France et Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 656-693).
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FRANCE ET ALLEMAGNE

II[1]
1898-1912


IV

Le traité du 14 juin 1898, signé par M. Hanotaux quelques jours avant la démission du Cabinet Méline, avait réglé la question du Niger ; celui du 21 mars 1898, reconnaissant la prépondérance anglaise dans le Darfour et le Bahr-el-Ghazal, nous fermait l’accès de la vallée du Nil, Ces deux conventions achevaient de régler, tant bien que mal, entre l’Angleterre et la France, la longue série des litiges coloniaux ; le partage de l’Afrique était désormais, dans ses grandes lignes, un fait accompli. Nous avions fait de grands sacrifices, mais il nous restait un empire qui, seul de tous les empires africains, s’étendait d’un même bloc de la Méditerranée au Congo et du Sénégal au Ouadaï ; nous pouvions oublier les passions soulevées pendant la période aiguë de la rivalité et laisser s’apaiser peu à peu les défiances et les rancunes. Le terrain se trouvait déblayé pour un rapprochement franco-anglais ; il devenait possible ; il paraissait même probable à qui était averti de l’orientation nouvelle de la politique britannique et voyait grandir la rivalité de l’Allemagne et de l’Angleterre.

Si l’on veut se rendre un compte exact du mécanisme des relations de la France avec l’Allemagne dans la période dont nous abordons l’étude, il faut bien voir d’abord qu’elles ne résultent plus uniquement des dispositions respectives des deux pays et des deux gouvernemens vis-à-vis l’un de l’autre, mais qu’elles se trouvent souvent impliquées dans la rivalité croissante de l’Angleterre et de l’Allemagne. Ce grand fait domine l’histoire politique de notre époque. C’est surtout du point de vue britannique qu’il faut regarder les affaires européennes et la carte du globe pour trouver la clé du rapprochement franco-anglais et l’origine des difficultés qui allaient surgir entre la France et l’Allemagne. Il arrive que certaines initiatives, qui paraissent venir de Paris, sont en réalité ou suggérées directement, ou indirectement inspirées par Londres.

Lord Chatam avait dit : « Notre premier devoir est que la France ne devienne pas une puissance maritime, commerciale et coloniale. » L’Angleterre, pendant tout le XIXe siècle, vécut sur ce mot d’ordre. Vers l’année 1900, il est avéré que la France restera une puissance maritime, commerciale et coloniale, mais au second rang ; il est admis qu’elle aura sa part, mais modeste et hors de proportion avec le colossal empire britannique auquel elle renonce à disputer le commandement des mers et la prépondérance dans les continens nouveaux. Donc, de ce côté, question réglée. L’Allemagne, au contraire, grandit, accroît sa marine, enlève à l’Angleterre ses marchés, ses cliens, et menace directement sa suprématie. Que la France oublie, ne fût-ce que provisoirement, ses griefs contre l’Allemagne, pour se souvenir d’abord des procédés « peu amicaux » de l’Angleterre dans les affaires du Niger et du Nil, qu’elle réalise une entente maritime et coloniale avec l’Allemagne, qu’à l’alliance franco-russe, l’Allemagne vienne joindre sa force militaire et économique, le péril, pour l’Angleterre, deviendra imminent, ses flottes se trouveront presque égalées, ses colonies menacées, son empire mis en péril en Asie et en Afrique. Cette perspective inquiétante devint un danger pressant, effrayant, au lendemain de Colenso et de Magersfontein. Le colosse britannique, tenu en échec par quelques poignées de cavaliers Boers, chancelait sur sa base. En 1900, l’Angleterre a tremblé : c’est l’explication de toute sa politique dans les années qui ont suivi. Dans ce pays de l’empirisme philosophique, l’expérience de la guerre du Transvaal suffit à convaincre le gouvernement et l’unanimité de l’opinion que le « splendide isolement » dont, naguère encore, ils se montraient si fiers, ne répondait plus aux besoins de la Grande-Bretagne, ni à la situation générale de l’Europe. De fait, l’histoire se demandera comment, si peu de mois après Fachoda, la politique franco-russe n’a pas réussi à tirer quelque avantage des embarras de l’Angleterre et, si elle restait neutre, à se faire payer à sa valeur sa neutralité. Il est possible qu’il faille chercher l’explication de cette énigme dans les velléités contradictoires de la politique allemande. Si l’Allemagne avait réellement souhaité un rapprochement avec la France et la Russie pour une collaboration active hors d’Europe, elle aurait pu saisir l’occasion tentatrice ; elle ne le fit pas, ou ses avances furent si peu précises qu’on put se demander si elle n’avait pas l’arrière-pensée, — comme jadis Bismarck avec Napoléon III dans l’affaire de Belgique et celle du Luxembourg, — de provoquer de notre part des propositions confidentielles dont elle aurait, ensuite, cherché à se prévaloir auprès de l’Angleterre. Guillaume II s’est vanté, plus tard, dans la fameuse interview du Daily Telegraph (28 octobre 1908), d’avoir alors sauvé l’Angleterre d’une intervention européenne. L’abstention de l’Allemagne montre bien le caractère superficiel de ses velléités de politique anti-anglaise. On ne comprend bien la politique personnelle de Guillaume II que si on se le représente gardant toujours au fond du cœur le désir de s’entendre avec l’Angleterre. Jamais, entre les deux Cours ni entre les deux gouvernemens, le fil n’est coupé, et, au moment où les rapports paraissent le plus tendus, une porte reste ouverte à un rapprochement : « l’exemple de la France prouve qu’on peut toujours se réconcilier avec l’Angleterre, » a dit dans un discours le prince de Bülow. La France et la Russie furent mal récompensées de leur neutralité, car le premier traité d’alliance que conclut la Grande-Bretagne, au sortir des éprouves de la guerre africaine, fut avec le Japon (30 janvier 1902), et il en sortit la guerre de Mandchourie qui allait, pendant plusieurs années, nous laisser pratiquement sans alliés.

L’alliance avec le Japon garantissait à l’Angleterre la tranquillité de son empire des Indes et le maintien du statu quo en Chine : c’était la sécurité assurée en Asie. La paix, suivie d’une politique de réconciliation aussi habile que généreuse, ramenait la tranquillité et préparait l’essor prochain de l’Afrique du Sud. La Grande-Bretagne devenait libre de tourner son attention vers l’Europe et la Méditerranée à l’heure où il lui paraissait nécessaire d’y arrêter les progrès de l’influence germanique, et de consacrer toutes ses énergies à la lutte commerciale, industrielle et maritime contre l’Allemagne envahissante. Elle avait besoin, pour ces nouveaux desseins, de la neutralité et même du concours de la France. L’objectif de sa politique changeait. L’histoire se répète, surtout lorsqu’il s’agit de l’Angleterre, dont l’insularité et l’organisation économique limitent assez étroitement les « nécessités permanentes ; » la recherche d’un « soldat continental » s’impose à elle comme une loi historique. Un nouveau souverain montait sur le trône au moment où une nouvelle politique se dessinait : il fut l’homme de cette politique, Edouard VII, dans ses fonctions d’ » ambassadeur de l’Empire britannique, » fut un acteur d’autant plus parfait que le rôle répondait adéquatement à ses affinités personnelles et à ses préférences intimes. Un rapprochement entre la France et l’Angleterre, après Fachoda et la guerre sud-africaine, résultait de la logique des situations et de l’évolution générale de la politique européenne ; il se serait fait, un peu plus tôt ou un peu plus tard, d’une façon ou d’une autre, quels qu’aient été les hommes appelés à gouverner les deux pays : mais, si la force des choses a fait le rapprochement, c’est Edouard VII qui, pour la plus large part, a fait « l’entente cordiale. »

Edouard VII et lord Lansdowne trouvèrent en M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, et en M. Paul Cambon, notre ambassadeur à Londres, des interlocuteurs animés des dispositions les plus conciliantes. M. Delcassé, qui resta au quai d’Orsay sous cinq ministères successifs (Cabinets Brisson, Charles Dupuy, Waldeck-Rousseau, Combes, Bouvier, du 28 juin 1898 au 6 juin 1905), avait été déjà ministre des Colonies dans un Cabinet Charles Dupuy (1894) ; on était alors au plus fort de la rivalité coloniale avec l’Angleterre ; M. Delcassé s’était montré ardent à la lutte, animé contre l’adversaire. Mais, en 1898, ses tendances avaient dû se modifier déjà, puisque son entrée au ministère des Affaires étrangères, avec M. Brisson et le parti radical, fut également souhaitée par cette fraction du parti nationaliste qui reprochait aux Cabinets modérés ce que l’on appelait leurs « complaisances » envers l’Allemagne. Il disait, dès cette époque, qu’il espérait ne pas terminer sa carrière ministérielle avant d’avoir réalisé un rapprochement franco-anglais. Ces dispositions devaient rester, longtemps encore, sans se préciser ni se réaliser. L’affaire de Fachoda, les négociations pénibles qui précédèrent la convention du 21 mars 1899, n’étaient guère favorables à un rapprochement. Puis vinrent la guerre sud-africaine (octobre 1899-juillet 1901) et, en Chine, l’insurrection des Boxeurs et l’expédition de Pékin (1900). Les événemens, plus que les hommes, conduisaient la politique. Les ministères présidés par M. Charles Dupuy ou par Waldeck-Rousseau, qui avait reçu la forte empreinte de Gambetta et de Jules Ferry, continuaient à pratiquer les anciennes méthodes d’équilibre, au milieu de troubles intérieurs qui ne permettaient guère au dehors qu’une politique au jour le jour, sans initiative et sans envergure. Lors de l’expédition de Chine, la présence du maréchal de Waldersee à la tête de l’armée internationale, dont Guillaume II voulait faire comme le symbole de l’hégémonie militaire allemande, est acceptée par le Cabinet de Paris ; malgré la réserve qui stipule l’autonomie de chaque corps de troupes, nos soldats paraissent marcher, sinon sous les ordres, du moins sous la haute direction du maréchal, aide de camp de l’empereur allemand. Heureusement, quand le maréchal arrive, les légations sont délivrées, les Boxeurs dispersés, la guerre finie. Dans cette crise, « tout se passe, comme on l’a dit spirituellement, entre le départ trop précipité d’un amiral anglais, et l’arrivée trop retardée d’un maréchal allemand. » Les officiers et les journalistes de toutes les puissances remarquèrent l’accent de loyale camaraderie militaire, en même temps que de réserve et de dignité, dont furent empreintes les relations des officiers et des soldats allemands et français. Le dévouement de nos troupiers, sous la direction du colonel Marchand, lors de l’incendie du Palais où périt le général Schwarzof, sous-chef d’état-major du corps expéditionnaire allemand, leur valut les remerciemens du gouvernement de l’Empereur.

En Chine, les troupes des deux nations apprirent à s’estimer et à se respecter mutuellement. Au contraire, les Anglais, mal représentés par des troupes indiennes (c’était pendant la guerre de l’Afrique du Sud), étaient tenus à l’écart et sympathisaient peu avec les soldats des autres corps. Cette répartition spontanée des sympathies ne correspondait en rien aux tendances des gouvernemens. Ces affaires de Chine qui intéressaient toutes les puissances, auraient pu devenir une occasion d’accord général et de rapprochement ; c’était le cas de refaire l’entente de 1895 et de prendre en commun, dans l’Empire du Milieu, les précautions nécessaires pour prévenir le retour d’événemens semblables à ceux de 1900. Le concert européen avait là une occasion unique d’affirmer son existence et sa capacité d’action. L’Angleterre, occupée en Afrique du Sud, n’était pas, comme en 1895, d’humeur à faire un cavalier seul. J’ai déjà expliqué ici comment les véritables intérêts européens auraient exigé un ralliement unanime autour des sages propositions de la Russie[2]. L’Allemagne en jugea autrement : il ne serait pas dit qu’elle avait déplacé un feld-maréchal pour une simple promenade à Pékin ; avec cette méconnaissance de la politique et du caractère chinois dont elle a donné tant de preuves, elle proposa des expéditions vengeresses à la poursuite de la Cour et à la recherche des Boxeurs. Ainsi, après avoir provoqué, par la prise de possession brutale du Chan-Toung et du tombeau de Confucius (1896), le soulèvement des Boxeurs, après l’avoir rendu inévitable par les exigences du baron de Ketteler, elle risquait maintenant de prolonger indéfiniment la guerre. Elle poursuivait, en réalité, un but d’ambition particulière. A la faveur des troubles, elle cherchait l’occasion d’étendre sa suprématie sur toute la Chine du Nord-Est, entre le Hoang-Ho et le golfe du Petchili. C’est le véritable sens de la convention dite du Yang-Tse, signée en septembre 1900 entre l’Allemagne et l’Angleterre ; elle détermine deux zones d’influence en Chine : à l’Angleterre, le Yang-Tse ; à l’Allemagne, le Hoang-Ho et le Chan-Toung. C’est un nouvel aspect du Break-up of China préconisé par lord Charles Boresford. Les événemens firent de cette convention une lettre morte ; elle n’en est pas moins intéressante au point de vue de l’histoire générale : elle montre l’harmonie qui règne encore à cette époque entre l’Allemagne et l’Angleterre. Malgré les polémiques de presse et la concurrence économique, les relations des deux gouvernemens et des deux cours restent amicales. L’alliance avec le Japon, dirigée contre la Russie, n’altère pas ces bons rapports, tandis qu’elle a pour contre-coup une manifestation, ou superflue ou dangereuse selon la tournure des événemens, de solidarité franco-russe en Extrême-Orient.

Ainsi, rien n’est changé en Europe. L’avènement d’Edouard VII lui-même ne modifie d’abord rien : une maladie grave, la paix à rétablir dans l’Afrique du Sud, une étude attentive et personnelle de la situation politique générale de l’Europe occupent les deux premières années du nouveau roi. C’est en 1903 seulement qu’il passe d’une politique de liquidation et d’observation à une politique d’action. Il a pour collaborateur, après la retraite de lord Salisbury, un nouveau ministre des Affaires étrangères, lord Lansdowne, qui ne traîne pas avec lui tout un passé de complicité avec l’Allemagne. Une série d’incidens, venant brocher sur le fond d’une rivalité économique et maritime déjà très aiguë, avaient peu à peu relâché les liens de l’amitié anglo-allemande. Ce fut d’abord la guerre du Transvaal et surtout le ton dont la presse allemande parla de l’armée anglaise ; ce fut ensuite le chemin de fer de Bagdad et celui du Hedjaz ; puis vint l’interprétation de la convention du Yang-Tse par les Allemands qui prétendaient, pour gagner les bonnes grâces de la Russie, exclure la Mandchourie de l’intégrité chi- noise et qui ne renonçaient pas sans restrictions ni réserves au bassin du Yang-Tse ; ce fut enfin certains procédés, désobligeans pour les Anglais, du maréchal de Waldersee. A Leicester, le 30 novembre 1899, M. Chamberlain avait préconisé une alliance anglo-allemande ; à Edimbourg, le 25 octobre 1901, le même orateur attaquait âprement l’Allemagne, et la réponse de M. de Bülow (8 janvier 1902) piquait au vif les Anglais. C’est à peu près entre ces deux dates qu’il faut chercher le moment où la vieille amitié se refroidit pour faire place à une antipathie qui deviendra générale et, à certains momens, très-vive.

Le roi Edouard vient à Paris le 1er mai 1903 ; le président Loubet se rend à Londres au commencement de juillet de la même année ; M. Delcassé l’y accompagne ; les conversations diplomatiques commencent ; le terrain d’entente est trouvé : c’est le Maroc.


V

L’histoire des relations du Maroc avec les puissances européennes depuis 1870 est encore mal connue. Les intrigues rivales s’y entre-croisent, s’y embrouillent, s’y contrecarrent ; elles sont habilement mises à profit par la diplomatie subtile du Maghzen pour maintenir un équilibre qui éloigne la seule échéance qu’il redoute, l’établissement de l’influence exclusive d’une grande puissance. Nous ne chercherons pas à élucider cette histoire. Mais quand les archives parleront, elles mettront en lumière quelques traits qui, à la condition de ne pas serrer de trop près les détails, peuvent être tenus dès à présent pour acquis. Il est nécessaire, pour l’intelligence des relations franco-allemandes en ces dernières années, de préciser ces faits dans la mesure du possible.

De 1870 à 1898, la politique de la France à l’égard du Maroc est toute de prudence, d’expectative, de conservation. Elle s’efforce de réserver le problème, non de le résoudre, car il est compliqué et délicat, non seulement à cause de l’importance intrinsèque du pays, de ses populations nombreuses, belliqueuses, mais surtout à cause de sa situation géographique qui entraîne, dès qu’on y touche, des répercussions européennes. La question du Maroc est grevée, par la présence des presidios, d’une hypothèque espagnole ; elle est grevée, par la proximité de Gibraltar, d’une question du détroit où l’Angleterre est intéressée au premier chef, et, avec elle, toutes les nations maritimes et commerçantes. Avant de l’aborder, il faut l’isoler, résoudre tous les litiges africains, couper les routes par où le Maroc communique avec le Soudan, laisser le Maghreb comme le dernier noyau impénétrable à la civilisation européenne. Plutôt que d’aboutir à une solution boiteuse, la France préfère temporiser, pourvu qu’elle puisse sauvegarder l’indépendance du Maroc et la souveraineté du Sultan. Sa diplomatie a le rôle du chien de garde. La conférence de Madrid (1880), où les délégués allemands reçurent l’ordre de marcher d’accord avec les nôtres, est un premier pas vers l’internationalisation du Maroc ; c’est une mesure conservatoire, en face de l’influence anglaise grandissante. Après la mort de Mouley-el-Hassan (7 juin 1894), — c’était quelques jours après l’entrée aux affaires du Cabinet Dupuy-Hanotaux, — l’Allemagne et l’Italie tardaient à reconnaître son successeur, le jeune Mouley-abd-el-Aziz ; on parlait d’un compétiteur possible, d’intrigues européennes ; trois croiseurs français parurent devant Tanger, et ce fut, pour l’Europe, un utile avertissement : la France ne permettrait pas que la question du Maroc fût ouverte sans elle.

Longtemps l’Angleterre a cherché à établir sa prépondérance au Maroc. Elle ne s’est jamais désintéressée de l’avenir d’un pays qui tient une des portes de la Méditerranée. Vers 1894, à une époque où elle pouvait encore se demander si elle ne serait pas obligée d’évacuer l’Egypte, on envisagea à Londres l’éventualité de reprendre, pour le trafic des Indes, l’antique route de Vasco de Gama par le cap de Bonne-Espérance. La possession, sur la côte atlantique du Maroc, d’un bon port, serait alors devenue indispensable à l’Empire britannique. Ce fut l’époque de la plus grande activité des agens anglais au Maroc. Le ministre d’Angleterre à Tanger, sir John Drumond Hay, eut, jusqu’à son départ (1894), toute la confiance de Mouley-el-Hassan. Un ancien sous-officier de la garnison de Gibraltar, devenu le caïd Mac-Lean, avec le correspondant du Times, M. W. Harris, devinrent, après la mort du Sultan, les conseillers de son ancien grand vizir Ba-Ahmed qui fut, jusqu’à 1900, le vrai chef du gouvernement au nom d’Abd-el-Aziz mineur. Durant cette période, une solution anglo-allemande de la question marocaine fut, à diverses reprises, envisagée et même préparée. L’action des agens anglais était dirigée contre la France, et non contre l’Allemagne ; au Maroc, comme partout en Afrique, Anglais et Allemands se prêtaient un mutuel appui. Le géographe allemand, Dr Théobald Fischer, circula sans difficultés, sous le patronage des agens anglais, dans toute la région de Mogador, et l’on parla, à cette époque, dans les milieux coloniaux allemands, d’un établissement à créer dans le Houz. Des voyageurs allemands cherchaient à relier commercialement le Maroc avec le Soudan. Cette activité de l’Allemagne au Maroc aurait pu devenir très redoutable pour nos intérêts, mais, en dernière analyse, elle a tourné à notre avantage. Allemands et Anglais, tout en vivant en bonne intelligence, se trouvaient cependant en concurrence ; le résultat de leurs intrigues parallèles, au Maroc, se trouva être finalement que ni les uns ni les autres ne réussirent à s’y implanter fortement. Notre politique et celle du Maghzen s’employèrent d’ailleurs à les neutraliser les uns par les autres. Déjà Bismarck avait porté son attention du côté du Maroc ; en 1888, une ambassade marocaine conduite par El-Mokri vint à Berlin, tandis qu’au Maroc, le comte de Tattenbach, — ce sont les mêmes acteurs qui reparaîtront quinze ans plus tard, — négociait un traité de commerce (1890) qui assurait des avantages particuliers à l’Allemagne. Cette politique d’action au Maroc, qui alarmait les Anglais, paraît bien avoir été l’une des causes occasionnelles de la brouille de Guillaume II et du chancelier. Peu de temps après la chute de Bismarck (15 mars 1890), un traité (1er juillet) règle la plupart des questions de voisinage entre l’Angleterre et l’Allemagne en Afrique. Les tendances du comte de Caprivi sont anglophiles : elles empêchent le comte de Tattenbach de profiter de l’ascendant qu’il a su conquérir sur le Maghzen. Cette contradiction entre le succès, sur place, du ministre allemand et l’orientation générale de la politique de Guillaume II, conduit l’Allemagne à chercher, avec l’Angleterre, une solution amiable. C’est ainsi que, vers 1895, à l’instigation de l’Allemagne, mais sur la demande de Crispi, aurait été envisagé un projet de protectorat italien au Maroc[3]. C’eût été une belle revanche de la déconvenue de Tunisie ! L’Italie, membre des deux triplices (Triple-Alliance continentale, Allemagne-Autriche-Italie, — Triple-Alliance méditerranéenne, Angleterre-Espagne-Italie) était en excellente situation pour obtenir quelque gros avantage. Elle trouva, peu de temps après, Adoua (1er mars 1896). Son rôle au Maroc, était fini. Le rappel du comte de Tattenbach (décembre 1896) signifie que l’activité allemande va s’effacer, au Maroc, devant l’influence anglaise. L’influence de sir Arthur Nicholson, du caïd Mac-Lean et de M. Harris, l’emporte décidément auprès du Maghzen. El-Menebhi, un parvenu, qui, après la mort de Ba-Ahmed, devient le favori d’Abd-el-Aziz, est d’autant plus dévoué aux Anglais qu’à cette époque la France pratique une politique moins timide dans les confins algéro-marocains, fait la conquête d’In-Salah 1899-1900), et coupe les communications du Maroc avec le Soudan. A plusieurs reprises on parle, à Tanger, d’un protectorat anglais au Maroc ; encore en 1901 un projet de ce genre paraît sur le point d’aboutir ; mais à ce moment la politique française devenait de plus en plus active dans la région frontière et au Maroc même, sous l’impulsion de M. Révoil (envoi de deux navires de guerre devant Tanger, 16 mai 1901 ; etc.) ; le Sultan alarmé envoie à Londres (15 juin), puis à Berlin son favori El-Menebhi ; il offre, dit-on, de reconnaître le protectorat anglais sur le Maroc, si l’Angleterre s’engage à le soutenir contre la France. Lord Lansdowne refuse. Une autre ambassade, composée de Ben-Sliman et de El-Guebbas, vient à Paris le 20 juillet et va de là à Pétersbourg ; elle jette avec M. Révoil les bases de l’accord qui organise la pénétration pacifique française dans la région frontière et fonde notre influence sur le principe de l’intégrité du Maroc et de la souveraineté du Sultan. Désormais, l’Angleterre a pris son parti. L’expérience lui a prouvé qu’un protectorat anglais au Maroc, si près de l’Algérie, et en présence de l’Allemagne jalouse, serait une entreprise difficile. L’idée d’un Maroc anglo-allemand, qui lui paraissait acceptable dix ans auparavant, lui semble maintenant inadmissible. Et cependant, il devenait de plus en plus évident que la situation intérieure du Maroc, rendrait nécessaire, dans un avenir prochain, une intervention européenne. Déjà, en 1899, le consul général d’Angleterre à Tunis, sir Henry Johnston, conseillait à son gouvernement de « ne pas s’opposer à l’extension de l’influence française au Maroc à la condition qu’elle assurât à toutes les puissances la liberté commerciale et consentît à la neutralisation de Tanger. » C’est le parti auquel s’arrête l’Angleterre vers la fin de l’année 1901. Dès lors un rapprochement général avec la France est envisagé ; le Maroc en sera l’occasion et le prix ; la France consentira à la neutralisation de Tanger et fera une part à l’Espagne. Il reste à négocier et à tirer le meilleur parti de la situation.

Il résulte de ce que nous venons de dire que, depuis 1880, l’Allemagne a eu, au Maroc, souvent avec l’Angleterre, parfois contre elle, une politique active, qu’à certains momens, des projets de protectorat allemand ont été envisagés et qu’en tout cas, aucune solution amiable de la question marocaine n’était possible sans avoir été précédée, sous une forme quelconque, d’une entente avec le Cabinet de Berlin.

Enfin, il a existé, en 1895, un projet, appuyé par l’Allemagne, de protectorat italien au Maroc ; il n’a pas eu de suites.

Il était nécessaire d’établir ces divers points pour bien montrer comment, dans quelles conditions, la politique française et la question marocaine allaient se rencontrer.


VI

Après les incidens de Fachoda et la convention du 21 mars 1899, M. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, cherchait l’occasion d’un succès. Dès cette époque, il commença à s’occuper du Maroc. C’était le moment où nous réalisions enfin la conquête des oasis sahariennes, toujours retardée par la crainte de précipiter une solution désavantageuse de la question marocaine. Le Sahara était à l’ordre du jour ; on se demanda un instant, au quai d’Orsay, si l’acquisition du Sous, permettant d’amener, de Figuig, par le Tafilelt, un chemin de fer jusqu’à l’Atlantique, ne constituerait pas une opération avantageuse ; mais c’eût été abandonner à d’autres la majeure et la meilleure partie du Maroc. Le mirage saharien enfin dissipé par l’occupation d’In-Salah, on s’occupa plus directement du Maroc lui-même. Du côté de l’Algérie, M. Révoil inaugurait une excellente politique d’accords franco-marocains (accords du 20 juillet 1901 et des 20 avril et 7 mai 1902) qui créaient, tout le long de la frontière algérienne, une zone où les avantages d’une collaboration avec la France pourraient être démontrés au Sultan par des exemples et surtout par des sacs de douros : c’était la méthode de la pénétration pacifique. Elle était pratique et aurait pu être très féconde, mais elle était insuffisante et trop lente pour aboutir au prompt résultat que cherchait M. Delcassé. Il entama une campagne diplomatique.

C’est d’abord à l’Italie qu’il s’adressa. Le traité de commerce de 1898 avait rétabli, avec elle, la paix économique ; les diplomates travaillaient à mettre sur pied la paix méditerranéenne. En décembre 1900, des notes sont échangées dont le sens, expliqué l’année suivante, au Parlement, par M. Prinetti et, dans une interview, par M. Delcassé, était que la France ne s’opposerait pas aux projets, quels qu’ils fussent, de l’Italie en Tripolitaine et en Cyrénaïque, ne chercherait pas à entraver les caravanes qui viennent aboutir aux ports tripolitains, et qu’en échange l’Italie se désintéresserait du Maroc et ne mettrait pas d’obstacle à la politique que la France croirait devoir y suivre. Le désintéressement de l’Italie n’avait, en ce qui concerne le Maroc, qu’une importance très secondaire. M. Delcassé poursuivit son dessein. Le premier projet auquel il s’arrêta fut un partage avec l’Espagne. Déjà, en signant la convention du 27 juin 1900, il avait sans doute l’arrière-pensée de gagner la confiance du Roi et du gouvernement espagnol, car il lui abandonnait, entre le Gabon et le Cameroun, un territoire qui parut hors de proportion avec les droits assez vagues de l’Espagne. M. de Léon y Castillo gagna le titre de marquis del Muni à ce succès inespéré, et M. Delcassé put commencer, peu de temps après, avec le Cabinet libéral présidé par M. Sagasta, les négociations qui aboutirent à la convention de 1902. Elle comportait un projet de partage du Maroc entre la France et l’Espagne. Celle-ci aurait obtenu pour son lot, non seulement la partie que devait lui reconnaître la convention secrète du 3 octobre 1904, mais encore Fez et Taza, c’est-à-dire tout le Nord du Maroc avec la seule toute naturelle qui conduise d’Algérie à l’Atlantique. Cette convention, si avantageuse pour l’Espagne, le Cabinet conservateur de M. Silvela, succédant au Cabinet libéral, refusa de la signer. M. Silvela a expliqué les raisons de son abstention. L’Espagne avait, depuis longtemps, partie liée avec l’Angleterre qui lui avait promis que, dans tous les cas, elle participerait à la solution de la question marocaine. M. Silvela craignit de paraître manquer de loyauté vis-à-vis de l’Angleterre et de ne pas trouver, dans l’amitié de la France, une « garantie » suffisante contre des représailles possibles. Au Maroc, comme naguère en Egypte, M. Delcassé se heurtait à l’Angleterre : ce fut avec elle qu’il se prépara à négocier.

Le résultat de cette « conversation » fut l’accord franco-anglais du 8 avril 1904 avec son corollaire, l’accord secret franco-espagnol du 3 octobre 1904. Ce n’est point notre objet d’en apprécier les clauses ni de chercher s’il y a eu un juste équilibre entre les avantages que nous obtenions et le prix dont nous les achetions. Mais, pour en comprendre toutes les conséquences au point de vue des relations franco-allemandes, et pour montrer comment il inaugure, dans notre politique, une méthode différente de celle qui a été suivie jusqu’en 1898, quelques mots d’explication sont nécessaires. L’Angleterre est engagée avec l’Allemagne dans une rivalité économique et maritime qui devient, de plus en plus, un antagonisme général et qui domine toute la politique européenne. En même temps, elle liquide, avec la France, le reliquat de « cent années de rivalité coloniale. » Elle combine, avec un art consommé, les deux opérations. La liquidation lui assure partie gagnée sur tous les points essentiels ; elle tient les deux clés de la Méditerranée : l’Egypte, où notre désistement consolide sa situation et la met à l’abri de toute action diplomatique collective des grandes puissances ayant pour but de l’obliger à se conformer à ses engagemens réitérés d’évacuation ; le détroit de Gibraltar, d’où la convention avec l’Espagne, prévue par l’article 8 de la convention du S avril et rédigée d’accord avec le Foreign Office, nous écarte. L’Espagne, trop faible, et vraisemblablement liée à l’Angleterre par des engagemens formels, n’est pas en mesure de fermer le détroit ni de menacer Gibraltar. Tanger sera ville internationale, ouverte et non fortifiée. L’Angleterre s’assure que le reste du Maroc ne sera pas allemand en nous invitant à nous y établir. Les deux grands problèmes méditerranéens se trouvent ainsi résolus selon ses vœux. Voilà ce qu’il ne faut pas perdre de vue si l’on veut comprendre la place de l’accord de 1904 dans la politique contemporaine et les conséquences qu’il a eues pour nos rapports avec l’Allemagne. Il n’est pas seulement la liquidation de nos litiges extra-européens avec l’Angleterre ; il a pour conséquence d’associer la France et l’Angleterre dans une politique commune ; il est la traduction diplomatique de l’ « entente cordiale ; » il en est, avec sa suite inséparable, l’accord franco-espagnol, l’unique expression écrite. Entre les diverses politiques qui se présentaient à nous, l’option est faite.

Une option, en politique, est toujours, nous l’avons montré, une opération délicate, qui a ses dangers et ses avantages. Les avantages d’une entente avec l’Angleterre sont évidens ; il n’est pas besoin d’y insister ; c’est un résultat dont l’importance ne saurait être méconnue que de déplacer en notre faveur le poids si considérable que pèse la Grande-Bretagne dans les affaires de l’Europe. Quant aux inconvéniens, les événemens qui se sont déroulés depuis 1904 et qui ont abouti au traité du 4 novembre 1911, les ont montrés. Avant 1904, nous considérions qu’il y avait dans le monde deux hégémonies menaçantes, l’hégémonie anglaise sur les mers et dans les colonies, l’hégémonie allemande en Europe ; nous avions résisté, par un jeu de bascule bien conduit, à l’une et à l’autre. A partir de 1895 et surtout à partir de l’avènement d’Edouard VII, une ardente rivalité grandit entre elles. En 1904, nous jugeons le moment venu de nous entendre avec l’Angleterre et nous liquidons, avec elle, tous nos litiges. Dès lors, il se trouve que c’est la résistance à la poussée allemande qui passe au premier plan et, l’Angleterre étant une île, la Russie étant engagée en Extrême-Orient, c’est notre armée qui passe en première ligne au moment où nous sortons à peine de l’affaire Dreyfus, où nous avons, pour ministres de la Guerre et de la Marine, MM. André et Pelletan.

Le Maroc est l’objet de notre transaction avec l’Angleterre. Le Maroc va donc devenir, par la logique des événemens, le point sensible où la nouvelle entente pourra être attaquée. L’Allemagne, qui a essayé à diverses reprises de s’y créer des droits, va naturellement porter l’effort de sa politique de ce côté-là : le Maroc va devenir une « surface de friction. » Comment avions-nous procédé, en 1881, pour la Tunisie ? Nous n’avions rien fait sans nous être assurés des bonnes dispositions des deux puissances qui étaient assez fortes pour entraver nos projets ; elles nous avaient spontanément assurés de leur bon vouloir en 1878. Résolu à agir, Jules Ferry ne s’arrête ni au mécontentement de l’Italie, ni à la mauvaise humeur de l’Angleterre dont il possède, dans son dossier, des engagemens formels ; mais il se tient, jour par jour, au courant des dispositions de l’Allemagne ; il veut être assuré que, tandis qu’il sera engagé en Afrique, aucun incident, aucune pression, ne se produira sur la frontière de l’Est. « Ceux qui écriront l’histoire de ce temps, écrit M. René Millet, trouveront aux Archives du ministère des Affaires étrangères, à côté de la correspondance officielle, trois liasses de lettres privées par lesquelles notre ambassadeur Saint-Vallier transmettait à son ministre les moindres propos du prince de Bismarck. » Ce fut la méthode qui présida à tout notre développement colonial jusqu’en 1898. Les « nécessités permanentes » de notre politique ne nous permettaient pas, sans nous exposer à des risques graves, d’en employer une autre. C’est pourtant une méthode contraire que suit M. Delcassé quand il veut s’engager au Maroc. Il cherche d’abord à obtenir le désintéressement de l’Italie et à partager avec l’Espagne ; puis il s’adresse à l’Angleterre au moment où celle-ci s’engage dans la phase la plus aiguë de sa rivalité avec l’Allemagne, et il s’entend avec elle. Mais, avec l’Allemagne, il ne négocie pas ou il négocie mal ; il se contente de lui communiquer son accord avec l’Angleterre. Le prince de Bülow déclare n’avoir rien à y objecter, mais, au moment où la mission de M. Saint-René Taillandier est à Fez et travaille à recueillir les bénéfices escomptés de la convention de 1904, l’empereur Guillaume II débarque à Tanger.

Ce sont des motifs d’ordre général, et non local, qui ont déterminé l’action diplomatique de l’Allemagne. Comme l’a dit plus tard le prince de Bülow, le Maroc a été, pour elle, « l’occasion d’une riposte nécessaire. » Les dispositions de l’Allemagne vis-à-vis de nous jusqu’à l’accord du 8 avril étaient bonnes. Le prince de Bülow, dans les premières années de sa présence à la chancellerie, ne se départait pas, vis-à-vis de la France, de l’attitude de ses prédécesseurs. Il affirmait que : « entre la France et l’Allemagne il n’y a, pas plus en Extrême-Orient que sur bien d’autres points, que sur la plupart des points du monde, de conflits réels d’intérêts. » Il affectait même de se désintéresser des accords franco-italiens relatifs à la Méditerranée : « Nous n’avons pas de pignon sur la Méditerranée. » Mais une série d’événemens vont modifier le ton. C’est d’abord, et surtout, l’accord du 8 avril 1904, avec tous les commentaires qu’il provoque dans certains journaux anglais et français qui exagèrent la portée de l’ « entente cordiale » et en font une manifestation, voire une menace, contre l’Allemagne, et le commencement d’une manœuvre d’enveloppement destinée à l’isoler. Le voyage de M. Loubet à Rome semble confirmer cette interprétation. Certains propos, probablement dénaturés par ceux qui les répètent, du ministre des Affaires étrangères, sont transmis à Berlin où ils irritent. Dès le 28 avril, vingt jours après l’accord franco-anglais, Guillaume II dit à Carlsruhe : « Pensons à la grande époque où fut créée l’unité allemande, aux combats de Wœrth, de Wissembourg et de Sedan. Les événemens actuels nous invitent à oublier nos discordes intérieures. Soyons unis pour le cas où, dans la politique du monde, nous serions contraints d’intervenir. » Même langage le 1er mai à Mayence, le 11 mai à Saarbrück. Les avertissemens impériaux se multiplient, tandis que la politique du chancelier reste expectante. Quand le 23 mars 1904, quelques jours avant qu’elle soit signée, M. Delcassé communique au prince Radolin la convention franco-anglaise, celui-ci répond qu’il trouve l’arrangement « tout naturel et parfaitement justifié. » Le 12 avril, le prince de Bülow, dit au Reichstag : « Nous n’avons aucune raison de supposer que cet accord soit dirigé contre une puissance quelconque. Ce qu’il paraît constituer, c’est une tentative de faire disparaître une série de différends existant entre la France et l’Angleterre au moyen d’une entente amiable. Nous n’avons, au point de vue des intérêts allemands, rien à y objecter... En ce qui concerne spécialement le Maroc, qui constitue le point essentiel de cet accord, nous sommes intéressés dans ce pays, comme d’ailleurs dans le reste de la Méditerranée, principalement au point de vue économique. Nous avons là, avant tout, des intérêts commerciaux. Aussi avons-nous un intérêt important à ce que le calme et l’ordre règnent au Maroc. Nous devons protéger nos intérêts mercantiles au Maroc et nous les protégerons. Nous n’avons aucun sujet de redouter qu’ils puissent y être méconnus ou lésés par une puissance quelconque. » Le 14 avril, répondant à une question du comte Reventlow, le chancelier se déclare partisan d’une « politique de calme réfléchi et même de réserve » et décidé à « ne pas lancer son pays dans une aventure à propos du Maroc. » Au moment de l’accord avec l’Espagne, M. de Richthofen, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, parle encore de : « l’intérêt exclusivement économique que l’Allemagne attache aux affaires marocaines. » Ces délais, pendant lesquels le prince de Bülow laisse venir son heure et attend l’issue de la guerre russo-japonaise (bataille de Liao-Yang, septembre 1904 ; bataille de Moukden, février 1905), le Cabinet de Paris ne les utilise pas pour tirer immédiatement parti de l’accord franco-anglais au Maroc et envoyer sans tarder une mission à Fez. Quand M. Saint-René Taillandier peut enfin partir, il est trop tard. Les défaites des Russes donnent à la politique allemande une occasion trop tentante ; et pourtant, elle semble encore hésiter ; elle prévoit qu’une fois engagée dans la question marocaine, elle ne sera plus maîtresse de retenir le cours des événemens et, sincèrement, elle ne désire pas le conflit. Le 11 février 1905, M. de Kuhlmann, secrétaire de la légation allemande à Tanger, avertit le comte de Chérisey, secrétaire de la légation de France : « Le comte de Bülow m’a fait savoir que le gouvernement impérial ignorait tout des accords intervenus au sujet du Maroc et ne se reconnaissait pas comme lié en aucune manière relativement à cette question. » L’avertissement était clair : il était encore temps de négocier, et, puisqu’on avait payé le Maroc à l’Angleterre, à l’Italie et à l’Espagne, d’essayer une tractation analogue avec l’Allemagne. On n’en fit rien. Le 12 mars on apprit que Guillaume II, au cours d’une croisière dans la Méditerranée, s’arrêterait à Tanger. Le 29, le chancelier explique clairement les intentions de la politique allemande. A Lisbonne, l’Empereur hésite cependant encore. A Tanger même, il fait demander au commandant du navire français en rade si le temps est sûr et si l’on peut débarquer ; on dirait qu’il attend une communication du gouvernement français. Enfin il débarque : « C’est au Sultan, en sa qualité de souverain indépendant, que je fais aujourd’hui ma visite. J’espère que, sous la souveraineté du Sultan, un Maroc libre restera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans monopole et sans annexion, sur le pied d’une égalité absolue. Ma visite à Tanger a eu pour but de faire savoir que je suis décidé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour sauvegarder efficacement les intérêts de l’Allemagne au Maroc, puisque je considère le Sultan comme souverain absolument libre... » Derrière l’Empereur, reparaît le comte de Tattenbach, l’homme du Maroc allemand d’avant 1896, qui se rend en mission à Fez. Le 12 avril, une circulaire diplomatique précise le point de vue allemand. L’Allemagne se pose en tutrice des intérêts généraux de l’Europe et réclame la réunion d’une Conférence à laquelle participeront les signataires de la convention de Madrid en 1880. Le conflit est engagé ; il est désormais trop tard pour nous y dérober ; à propos du Maroc, c’est un conflit européen.

Précisons bien, avant d’aller plus loin, quelle fut l’erreur du ministre des Affaires étrangères. Elle n’a pas été de vouloir établir au Maroc la suprématie française : c’était la suite logique et nécessaire de toute notre expansion africaine, à la condition d’en bien choisir l’heure et les moyens. Elle n’a pas été de chercher un rapprochement avec l’Angleterre : nos litiges coloniaux une fois réglés, l’heure de ce rapprochement était arrivée. L’Angleterre nous apportait une force diplomatique et navale considérable. Mais réaliser une « entente cordiale » avec elle à propos du Maroc, c’était risquer de mêler les questions européennes aux questions coloniales et de rouvrir la querelle franco-allemande à propos d’un pays africain. Si nous étions décidés à nous engager dans l’affaire du Maroc, il était indispensable de prendre nos sûretés du côté de l’Allemagne comme de l’Angleterre. Si nous voulions, au contraire, faire, en Europe, avec l’Angleterre, une politique de résistance à l’hégémonie allemande, il ne fallait pas nous engager dans l’affaire marocaine. En cela, particulièrement, a consisté l’erreur de M. Delcassé. Il était vraisemblable que la France la paierait. A partir de ce moment, les événemens s’enchaînent dans une logique toute nouvelle, contraire à celle que nous avons vue jusqu’ici les conduire, et singulièrement dangereuse pour nous.


VII

Les simples réflexions que nous venons d’exposer furent précisément celles qui s’imposèrent à l’esprit des ministres réunis sous la présidence de M. Rouvier dans le Conseil du 6 juin 1905 où fut posée la question de la participation de la France à la Conférence internationale dont l’Allemagne proposait la réunion. Dans ce conseil historique, tout se passa brièvement et simplement. M. Delcassé se prononça pour l’abstention et exposa ses vues. M. Rouvier, nourri dans la tradition de Gambetta et de Ferry, montra la nécessité d’accepter la Conférence et les dangers où nous conduisait la méthode suivie par le ministre des Affaires étrangères ; puis, se tournant vers le ministre de la Guerre, il l’interrogea : « Nous ne sommes prêts à aucun point de vue, » répondit M. Berteaux en levant les bras au ciel. Le ministre de la Marine fit une réponse analogue. La cause était entendue. Le Conseil, k l’unanimité moins une voix, se prononça pour l’acceptation de la Conférence. M. Delcassé se leva et donna sa démission.

L’acceptation de la démission de M. Delcassé par le président du Conseil et le président de la République était un acte d’une haute signification politique. Il voulait dire que le gouvernement français, sans rien changer à son alliance ni à ses amitiés, entendait revenir à la méthode qu’il avait si longtemps suivie, qu’il était disposé à s’entretenir de la question marocaine avec l’Allemagne dans un esprit de conciliation. En Allemagne, ni le gouvernement, ni l’opinion ne comprirent le véritable état des esprits en France et la portée de l’acte de M. Rouvier. Les conversations du prince Henckel de Donnersmarck, — celui-là même que nous avons vu en 1878 essayant d’entraîner Gambetta à une entrevue avec Bismarck, — le ton des journaux allemands, laissaient croire à M. Rouvier que c’étaient bien uniquement des griefs personnels contre le ministre des Affaires étrangères qui avaient déterminé l’attitude du gouvernement allemand, et que le Maroc, où il ne revendiquait que des intérêts économiques, n’avait été pour lui que « l’occasion d’une riposte nécessaire. » C’est le langage que tiendra, le 4 octobre, à M. André Tardieu, du Temps, le chancelier prince de Bülow, dans une interview dont il a lui-même revu les épreuves ; c’est le langage de l’Empereur en personne le 28 décembre. « Je ne veux pas la guerre, parce que je considérerais la guerre comme contraire à mon devoir devant Dieu et vis-à-vis de mon peuple. J’ai été agacé par certains procédés froissans de M. Delcassé, mais je rends pleinement hommage au tact et à la fermeté de M. Rouvier. » Il est difficile de comprendre comment, tout en tenant un pareil langage, les hommes d’Etat allemands nous ont suscité tant de difficultés et cherché tant de chicanes à propos du Maroc. Dès le 10 juin, le prince Radolin disait : « Il faut que vous sachiez que nous sommes derrière le Maroc avec l’ensemble de nos forces. » A Fez, le comte de Tattenbach se posait en défenseur du Sultan et en protecteur de l’indépendance du Maroc avec une telle ostentation et un zèle si outré qu’il lassait Abd-el-Aziz lui-même ; il se montrait si âpre dans son impatience à monnayer en avantages matériels les succès de la politique allemande, qu’il alarmait tous les intérêts. A Paris, M. Paul Révoil discutant avec le docteur Rosen les garanties sans lesquelles nous ne pouvions accepter d’aller à la Conférence, se heurtait à un esprit de défiance, à un mauvais vouloir, qui contrastaient avec le langage officiel du chancelier et de l’Empereur et qui, en fait, restaient inopérans puisque, en définitive, les accords du 8 juillet et du 28 septembre l1905 donnaient satisfaction à nos principales demandes, reconnaissaient l’ « intérêt spécial » résultant pour la France de sa longue frontière commune avec le Maroc et excluaient par avance, des délibérations de la Conférence, la région frontière algéro-marocaine. Faut-il, en présence de ces faits contradictoires, parler de la « duplicité » du gouvernement allemand ? Non, puisque nous obtenions à peu près gain de cause. C’est plutôt « incompréhension » qu’il faudrait dire et « incertitude. » L’Allemagne était résolue à profiter des désastres de la Russie en Extrême-Orient pour reconquérir cette hégémonie politique de l’Europe qu’elle n’avait vraiment exercée que de 1870 à 1875. On verrait, à la Conférence, l’Aigle impérial allemand étendre ses ailes protectrices sur le Maroc et se faire le champion des intérêts généraux de l’Europe menacés par les ambitions françaises. Mais le prince de Bülow ne se décida pas à choisir entre la politique d’hégémonie et la politique des bénéfices immédiats. Si, au lendemain de la démission de M. Delcassé, il avait agi comme il a parlé, dans un esprit de concorde, si, selon la formule qui devait apparaître plus tard, il s’était désintéressé politiquement du Maroc, la face des choses et l’allure de la politique européenne auraient pu se trouver modifiées. Au lieu de prendre délibérément ce parti, M. de Bülow exigea la Conférence. Mais il n’arrêta ni le comte de Tattenbach, ni les agens allemands qui travaillaient au Maroc ; et il ne s’aperçut pas de cette contradiction dont il allait éprouver les effets à Algésiras. Ses attitudes, parfois intempestives, ses efforts, qui souvent dépassèrent le but, pour détacher de la France soit la Russie, soit l’Angleterre, aboutirent à un résultat tout opposé et resserrèrent les liens qu’il avait voulu briser. La solidité de l’alliance franco-russe ne faisait pas question, et, après la paix de Portsmouth, la Russie allait peu à peu restaurer sa capacité d’action. Quant à l’entente anglaise, elle allait trouver à Algésiras la confirmation de son utilité et la mesure de son efficacité.

L’histoire de la Conférence a été faite par M. André Tardieu. Il faut recourir à son livre[4], pour suivre la campagne diplomatique menée par l’Allemagne pendant la Conférence d’Algésiras. Séduction et intimidation, promesses et menaces, fausses nouvelles et affirmations mensongères, le prince de Bülow a tout mis en œuvre. L’Empereur lui-même s’est jeté dans la lutte, télégraphiant par trois fois au président Roosevelt, écrivant au comte Witte, au Tsar, travaillant les souverains, flattant les puissans, intimidant les faibles. L’Allemand n’a pas le sens de la mesure. Le gouvernement de Berlin, pendant les négociations d’Algésiras, a dépassé toute mesure ; il a froissé tous les amours-propres, menacé tous les intérêts, blessé toutes les indépendances. L’Europe crut voir Bismarck réapparaissant pour la régenter et portant la main à son sabre dès qu’une résistance osait se dresser en face de lui. Devant ce fantôme, qui n’était qu’un fantôme, l’Europe s’est insurgée ; elle n’a pas plié. Le terrain était mauvais pour l’Allemagne, et il devint bien vite évident, surtout pour les puissances qui, comme les États-Unis, n’étaient pas directement intéressées dans les affaires marocaines, que la France seule était en mesure d’acclimater au Maroc les réformes et l’ordre nécessaires pour ouvrir le pays au commerce et à la civilisation. En sorte que les véritables mobiles de l’Allemagne, qui cherchait à la Conférence un succès de politique générale, s’estompèrent, pour ne laisser en pleine lumière que ses résistances qui, appliquées aux propositions très raisonnables de la France, parurent s’inspirer d’un esprit de jalousie et de tracasserie intolérable. Le comte Lamsdorf a pu parler un jour de « la réprobation de l’Europe » que l’Allemagne a soulevée contre elle pendant la Conférence d’Algésiras. L’internationalisation, que voulait l’Allemagne, ne fut finalement pas admise par les puissances. La France et l’Espagne furent seules chargées de la police des ports. Au vote qui, comme on le sait, eut lieu sur une simple question d’ordre du jour, mais qui n’en fut pas moins la bataille décisive où se mesurèrent les deux partis M. de Radowitz n’eut avec lui que deux voix, celle du Maroc et celle de l’Autriche. Encore faut-il noter que, durant la Conférence et surtout aux approches de sa conclusion, le rôle de l’Autriche fut beaucoup moins celui d’un « brillant second » que d’un médiateur utile aux deux partis. À plusieurs reprises, tant à Algésiras qu’au cours des années suivantes, l’empereur François-Joseph, le comte Goluchowski et, après lui, le comte d’Æhrenthal, sans se départir de la fidélité invariable à leur allié, nous ont donné des preuves précieuses de leur amour de la paix et de l’indépendance de leur politique. L’Italie, représentée par le marquis Visconti-Venosta dont les interventions eurent tant de poids à Algésiras, dès lors qu’il s’agissait d’une question méditerranéenne, avait ses intérêts plus directement engagés avec l’Angleterre et la France que du côté de la Triple-Alliance ; son altitude favorable aux thèses et aux propositions françaises produisit sur la Conférence une impression très vive, irrita particulièrement les Allemands et donna aux petits Etats, déjà alarmés par les allures prépotentes et comminatoires de la diplomatie allemande, le courage de la résistance. La Conférence d’Algésiras a été pour nous un succès d’autant plus important qu’il venait après les incidens pénibles de l’été de 1905 ; le Maroc, à propos duquel le combat s’était livré, restait encore un Maroc international, mais deux puissances, la France et l’Espagne, y obtenaient des droits particuliers et s’y faisaient reconnaître des intérêts spéciaux. Il devenait de plus en plus évident que, — la liberté commerciale une fois garantie, — le Maroc tomberait, par la force des choses et dans l’intérêt général, sous la tutelle politique de la France. L’Allemagne éprouvait, par une expérience assez rude, que ni l’Europe ni l’Amérique n’étaient disposées à se laisser dicter la loi par elle et qu’elles n’avaient pas besoin, pour leurs intérêts, d’un défenseur d’office. Comme en 1875, la politique d’hégémonie subissait un échec caractérisé dont nous devenions, par suite des mêmes « raisons permanentes, » les bénéficiaires.

On peut regarder comme l’un des résultats indirects de la crise d’Algésiras le rapprochement qui aboutit à la convention du 31 août 1907 entre la Russie et l’Angleterre. L’Angleterre et la Russie liquident leurs différends en Perse, en Mésopotamie, au Tibet. Le roi Edouard VII vient rendre visite au Tsar à Revel en juin 1908. Réalisé en 1902, l’accord anglo-russe eût été un événement capital ; même après les défaites de la Russie en Mandchourie, il avait encore de très heureux résultats. Il avait été préparé et rendu possible par une série de négociations qui avaient abouti à l’accord entre la Russie et le Japon (30 juillet 1907) et à l’accord entre la France et le Japon sur la base de l’intégrité chinoise (10 juin 1907). La convention, signée le 4 juillet 1910, établit, entre les deux adversaires de 1904, mieux que la paix, l’entente. Cet important résultat est en grande partie l’œuvre de M. Pichon et de notre ambassadeur à Tokio, M. Gérard. Ces accords ont pour effet de rendre à la Russie sa liberté d’action en Europe. A l’entrevue de Revel, elle se sépare de l’Autriche, rompt avec la politique de Mürzsteg et prépare avec l’Angleterre un programme de réformes pour la Macédoine qui, en hâtant la révolution turque (27 juillet 1908), allait provoquer une nouvelle crise européenne, un nouveau « conflit des alliances. »

Nous avons fait ici[5] l’histoire de cette crise de Bosnie qui remplit l’automne et l’hiver de 1908-1909. Il nous suffira de caractériser les répercussions qu’elle a eues sur les relations franco-allemandes. Depuis 1912 jusqu’à 1912, la politique européenne ne demeure pas une seule année sans conflit diplomatique ; le décor et le scénario varient, mais les acteurs restent les mêmes et font les mêmes gestes : ce sont les épisodes d’un drame qui se présente sous des formes diverses, mais dont le sujet ne change pas : la rivalité de l’Angleterre et de l’Allemagne et l’opposition de l’Allemagne et de la France en forment la trame. Dans la première phase, l’Allemagne engage un conflit sur le terrain marocain où la France est très forte ; elle est obligée de reculer. Dans la crise qui suit l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, au contraire, c’est l’Angleterre, la Russie et la France qui s’engagent trop à fond sur une question résolue d’avance. La Russie déclare dès l’origine qu’elle n’ira pas jusqu’à la guerre ; dès lors, elle se trouve désarmée. La crise se termine, sur une pression menaçante de l’Allemagne, par la retraite de la Russie et de la Triple Entente. C’est la revanche d’Algésiras.

La question marocaine subit le contre-coup de tous les incidens qui surgissent entre les deux groupes d’alliance. Tantôt elle passe au premier plan, comme au moment d’Algésiras, et l’Allemagne crée au Maroc des difficultés à la pénétration française ; tantôt au contraire, le Maroc apparaît à l’Allemagne comme un poids inutile qui alourdit sa politique pour un bénéfice très incertain. Après la crise aiguë d’Algésiras, il était apparu tout de suite que les stipulations de la Conférence, résultat de compromis péniblement élaborés et de concessions réciproques minutieusement dosées, seraient, dans la pratique, difficilement applicables. Le seul moyen d’exécuter l’Acte d’Algésiras dans son esprit était de ne pas l’exécuter dans sa lettre. Les incidens se multipliaient au Maroc, l’excitation contre les étrangers y grandissait, les assassinats d’Européens y devenaient fréquens, et il était évident qu’il en serait ainsi, tant que personne ne serait chargé d’y rétablir l’ordre. Le meurtre du docteur Mau champ à Marrakech (19 mars 1907) amenait l’occupation d’Oudjda par le général Lyautey. Le roghi menaçait Fez ; Raïssouli se créait une demi-indépendance dans les Djebala, enlevait le caïd Mac-Lean et jetait la terreur jusqu’aux portes de Tanger. La région de la Chaouïa s’agitait : le 30 juillet 1907, neuf ouvriers, dont cinq français, étaient tués, toute la population européenne était eu péril. Une escadre française mit à terre un corps de débarquement : ce fut le commencement de la campagne de six mois qui allait amener l’occupation de la Chaouïa. Les grands caïds de la région de Marrakech proclamaient sultan Mouley-Hafid, frère puîné d’Abd-el-Aziz (2 septembre 1907), qui appelait les tribus à la guerre sainte contre les Infidèles. On vit alors cette situation paradoxale. La mésintelligence franco-allemande était si vive qu’aussitôt Mouley-Hafid devint le sultan de l’Allemagne, qui, en mai, fit accueil, à Berlin, à ses envoyés officieux, tandis qu’Abd-el-Aziz, qui avait accepté l’Acte d’Algésiras et s’était mis d’accord, en septembre 1907, avec M. Regnault et le général Lyautey, pour en régler l’application, restait le sultan de la France. Protection toute platonique ! Les troupes du général d’Amade n’avaient qu’un pas à faire pour disperser la mahalla de l’usurpateur commandée par le caïd El-Glaoui, mais le gouvernement français ne leur permit pas de sortir des limites, cependant assez vagues, de la Chaouïa. Le Sultan qui s’était compromis avec nous n’était pas défendu par nous. Cette comédie finit par la note du 14 septembre 1908 qui réglait les conditions de la reconnaissance de Mouley-Hafid comme sultan par la France et l’Espagne. Mouley-Hafid s’engageait à reconnaître les engagemens pris par son frère et à désavouer la guerre sainte. Il n’y avait rien de changé au Maroc, sinon que l’application de l’Acte d’Algésiras était retardée de plus d’un an et qu’il était plus que jamais démontré que l’opposition de l’Allemagne à l’action organisatrice de la France était, au Maroc, nuisible à tous les intérêts. Nous en subissions, sur la frontière oranaise, les douloureux contre-coups (combat de Menabha, 14 avril 1908, 19 tués, 100 blessés ; combats de Bou-Denib, 1er et 6 septembre, etc.). La question marocaine restait une question européenne, une « surface de friction » entre la France et l’Allemagne. L’Allemagne ne nous pardonnait pas son insuccès d’Algésiras. Elle voulait tenir ouverte la question marocaine pour peser, à l’occasion, sur notre politique.

Cette occasion, elle crut la trouver le 26 septembre 1908 : ce fut le fameux incident des déserteurs qui provoqua tant d’émotion en France et en Europe. Les faits sont encore trop récens pour qu’il soit nécessaire de les rappeler. Cette fois encore, l’Allemagne avait mal choisi son terrain ; il fut évident, dès le premier jour, que l’opinion européenne n’était pas avec elle. La lettre de Guillaume II à lord Tweedmouth et la fameuse interview du Daily Telegraph avaient suscité en Allemagne un mouvement de colère si caractérisé qu’il parut vraisemblable que le chancelier cherchait au Maroc une diversion. Des six déserteurs, trois passaient pour allemands (l’un d’eux fut plus tard reconnu français), un était autrichien. Dès le premier jour, le comte Khevenhüller vint déclarer spirituellement à M. Pichon : « Je ne réclame pas mon déserteur. » On put se demander à Paris si le Cabinet de Berlin ne cherchait pas l’occasion d’une rupture. M. Clemenceau et M. Pichon, appuyés par l’unanimité de la presse et de l’opinion, se montrèrent, en ces circonstances critiques, les fermes gardiens de la dignité d’un grand pays qui, certes, est pacifique, mais qui croit aussi qu’il est, pour un peuple, des malheurs pires que la guerre ; ils exposèrent avec sang-froid le point de vue français et acceptèrent, dès l’abord, un arbitrage. Dans les premiers jours de novembre, l’empereur François-Joseph, recevant à Vienne son allié Guillaume II, lui demanda, avec une insistance très remarquée, la promesse que l’incident n’aurait pas de suites fâcheuses. Tout s’arrangea en effet par des protocoles satisfaisans pour nous (protocoles des 10 et 26 novembre) et par une sentence arbitrale de la Cour de La Haye (22 mai 1909 ; protocole du 29 mai). Une bonne sentence arbitrale est celle qui ne fait pas de mécontens : celle-ci fut donc bonne. Il ne resta, de l’incident, que le souvenir d’un procédé peu amical de l’Allemagne et le réconfortant exemple d’une résistance à la fois ferme et conciliante du gouvernement français.

On était alors au début de la crise de Bosnie. Le prince de Bülow voyait venir le moment où il pourrait trouver en Europe une revanche de sa déconvenue d’Algésiras, reprendre son rôle de direction et ressaisir ses alliés. Il sentait le besoin, pour avoir les mains libres, d’alléger sa politique du poids mort des chicanes marocaines. D’autre part, « en affirmant sa capacité de résistance, la France avait manifesté sa capacité d’entente. » Dès le la novembre, le chancelier prononce un discours conciliant ; des conversations officieuses ébauchent le projet d’une entente marocaine ; puis les négociations officielles sont engagées et marchent très vite. Le 8 février 1909, quelques heures avant l’arrivée d’Edouard VII à Berlin, l’accord est signé. Il définit les intérêts de la France et ceux de l’Allemagne au Maroc. Il s’agit « de faciliter l’exécution de l’Acte d’Algésiras : » Dans ce dessein : « Le gouvernement de la République française, entièrement attaché au maintien de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire chérifien, résolu à y sauvegarder l’égalité économique, et par suite à ne pas y entraver les intérêts commerciaux et industriels allemands ;

« Et le gouvernement impérial allemand, ne poursuivant que des intérêts économiques au Maroc, reconnaissant d’autre part que les intérêts politiques particuliers de la France y sont étroitement liés à la consolidation de l’ordre et de la paix intérieure, et décidé à ne pas entraver ces intérêts,

« Déclarent qu’ils ne poursuivront et n’encourageront aucune mesure de nature à créer en leur faveur ou en faveur d’une puissance quelconque un privilège économique et qu’ils chercheront à associer leurs nationaux dans les affaires dont ceux-ci pourront obtenir l’entreprise. »

Le sens de ce texte est clair. A la France, la tâche difficile d’établir au Maroc « l’ordre et la paix intérieure » sans lesquels il n’y a pas de commerce possible, mais à la France aussi les bénéfices de cette tâche, c’est-à-dire, sous une forme plus ou moins atténuée, et à une échéance plus ou moins lointaine, l’essentiel des attributions de la souveraineté. A l’Allemagne, une part dans les entreprises et dans les bénéfices matériels que les Français, en raison de leur prépondérance politique, seraient à même d’obtenir. Cependant, « aucun privilège économique ; » personne n’est exclu ; seulement, la France et l’Allemagne chercheront à « associer leurs nationaux. » Le lendemain de la signature de l’accord, le chancelier, recevant M. Jules Cambon, lui disait en substance : « Maintenant, le Maroc est un fruit qui mûrit pour vous et que vous êtes certains de cueillir ; nous ne vous demandons qu’une chose, c’est d’être patiens et de ménager l’opinion publique allemande. » Pourquoi l’accord de 1909, négocié si opportunément par M. Pichon et qui contenait, dans son texte, les élémens d’une entente définitive, n’a-t-il pas suffi à produire cette entente qu’il recelait en germe ? La question ainsi posée vient de faire, à la Chambre et au Sénat, soit dans la discussion publique, soit dans le rapport de M. Pierre Baudin, soit dans la presse, l’objet d’une discussion si approfondie que nous ne songeons pas, après tant d’autres et de plus qualifiés, à la reprendre. Nous nous bornerons, en nous inspirant de ce que nous avons dit jusqu’à présent, à quelques réflexions. La cause qui a empêché la déclaration de 1909 de produire tout son effet utile, il faut la chercher d’abord dans les raisons de politique générale que nous avons exposées. Les questions marocaines ne s’expliquent pas isolément, il faut les regarder en fonction de la situation générale de l’Europe. L’accord de 1909 ne peut pas être séparé de la crise européenne qui résulte de l’annexion de la Bosnie par l’Autriche-Hongrie. La crise se termine par un succès diplomatique de l’Allemagne et, dès qu’elle est finie, la presse pangermaniste ne tarde guère à remettre le Maroc sur le tapis, et l’on voit des Allemands travailler avec une nouvelle ardeur à obtenir une part du Maroc et à provoquer une intervention du Cabinet de Berlin. D’autres contradictions pesaient sur la pacification marocaine. Il y avait incompatibilité entre les impatiences des gens d’affaires allemands, soutenus par leur gouvernement, qui voulaient tirer un bénéfice immédiat de la mise en valeur de l’empire chérifien, et la nécessité de laisser la France y établir d’abord l’ordre et la sécurité. Il n’était guère possible, pour le moment, de faire mieux que de créer des sociétés internationales où la France aurait la plus grosse part et l’Allemagne une part importante des bénéfices ; mais ces bénéfices, il n’était pas possible de les réaliser dans des proportions intéressantes, tant que l’état intérieur du pays ne permettrait d’y entreprendre ni chemin de fer, ni routes, ni exploitations industrielles ou minières. D’ailleurs, il faut observer que ces associations d’intérêts français et allemands n’étaient pas sans soulever quelque inquiétude parmi les nationaux des autres pays, parmi les Anglais notamment, dont la part dans le commerce général du Maroc est beaucoup plus forte que celle des Allemands[6]. Il ne pouvait être question, il ne fut jamais question d’éliminer personne ; mais que tel ait été, d’une façon plus ou moins précise, le secret désir des Allemands, c’est ce que montre cette phase des négociations de l’été dernier où ils nous proposèrent une sorte de partage économique du Maroc. En résumé, et sans nous engager dans une discussion approfondie de la déclaration du 8 février, très fortement défendue par M. Pichon à la tribune du Sénat et très justement appréciée par M. Baudin, dans son rapport, il résulte de l’examen des faits et de tout ce qui a été dit, qu’il y a eu quelque lenteur dans la conclusion de l’accord financier avec le Maroc qui ne fut signé qu’en mars 1911, et surtout dans l’organisation de la mission militaire grâce à laquelle l’expédition de Fez aurait peut-être pu être évitée. Il reste que l’accord a été une étape nécessaire vers le Protectorat et qu’il a eu ce résultat très important de décourager les résistances locales en prouvant « au Sultan et aux chefs des tribus qu’ils n’avaient plus rien à espérer de l’antagonisme franco-allemand. »

Nous touchons maintenant aux origines proches de l’incident d’Agadir et du traité du 4 novembre 1911. La politique des associations d’intérêts entre la France et l’Allemagne, tant au Maroc qu’au Congo, recelait certaines contradictions qui n’étaient pas irréductibles, mais qui en rendaient l’application difficile ; cependant, la cause principale de son échec, c’est dans des raisons de politique intérieure qu’il la faut chercher. La commission du budget de 1910 a assumé, de ce chef, une lourde responsabilité en faisant échouer le consortium de la Ngoko-Sangha. L’échec, en quelques semaines, de tous les projets de collaboration économique franco-allemande (Ngoko-Sangha, chemin de fer Congo-Cameroun, chemins de fer marocains, chemin de fer en Asie Mineure) produisit naturellement une mauvaise impression à Berlin. L’expédition de Fez mit le comble à l’impatience du Cabinet de Berlin et à la nervosité de l’opinion. Comme en 1904, après l’accord franco-anglais, l’Allemagne ne fit pas d’objection précise à l’expédition de Fez, mais elle formula des réserves et s’apprêta à formuler des exigences. Dans le pays, les passions pangermanistes s’exaltaient, et le gouvernement était accusé de faiblesse et de complaisance envers la France. On ne se demandait pas si la pacification du Maroc, dont l’expédition de Fez était le commencement, n’était pas la condition nécessaire pour faire au Maroc des affaires et y engager des entreprises fructueuses ; on ne voyait que l’accroissement de puissance qui résulterait pour la France de la possession du Maroc, et on ne voulait pas savoir si l’occupation et la pacification d’un tel pays ne nous coûterait pas encore très cher avant de donner des bénéfices. On raisonnait sur le problème résolu alors qu’il reste à résoudre. L’état d’esprit de 1905 reparut : la France, qui avait payé le Maroc à l’Italie, à l’Espagne, à l’Angleterre, ne pouvait pas ne pas le payer à l’Allemagne aussi. « Rapportez-nous quelque chose, » dit M. de Kiderlen-Wæchter à M. Jules Cambon en le quittant à Kissingen. On apprit sur ces entrefaites que le retrait des troupes françaises de Fez allait commencer ; on n’aurait plus de prétexte pour réclamer une indemnité, ne valait-il pas mieux en finir avec cette obsédante question du Maroc et brusquer la solution ? La Panther reçut l’ordre d’aller mouiller devant Agadir (1er juillet). On espérait, suivant une méthode très pratiquée par la diplomatie allemande, se guider sur les circonstances et, selon l’attitude des gouvernemens de Paris et de Londres, selon le ton de la presse et de l’opinion en Europe et aux États-Unis, réclamer soit une compensation en Afrique ; au Congo par exemple, dont le nom avait déjà été prononcé dans des pourparlers officieux, soit obtenir cette région du Sous, avec son port d’Agadir, qui tente depuis longtemps les « coloniaux » allemands. L’attitude ferme, sur ce point, du gouvernement français, le discours de M. Lloyd George, le langage résolu du Cabinet de Londres, tirent promptement abandonner la seconde solution. On négocia donc Maroc contre Congo. Comment on aboutit au traité du 4 novembre, nous ne le raconterons pas ; ce serait entrer dans la polémique d’actualité. L’histoire de ces négociations, en l’absence même d’un Livre jaune, ne peut pas encore être écrite avec profit. Nous nous contenterons d’examiner la valeur du traité en lui-même et, à la lumière de tout ce que nous avons dit jusqu’ici, de tirer pour l’avenir quelques conclusions dans l’intérêt de la France et de la paix générale.


VIII

On l’a très bien dit, à la Chambre et au Sénat, le traité du 4 novembre vaut ce que, de part et d’autre, on le fera. S’il doit marquer le désistement complet et définitif de l’Allemagne dans la question marocaine, s’il nous donne vraiment toute liberté d’organiser un Maroc français où nous ne rencontrerons nos rivaux que dans la concurrence pacifique de l’industrie et du commerce, il nous apporte un avantage dont personne moins que nous ne contestera la valeur : en dix ans, nous aurions résolu la question marocaine et réalisé l’unité de l’Empire français de l’Afrique du Nord. Ce n’est pas sous cet angle que, pour conclure ces pages où nous avons voulu étudier, à propos de nos relations avec l’Allemagne, l’application et la valeur d’une méthode de politique extérieure, nous voudrions examiner le traité. Nul ne peut mesurer encore les difficultés que nous aurons à vaincre au Maroc, ni ce qu’il nous coûtera en hommes et en argent, mais il est acquis, d’ores et déjà, que ce Maroc qui nous échoit, incomplet, découronné de ses côtes septentrionales et grevé de lourdes hypothèques, nous l’avons payé trop cher. Entendons-nous bien : non pas trop cher pour ce qu’il vaut, mais trop cher en comparaison de ce qu’il aurait pu nous coûter en d’autres circonstances et avec une politique mieux dirigée. Nous avons subi huit années de crises, de secousses, d’alarmes, et nous voici revenus au point même par où nous aurions dû commencer si nous étions résolus à adopter cette méthode, d’ailleurs discutable, de libérer le Maroc en achetant par des compensations ou des échanges le désistement des puissances qui, de près ou de loin, pouvaient y faire obstacle à nos desseins. Nous payons le Maroc à l’Allemagne. Nous le payons cher, au prix de territoires qui, si éloignés et si peu habitables qu’ils soient pour les blancs, n’en étaient pas moins des territoires français, achetés du sang et des peines de nos explorateurs, de nos officiers et de nos colons, des efforts de nos diplomates, et qui réalisaient cette unité, à la fois réelle et symbolique, de notre empire africain que nous avions poursuivie avec ténacité et succès de 1880 à 1898. Les deux antennes allemandes qui séparent désormais en trois tronçons l’Afrique équatoriale française figurent sur la carte un recul de la France. Nous avions édifié tout notre empire colonial sans qu’il nous en coûtât rien parce que nous n’avions pas cessé, tout en nous engageant dans la politique d’expansion, de fixer sur l’Allemagne des yeux vigilans et de nous assurer par avance de ses dispositions. Puisque aujourd’hui nous sommes contraints d’en venir à payer, à l’Allemagne aussi, un Maroc incomplet, c’est donc que la méthode qui nous a conduits à ce résultat était défectueuse. M. de Bethmann-Hollweg disait le 5 décembre ; « M. Lloyd George a voulu préciser, dans son discours, sans aucun désir de provocation, que sur tous les points touchant aux intérêts anglais, l’Angleterre ne saurait être traitée comme si elle n’existait pas... Je réclame le même droit pour l’Allemagne. Quand je considère le passé, il me semble que les difficultés marocaines ont eu précisément pour origine le fait que ce droit ne fut pas accordé à l’Allemagne. » Nous payons trop cher parce que nous payons trop tard.

Les longues négociations, les concessions réciproques dont est sorti le traité du 4 novembre 1911, aboutissent en fait, sur bien des points, à enchevêtrer tellement, tant au Maroc qu’au Congo, les intérêts français et les intérêts allemands, qu’une bonne volonté commune sera nécessaire aux deux nations pour rendre la convention applicable et profitable. Pour l’Allemagne, la nouvelle délimitation, l’utilisation des deux antennes qui aboutissent au Congo et à la Sangha ; pour la France, l’administration et la mise en valeur de l’enclave comprise entre les deux pinces du homard, les communications à établir entre les trois tronçons de notre colonie équatoriale, l’aménagement de la voie de la Bénoué et des enclaves que l’Allemagne nous concède à bail, autant de questions délicates qui nécessiteront des conversations diplomatiques, des ententes sur place, des concessions réciproques, des tractations de toute nature. L’association d’intérêts français et allemands qui, dans l’affaire de la Ngoko-Sangha, avait si fort alarmé la commission du budget de 1910 est aujourd’hui inévitable, mais une partie du territoire sur lequel elle portera est devenu allemand. Beau résultat, en vérité ! Au Maroc, la question de la Banque, celle des travaux publics, de la liberté commerciale, et bien d’autres, peuvent devenir une source de difficultés fréquentes, si elles ne sont pas abordées dans un esprit de concorde et de paix ; la discorde entraverait notre œuvre au Maroc aussi bien que les affaires que les Allemands veulent y entreprendre. Les deux parties ont donc un intérêt puissant à vivre en bonne intelligence. On pourrait presque dire, en forçant un peu les termes, que le traité nous oblige à l’entente ou nous achemine au conflit. En tout cas, il nous oblige à des relations fréquentes, à des conversations diplomatiques multipliées, à des associations d’intérêts, et c’est dans ce sens que l’on a pu dire que le traité du 4 novembre n’est encore, lui aussi, qu’une étape ; il nous ramène, par des négociations nouvelles, à la méthode ancienne. C’est le danger du traité, comme c’en est peut-être l’avantage. Il eût été plus facile de continuer, après 1898, des conversations dignes et correctes avec l’Allemagne qu’il n’est aisé, après tant d’incidens pénibles, d’en reprendre le cours.

Et pourtant, n’est-il pas grand temps, pour la France, pour l’Allemagne, pour l’Europe, de sortir de cette période d’alarmes et de troubles qui dure depuis bientôt dix ans et qui n’a de comparable, dans l’histoire que nous venons de parcourir, que l’époque allant de la fin de la guerre aux approches du Congrès de Berlin. Chaque année presque, les deux nations passent par des jours d’angoisse où elles se demandent si elles ne vont pas, dans la plus épouvantable ruée d’hommes que le monde ait jamais vue, se jeter lune sur l’autre. L’opinion, des deux côtés des Vosges, s’énerve ; des deux côtés, certains journaux et certains partis se font une réclame de la surenchère patriotique. « A force de peindre le diable sur le mur, disait Bismarck, on finit par le faire apparaître. » Il ne faudrait pas mettre trop souvent à l’épreuve les nerfs de deux peuples qu’animent l’un contre l’autre de tels souvenirs, encore si récens. Deux grandes démocraties au travail ne vont pas à la guerre d’un cœur léger, mais elles peuvent y être entraînées, si leurs intérêts vitaux ou leurs sentimens profonds entrent en jeu. L’Allemagne est mécontente ; elle souffre ; elle traverse une crise intérieure, crise politique, sociale et économique à la fois, dont les origines complexes ont été fortement analysées par M. Moysset, dans un livre récent[7]. Un conflit latent dresse l’Allemagne industrielle et démocratique de l’Ouest et des grandes villes en face de la Prusse rurale, monarchique et féodale des hobereaux de l’Est. Les 4 millions de voix socialistes qui viennent de monter à la surface de la pâte électorale allemande sont l’indice du puissant levain d’aspirations libérales et de colères prolétariennes qui fermente dans les profondeurs obscures de ce peuple dont Bismarck a forgé une nation. Ce mécontentement sourd, s’il ne reçoit pas ses apaisemens à l’intérieur, peut faire irruption au dehors. Un courant belliqueux s’est manifesté au cours des derniers incidens et les excitations pangermanistes ont trouvé de l’écho chez un peuple qui saisit chaque occasion de montrer à ses maîtres un visage irrité. On raconte que, dernièrement, l’Empereur aurait dit : « Je ne connais que deux hommes en Allemagne qui ne soient pas pour la guerre, c’est le chancelier et moi. » Ce sont les timoniers du grand navire ! Si cette boutade répondait à une vérité, ce serait à une vérité d’apparence et de surface. L’Empereur, en restant pacifique, demeure l’interprète des volontés profondes de son peuple et le gardien de ses intérêts permanens. Mais si le vent de fronde qui se lève sur l’Allemagne allait jusqu’à mettre en question l’autorité de l’Empereur ou celle du roi de Prusse, il pourrait arriver que la guerre devînt, pour lui-même, une solution nécessaire. Il y a tout lieu d’espérer que les choses n’en viendront pas à cette extrémité et que Guillaume II restera, pour sa gloire et pour le bonheur de son peuple, ce qu’il a été jusqu’ici : l’Empereur de la Paix. Le chancelier M. de Bethmann-Hollweg, dont les discours et les actes rendent un son de loyauté et de sincérité, ne sera pas, pour son empereur, un conseiller belliqueux. Comme son maître, il voit bien ce que l’Allemagne pourrait perdre à la guerre, moins bien ce qu’elle pourrait y gagner.

Mais l’Empereur n’est pas seulement un ami de la paix, il souhaiterait d’être un ami de la France. Il le dit chaque fois que l’occasion s’offre à lui. Il le dit, en juin 1907, à M. Etienne, il le dit à tous les Français de marque qu’il se plaît à rencontrer et à accueillir, il le dit même à Coquelin et à Réjane. Au printemps dernier (1911) il disait, à un ambassadeur accrédité à Berlin, à peu près ceci : « Je suis inquiet pour l’été prochain. Je suis las de tendre la main à la France, qui ne veut pas la voir. » Voilà précisément le danger, et l’on s’étonne que l’esprit si compréhensif de l’Empereur ne soit pas, sur ce point, plus perspicace que l’opinion moyenne des Allemands. L’amitié ne s’impose pas, elle se gagne Cette main allemande qui lui est tendue, la France ne peut pas la prendre, et la manière dont elle s’offre nous indique assez que si nous la saisissions, notre geste serait interprété comme une nouvelle reconnaissance du traité de Francfort et comme une renonciation à des espérances que, le voulions-nous, nous ne serions pas libres d’abandonner. Des rapports corrects et loyaux, des échanges de vues sincères, des ententes même, s’il y a lieu, « de cas en cas, » ou encore des rivalités localisées et des différends passagers réglés dans un esprit d’équité et de concorde, voilà ce que l’Allemagne et la France se doivent l’une à l’autre ; mais, dans l’état actuel de l’Europe, rien de plus. C’est la méthode politique que nous avons suivie de 1871 à 1898, et c’est à elle que nous sommes conduits à revenir. Nos alliés et nos amis nous en donnent l’exemple. Les Russes, à Potsdam, l’année dernière, se sont mis d’accord avec l’Allemagne sur la question du chemin de fer de Bagdad ; ils ont fait ce que nous aurions dû faire, depuis longtemps, à propos de cette même question qui va se trouver réglée sans que nous en ayons tiré le bénéfice qu’elle comportait pour nous. Le gouvernement anglais, après la période de tension qui a suivi le discours de M. Lloyd George (21 juillet 1911), a exprimé à plusieurs reprises son désir d’arriver à une détente avec l’Allemagne et de ne pas se mettre en travers de ses projets, tant qu’ils ne léseront pas les intérêts directs de l’Angleterre. Sir Edouard Grey l’affirme dans son discours du 27 novembre : « S’il doit se produire en Afrique, dit-il, de vastes modifications territoriales résultant, il va de soi, de négociations conclues de bon gré avec d’autres puissances, nous n’y interviendrons pas comme concurrent ambitieux. Or, puisque nous n’interviendrons pas comme concurrent ambitieux, si l’Allemagne a à négocier des arrangemens amicaux avec d’autres pays étrangers en ce qui concerne l’Afrique, nous ne serons nullement désireux de nous mettre sur son chemin, pas plus que sur celui de ces autres Etats. Je crois que c’est là la politique de sagesse pour notre pays, et, si la sagesse politique consiste à ne pas nous lancer nous-mêmes dans de grands projets d’expansion, je crois que ce serait une erreur diplomatique et morale de nous livrer à une politique de dog in the manger (du chien qui se met dans la mangeoire du cheval pour l’empêcher de manger) à l’égard des autres. »

L’Angleterre avait un intérêt majeur à ce que la question du Maroc, à cause de sa position à l’entrée de la Méditerranée, ne fût pas réglée contre elle ou sans elle ; c’est d’abord dans le dessein de la régler qu’elle s’est entendue avec nous, à la condition que nous nous entendrions avec l’Espagne. Depuis lors, chaque difficulté européenne a fait l’objet, dans l’esprit le plus amical, d’un examen entre les Cabinets de Londres et de Paris, mais il n’existe entre les deux Etats aucun engagement général : qui dit amitié ne dit pas alliance. Interrogé à la Chambre des Communes, le 6 décembre, à propos des traités secrets, M. Asquith a répondu : « qu’il n’existe aucun traité secret avec la France en dehors de ceux qui ont été publiés, qu’il n’existe aucun accord secret qui mette l’Angleterre dans l’obligation de prêter assistance, sur terre ou sur mer, à une autre puissance. » Ainsi, dans chaque circonstance nouvelle, les deux gouvernemens, sans qu’aucun texte écrit les y oblige, se communiquent leurs points de vue et, si leurs intérêts sont conformes, recherchent les conditions de leur coopération. En politique, la permanence et l’importance des intérêts communs sont la mesure de la durée et de l’efficacité des ententes.

Ni l’Angleterre, ni non plus la France, n’ont l’intention, vis-à-vis de l’Allemagne, de jouer le rôle « du chien dans la mangeoire. » Mais encore faut-il que l’appétit du « cheval » qui mange ne soit pas démesuré. On voit se dessiner, en Allemagne, une théorie des droits de la force en matière d’expansion économique et coloniale qui, si le gouvernement la prenait pour règle, serait un danger pour la tranquillité de toutes les nations. Dans le fait que l’Allemagne a une pléthore de produits fabriqués à vendre, de grandes usines à alimenter en matières premières, un trop-plein d’émigrans à placer, certains publicistes allemands, vulgarisant les idées de quelques philosophes ou économistes, voient l’origine d’un droit, pour leur pays, à occuper de nouvelles terres, à ouvrir de nouveaux débouchés ; c’est la théorie du droit à l’expropriation des races incompétentes. Il y a des « surnations » comme il y a des « surhommes. » Ce n’est assurément pas en ce sens qu’il faut interpréter certains passages du discours de M. de Bethmann-Hollweg (5 décembre) : « Les autres nations doivent tenir compte des progrès de l’Allemagne. On ne peut arrêter ces progrès... Au fond des discussions passionnées qui existent dans bien des milieux allemands, on doit apercevoir le désir de l’Allemagne de faire son chemin dans le monde ; » mais les journaux pangermanistes liront de ce langage, parfaitement légitime et modéré, des conséquences inquiétantes. « Il y a cinq millions de baïonnettes derrière chaque commerçant allemand, » disait dernièrement la Post. L’armée et la marine mises au service du commerce, c’est la doctrine de l’impérialisme, celle de M. Joseph Chamberlain, adaptée à la force allemande : « l’Empire, c’est le commerce, » disait Joë. « Nous conquerrons nos colonies sur le Rhin, » disait Bismarck. Etrange et significative évolution ! Sous le second Empire, nous représentions la civilisation industrielle dans son éclat ; c’était nous, armés du principe napoléonien des nationalités, qui inquiétions l’Europe et troublions le monde ; nous croyions à une Allemagne idéaliste, à une Allemagne de philosophes, de poètes et de musiciens. Aujourd’hui, l’Allemagne est absorbée dans sa besogne matérielle ; les philosophes originaux y sont rares, rares aussi les grands écrivains, mais elle produit à foison des philologues et des exégètes, des chimistes et des physiciens, comme elle produit de l’acier, de la houille, des canons, de l’or, des hommes ; elle adore la force matérielle, la science et la richesse, et c’est elle aujourd’hui qui inquiète le monde.

Cette Allemagne nouvelle a pesé lourdement, dans ces dernières années, sur notre vie nationale. Mais qui pourrait dire combien, après nos grands déchiremens intérieurs, cette politique lancinante que l’Allemagne a pratiquée à notre égard aura été salutaire à notre relèvement matériel et à notre santé morale ? C’est en face d’une France en armes que s’est constituée, au temps des grands ancêtres, l’unité nationale allemande à laquelle Bismarck a donné son expression dans l’Empire ; de même, c’est la pression de l’Allemagne sur nos frontières mutilées qui sert d’aiguillon à notre vie nationale, qui en resserre la cohésion, qui nous prémunit contre les enchantemens mortels du pacifisme et de l’humanitarisme, qui nous éloigne des politiciens semeurs de haines et fauteurs de divisions, qui nous apprend, par une dure expérience, que le premier des biens, c’est, pour un peuple, l’indépendance, et la première des vertus, la volonté de vivre. L’Allemagne est pour notre moi national la lumière du non-moi. La génération nouvelle, celle qui n’a pas vu la guerre, est, nous ne disons pas plus patriote, mais autrement patriote que celle qui en avait subi les désastres après les avoir, en partie, mérités : celle-ci voulait la revanche d’une défaite, celle-là poursuit la réparation d’une injustice. La permanence de ce problème angoissant, qui se dresse en face de la France comme un remords et comme une espérance, est pour elle, en un certain sens, un immense bienfait : elle lui donne cette éducation du cœur dont toutes les nations ont besoin, car les nations, comme les individus, vivent de grandes pensées qui viennent du cœur. Aux heures douloureuses que nous venons de traverser, le pays tout entier a vibré à l’unisson d’un même sentiment ; cette unanimité d’un peuple dont tous les cœurs battent sur le même rythme, c’est la grande force des siècles démocratiques. Notre pays, une fois de plus, a vu plus juste et plus loin que son gouvernement ; il a redressé la direction au moment critique. Quand un de ces grands frissons passe sur la France, on peut tout lui demander : comme le souffle du vent du large est plus puissant que les voiles qui le recueillent et que les antennes qui l’orientent, ainsi l’élan de l’âme française domine ses gouvernemens successifs : il leur confère ce qu’ils ont, en dernière analyse, de vie pleine et de force immortelle. Mais il faut donner à ce peuple une politique qu’il comprenne, parce que c’est lui qui en est le support et lui qui en souffre, si elle est mauvaise. L’opinion est reine du monde, mais il faut l’éclairer et ne pas la tromper. Les anciennes monarchies pouvaient se livrer à des combinaisons subtiles, à des intrigues compliquées ; la méthode de Machiavel exige le gouvernement d’un seul, puisqu’elle postule le secret absolu. Telle ne peut pas être la politique d’une démocratie ; mais une démocratie peut avoir une politique. La nôtre, depuis plus de quarante ans, en dépit des « sollicitations téméraires ou jalouses, » n’a rien précipité, ni rien oublié : il arrive que la mémoire des peuples est plus longue que celle des rois, parce que les défaillances individuelles n’empêchent pas le dépôt sacré de se transmettre de la génération qui passe à celle qui vient. Que ceux qui gouvernent la France mettent donc leur confiance en elle ; elle les portera, s’ils la servent bien. « Il faut que la France soit forte et sage, disait Gortchakof à Gontaut-Biron, en 1872. Il faut qu’elle soit forte pour qu’elle puisse jouer dans le monde le rôle qui lui est assigné. »


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.
  2. Voyez la Revue du 1er août 1904 et notre ouvrage : 'la Lutte pour le Pacifique, p. 76 et suivantes.
  3. Le projet est exposé dans les Débats du 30 décembre 1905, qui reproduisent un article de M. Vico Mantegazza dans le Giornale d’Italia. Il y eut, en septembre 1895, un brusque voyage du ministre d’Italie, M. Gentile, à Fez où il se trouva avec M. de Tattenbach et le ministre anglais. Cf. Victor Bérard, l’Affaire marocaine, p. 61 (A. Colin, in-16).
  4. La Conférence d’Algésiras (Alcan, in-8). Cf., du même : la France et les alliances (Alcan, in-16, 3e édition).
  5. Voyez la Revue des 15 décembre 1908 et 15 juin 1909. Voyez aussi notre livre : l’Europe et la Jeune-Turquie (Perrin, in-8).
  6. La statistique de 1910 a donné les résultats suivans :
    ¬¬¬
    Commerce total 126 139 165 francs.
    Commerce français (45 pour 100) 56 890 595 —
    Commerce anglais (27 pour 100) 34 673 870 —
    Commerce allemand (13 pour 100) 16 611 104 —

    La proportion des différens pays dans l’importation et l’exportation se résume ainsi, pour la même année 1910 : ¬¬¬

    Importation Exportation
    P. 100 P. 100
    France 46 43
    Angleterre 33 19
    Allemagne 9 17

    (Extrait du rapport de M. Pierre Baudin.)

  7. L’Esprit public en Allemagne vingt ans après Bismarck (Alcan, in-8).