pour concevoir les conséquences de ce solécisme historique. En primant le droit, la force allemande a primé aussi les exigences de notre époque. Et si, depuis lors, l’existence côte à côte a été pour les adversaires de la veille si difficile et si précaire, c’est qu’entre eux se dresse l’imprescriptible revendication des lois naturelles violentées par le génie humain.

Ni les Français, ni les Allemands d’aujourd’hui ne sont responsables de cette situation dont ils subissent les conséquences. Comme toutes les grandes œuvres personnelles, l’œuvre de Bismarck, modifiée par les événemens, réagit à son tour sur eux. Et ce n’est la faute ni du gouvernement de la République, ni du gouvernement de l’Empire, si les transactions les plus simples sont grevées pour eux du poids du passé. Depuis la fin de 1904, l’Allemagne et la France ont été plusieurs fois au seuil de la guerre et toujours sans la vouloir. Car, même dans les périodes les plus aiguës, ni à Berlin ni à Paris on n’a prononcé les mots irréparables qui eussent rendu le conflit inévitable. Les morts parlaient cependant, et les vivans, remués par leur appel, hésitaient sur la route à suivre. Volonté de paix, instinct de bataille se heurtaient dans les esprits troublés. Et si une semaine de conflit suffisait à effacer des années de calme, il fallait des mois d’efforts pour restaurer la sécurité perdue. L’organisme franco-allemand souffre du mal que lui a inoculé Bismarck. C’est en malade qu’il faut le traiter, avec d’infinis ménagemens. Son existence ne peut connaître le rythme harmonieux des corps sains. Aux médecins incombe le soin d’essayer patiemment les remèdes qui, s’ils ne suffisent pas à guérir, contribuent du moins à rendre la vie tolérable.

C’est à l’un de ces essais que nous venons d’assister. La prudence avec laquelle il y a été procédé est le meilleur éloge qu’on en puisse faire. Et bien que le temps manque encore pour le juger à ses résultats, il apparaît déjà comme un précédent. L’arrangement franco-allemand du 9 février 1909 s’est borné à considérer les manifestations locales d’une affection chronique. Il n’a exigé ni de l’une, ni de l’autre des parties contractantes le sacrifice de ses sentimens, de ses regrets ou de ses espoirs. Il a eu pour objet unique d’assainir une lésion relativement récente et surabondamment connue. Et l’on peut dès maintenant penser qu’il y a réussi. Rien de ce qu’il contient n’est inattendu. Et tout ce qu’il énonce eût pu être énoncé trois ans plus tôt. Le mérite de ses auteurs est précisément d’avoir choisi le moment où il était possible de dire ce qu’on se croyait obligé de taire depuis trois ans. Égalité économique d’une part, intérêt politique spécial de l’autre, les deux termes de l’arrangement figuraient, dès 1905, dans les accords franco-allemands signés par M. Rouvier. Mais en y ajoutant, comme un moyen terme, la collaboration commerciale, industrielle et financière, on a prêté aux mots anciens un sens nouveau et transformé en une entente amicale le sec procès-verbal du duel de la veille.

Depuis que cet accord est conclu, le Maroc, pour agité qu’il fût, n’a donné lieu à aucun conflit entre la France et l’Allemagne. Donc, localement, l’accord a rempli l’objet qui lui était assigné. A-t-il eu des conséquences plus générales, et peut-on espérer qu’il en ait ? Oui sans doute, si c’est un progrès, lorsque deux peuples ou deux individus sont accoutumés à débattre un litige, de faire disparaître l’occasion de la querelle. On améliore ainsi l’ensemble de leurs rapports. Et c’est ce qui est arrivé pour la France et l’Allemagne. On n’a pas entendu depuis six mois ces retentissantes polémiques où s’affrontait la presse des deux pays. On a étudié dans le silence et dans la paix les affaires qui eussent, en d’autres temps, provoqué d’âpres controverses. Il y a détente morale entre Paris et Berlin, détente non seulement au Maroc, mais ailleurs. On se plaît à constater cette détente. Et en la constatant, on l’accentue. Si une difficulté naissait, l’habitude déjà prise de vivre en bons termes préviendrait sans doute les complications et faciliterait les solutions. La déclaration de février a dégagé l’atmosphère. Cette éclaircie répand sur l’horizon un apaisement nouveau.

Cependant les conditions européennes n’en ont pas été modifiées : la France, ni l’Allemagne n’ont rien changé à leurs engagemens respectifs. En doit-on déduire que le gouvernement de l’Empire accepte désormais la situation contre laquelle il protestait naguère ; qu’il reconnaisse la légitimité des accords par lesquels nous avons reconquis notre autonomie diplomatique ; qu’il soit guéri de la crainte de l’isolement, rallié à la doctrine de l’équilibre ? Dans une large mesure, il semble qu’il en soit ainsi. Tout d’abord, ce « cauchemar des coalitions, » que Schouvaloff, il y a plus de trente ans, dénonçait chez Bismarck, cette phobie de la solitude à laquelle sacrifiait plus récemment l’optimisme d’ordinaire mieux armé du prince de Bülow, cette hyperesthésie de la susceptibilité nationale qui, pendant tant de mois, a transformé en menace contre l’Allemagne tout acte accompli sans l’Allemagne, cette crise morale en un mot de défiance et de pessimisme ne pouvait pas être sans terme. La neurasthénie s’use par sa durée même. A voir ne point se produire les catastrophes qu’ils annonçaient, les Schwarzseher allemands ont fini par douter de leur hantise. De plus, si l’Allemagne a pu, soit au lendemain du traité franco-anglais de 1904, soit deux ans plus tard après Algésiras, soit encore en 1907, ressentir des appréhensions sincères, elle a trouvé dans des événemens plus proches la démonstration de son pouvoir. La crise orientale ne lui a valu que des succès. L’obsession de l’isolement en a été dissipée. La cause de la paix y a gagné d’autant.

Jamais en effet les diverses combinaisons qui se partagent l’Europe n’ont paru plus justifiées et plus capables aussi de vivre face à face sur le pied de l’égalité. La Triple-Alliance a dû aux événemens d’Orient un regain de vitalité. L’Autriche-Hongrie, pour développer une politique d’action, ne saurait se passer de l’appui de l’Allemagne. Et l’Italie est liée aux deux autres puissances en raison directe de leur solidarité. En revanche, le groupement symétrique mesure à l’échec relatif qu’il a subi dans les Balkans l’obligation de resserrer les engagemens qui le constituent. La Russie a plus que jamais besoin de trouver à Paris et à Londres la garantie de son indépendance diplomatique vis-à-vis de Vienne et de Berlin. La France et l’Angleterre ne peuvent méconnaître que l’estime médiocre où l’on tenait, à tort ou à raison, leur force militaire et celle de la Russie a diminué dans la dernière crise la valeur de leur intervention ; et elles doivent, comme la Russie elle-même, placer dans le développement solidaire de leur puissance effective le but de leur politique. Au surplus, entre les deux groupemens, Triple-Alliance et Triple-Entente, les relations semblent plus normales que par le passé. Elles sont meilleures, notamment, entre la France et l’Allemagne, entre la Russie et l’Allemagne, entre l’Italie et la Russie, entre la France et l’Autriche, voire entre l’Angleterre et l’Allemagne. Il y a progrès dans l’adaptation des contraires, dans l’assouplissement des cadres, dans la stabilité de l’équilibre apparent.

Peut-on et doit-on souhaiter plus, parler comme on le fait avec plus d’insistance que de précision, d’un « rapprochement » franco-allemand ? A une telle question, la plus grave qui se puisse poser à notre conscience de Français, il convient de répondre par l’exacte appréciation de ce que l’on peut et de ce que l’on veut. Ce que l’on peut est limité par les nécessités extérieures, ce que l’on veut par le souci de la dignité nationale. Or, le « rapprochement, » dans la forme imprécise où on le prêche, est le plus hasardeux des programmes ; car rien n’est plus propre que les excès de zèle à provoquer d’irréparables reculs. Si l’on entend par rapprochement une alliance franco-allemande, ayant pour base un traité qui serait une confirmation du traité de Francfort, pour conséquence une solidarité politique, des échanges de sympathies, des visites de chefs d’État, il faut le dire : mais personne ne le dit. Personne ne le dit, parce que les moins clairvoyans conçoivent ce que de tels engagemens et de telles manifestations auraient de pénible pour la piété des souvenirs. Personne ne le dit, parce que nul n’ose calculer le contre-coup de ce renversement des alliances sur la paix de la France et de l’Europe ; parce que tout le monde prévoit l’alarme qu’il jetterait en Angleterre et en Russie, le discrédit qui en résulterait pour une diplomatie capable de passer, en si peu d’années, d’une extrême à l’autre. Personne ne le dit enfin, parce que, si la France trouve la sécurité dans l’équilibre des forces, elle ferait un marché de dupe en achetant cette sécurité d’une adhésion superflue à sa diminution passée, et en se donnant un allié qui, pour elle, risquerait d’être un maître.

Cette hypothèse écartée. — que jamais d’ailleurs les person-nages officiels allemands n’ont eu, et il faut les en louer, l’indiscrétion de nous recommander, — qu’entend-on par le rapprochement autour duquel on mène tant de bruit ? Il est nécessaire de poser la question et difficile d’y répondre ; car les plus éloquens discours prononcés sur la matière ne nous apportent pas de clarté positive. Force est donc de voir dans ces discours des manifestations fâcheuses autant que vaines. Vaines, elles le sont à coup sûr : car vouloir rapprocher deux pays dont les relations sont correctes et pour qui, cependant, l'alliance est impossible, c’est s’engager dans une impasse où il n’y a rien à gagner et tout à perdre. Fâcheuses, elles le sont aussi : car, pour attachés que nous soyons à la paix et résolus à remplir les obligations qui en résultent, nous ne pouvons oublier que le sort des armes nous fut autrefois rigoureux ; que la réserve sied au malheur et que solliciter, par d’inutiles initiatives, des sympathies dont il ne nous appartient pas d’ailleurs de tirer des conséquences pratiques, ce serait humilier la France, — s’il dépendait d’erreurs individuelles d’engager l’honneur de la nation. La peur des mots est le commencement de la sagesse politique. Jamais cette maxime ne sera plus vraie qu’à l’égard des relations franco-allemandes. Comités, conférenciers, messagers de rapprochemens sans base, sans terme et sans sanction, pavent de leurs bonnes intentions le chemin des déceptions. Si leur vœu était écouté, si les deux gouvernemens, par une courtoisie naturelle à l’égard des personnes, se laissaient engager à leur suite sur le terrain des principes, l’évidente impossibilité de passer des paroles aux actes ne tarderait pas à provoquer dans la presse et dans l’opinion l’amertume qui s’attache aux agitations stériles et aux espérances sans lendemain.

L’arrangement relatif au Maroc donne l’exacte mesure de ce que la France et l’Allemagne peuvent faire pour améliorer, suivant une méthode analytique et positive, des relations que ne ferait que troubler l’agitation sentimentale des conciliateurs à tout prix. Pour elles, le devoir et le pouvoir se définissent par la transaction loyale de leurs intérêts sur tous les terrains où ces intérêts se trouvent en contact, par l’utilisation pacifique des ressources respectives dont elles disposent, par le développement de leurs relations économiques, par la collaboration désintéressée des forces civilisatrices qu’elles représentent l'une et l'autre. S’agit-il d’affaires coloniales ? On doit et on peut pré-venir par des accords prévoyans l’explosion de conflits tels que ceux qui se sont produits naguère, à Missoum-Missoum par exemple, sur la frontière du Congo et du Cameroun. Et l’on ne peut que louer les gouvernemens de s’être récemment préoccupés d’y pourvoir en étudiant entre leurs nationaux les modalités d’une entente qui ôterait aux conflits anciens la possibilité même de se renouveler. S’agit-il d’échanges commerciaux ? Des négociations douanières, menées dans un esprit de libéralisme clairvoyant, ouvriraient, à coup sûr, des débouchés utiles à l’industrie des deux pays, et ces négociations seraient d’autant plus susceptibles de réussir que d’imprudentes exagérations ne viendraient pas greffer sur elles des combinaisons financières, de la nature de celles dont on a parlé quelquefois et dont le fruit immédiat, souhaité par certains hommes d’affaires, ne saurait faire oublier les conséquences politiques[3]. Enfin, dans l’ordre intellectuel, il n’y a que profit à multiplier les contacts entre les Allemands et nous. Il est plus nécessaire encore pour les peuples de se connaître, quand l’histoire les a séparés au lieu de les rapprocher. Nous ne sommes point de ceux qui pensent que la guerre est le plus grand des maux. Il est des guerres honorables et glorieuses. Et si jamais Allemands et Français devaient s’affronter pour une noble cause ou pour un intérêt vital, le sacrifice virilement accepté vaudrait mieux que l’abdication paresseuse. Mais le conflit déchaîné par l’ignorance, l’équivoque ou le malentendu, la défiance provoquée par le préjugé, l’hostilité née de l’incompréhension sont des fléaux criminels. L’Allemagne et la France, à se mieux pénétrer, apprendront à s’estimer plus et à se plus respecter.

Ce programme est modeste peut-être, aux yeux surtout de ceux qui rêvent d’un baiser Lamourette universel : sa modestie même fait à nos yeux son mérite. Albert Sorel disait qu’en poli-tique il ne suffit pas de savoir ce qu’on veut ; qu’il faut vouloir aussi les moyens et les conséquences de ce qu’on veut. Trop de conflits historiques séparent la France de l’Allemagne pour qu’elles puissent sans péril s’élancer l’une vers l’autre dans l’ardeur d’une confiance irréfléchie. La correction loyale, qui entre elles est possible et souhaitable, ne peut être qu’un régime de raison. Et elle ne sera durable qu’autant qu’elle sera raisonnée. Elle ne doit, pour être viable, exiger ni d’un côté ni de l’autre le sacrifice des traditions et des souvenirs, des attachemens et des regrets, des joies et des tristesses. Elle ne doit impliquer à aucun degré l’abandon des engagemens internationaux qui, d’un côté comme de l’autre, répondent à des nécessités géographiques et historiques, aux exigences des événemens d’hier et des événemens de demain, — moins encore la négligence de la préparation militaire et navale. Il faut qu’elle ne vise ni trop loin, ni trop haut ; qu’elle se contente de gains limités et de bénéfices localisés ; qu’elle se garde d’être sentimentale ou ambitieuse ; qu’elle soit faite seulement d’estime réciproque et d’égards mutuels dans la pratique quotidienne d’une courtoise égalité. Le jour où elle embrassera trop, elle se condamnera à ne rien étreindre. Et quiconque lui ouvrira le domaine des chimères lui fermera celui des réalités.

André Tardieu.
  1. Voyez les discours prononcés au Reichstag, en 1890, par le comte de Caprivi, chancelier de l’Empire.
  2. Discours prononcé à Carlsruhe.
  3. Les combinaisons dont il est ici question, admission à la cote de la rente allemande ou de certaines valeurs industrielles, n’ont d’ailleurs jamais fait l’objet de négociations entre les deux gouvernemens, ni avant ni depuis l’arrangement du 9 février 1909. D’autre part, au point de vue douanier, la seule amélioration qu’on puisse concevoir serait la superposition à l’article 11 du traité de Francfort d’une convention à court terme analogue à celles que la France a conclues avec la Suisse, la Russie, l’Italie. Cette convention pourrait avoir pour premier objet de réglementer les pratiques douanières, d’éviter surtout l’arbitraire qui résulte de « spécialisations » excessives. On pourrait ultérieurement étudier la possibilité d’obtenir du protectionnisme des deux pays certaines concessions de tarif sur les articles notamment dont la production est de part et d’autre complémentaire.