France, Algérie et colonies/France/08

LIbrairie Hachette et Cie (p. 441-452).


CHAPITRE VIII

ACCROISSEMENT DU PEUPLE FRANÇAIS. ÉMIGRATION.


1o Ce qui fait la force d’un peuple. — Trois choses font la force d’un peuple : un idéal, des mœurs simples, des familles fécondes.

Un idéal, national ou religieux. Un bourg de voleurs, au bord du Tibre jaune, est devenu Rome, la maîtresse du monde, par la fierté de ses grands et par l’orgueil de son nom ; dès que la cité des Sept-Collines eut dompté ses voisins, les Étrusques, les Latins, les Samnites, les Grecs campaniens, elle méprisa le reste des hommes. C’est le zèle de la Loi qui fit l’empire des Arabes, la haine du More qui fit l’Espagne, le fanatisme de secte qui fit les Yankees ; le dogme de l’infériorité des Velches vient de cimenter l’Allemagne ; la vision de Constantinople, la tentation de la mer et peut-être l’espoir du soleil de l’Inde poussent inexorablement la Russie vers le sud. La France eut aussi son rêve, la frontière du Rhin, songe pauvre et faux qui fut notre malheur ; et c’est à peine s’il s’éveille chez nous, peut-être trop tard, un nouvel idéal : l’empire de l’Afrique du Nord.

Des mœurs simples : les Romains furent longtemps un peuple frugal, dur, grossier, quelque peu barbare, et pour tout dire « auvergnat ». C’est alors qu’ils soumirent la Terre. Dès qu’ils connurent les Grecs, leur destin pencha ; en quelques années les rhéteurs, les joueurs de flûte, les baladins, les cuisiniers, les épileurs, les professeurs de bon ton, les flatteurs empoisonnèrent leur sang rustique ; il ne leur fallut plus seulement du pain, mais aussi des théâtres. Les peuples qui débordèrent ou débordent sur le Globe, Arabes du désert, Germains des bois, Turcs et Mongols des steppes, Slaves des plaines et des marais, Irlandais des bogs, Canadiens-Français bloqués par l’hiver, furent ou sont des nations ou rustiques ou pastorales, ayant pour tout palais la chaumière ou la tente. Le luxe est le plus redoutable des faux Dieux. Qui l’adore perd l’idéal, la virilité, la conscience ; comme homme de Sybaris il est vaincu par une feuille de rose ; eunuque autant qu’on peut l’être en dehors des sérails, il ne témoigne plus pour le juste, il ne lève point l’épée contre le superbe, il n’étend ses mains impures que pour les faux serments. Or la France, jadis agreste, devient de plus en plus l’asile et l’exemple du luxe ; sans les montagnes, dernier temple de la sainte simplicité, elle sacrifierait tout entière à l’autel des vœux stériles.

La fécondité des familles marche avec la simplicité des mœurs. C’est par elle que l’Angleterre, île étroite, a fondé vingt nations ; plus que des victoires de hasard elle donne à l’Allemagne la conscience de sa force ; elle promet à l’immense Russie, jadis petite Moscovie, la domination du Vieux Continent ; en Amérique, de 63 000 paysans abandonnés sur les quelques arpents de neige de M. de Voltaire, elle a fait en cent vingt ans un peuple de 1 800 000 hommes qui refoule ou submerge et noie les Anglais qui le pressent, ajoute des quartiers français aux villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre, couvre de villages le Far-West yankee et le Nord-Ouest canadien. Or, la France a parmi les nations de l’Europe le honteux « privilège » de l’infécondité.


2o Infécondité de la France. — La Révolution de 1789 a creusé dans notre histoire un gouffre si profond que la France d’aujourd’hui ne sait rien de la France d’autrefois, ou ne comprend plus ce qu’elle n’en ignore pas ; nous n’avons point d’amour pour notre vieille aïeule, qui fut belle et sans laquelle nous n’aurions pas vécu : malgré nous, c’est elle qui nous a faits ce que nous sommes.

Beaucoup de Français croient qu’il n’y avait rien en France avant ces dures années, ni mœurs, ni lois, ni vérités, ni grandeur ; ils n’y voient qu’une cour éclatante, des seigneurs dorés, des abbés obscènes, et, dans la pénombre, autour de Versailles, une espèce de forêt avec des hameaux taillables et corvéables à merci, le seigneur dans son château, le paysan dans sa tanière et le loup dans les bois. Cependant la France portait alors vingt-cinq millions de Français, presque tous des ruraux, car les villes, sans industrie, étaient petites ; et ces hommes obéissaient à des lois dont beaucoup, heureusement, sont mortes, mais dont plusieurs feraient bien de renaître.

Bien plus, il n’est pas absolument sûr qu’à l’aurore de la guerre de Cent Ans la France n’eût pas autant d’habitants qu’au seuil du dix-neuvième siècle. Certes, nos villes sont beaucoup plus grandes qu’en 1300, et parmi ces villes, tel baraquement immense où la vie déborde, entrepôts devant une forêt de mâts, assemblées d’usines, puits de houille, ateliers sans fin, n’était alors qu’un hameau, parfois qu’un désert ; et çà et là diverses contrées ont doublé, souvent même décuplé le nombre de leurs demeures ; mais aussi que de cités ont diminué ou disparu, que de monts, de plateaux, ont moins de maisons qu’il y a six cents ans ! Et les maisons, presque vides aujourd’hui dans la moitié de la France, étaient alors toutes pleines d’enfants.

La Peste Noire secoua ses poisons, et après ce fléau « dont bien la tierce partie du monde mourut », le canon, la dague et l’arquebuse, l’Anglais, l’Armagnac, le Bourguignon, le lansquenet, le protestant, le catholique, agrandirent démesurément les cimetières autour des églises de la France de saint Louis. Pendant deux siècles et demi de fatales années, la vie ne put racheter la mort. Et peu à peu la solitude étendait son froid empire sur le plus beau royaume du monde après celui du ciel.

Mais que sert d’interroger un passé muet ? Questionnons les nombres : non pas les nombres vrais, car il n’en est guère, mais les nombres probables.

Il y a cent ans, la France avait environ 24 millions d’hommes, l’Autriche 18 millions, la Russie 17 millions, l’Allemagne 15 millions.

Aujourd’hui, la France, augmentée seulement d’un tiers, est à peine égale à l’Autriche, qu’elle dépassait d’un quart en 1780 ; la Russie, accrue de son propre sang et par de grandes conquêtes, a près de 100 millions d’hommes, cinq à six fois les 17 millions d’il y a cent ans ; les Allemands ont triplé leur race en Allemagne même, en dépit d’un prodigieux épanchement d’émigrants ; et au delà du fossé dont une eau salée sans profonds abîmes ronge les falaises de craie, l’Angleterre, plus exubérante encore, colonise une partie de l’univers.

C’est que la France, jadis féconde, a cessé de l’être.

On soupçonne la cause principale de sa lenteur d’accroissement.

En France, la propriété n’est pas fixée dans quelques milliers de familles ; tous y ont accès, les enfants se partagent l’avoir paternel, généralement à lots égaux, et chez nous l’aîné ne spolie pas les puînés par droit de primogéniture. La majorité de la nation se compose de paysans maîtres du sol qu’ils retournent, et peu de ces campagnards connaissent la vraie misère, celle de l’Irlande et de la « libérale Angleterre », où il n’y a pas de paysans, mais seulement des seigneurs, des fermiers et des journaliers.

Ces lois sont l’équité même, et cependant elles pèsent lourdement sur la France : nous leur devons d’être un peuple stérile.

Dès que l’homme a sa vigne, son pré, son bois, son ruisseau, dès qu’il a fondé son royaume ou qu’il l’a mené jusqu’à la haie, jusqu’au fossé de ses vœux, il ressemble au conquérant qui redoute le démembrement de son empire. Il appréhende alors la famille qui, lui mort, dispersera son domaine. Heureux s’il n’a que des fils, héritiers de son nom ! Quand il a des filles, son clos passe à quelque étrangère lignée, dynastie sans durée comme sa devancière et comme toutes celles qu’elle précédera. Tous ces « royaumes » se brisent ou tombent en quenouille : histoire obscure et sans unité que celle de ces terres errant de maître en maître pour la fortune des hommes de loi. Les domaines devraient vivre des siècles, ils ne vivent que des années sans qu’une famille y laisse et sa trace et son nom. Que de Français n’ont pas de maison paternelle, soit qu’ils aient vu le jour dans le flottant caravansérail d’une ville aux rues passagères, soit que déjà la demeure natale ait changé de seigneur !

Ainsi nous bâtissons éternellement sur le sable.

Telle est la grande cause de l’infécondité de nos campagnes. L’excès du célibat, l’armée, les ordres ecclésiastiques sont tout à fait secondaires : telle race fertile a plus de célibataires que nous ; le recrutement pèse autant sur l’exubérante Allemagne et sur la grouillante Russie que sur la France ; enfin le Bas-Canada, sans rival pour la puissance des familles, donne au clergé la dîme de son sang : nulle nation, relativement, ne voue plus d’enfants à l’église, prêtres, nonnes et moines, peuple en dehors du peuple ; mais pourquoi le flétrir ? il y a, chez les hommes noirs et les pauvres filles, des cœurs chauds, des âmes dévorées d’idéal, et aussi des coupables pleurant leur faute : Quidquid peccatur lacrymarum fonte lavatur !

Aussi ne sort-il que peu d’enfants de la plupart de nos chaumières, disons de nos maisons des champs, puisque nos paysans sont riches, sauf dans les sols très indigents, sur certains plateaux et diverses montagnes. Qui sait combien de villageois regardent d’un œil louche les fils qui partageront leur enclos ? L’enfant supplémentaire entre dans la famille en étranger, presque en ennemi : la mère l’aimait déjà, mais le père le subit, il ne l’avait point désiré. Nos villes non plus ne sont pas fécondes et les mères n’y sont pas maternelles ; l’enfant naît à peine qu’il part en vagon pour la campagne, et souvent il n’en revient pas ; il y dépérit sur le sein mercenaire, par la négligence, l’avarice, la brutalité des faiseuses d’anges, comme on a nommé les nourrices sans amour pour leurs nourrissons. Heureusement qu’il nous reste, surtout dans les montagnes, des familles qui vont droit devant elles et qui croissent, pour leur propre force et pour l’honneur de la France.

Presque partout en plaine nous nous maintenons tout juste, si même nous ne diminuons, non par beaucoup de décès, mais par peu de naissances. C’est ce qui a lieu notamment dans le Lot-et-Garonne, le Tarn-et-Garonne, l’Eure, la Manche, l’Orne. Aujourd’hui le Tarn-et-Garonne a seize ou dix-sept mille habitants de moins qu’au commencement du règne de Louis-Philippe ; or il a tout à souhait, d’infatigables alluvions au long de la Garonne et du Tarn, des coteaux vinicoles, des vergers, des fruits savoureux, un air salubre, un soleil gai. L’Eure, plateaux fertiles ou prairies moelleuses, a perdu trente mille habitants depuis Bonaparte, premier consul. Pourtant le premier de ces départements émigre peu, et le second n’émigre point ; tous les deux sont riches, trop riches.

Les lieux de sol médiocre, où la vie, sans être dure, est plus difficile que dans les gras vallons ou les collines splendides, ont plus de naissances que les terres opimes, et le peuple y croît, bien que la mort entre plus facilement dans la chambre obscure, humide, mal close, mal odorante du pauvre que dans les appartements capitonnés du riche, et que son dail y fauche à plaisir dans une foule mal habillée, mal soignée, mal nourrie, insouciante et malpropre. Dans les contrées tout à fait misérables, comme aussi chez les ouvriers des villes, la population grandit aussi malgré les demeures sordides, les haillons, les repas sans suc, les vins fraudés, les épidémies.

Les départements féconds l’emportent encore un peu sur les stériles. Grâce à eux, 125 000 à 150 000 hommes s’ajoutent chaque année à la nation française, immigrants à part. Par malheur, cet accroissement, œuvre unique des champs, ne profite pas aux campagnes ; il est tout absorbé par la ville qui flatte et qui dévore. Des bois balsamiques, des pelouses d’en-haut, des roches salubres, du bord des fonts d’eau vive, de la lèvre des glaciers, notre race, comme aujourd’hui toutes les races de la Terre, descend au cloaque doré des cités. L’Auvergne, elle-même voit flétrir, dès la première ou la seconde génération, les familles rouges qu’elle mêle sans compter à la foule pâle des Parisiens.

Il y a cent ans, Paris ne faisait pas la cinquantième partie de la nation ; il fait aujourd’hui plus du dix-neuvième de la France, et presque le quinzième avec les pattes d’araignée, les tentacules de pieuvre qu’on nomme les faubourgs. Depuis 1789, Lyon a passé de 139 000 à 343 000 habitants, Marseille de 76 000 à 319 000, Bordeaux de 83 000 à 215 000, Lille de 13 000 à 163 000, Toulouse de 55 000 à 132 000, Saint-Étienne-en-Forez de 9 000 à 126 000 : ces villes ont doublé, triplé, ou même sont devenues treize à quatorze fois plus fortes pendant que le nombre des Français augmentait à peine d’un tiers. Partout, surtout au nord, nos cités sucent nos campagnes. Rien que de 1872 à 1876, Paris a gagné 137 000 habitants, sans les faubourgs, dont la croissance est énorme ; Bordeaux a augmenté de 21 000 âmes ; Lyon de 19 000, Saint-Étienne de 15 000, Nancy de 13 000, Reims de plus de 9 000, Roubaix de près de 8 000, Toulouse de près de 7 000, ainsi que Besançon. Le gain total des villes de plus de 30 000 habitants a été de 313 000 à 314 000 personnes, sur les 800 000 dont la France a crû durant ces quatre années ; le reste du gain, sinon plus encore, se partage entre les villes moyennes, les petites villes et les bourgs.

Tous les pays du monde, même ceux où la colonisation bâtit des fermes à milliers, souffrent de ce grand mal, notamment tout près de nous, et plus que nous, l’Angleterre, la Belgique et la Saxe ; mais la plupart des nations étant de lignée féconde, les villes enflent démesurément sans que la campagne maigrisse, tandis qu’en France elle maigrit et sèche en maint département. De 1872 à 1876, vingt départements ont diminué, de la Charente-Inférieure qui a perdu 25 personnes, à Vaucluse qui en a perdu 7 148 ; l’Orne a baissé de 5 724, le Lot de 4 892, la Manche de 4 866, l’Yonne de 4 538, l’Eure de 4 245, le Calvados de 3 792, les Basses-Alpes de 3 166, le Lot-et-Garonne de 2 369. Et si telles de ces contrées ont diminué par excès d’émigration, comme Vaucluse et les Basses-Alpes, presque toutes doivent leur déclin à la rareté des naissances. Tout au contraire, la plupart des départements en voie d’augmentation tirent leur surplus de la présence de villes industrielles ou commerçantes : la Seine, par exemple, a gagné 191 000 âmes, le Nord 72 000 ; la Loire 40 000, Meurthe-et-Moselle plus de 39 000, presque tous Alsaciens-Lorrains, le Rhône 35 000, le Pas-de-Calais 32 000, la Gironde 30 000, la Marne 22 000, Saône-et-Loire 16 000, etc., etc. Parmi les départements de peu d’industrie dont l’augmentation vient surtout de la fécondité des familles, l’honneur est au Finistère, qui a gagné 23 000 âmes ; puis viennent le Morbihan, augmenté de 16 000 ; l’Allier, grandi de 15 000.


3o Émigration. — L’émigration ne porte qu’une faible atteinte à la croissance intérieure de notre patrie, et par cela même elle grandit très peu la France du dehors. Avant 1870, cinq à dix mille Français nous quittaient tous les ans ; depuis, un nombre double ou triple d’émigrants abandonne chaque année le sol natal, presque tous avec regret. Est-il beaucoup de pays valant la France parmi ceux que les Français vont habiter ? Ce n’est point la terre des Yankees, trop froide ou trop chaude suivant la saison ; il y faut, coûte que coûte, baragouiner une langue étrangère, et l’on s’y trouve longtemps perdu dans une foule indifférente, hostile même, Scandinaves, Anglais hautains, Américains méprisants, Allemands devenus par la grâce de leurs docteurs les ennemis jurés de la France et des Français.

Ce n’est pas la Louisiane, où l’on parle encore un peu français, mais où l’on meurt beaucoup de la fièvre jaune.

Ce n’est pas l’Argentine, malgré la langue espagnole, sœur de la nôtre ; car, sauf au bord de son Parana, de son Uruguay et de son Paraguay, ce grand empire latin de l’avenir a pour tout attrait la Pampa, Beauce zébrée de Sahara ou Sahara zébré de Beauce, avec des îlots de sierras pelées, et, à l’horizon lointain, vers l’ouest, des montagnes sèches, nues, inhumaines, les Andes sans glaciers, versant à la plaine des torrents indignes de la sombre majesté d’une Cordillère aussi haute que le Sancy sur le Mont-Blanc.

Ce n’est pas le Brésil avec la sécheresse de ses provinces du nord, l’air étouffant de sa Beiramar. Ni les Antilles où le soleil terrasse, où la tiédeur énerve, où l’on fait peu fortune depuis qu’il ne suffit plus d’y cingler des Noirs. Ni le Canada, bien que français de langue, où nos hommes, ceux même du Nord, ont à braver des hivers inconnus du climat gaulois.

L’Algérie seule vaut la France pour les Français, du moins pour ceux du Midi : nous y retrouvons tous notre idiome, mais les Méridionaux y retrouvent de plus leur climat et toute leur nature sèche, grandiose même en sa petitesse, éclatante, harmonieuse, et, pour tout dire, provençale, italienne ou andalouse.

L’Amérique du Sud, notamment l’Argentine et la Bande Orientale, partagent nos émigrants avec les États-Unis et l’Algérie. Le Canada, les Antilles françaises, la Nouvelle-Calédonie attirent aussi quelques colons ; enfin, Allemagne à part, l’Europe qui nous entoure, Angleterre, Belgique, Suisse, Italie, Espagne, reçoit en assez grand nombre des Français, qui généralement ne nous reviennent pas.

Peu de départements concourent à cette expatriation.

La Normandie, le Poitou, la Saintonge, qui jadis émigraient plus que les autres provinces, ont cessé d’essaimer au delà des mers, lorsque le Canada, qu’elles colonisaient, tomba dans les mains anglaises.

Le pays de l’Adour, d’où les Béarnais et les Basques s’en vont en foule, et les départements garonnais à partir de Toulouse, envoient leurs enfants à l’Amérique espagnole ou portugaise, aux Antilles, à la Nouvelle-Orléans, à l’Algérie, à l’Espagne.

Les départements pyrénéens à l’orient de Toulouse, ceux du Rhône à partir de Lyon et ceux de la côte méditerranéenne émigrent beaucoup vers l’Algérie.

L’Est se porte surtout vers les États-Unis, mais depuis quelque temps l’Algérie attire aussi ses familles.

La Seine émigre partout.

Le Nord, le Nord-Ouest, l’Ouest de Brest à Bordeaux et le Centre ne vont point à l’étranger ; Paris est leur Californie dorée.

C’est en 1830 que l’émigration française apprit deux des routes qu’elle préfère aujourd’hui : cette année-là nous entrâmes en Algérie, et c’est alors aussi qu’apparurent dans les Basse-Pyrénées les recruteurs qui entraînèrent les premiers Basques et Béarnais vers la Plata. Avant 1830, les États-Unis, les Antilles et l’Amérique du Sud recevaient tous nos transfuges, alors bien moins qu’à présent, car nous n’avons jamais beaucoup essaimé au delà des mers. Nous n’eûmes de part active qu’à l’établissement des Antilles.

Il s’agissait surtout alors d’acheter et de fouetter des esclaves : la Garonne et l’Adour fournirent les planteurs, les intendants, les surveillants, les fouetteurs. Quant aux négriers, l’Europe en eût trouvé pour des plantations cent fois plus vastes, elle les trouverait encore. De la sorte, nous créâmes la Guadeloupe, la Martinique, diverses petites Antilles, la superbe Saint-Domingue, le sud de Cuba, la Trinité. Dans l’Océan des Indes, nous remplîmes Bourbon et l’île de France. Sur le continent d’Amérique, la France fut paresseuse, elle en porta la peine. Au lieu d’y semer à main libérale des paysans qui pouvaient devenir la nation prépondérante du Globe, à peine si elle jeta des centaines d’hommes en Acadie, dix à vingt mille colons au Canada et quelques aventuriers en Louisiane. Voilà pourquoi nous sommes petits sur la Terre. Toutefois, l’espoir nous reste : les continents ne sont pas pleins, l’émigration française, celle de France et celle du Canada, grandit à vue d’œil ; en se portant d’une part sur l’Afrique du Nord, d’autre part sur le Saint-Laurent, l’Outaouais, la Rivière Rouge, la Saskatchewan et la rivière de la Paix, elle peut nous faire encore une belle place au soleil.

Le grand exode français ne nous a pas donné de fils, il ne nous a fait que des ennemis. Quand Louis XIV révoqua l’Édit de Nantes, quatre cent mille protestants partirent : des paysans, des ouvriers, des industriels, des commerçants. Rien ne les arrêta, ni les dragons, ni la peur du bourreau, ni celle des galères. Nos cités les plus actives, nos meilleures usines et çà et là nos campagnes se dépeuplèrent.

Ce que nous perdîmes de nombre, de science, de sagesse et de vigueur, la Hollande, la Prusse, l’Angleterre, nos ennemis, nos envieux, le gagnèrent et s’en servirent contre nous. Les Huguenots montèrent sur les flottes qui nous disputaient l’Océan ; on en forma des régiments contre nous ; ils élevèrent des industries qui firent la splendeur de l’étranger, et c’est aux Calvinistes français que la Hollande dut l’essor de l’Afrique australe, de New-York et de Surinam.

Pourquoi faut-il qu’ils soient partis de France ? Et puisqu’ils ont fui, quel malheur que le hasard ne les ait pas jetés, comme les Puritains anglais, sur un monde à prendre au néant ! Quel malheur aussi qu’après 1789 tant d’émigrés aient marché dans l’Armée de Condé, tenté le sort à Quiberon ou mené les Vendéens au feu ! En partant avec ses tenanciers pour le Saint-Laurent, comme le faisaient les seigneurs sous Louis XIV et Louis XV, la noblesse d’alors eût doublé notre Canada.