France, Algérie et colonies/France/03/08
VIII. LE RHÔNE
1o Le Rhône en Suisse, le Léman. Le Rhône en France, la Camargue. — Des 9 867 000 hectares du bassin du Rhône, peuplés d’environ 4 500 000 hommes, plus de 9 millions appartiennent à la France ; le reste est à la Suisse, soit par le fleuve lui-même et ses affluents directs, soit par le Doubs, tributaire de la Saône.
C’est en Suisse que le Rhône prend naissance, à 1 753 mètres d’altitude, dans le canton du Valais, non loin des sources de l’Aar, de la Reuss, du Rhin et du Tessin. Il part d’un grand glacier appuyé sur la Furka ; plus ou moins abondant suivant ce que la chaleur délaie de frimas sur des montagnes de 3 000 à 3 600 mètres, le torrent de ce glacier, digne du fleuve superbe qu’il inaugure, dévore brusquement un tout petit ruisseau fait de trois sources ; et c’est ce ruisseau que les montagnards du Haut Valais élèvent à la dignité de père du Rhône : dans leur mauvais patois allemand ils l’appellent Rothe ou Rotten.
Ainsi commence notre beau Rhône, qui, d’après les poètes anciens, naissait près des Colonnes du Soleil, aux portes de la Nuit éternelle.
L’Oberland, le Mont-Rose, inclinent vers lui de vastes champs de froidure. L’Oberland lui envoie par la Massa le tribut du glacier d’Aletsch, le premier des Alpes, ayant 23 kilomètres de long sur 1 800 à 2 000 mètres de large, et 14 000 hectares d’étendue ; ce prodigieux bloc de glace, puissant, croit-on, de plus de 30 milliards de mètres cubes, abreuverait pendant au moins dix-huit mois la Seine telle qu’elle passe devant Paris. Le Mont-Rose, dont une cime (4 658 mètres) est inférieure au seul Mont-Blanc dans toutes les Alpes, lui décoche la Vièg, qui, de par les 30 000 hectares de glace de son bassin, l’emporte peut-être au confluent sur le Rhône. La Navisanche, la Borgne, la Dranse du Valais, qui a 15 362 hectares de glace éternelle dans un bassin de moins de 64 000 hectares, lui mènent les eaux des glaciers étincelants accrochés à la magnifique chaîne qui, du Cervin au Mont-Blanc, sépare le Valais du Piémont. Vers Sierre, au-dessus de Sion, capitale du Valais, la langue germaine disparaît et le Rhône est déjà français par l’idiome de ses riverains. Vers Saint-Maurice, il quitte sa vallée supérieure par la Porte du Valais, passage étroit entre deux belles montagnes, la Dent de Morcles, pic vaudois, et la Dent du Midi, pic valaisan, puis il court vers le lac de Genève ou Léman, à travers une plaine marécageuse qu’il a lentement fondée, que toujours il augmente. De ce côté d’amont le Léman a perdu 8 kilomètres ; du côté d’aval il en a perdu 15, de Genève au fort de l’Écluse.
C’est près du fameux château de Chillon que le Rhône entre dans le lac de Genève après avoir reçu les eaux de 265 glaciers. Le lac de Genève ou Léman, suisse par sa rive septentrionale, est savoisien et français par presque toute sa rive méridionale. Dans un cirque de montagnes d’une grande magnificence, Alpes, Jura, Jorat, sa longueur est de 75 kilomètres, et jadis elle fut de plus de 100 ; sa largeur varie entre 2 181 et 13 935 mètres ; son pourtour est de 152 kilomètres, sa surface de 57 784 hectares ; ayant 334 mètres de plus grande profondeur et 375 mètres d’altitude, il ne descend pas tout à fait au niveau de la mer. Ses bords charmants, sous un climat tempéré par l’abri des monts et par les eaux du lac lui-même, se relèvent au nord en coteaux qui portent les meilleurs vignobles de la Suisse. Sur le rivage français, beaucoup plus haut, moins soleilleux, plus rude, plus froid, qui ne regarde pas le midi comme le bord helvétique, mais le plein nord, des châtaigniers, des noyers magnifiques, des forêts de cerisiers, de hautes vignes, des prairies font la parure des villages ; Évian, ville de bains, et Thonon, ses deux seules cités, n’ont point la gaîté de Lausanne, de Vevey, de Montreux, de Clarens, qui brillent vis-à-vis d’elles sur le rivage vaudois.
L’arc de cercle du Léman se termine à Genève. Là le Rhône sort de la petite mer intérieure par des eaux d’un bleu merveilleux, l’idéal d’une rivière à la fois limpide et rapide. À l’étiage absolu, ce déversoir épanche encore 65 à 70 mètres cubes par seconde ; 82 à l’étiage ordinaire ; 200 en basses eaux, 575 en grande crue, 270 pour la moyenne de l’année : et en s’en tenant à ce dernier volume, en le supposant toujours le même pendant onze années, il faudrait tout ce temps au lac pour se vider s’il ne recevait, du premier au dernier jour, ni flot de torrent, ni goutte de pluie, ni flocon de neige, ni cristal de grésil.
À peine sorti de la conque du Léman, le fleuve passe, à l’étiage extrême, de 65 ou 70 à 100 mètres cubes d’eau par l’arrivée des flots jaunes de l’Arve. Les deux grands courants, l’Arve terreux, le Rhône azuré, se frôlent d’abord sans s’unir : quand le mariage est consommé, le fleuve a perdu sa transparence bleue.
À son entrée en France, le Rhône, déjà très abondant, a reçu en Suisse les eaux de 103 700 hectares de glaciers, et par l’Arve la plus grande part des frimas du Mont-Blanc. Chez nous, : il est d’abord tourmenté par l’intime rapprochement du Jura et des monts de la Savoie ; longtemps leurs parois l’étranglent. Au-dessus du fort de l’Écluse, près de Bellegarde, il disparaissait même en eau basse dans des cavernes crayeuses, entre le mont Vuache ou Chaumont et le Grand Crédo. Dans les eaux ordinaires, le fleuve, montant le long des parois, cachait cette lacune apparente de son cours, la Perte du Rhône, qui n’existe plus : dans un but de commerce, pour le flottage des bois, on a fait sauter la voûte sous laquelle s’engouffraient les eaux ; et dans un but d’industrie, on a ravi par un canal, un peu en amont de la Perte, un minimum de 61 mètres cubes par seconde, qui d’ailleurs reviennent au Rhône à moins d’un kilomètre en aval, à l’issue d’un tunnel, par une chute de 12 à 14 mètres. Ce canal développe une force motrice de six à huit mille chevaux-vapeur que de longs câbles, d’immenses poulies, font monter à 130 mètres de hauteur, sur le plateau de Bellegarde où l’on projette une grande ville industrielle. En amont, en aval de la Perte, le Rhône, tout puissant qu’il soit, n’a parfois qu’une apparence de ruisseau : au pas de Malpertuis, par exemple, sa largeur n’est que de six mètres.
Comprimé par les roches du Jura au nord, et au sud par des parois qui sous d’autres noms sont encore Jura, changeant à chaque instant de rapidité, de largeur, de profondeur, il va frôler à Culoz le pied du Grand-Colombier, et mouiller le rocher qui porte la vieille chartreuse et le fort de Pierre-Châtel. Ses derniers étranglements sont aux roches du Bois du Mont, près de Lhuis, où il se réduit à 36 mètres, et au Pont du Saut, où il forme un rapide qu’on a rendu moins périlleux.
Il ne suivit pas toujours ces chemins difficiles conquis sur la roche par le plus patient des ouvriers, l’eau, qui n’a ni sommeil, ni repos, ni chômage. Il coula vers les lieux qu’arrose aujourd’hui l’Isère, comme le montre l’espèce d’avenue qui mène de Seyssel à Montmélian par le lac du Bourget et Chambéry ; puis il s’égara de larges graviers, fils des moraines, où nous voyons à présent des tourbes, des marais ; il courut alors où serpente la Save, petit ruisseau, et où passe la Bourbre, petite rivière, vers Morestel, Bourgoin et la Verpillière. Au-dessus du confluent de l’Ain, le Rhône sort enfin de ces tortueux passages sciés dans la pierre. Devenu tout à coup très large, parfois même de deux à trois kilomètres, il se disperse en bras, entre des îles basses qu’on appelle des lônes[1], terres de peu de consistance où nul ne sème ni ne moissonne ; leurs sables et leurs graviers portent, avec le saule, l’arbre vert, élancé, flexible au vent, mais sans couronne et sans branches étalées, le peuplier, qu’on trouve partout en France.
À Lyon, par 162 mètres, la Saône, bien que très inférieure au plus fougueux de nos fleuves, le tord droit au sud, tandis que depuis sa source il courait du nord-est au sud-est, non sans grands détours. Et de plus, elle contribue singulièrement à régulariser le grand torrent des Alpes et du Jura au-dessous de la cité qui les voit se réunir : c’est en été que le Rhône a le plus d’abondance, grâce à la fonte des neiges de la montagne, et précisément alors la Saône arrive à son minimum ; en revanche, pendant la saison d’hiver, le Rhône est au plus bas, tandis que la Saône verse en moyenne quatre ou cinq fois plus d’eau qu’en été. Il résulte de là qu’en aval de Lyon le fleuve fait de la rencontre du Rhône et de la Saône varie peu dans son débit moyen. Lyon, la cité de la soie, première ville de France après Paris, a tout l’aspect d’une grande capitale : sur un beau fleuve et sur une belle rivière, avec des faubourgs escaladant des escarpements de 100 à 150 mètres, une seule chose lui manque et manque encore plus à Paris, les grands navires de Marseille et de Bordeaux, ou même les bricks de Nantes. Si le Rhône lyonnais avait souffert des vaisseaux comme la Garonne ou la Tamise, Lyon, située sur un des grands chemins du Nord au Midi, dans une contrée magnifique, serait devenue l’une des métropoles de l’Europe ; elle eût régné sur la France, sans doute aussi sur la Suisse, et peut-être par Belfort sur le Rhin moyen, et par la Savoie sur la Haute-Italie. Les ponts que le fleuve y mord ont de 200 à 350 mètres, portée double de celle des ponts de la Saône.
De Lyon à la Méditerranée, le Rhône, courant au sud, baigne Givors, ville industrielle, puis lèche de sa rive droite les assises les plus basses du Pilat, tandis que sa rive gauche touche Vienne, où sont encore debout quelques monuments élevés par Rome. En aval de Vienne, des collines de la rive droite, coule un vin généreux, le cru de la Côte-Rôtie, muri dans les clos d’Ampuis, près de Condrieu.
Le fleuve rencontre ensuite Tournon, dont le collège eut 2 000 élèves ; Tain, qui possède le glorieux vignoble de l’Ermitage, le premier de la « Côte du Rhône » ; et la ville de Valence. Peu à peu, de détour en détour, entre les monts de l’Ardèche et ceux de la Drôme, le ciel devient plus clément, les teintes plus chaudes. Vers Beauchastel, près de la Voulte, apparaissent les premiers oliviers. Le Rhône laisse à droite Rochemaure, son volcan éteint de Chenavari et son funeste plateau de Pujaut, où apparut d’abord le phylloxéra, en 1865 ; il laisse à gauche Montélimar. Bientôt, après avoir passé devant l’épiscopale Viviers, qui donna son nom au Vivarais, vers Donzère et Bourg-Saint-Andéol, on sent qu’on entre tout à fait dans le clair Midi. Là s’acheva le Rhône, sur un golfe de la mer qui pénétrait dans le continent de France, ayant à l’occident les Cévennes, à l’orient les Alpes ; les plaines du Comtat et celles de Tarascon-Beaucaire sont une vieille Camargue.
Au Pont-Saint-Esprit, le fleuve frappe avec violence les piles d’un pont de 21 arches (xiiie siècle) qui a 840 mètres ; il passe à quelques kilomètres d’Orange, ville à monuments romains, puis coule devant Avignon, dans une plaine aussi féconde que belle qui voit le Ventoux, les monts de Vaucluse, le Lubéron, et qui boit les canaux de la Sorgues et de la Durance. Sans le mistral, Avignon serait un Paradis Terrestre. Au-dessous de cet ancien séjour des papes, il sépare Tarascon de Beaucaire, dont jadis la foire attirait les trafiquants de tous les pays de la Chrétienté comme de l’Islam. C’est à Fourques, près d’Arles, que le fleuve se bifurque. Arles, célèbre par ses femmes splendides, n’est plus la reine des Gaules, comme à la fin de l’Empire romain, quand elle assemblait vingt mille spectateurs dans l’amphithéâtre dont elle montre encore les ruines, qu’elle réunissait dans son port « les trésors de l’Orient, les parfums de l’Arabie, les délicatesses de l’Assyrie, les denrées de l’Afrique, les coursiers de l’Espagne et les armes des Gaules ». Aujourd’hui, par la faute des embouchures du Rhône, son port est vide, ses rues désertes.
Des deux bras du Rhône inférieur, celui de gauche, le bras d’Arles, le Grand Rhône, s’empare des 86 centièmes du fleuve ; 14 centièmes s’écoulent par le bras droit ou Petit Rhône, que le castor n’a pas abandonné tout à fait et qui passe à Saint-Gilles, cité cinq fois moindre qu’au dixième siècle, puis s’engloutit dans la Méditerranée près du bourg fiévreux des Saintes-Maries-de-la-Mer. L’un et l’autre bras coulent d’abord à l’ombre des saules et des ormeaux blancs, puis il n’y a que des arbustes sur leur rive, enfin, près de la mer, les broussailles mêmes disparaissent et le roi de nos fleuves se termine au milieu des joncs. Dans la terre molle dont il a comblé son ancien golfe, il a souvent varié de cours et varié d’embouchure : il se versa, par exemple, dans l’étang de Mauguio, à l’époque où cet étang sommeillait aux lieux devenus depuis la vaseuse campagne d’Aigues-Mortes. En 1711, la branche qui est aujourd’hui le Grand Rhône passait dans le lit, maintenant délaissé, qu’on appelle Bras de Fer ou Canal du Japon ; ce chenal s’envasant de plus en plus, l’eau prit une autre route, celle du Bras des Lônes, et, profitant d’une tranchée de dessèchement qu’elle élargit à sa taille, ouvrit en treize années le passage qu’elle suit à l’heure présente jusqu’aux graus de son embouchure
Ἄριστον μὲν ὕδωρ, a dit Pindare ; « rien ne vaut l’eau. » Souverainement belle, elle est aussi souverainement forte, bien que toujours brisée, toujours fuyante et toujours ondoyante ; quand elle glisse ou tombe, elle arrache et transporte la matière des continents ; quand elle tourne ou s’arrête, dans les replis, les dormants, les lacs ou la mer, elle dépose lentement le sable et la roche des terres futures. Goutte, ruisseau, rivière, fleuve, torrent, trombe, voyage calme ou course effrénée, elle fait, défait, refait le lieu de notre court passage, et chaque seconde qui se perd derrière nous dans le gouffre donne à l’eau des monts comme à l’eau des mers le temps de changer un peu la forme de notre séjour.
Le Rhône, fils impatient des Alpes, travaille plus que tout autre courant de France à ce cycle éternel. Jadis, quand la montagne était plus haute, il combla, près de son lieu de naissance, une grande partie du lac dont le reste se nomme Léman, lac qu’il continue à diminuer en amont, que même il effacera tout à fait du Bouveret à Genève ; en bas, il créa la plaine du Comtat, la Crau et le littoral maremmatique du Languedoc, jusqu’à Cette, au pied du mont Saint-Clair ; il fit aussi la Camargue et l’agrandit sous nos yeux par les 21 millions de mètres cubes de limon qu’il traîne annuellement à sa suite, boue capable de déposer cent hectares de terre dans vingt et un mètres de mer. Depuis les empereurs romains, le Rhône a gagné 16 mètres par an sur la Méditerranée, et constamment il forme de nouveaux teys, îlots d’alluvions autour du moindre point d’attache, sous-roche, piquet, tronc d’arbre, épave ou carcasse de navire.
La Camargue ou delta du Rhône, entre le Grand Rhône, le Petit Rhône et la Méditerranée, ne porte aucune colline sur les 75 000 hectares dont elle a diminué les eaux bleues : où le flot n’entourait pas d’îles, la moderne alluvion n’environne pas de coteaux. Les berges, les levées des deux fleuves, les talus des ruisseaux et des tranchées, les rives des étangs, sont les seuls ressauts de ce marais mélancolique où le mistral secoue des arbres verruqueux et des plantes amères, filles d’un limon salé.
La France n’a pas su profiter encore de ce cadeau fait par le Rhône au nom des Alpes, du Jura, des Cévennes. À cette Hollande quelque peu méridionale, et par cela même plus féconde mais aussi plus malsalubre que la vraie Néerlande, il manque les Néerlandais, ces hommes-castors qui ont retiré des eaux deux pays : en Europe, leur propre Hollande, et sous un ciel plus chaud, dans l’Amérique du Sud, la Guyane vaseuse où dorment les criques du Surinam. Nous possédons ici plus de terreau que dans tel de nos grands départements, mais ces terres sont presque toutes salées : ce qui n’aurait pas lieu si les Rhônes laissés à eux-mêmes, inondaient comme jadis la Camargue une ou plusieurs fois par an. Depuis l’établissement des aigues, ils n’ont que rarement l’occasion de laver le marais provençal ; il leur faut pour cela des crues exceptionnelles. Quant aux étangs, ils pourrissent, ayant cessé d’être avivés par l’eau du fleuve qui en renouvelait les flots, en même temps qu’il les comblait peu à peu. Et, pour ne rien céler des malheurs de ce delta, certaines ruines feraient croire qu’il fut plus riant, plus opulent, beaucoup moins vide, quand on n’avait pas encore enchaîné les branches du Rhône inférieur.
Pour le moment, 15 000 hectares cultivés en 200 mas ou fermes, ce n’est encore que le cinquième de la Camargue ; 30 000 hectares sont en bas-fonds où bourdonne le moustique, en sansouires d’où l’eau de mer a disparu mais où le sel est resté, en dunes où croit le tamaris, en pâtures salées que tondent de petits chevaux blancs, des taureaux noirs et 200 000 moutons. 30 000 hectares sont aux étangs, à la boue que piétinent des flamants, aux joncs, aux roseaux, et il en sort des miasmes : la fièvre, heureusement, y heurte à peu de portes, car le delta du Rhône est désert ; sa seule et triste bourgade, les Saintes-Maries-de-la-Mer, n’a pas 10 000 habitants, marins, douaniers, fonctionnaires que séparent du monde la mer, deux fleuves sans ponts et la Camargue elle-même à ses divers degrés d’inconsistance. Le plus vaste de ces étangs, le Valcarès ou Vaccarès (l’étang des Vaches), a 12 000 hectares, 21 000 y compris les lagunes qui communiquent avec lui : c’est un Morbihan provençal sans roches, sans îles, sans mégalithes, sans verdure entretenue par les brumes du puissant Atlantique ; de fait, les Provençaux le nomment la Petite Mer (Pichoto Mar), et c’est justement ce que signifie le mot breton de Morbihan. Ses eaux vont à la mer par des afoux, graus ou passages à travers le cordon des dunes.
Le Rhône proprement dit est long de 812 kilomètres seulement ; mais de la fin du Grand Rhône à la source de la Saône il y a 860 kilomètres, et 1 025 jusqu’à la source du Doubs, ce qui est à peu près la longueur de la Loire. Il tombe sur son bassin 950 millimètres de pluie, la moyenne de la France n’étant que de 770, et il reçoit tant de glaciers, tant de fontaines, qu’il est de beaucoup le premier fleuve français, et même l’un des plus grands de l’Europe. Au niveau le plus bas de l’année, en hiver, quand les sources de la montagne sont glacées et qu’un faible soleil tire peu d’eau laiteuse de la neige éternelle, il confie encore à la mer 550 mètres cubes par seconde : plus de quatre fois l’étiage de la Loire au-dessous du confluent de la Maine, cinq à six fois le minimum de la Seine à Rouen, six à sept fois l’étiage réuni de la Garonne et de la Dordogne. Aux eaux moyennes, il écoule 1 718 mètres par seconde, disent les uns, 2 000 ou même 2 603, disent les autres. Dans les grands débordements, quand le milieu du courant fuit avec une vitesse de plus de dix kilomètres par heure, c’est 12 000 mètres cubes d’eaux qui tourbillonnent. Pourtant, d’une part, le Léman sert de régulateur au Rhône, puisqu’il reçoit jusqu’à 4 400 mètres par seconde et n’en verse alors au seuil de Genève que 575, soit 525 mètres par seconde enlevés à la crue ; et d’autre part, les affluents d’en bas, émus par un autre climat que les affluents d’en haut, débordent rarement en même temps qu’eux. Or, le seul département de l’Ardèche peut jeter à la rigueur dans le fleuve, par la Cance, le Doux, l’Erieux, l’Ouvèze, l’Ardèche, quatorze à quinze mille mètres cubes par seconde, tout un Mississipi. La Drôme, l’Aigues, la Cèze, le Gard, la Durance réunies en apporteraient encore plus, tous les tributaires du Rhône inférieur étant également redoutables par leurs immenses écarts de volume.
Malgré sa masse d’eau, le Rhône porte peu de bateaux, très peu de navires. En amont de Lyon, le lit est trop raboteux, le fleuve ou plutôt le torrent trop âpre, trop fantasque et sauvage ; de Lyon à Arles, le courant est fort rapide ; au-dessous d’Arles le Grand Rhône a des vases mouvantes, et pour entrer en mer des boues capricieuses, funestes aux navires. Si le travail des alluvions n’engorgeait pas tellement le bas de la rivière, Arles serait un Bordeaux ou un Anvers. Sous les Romains, quand les galères les plus lourdes pesaient à peine autant sur le flot que nos bricks les plus légers, on cheminait aisément sur le Rhône jusqu’à la mer, alors deux fois plus voisine ; et Arles put devenir la Rome des Gaules.
On a voulu, sinon rendre à cette cité le rang qu’elle a perdu, au moins la mettre en relations suivies avec la mer, elle, et s’il est possible avec Lyon, et par cela même avec la Saône jusqu’aux canaux qui l’unissent à la Loire, à la Seine, au Rhin, — et bientôt à la Meuse par le canal de l’Est. Renonçant au canal d’Arles à Bouc, qui n’a que 2 mètres d’eau, l’on a creusé, du Grand Rhône à la Méditerranée, à partir de 1863, un canal de grande navigation, long de 4 kilomètres, large de 60 mètres, profond de 6. Il se nomme Canal Saint-Louis, d’après une tour construite il y aura bientôt 150 ans au bord même des vagues, et qui de nos jours se dresse en plein continent, à 8 000 mètres du rivage. Malheureusement, cette belle voie de batellerie s’ouvre sur des eaux qui s’envasent, le golfe de Fos ou anse du Repos.
Si le Rhône se navigue malaisément, il est de force à changer sa vallée et au loin tout le pays en jardins de verdure, ainsi que le fait déjà la Durance, et beaucoup plus qu’elle puisqu’il roule beaucoup plus d’eau. On ne l’utilise pas encore. La première grande artère d’irrigation qu’il remplira sera sans doute le Canal du Rhône, qui partira des Roches de Condrieu, non loin de Vienne, et finira vers Narbonne après avoir franchi le fleuve en siphon près de Mornas. Il aura 450 000 mètres de long, rigoles à part ; il portera de 30 à 60 mètres cubes d’eau par seconde, selon qu’on en aura décidé, et versera la vie à 100 000 ou 200 000 hectares de campagnes poudreuses : Valence, Montélimar, Uzès, Nîmes, Montpellier, Béziers, lui devront un jour leurs huertas.
2o Affluents du Rhône entre le Léman et la Saône. — De Genève à Lyon, le Rhône reçoit l’Arve, la Valserine, le Fier, le canal de Savières et l’Ain. Avant Genève, deux rivières françaises, la Dranse de Savoie et la Versoix, entrent dans le Léman.
La Dranse de Savoie (45 kilomètres) est formée, comme celle du Valais, de la rencontre de deux Dranse — Dranse ou Drance, dans ces montagnes, désigne de nombreux torrents. — Elle parcourt une vallée calcaire de l’ancien pays de Chablais. C’est entre Évian et Thonon qu’elle déchire le bleu cristal du Léman.
La Versoix, suisse par son embouchure, française par son origine, qui est fort belle, est une rivière du Jura. Elle jaillit à 8 kilomètres au nord-est de Gex, à Divonne, dont le nom se retrouve dans la magnifique fontaine de Cahors. Ses trois sources, montant du sable, versent par seconde près de 1 000 litres d’une eau très froide, à 6 degrés 1/2 : onde idéalement pure, descendue, dit-on, par une route souterraine, du lointain lac des Rousses, qui sommeille, à plus de 1 100 mètres au-dessus des mers, sur un plateau du Jura.
L’Arve (100 kilomètres), fille du Mont-Blanc, descend avec une telle rapidité de la lèvre du glacier d’Argentière, sa véritable origine, qu’elle n’est plus qu’à 1 050 mètres d’altitude devant Chamounix, bourg plus visité que mainte capitale, car il y vient chaque année des milliers d’hommes pour voir le colosse des Alpes, quelques-uns pour l’escalader. Augmentée de l’Arveiron, qui sort du cintre de la Mer de Glace, l’Arve passe près des bains de Saint-Gervais, tapis dans une gorge où sonnent les cascades du Bonnant ; elle reçoit la fameuse Diosaz, le Giffre violent, et arrose la plus large vallée du Faucigny, l’un des anciens petits pays de la Savoie. Ce torrent forcené, d’une largeur de 80 à 95 mètres, ne met que douze à quatorze heures pour aller de sa source au Rhône, auquel il amène en étiage extrême, par 372 mètres d’altitude, un renfort de 35 mètres cubes par seconde.
Son module est de 160 mètres, tribut magnifique d’un bassin de 206 000 hectares seulement : qu’on la compare à une rivière indigente, à la Marne, par exemple, on voit qu’étant près de cinq fois plus courte, dans un bassin six à sept fois plus petit, elle roule, et au delà, deux fois plus d’eau. Ses crues sont de 700 mètres. En la vidant dans le Léman, facile entreprise, on diminuera d’autant les débordements du Rhône en France.
La Valserine (50 kilomètres), très curieuse rivière du calcaire, a sa perte comme le Rhône ; mais, à vrai dire, elle ne s’engouffre point, elle bouillonne dans un étroit sillon de roche auquel il manque une voûte. C’est dans son lit, tout près du confluent, que tombe en cascade l’eau prise au fleuve par un tunnel pour le service des usines du plateau de Bellegarde.
Le Fier (75 kilomètres) arrive au fleuve par les gorges grandioses des Portes-du-Fier, en aval de Seyssel, à 250 mètres d’altitude. Ce torrent de la Savoie calcaire, fils du Charvin, reçoit la rivière formée par les Thioux. On nomme ainsi trois canaux qui semblent avoir été taillés par l’homme plutôt que creusés par la nature : écoulement du lac d’Aunecy, ils font marcher les usines de cette ville charmante. Comme le célèbre Trient dans le Valais, comme la Diosaz dans le bassin de l’Arve, le Fier, non loin d’Annecy, a ses galeries, long échafaudage accroché par des crampons à la paroi du roc vif, à 27 mètres au-dessus de gouffres bleu-verdâtres ; or, des crues subites font monter les eaux du torrent jusqu’à ce frêle balcon, tant la gorge est serrée, tant la pierre est droite.
Le Canal de Savières n’a que trois mètres de pente entre le lac du Bourget, dont il est l’émissaire, et la rive gauche du Rhône, à travers les prairies basses du marais de Chautagne ; le fleuve, dès qu’il monte de dix à douze pieds, envahit ce marais et va même souiller de ses courants jaunes la transparence du lac du Bourget, qui devient alors, comme le Léman, mais à un degré moindre, un modérateur des crues rhodaniennes.
L’Ain (190 kilomètres) assemble les eaux du bassin le plus mouillé peut-être de France, car il y tombe annuellement 120 à 125 centimètres de pluie. Il naît et grandit par des sources du calcaire ; il va de corridor en corridor avec de longues lignes droites et de brusques détours, d’un cours cassé, pour ainsi dire, et sur ses deux rives la roche s’ouvre çà et là en cavernes pour verser de claires fontaines, en gorges pour amener des rivières pures. L’Ain commence à 730 mètres au-dessus des mers, à 12 kilomètres à vol d’oiseau de la source du Doubs, non loin de Nozeroy, sur un plateau du Jura. Sorti de deux bassins profonds, remplis d’un froid cristal, il est beau dès son origine. Des cascades l’interrompent : à Bourg-de-Sirod il tombe de 17 mètres de hauteur, et de 16 au Pont de Poitte ou Port de la Saisse. Il apporte au Rhône, par 184 mètres d’altitude, une onde abondante qui descend rarement par seconde au-dessous de 94 mètres d’eaux limpides, qui monte rarement au-dessus de 560 mètres d’eaux rouges ; il lui conduit des trains de bois, surtout de sapins et de chênes. Parmi ses affluents, la Bienne (70 kilomètres), qui va de faille en faille, traverse Morez et Saint-Claude ; l’Albarine (60 kilomètres), que brisent de hautes cascades, prête sa cluse au chemin de fer de Lyon à Genève.
3o La Saône et le Doubs. — La Saône semblerait plus grande si son cours ne se terminait au Rhône, qui, en France, est incomparable. Elle a 455 kilomètres dans un bassin de plus de trois millions d’hectares ; elle en aurait 620 si le Doubs était regardé comme la branche mère.
Elle est molle autant que le Rhône est héroïque, elle ne perce pas de montagnes, elle n’a point son berceau dans la neige éternelle. Elle arrive au jour par une petite source des Faucilles, à 396 mètres d’altitude, à une trentaine de kilomètres en ligne droite au sud-ouest d’Épinal, à Vioménil.
Presque un ruisseau quand elle quitte le département natal, les Vosges, la Saône devient rivière dans le département de la Haute-Saône, où elle ne rencontre qu’une vraie ville, Gray.
Dans la Côte-d’Or, elle serpente au sein d’une plaine large et féconde. De même que la Loire ne touche point Saint-Étienne, la ville majeure du Centre, de même que l’Allier ne baigne pas Clermont, la grande ville auvergnate, la Saône, ici, n’arrose point Dijon, la grande ville bourguignonne ; elle la laisse bien loin sur la droite, au pied de ses calcaires et se contente de passer devant Auxonne.
En Saône-et-Loire, la rivière double de puissance par son union avec le Doubs ; elle y baigne Châlon, Tournus, Mâcon. Dans le Rhône et l’Ain, elle coule près de Villefranche et au pied de l’amphithéâtrale Trévoux. Bientôt les collines se rapprochent, elles se font petites montagnes, et la Saône, bordée de parcs, de châteaux, de villes, de villas, s’avance majestueusement vers Lyon. Là, elle est enchaînée par des quais, dominée par des faubourgs ardus, puis, au bout de la ville, elle est dévorée par le Rhône, qu’elle accroît de 22 mètres à l’étiage excessif, de 55 aux eaux maigres ordinaires, de 4 000 en grande crue ; son module est de 432 mètres cubes par seconde. L’altitude du confluent étant de 1 462 mètres, la Saône n’a donc que 234 mètres de pente pour 455 kilomètres de voyage ; encore presque toute cette chute est-elle rachetée dans le cours supérieur, car à la rencontre de l’Ognon, la hauteur de la Saône au-dessus des mers ne dépasse pas 186 mètres. Ainsi le plus faible des deux fleuves lyonnais descend très lentement, poussé plutôt par les eaux d’amont que par l’inclinaison vers l’aval.
Les affluents notables de la Saône sont le Coney, la Lantenne, le Durgeon, l’Ognon, la Bèze, l’Ouche, le Doubs, la Grosne, la Seille, la Reyssouze, la Vevle et l’Azergues.
Le Coney (60 kilomètres) sort des Faucilles et court dans une vallée boisée, de forge en forge, d’usine en usine.
L’abondante Lantenne (60 kilomètres), à tort nommée Lanterne, hérite de deux torrents des Vosges, du Breuchin, qui passe près des bains de Luxeuil, et de la Semouse : celle-ci reçoit trois rivières : la Combeauté, venue du beau val d’Ajol ; l’Augrogne, qui est le torrent de la célèbre Plombières, ville thermale ; le Planey, qui sort d’un gouffre bleu.
Le Durgeon (45 kilomètres) baigne la vallée de Vesoul : c’est à lui qu’accourt, en son temps, par l’entremise de la Colombine, le torrent qui sort du Frais-Puits. Nous disons : en son temps, parce que le Frais-Puits ne dégorge pas une rivière constante ; au contraire, il est presque toujours muet. Une eau transparente est au fond de cet entonnoir de 47 mètres de profondeur, de 60 mètres de tour, qu’environne une sorte de cirque boisé, mais cette eau dort ; il faut de longues pluies, des orages puissants pour l’émouvoir : alors elle bouillonne, elle monte à ses parois et vomit une rivière. Avec le Puits de Voillot, son voisin, le Frais-Puits-est capable de cracher spasmodiquement jusqu’à 100 mètres cubes par seconde ; on a vu la Saône lointaine, tout au bout de la vallée du Durgeon, sortir de ses rives, grâce à lui, grâce à lui seul. Heureusement : sa fureur est courte. Ce trou de la roche, cette lucarne dans l’oolithe est une fenêtre de dégagement : quand l’eau souterraine amenée par les « emposieux[2] » enfle dans les grottes calcaires du plateau de Noroy, quand leur obscur réseau n’a plus assez de l’issue que lui donne en tout temps la Font de Champdamoy, belle source pérenne, l’onde s’épanche orageusement par l’ouverture du Frais-Puits.
L’Ognon (192 kilomètres) tire ses premiers flots d’une fontaine des Vosges, à 695 mètres au-dessus des mers. Vers Froideterre, il perd une portion de ses eaux, qui, pense-t-on, vont former la rivière sortant, à Lure même, du profond gouffre nommé la font de Lure. Très sinueux, il voyage de cap de colline à cap de colline, de village en village, sans baigner une grande ville…
La Bèze (30 kilomètres) est une de ces rivières qui sont toutes dans leur source : un ruisseau qui s’engouffre en entier, la Venelle, et la fuite partielle de la Tille, rivière du plateau de Langres, font un torrent souterrain qui paraît au jour par la grande fontaine de Bèze.
L’Ouche (100 kilomètres), née dans une combe de la Côte d’Or, entre dans la grande plaine de la Saône à Dijon.
Le Doubs a 450 kilomètres de longueur, et cependant 90 à 95 kilomètres seulement séparent sa source de son embouchure ; il n’est peut-être pas de grande rivière qui prenne plus le chemin des écoliers. Au confluent avec la Saône, il roule au moins autant d’eau qu’elle, et sa course dépasse de 165 kilomètres la route qu’a suivie la paisible rivière bourguignonne. Le Doubs, d’un bleu merveilleux, reste longtemps prisonnier des fissures profondes de ce Jura qui l’a vu sourdre sur un de ses plateaux, par 937 mètres au-dessus des mers, près de Mouthe, dans une caverne du Noirmont (1 299 mètres). Il traverse le lac de Saint-Point, long de 7 kilomètres, à 850 mètres d’altitude. Il est encore très faible devant Pontarlier, et plus bas son lit fêlé laissait fuir tant d’eau, qu’au fort de la saison sèche la rivière cessait de couler en aval d’Arcon ; mais les trous, les fentes, les entonnoirs qui buvaient son onde estivale ont cessé de la boire, depuis qu’ils sont environnés de murailles supérieures au niveau moyen du courant, inférieures au niveau des crues : de la sorte, en eaux sauvages, le flot surabondant continue d’entrer sous terre pour aller rebondir on ne sait par quelles sources, ou disparaître à jamais on ne sait dans quels abîmes. Par l’obstacle de ces murs, une moyenne de 4 mètres par seconde échappe à l’avidité des gouffres, et il n’y a plus de déchirure dans le ruban bleu du Doubs. On trouve de par le monde des rivières sans nombre qu’on pourra renouer comme le Doubs, ou prolonger vers l’aval bien au delà des lieux qui les dévorent aujourd’hui : et les plaines d’en-haut s’en réjouiront, mais les vallons d’en-bas pleureront le « Bouillant » ou le « Dormant » ou le « Gour » ou l’ « Abîme » qui fait leur orgueil et leur joie.
Au-dessous de Morteau, dans un trajet où il sépare la France de la Suisse française ou romande, il s’amortit en un lac de 3 kilomètres qui n’a que 400 mètres de largeur, le lac de Chaillexon ou des Brenets ; mais bientôt ses eaux s’irritent contre les écueils du Tracoulot, corridor étroit dans la roche, et tout à coup elles tombent de 27 mètres dans un gouffre de profondeur inconnue : c’est là le fameux Saut du Doubs. Longtemps encore, dans une anfractuosité de deux à trois cents mètres de profondeur, il continue à séparer la France de la Suisse, et va même faire un grand détour dans la « libre Helvétie ». Il ne s’apaise, et de torrent dans les gorges ne devient rivière en vallée que beaucoup plus bas, en aval de Baume-les-Dames, vers Besançon, après avoir reçu le Dessoubre, aux belles sources, aux belles cluses, aux eaux rapides, puis la rivière de Montbéliard, l’Allaine (65 kilomètres), suisse par la moitié supérieure de son cours. Au-dessous de Besançon, grande place forte dans une boucle du Doubs, la rivière côtoie la forêt de Chaux, 20 000 hectares de chênes, de charmes, de trembles et de hêtres. La dernière ville riveraine est Dôle.
Son maître affluent, la Loue (140 kilomètres), rivalise de loin avec la Touvre par la grandeur de sa source, et ressemble à la Sorgues de Vaucluse par la sublimité des roches où sa fontaine passe de l’obscurité des grottes à la lumière du soleil. Elle sort en cascade, entre Ornans et Pontarlier, d’une paroi de 410 mètres de hauteur et descend par une gorge sinueuse, qui dans le bas pays devient le fertile bassin nommé le Val d’Amour. On a prétendu que le vrai nom de cette rivière est Louve, et que ce nom, elle le doit à l’impétuosité des eaux qui tombent de sa grotte natale. Devant la claire et fraîche abondance des flots qu’amène au jour sa caverne originaire, on s’est demandé d’où tant d’eau pouvait provenir : on a pensé d’abord aux pertes du Doubs en aval d’Arçon, mais la Loue est évidemment la renaissance des ruisseaux bus par les plateaux qui dominent au loin le cirque de la source. La Loue reçoit le fameux Lison. Divers gouffres arrêtent les biefs ou ruisseaux d’un des plateaux comtois, notamment le Puits Billard, profond de 300 mètres ; ils unissent par d’invisibles canaux les eaux qu’ils ont aspirées, puis, tout d’un coup, près de Nanssous-Saint-Anne, dans un admirable « bout du monde », à la gueule d’une caverne, apparaît le Lison, tombant aussitôt en cascade avec un tel flot d’ondes, que la Loue l’égalerait à peine au confluent sans le tribut que vient de lui verser la fontaine du Mène, au-dessous de Cléron.
La Grosne (90 kilomètres), issue des monts les plus hauts du Beaujolais, arrose Cluny, dont l’abbaye de Bénédictins fut une des puissances du moyen âge.
La Seille (115 kilomètres) commence par de fortes sources, au nord-est de Lons-le-Saulnier, dans une cluse du Jura. Elle serpente mollement dans la Bresse, dont elle recueille en partie les étangs, passe à Louhans et gagne la Saône en aval de Tournus.
La Reyssouze (80 kilomètres}, rivière de la Bresse, également issue d’une combe du Jura, côtoie Bourg-en-Bresse.
La Veyle (75 kilomètres), qui se termine presque en face de Mâcon, est le principal courant de la Dombes.
La charmante Azergues (70 kilomètres) descend du Beaujolais.
4o De la Saône à la Durance : Isère, torrents cévenols. — Le Gier (45 kilomètres) découle du Pilat. Son étroite vallée est une longue rue d’usines qui consument la houille des coteaux riverains. Fortifié par le déversoir du barrage du Janon, il traverse Saint-Chamond, Rive-de-Gier et finit à Givors.
La Gère (40 kilomètres) est un ruisseau travailleur : à Vienne, lieu de son embouchure, elle meuf en tout temps cinq cents roues d’usines.
La Cance (45 kilomètres), torrent d’Annonay, est devenue plus puissante en été depuis la construction du barrage du Ternay, sur un de ses sous-affluents.
Le Doux (60 kilomètres), entretenu par les Boutières, a poussé de gorge en gorge, en un jour d’inondation, 1 430 mètres cubes d’eaux sauvages par seconde, mais presque tout le long de l’année ce torrent, très sinueux, très encaissé, très clair, a peu d’abondance.
L’Isère (290 kilomètres), emplie par les torrents de vastes glaciers, est une fort grande rivière. Au-dessous de Grenoble, en aval du confluent du Drac, elle roulait encore 105 mètres cubes d’eau par seconde aux eaux les plus basses qu’on lui ait connues : c’est trois fois l’étiage de la Garonne à Tonneins, plus de trois fois celui de la Seine à Paris. Malheureusement, aucun lac ne purifie ce puissant courant grisâtre qui se mêle difficilement au Rhône, tellement que sous le pont de Valence, c’est-à-dire à 6 000 mètres en aval du confluent, on reconnaît encore le fleuve et la rivière. Il faudrait à l’Isère un Léman dont le seuil serait au Bec de l’Échaillon, quand elle a déjà reçu l’Arc et le Drac, ces grands rouleurs de débris schisteux.
L’Isère est savoisienne, puis dauphinoise, dans un bassin de près 1 200 000 hectares. Les montagnes de trois à quatre mille mètres qui se pressent autour du col d’Iseran sont panachées de glaciers qui descendent jusqu’à 1 900 mètres : aux eaux laiteuses de ces longs frimas commence la rapide Isère. Il y a beaucoup de crétins dans son bassin supérieur, nommé la Tarentaise, notamment dans les environs de Bozel et dans les gorges dont un village porte le triste nom de Villard-les-Goîtreux. Le premier hameau qu’elle touche est à 2 272 mètres au-dessus des mers ; le premier bourg, Val-de-Tignes, à 1 849 mètres ; elle baigne Moutiers, coule près d’Albertville, reçoit des nants et des dorons[3], s’unit à l’Arc, aussi grand qu’elle, et quitte la Savoie pour le Dauphiné dans une vallée reliée à Chambéry et au lac du Bourget par un col où peut-être passa le Rhône. Là, elle marche d’abord entre les escarpements de la Grande Chartreuse, hauts de 2 000 mètres, et la superbe chaîne de Belledonne, qui approche de 3 000 ; elle y suit le val qu’on dit le plus beau de France, le Graisivaudan, que des digues essayent d’arracher à sa voracité, en la maintenant de force dans un lit de 112 mètres de largeur moyenne. Elle coule devant Grenoble, contourne les parois élevées du Villard de Lans, sépare Romans de Bourg-du-Péage et finit dans le Rhône à 107 mètres d’altitude, entre Tournon et : Valence. Ses grands affluents sont l’Arc, le Drac et la Bourne.
L’Arc (450 kilomètres), torrent indomptable, roule en tout temps à grands flots des eaux de glace et de neige recueillies dans un bassin de près de 210 000 hectares. Il naît sur la frontière italienne, dans le même massif que l’Isère, et court à la rencontre de sa rivale par un demi-cercle parfait. Il ravage la vallée de la Maurienne, qui lutterait de grandeur avec les plus grandioses, de beauté contre les plus belles, si ses pans avaient des forêts, et si chaque orage ne déchirait ses pelouses, qui prennent le chemin du delta du Rhône.
L’origine de l’Arc est à 2 816 mètres ; son premier village, à 1 835 mètres, est Bonneval, nom qui semble ironique pour des maisons neigeuses dans un vallon de froidure ; l’homme amolli de la plaine l’appellerait bien plutôt Malval, mais c’est vraiment Bonneval pour qui descend des glaciers, des débris, des chaos supérieurs. Lans-le-Bourg, sur la route du Mont-Cenis, est à 1 390 mètres ; Modane, au-dessous du formidable rocher calcaire de l’Esseillon, ancienne forteresse, tout près d’une bouche du tunnel des Alpes, n’est plus qu’à 1 078 mètres ; la seule ville de la vallée, Saint-Jean-de-Maurienne, est à 519 mètres ; le confluent avec l’Isère à 285. On dit que parmi les habitants du bassin de l’Arc trente pour cent sont des goîtreux.
Le Drac (148 kilomètres) agrandit l’Isère des deux cinquièmes quand il la rencontre au-dessous de Grenoble, au pied des monts du Villard de Lans, à l’issue d’un bassin de 322 000 hectares. Ce torrent sauvage roule 40 mètres cubes par seconde à l’étiage extrême et 4 000 dans les hautes crues. Né dans les chaînes de deux à trois mille mètres qui pressent la froide vallée du Champsaur, il verse une partie de ses eaux à un canal qui perce un mont et passe dans le bassin de Gap pour y arroser 4 000 hectares ; ces eaux ne lui reviennent pas, car Gap est sur un affluent de la Durance. Par la fougueuse Romanche (85 kilomètres), qu’augmente le bleu Vénéon, le Drac, étroit comme un saut de chamois ou perdu sur de larges grèves, assemble pour l’Isère nombre de froids torrents faits des glaciers du Pelvoux.
La Bourne, qui n’a que 40 kilomètres, n’en roule pas moins de 12 à 20 mètres cubes par seconde pendant onze mois de l’année, et son plus bas étiage est d’environ 8 mètres cubes ; aussi peut-elle allaiter sans peine un canal de 51 kilomètres qui lui prend, à 1 800 mètres au-dessus de Pont-en-Royans, 7 000 litres d’eau par seconde pour l’irrigation de 22 000 hectares dans les sèches campagnes de Valence. Comme la Vernaison et la Lionne, ses affluents, elle anime de ses belles eaux de profonds défilés calcaires. Issue des monts du Villard de Lans, elle mugit dans les rochers de Pont-en-Royans.
L’Érieux, venu des monts de l’Ardèche, a 70 kilomètres au plus : cependant il a roulé 4 674 mètres cubes à la seconde, et de concert avec le Doux, jeté dans le Rhône de véritables forêts extirpées de la montagne par la rage de ses affluents et par sa propre fureur. Ce jour-là, le 10 septembre 1857, l’Érieux, dans un de ses étranglements, montait de 17 à 18 mètres au-dessus de l’étiage. Ce torrent roule des paillettes d’or. Un de ses tributaires, la Dorne, descendue des plateaux de Lachamp-Raphaël, est jusqu’ici la rivière de France reconnue la plus pure par les expériences des chimistes : qui la franchit traverse un torrent de cristal.
La très capricieuse Drôme a 115 kilomètres, tantôt dans de grands étroits, tantôt sur des champs de pierres. Née dans des roches stériles de 2 000 mètres, elle traverse au-dessus de Luc deux petits lacs formés en 1442 par l’amas de débris qu’un écroulement de montagne jeta dans sa vallée ; de cette digue, lentement minée, qui se nomme le Claps, la Drôme saute par des cascades. Elle passe à Die et à Crest.
L’Ardèche n’a pas tout à fait 110 kilomètres, mais c’est une rivière extraordinaire. Elle part des mêmes montagnes que la Loire et se promène d’abord, ou plutôt bondit dans des gorges habillées jadis de laves et de basaltes par des soupiraux de volcan. Elle baigne les coulées que cracha le cône de Thueyts, puis celles qu’expectora la Gravenne de Soulhiol, et court au pied de la charmante Aubenas. Au-dessous de Vallon, ses belles eaux vertes suivaient un lit reconnaissable encore à une grande hauteur au-dessus du torrent ; elles passent aujourd’hui sous le Pont d’Arc, cintre creusé par elles ou dont elles ont profité. Le Pont d’Arc est une arche de 82 mètres de flèche, de 54 de portée ; il livre passage à l’Ardèche, mais à l’Ardèche seule : point de prairie, ni cailloux, ni sentier entre le roc et l’eau. Sans l’ancien canal que la rivière peut encore emprunter quand elle gonfle immensément, elle serait presque capable de monter jusqu’à la clef de voûte de ce pont prodigieux de la nature, L’Ardèche est, en effet, le torrent français où les trombes jettent brusquement le plus de flots sauvages. Son bassin qui n’a que 240 000 hectares a décoché contre le Rhône 7 900 mètres par seconde, le 15 septembre 1857, précisément le jour où, tout près de là, le Doux et l’Erieux roulaient ensemble 6 100 mètres. Ainsi, trois rivières, — disons comme en Berbérie, puisque les mêmes choses veulent un même nom, — trois oueds que la canicule réduit à 20 mètres cubes, et quelquefois à 10, tous les trois réunis, ont lancé sur le Rhône, devenu pour un moment leur vassal, un déluge de 14 000 mètres cubes à la seconde, sept cents fois l’étiage ordinaire, quatorze cents fois le maigre extrême ! Et l’on connaît à l’Ardèche une expansion plus terrible encore, en 1827 : cette année-là, le torrent dépassa l’étiage de plus de 24 mètres à l’étranglement du pont de Gourniès ; pourtant la crue venait presque en entier du seul Chassezac, affluent de 75 kilomètres. Du Pont d’Arc au Rhône, l’Ardèche serpente entre les roches, dans des étranglements déserts.
L’Aigues, Aygues ou Eigues vient de monts arides, et il n’y a presque plus de bois sur les versants qui resserrent son cours de 100 kilomètres ; elle passe à Nyons et envoie un canal à Orange.
La Cèze (100 kilomètres), rivière cévenole, serpente entre les hautes collines houillères de Bessèges. Accrue d’eau pure par les trois fontaines d’Arlinde, de Goudargues et de la Bastide d’Orniol, elle forme, à dix kilomètres en amont de Bagnols, la charmante cascade du Sautadet : là ses flots verts tombent de huit à dix mètres, en deux bras, dans deux fissures qu’on peut franchir chacune d’un bond, — d’où le nom de la chute. La Cèze arrose Bagnols. Elle roule des paillettes d’or.
La Sorgues (50 kilomètres), chantée par Pétrarque en sonnets italiens, est une rivière admirable. Sur 96 500 hectares de plateaux nus que soutiennent les monts crayeux de Vaucluse, de Lure et du Ventoux, des avens profonds boivent les ruisseaux, les orages : tels sont, entre autres, les gouffres de l’Ase et de la Cervi sur le plateau de Saint-Christol, ceux de Monnieux et du val de Ferrassières entre Sault et Séderon ; enfin, au pied méridional des montagnes de Lure, l’abîme de Cruis, qui a 63 mètres à pic entre des lèvres rocheuses, et du fond descendent on ne sait où de ténébreux soupiraux. Des cascades jettent ces eaux disparues, augmentées des pertes de la Nesque et du Calavon ou Caulon, dans un lit souterrain qui s’ouvre au jour par la fontaine de Vaucluse. De cette caverne, dans un roc à pic de 118 mètres de hauteur, à 7 kilomètres de l’Isle, à 30 d’Avignon, il ne sort jamais par seconde moins de 10 000 litres d’une eau vert tendre, merveilleusement transparente ; et il s’en échappe quelquefois 20 000, ou même 25 000. La Sorgues, par de nombreux canaux, féconde plus de 20 000 hectares de plaine. Elle reçoit la Nesque (65 kilomètres), et l’Ouvèze (95 kilomètres), filles capricieuses de monts décharnés et meurt dans le fleuve au-dessus d’Avignon, qu’une de ses dérivations abreuve.
5o La Durance. — Cette rivière, cet ancien fleuve, n’a pas moins de 380 kilomètres dans un bassin de 1 340 000 hectares, et pour les irrigations elle n’a pas de rivale en France. On croit qu’elle ne fut pas toujours un affluent du Rhône. Lorsque les Alpines tenaient au Lubéron, elle se perdait sans doute dans le golfe de Fos : en relevant son niveau de 20 à 25 mètres on pourrait lui rendre cette antique embouchure.
La prétendue source de la Durance est un ruisseau du mont Gondran, près de la frontière italienne, au sud du col du mont Genèvre par lequel passe la route de Grenoble à Turin. Mais, en réalité, sa mère est la belle Clarée ou Clairée, pure comme le dit son nom. La Clarée naît de montagnes de 3 000 mètres dont le versant opposé descend vers Bardonnèche et l’issue italienne du tunnel des Alpes. Elle s’empare, sans en être visiblement agrandie, du ruisseau du mont Gondran et arrive à Briançon, place de guerre à la grande altitude de 1321 mètres. Là, elle reçoit la Guisane, plus longue qu’elle, et probablement supérieure.
Au-dessous de Briançon, de nombreux torrents arrivent à la sauvage Durance, qui longtemps détruit plus qu’elle ne féconde.
S’il lui arrive souvent, profonde et paisible, d’être serrée par des roches au point de n’avoir pas dix mètres entre bords, il est des épanouissements de vallée où elle roule dans des grèves de 2 kilomètres de large, sur la pierre et sous la pierre, nouant et renouant ses torrents rapides autour des iscles[4] ; et ce lit, où couleraient sans peine, à débit normal, toutes les rivières de France réunies, n’est même pis assez ample pour contenir toujours ses fureurs. Il n’y a que de petites villes sar ses bords : Mont-Dauphin, place forte, Embrun, Sisteron, Manosque, cette dernière a une certaine distance de sa rive droite. Les torrents qui accourent à la Durance moyenne ou à la Durance inférieure, tantôt à demi taris, tantôt à flots forcenés comme un galop de cheval de course, sont :
La Gyronde (32 kilomètres), fille du Pelvoux, vice-roi de nos montagnes depuis que le Mont-Blanc en est le roi ;
Le Guit (60 kilomètres), venu du Viso par les combes sinistres du Queyras ;
L’Ubaye (80 kilomètres), d’un étiage de 7 mètres cubes par seconde : elle côtoie la montagne où est accroché le fort de Tournoux avec ses ouvrages taillés en plein roc et son escalier de 2 000 marches ; puis elle arrose Barcelonnette, ou plutôt elle menace d’emporter cette bourgade, qui est moins une ville qu’un campement de fonctionnaires ;
La Luye, qui baigne Gap ;
Le Buech (90 kilomètres), issu du Dévoluy ; peu de torrents labourent autant leur vallée ; il a son terme à Sisteron ;
La Bléonne (70 kilomètres), tombée de monts dévastés ; elle traverse Digne ;
L’Asse (80 kilomètres), qui court aussi dans un bassin dont le bûcheron, le mouton, la chèvre, les trombes ont presque consommé la ruine. Ses crues sont terribles ; le proverbe dit : « L’Asse, fou qui la passe ! »
La Largue, qui commence par une belle fontaine des montagnes de Lure ;
Le Verdon (170 kilomètres), rivière de cluses qui rassemble d’abord des torrents de hautes montagnes dont l’un, dit-on, puise souterrainement au grand lac d’Allos, à 2 259 mètres d’altitude ; il passe à Castellane et à Gréoulx, ville de bains. Des fontaines superbes l’augmentent : l’une d’elles, Font-l’Évêque, quitte bruyamment le roc, au pied d’un coteau nu, près des ruines du pont romain de Bauduen. 6 000 litres à la seconde, telle est cette demi-Vaucluse, qu’on appelle aussi la source de Sorps : et encore ne peut-elle délivrer en grandes pluies toutes les eaux prisonnières dans les geôles du sol : elles cherchent alors une autre issue, et à 3 000 mètres de là, du Garaby, roche droite, s’enfuit un torrent rapide. La rivière de Sorps, que trois moulins arrêtent, est belle autant qu’elle est courte. Bordée de peupliers, de trembles, de vignes vierges, calme sur fond de cailloux et de sable, elle marie, au bout de 1 500 mètres à peine, son eau transparente au Verdon souvent louche. Celui-ci serait peu de chose en été sans Font-l’Évêque, tribut qu’on lui ravira peut-être ; car on veut détourner cette onde claire, qu’Aix et Marseille auraient dû réclamer, elles qui tirent du Verdon et de la Durance un flot trouble qu’il faut épurer dans des bassins de repos.
Grâce à Font-l’Évêque, le Verdon peut donner 6 000 litres d’eau par seconde à un canal de 82 kilomètres, le canal d’Aix, qui les puise à Quinson, derrière un fort barrage, et les mène aux campagnes jadis brûlées de l’ancienne capitale de la Provence, par un chemin de tunnels, d’aqueducs et de siphons : l’un de ces tunnels, celui de Ginasservis, a plus de 5 kilomètres. Si la rivière perd de la sorte six mètres cubes par seconde au profit de 18 000 hectares des bassins de la Touloubre et de l’Arc, elle en gagnera quatre fois autant par les digues de Sainte-Croix, de Montpezat, de Quinson et le relèvement du lac d’Allos ; de plus, le gazonnement et le reboisement augmenteront d’au moins 35 mètres cubes à la seconde le volume de la Durance, abstraction faite du Verdon.
Au-dessous du confluent du Verdon, la Burance roule 30 à 40 mètres cubes à l’étiage extrême, 54 à l’étiage ordinaire, plus de 9 000 dans les crues extrêmes, et son module est de 350. Elle élargit sa vallée et arrive au niveau d’où son onde peut ruisseler sur les plaines du Comtat et de la Provence : dès lors on saigne aux quatre veines ce torrent dont les eaux transportent par année onze millions de mètres cubes de matières terreuses, mais qui, malheureusement, verse au delta du Rhône et à la mer la plus grande partie de ces limons régénérateurs, capables de déposer en 50 années autant de terre arable qu’en porte un département moyen. Le canal de Carpentras (6 mètres cubes par seconde) part de la rive droite, il marche au nord et va franchir le Calavon, la Sorgues tout près de Vaucluse, la Nesque, l’Auzon, et finir dans l’Ouvèze. Trois grands canaux partent de la rive gauche : le canal de Marseille marche au midi, de souterrains en aqueducs, d’aqueducs en siphons, de siphons en souterrains ; comme le canal d’Aix, et plus que lui encore, il doit percer ou contourner les monts calcaires qui hérissent l’orient des Bouches-du-Rhône ; l’aqueduc de Roquefavour, qui le porte au dessus de la vallée de l’Arc, n’a pas de rival au : monde ; il brave tout ce qu’ont fait les Anciens ; monument plus « romain » que ceux de Rome elle-même, il a trois rangs superposés d’arcades, 82 mètres et demi de haut et 400 mètres de long ; à son côté le Pont du Gard serait petit, mais il est doré par dix neuf cents ans de soleil. L’aqueduc de Marseille amène à notre grande ville méditerranéenne et à sa banlieue plus de 5 mètres cubes par seconde d’une eau filtrée dans les bassins de Saint-Christophe et du Réaltor ; cette onde étrangère a changé les rochers marseillais en jardin de plaisance, en villa quelque peu théâtrale avec jets d’eau, ruisseaux et cascades ; elle a vêtu d’arbres les blanches collines de la fille de Phocée, collines que le soleil seul faisait belles, et qui le sont doublement aujourd’hui, car, dit le poète, c’est un bonheur de voir ondoyer les buis du Citore[5]. Le canal de Crappone, construit au seizième siècle, se divise en plusieurs branches menant ensemble 16 mètres cubes par seconde de la Durance à l’étang de Berre, à la mer, au Rhône près d’Arles ; il peut irriguer de 20 000 à 50 000 hectares dans la Crau, jadis stérile. Le canal des Alpines, commencé en 1772, doit son nom à la montagne calcaire dont il longe la base : fort de 22 mètres cubes par seconde, long, toutes branches comprises, de 313 kilomètres, il arrose sa part de la Crau, la rive gauche de la Durance et la rive gauche du Rhône au-dessus d’Arles.
Du Verdon au Rhône, la Durance, toute réduite qu’elle est par ces canaux, coule dans un lit aussi large, plus large même que celui du fleuve d’Avignon : Au nord, ses terres soleilleuses ont les escarpements du Lubéron ; au sud se lèvent le Grand-Sambuc, la Trévaresse et les Alpines, non moins escarpés. Pertuis, Orgon, la riche Cavaillon, sont les villes de cette plaine où la Durance reçoit le Calavon ou Caulon (80 kilomètres), rivière d’Apt arrivée des monts de Lure par la ténébreuse gorge de Gournié, qui est voisine d’Oppedette.
La Durance entre dans le Rhône par 13 mètres d’altitude, à 6 kilomètres en aval d’Avignon.
Le Gard ou Gardon (140 kilomètres) ressemble aux torrents de l’Ardèche par sa promptitude à rouler un fleuve immense : un orage, une fonte de neige peuvent lui verser tout à coup des milliers de mètres par seconde ; quelques jours, quelques heures après, il n’y passe que des filets d’eau verte.
Il se forme, dans une plaine fouillée par ses ravinements, de la réunion du Gardon d’Anduze et du Gardon d’Alais, celui-ci portant les 2/5, celui-là les 3/5 de l’eau qui compose Le Gard. Le Gardon d’Anduze tient ce nom d’une ville à 4 kilomètres en amont de laquelle il reçoit une source des Cévennes, qui est en été son principal aliment. Le Gardon d’Alais, venant des Cévennes de Lozère, baigne la Grand’Combe, ville de mines de houille et d’usines à fer ; il ouvre son lit à la fontaine de Latour, et passe devant Alais, dont le bassin houiller s’étend au loin jusque dans l’Ardèche.
En aval des riantes campagnes de la Gardonnenque, le Gard perd ses eaux dans les failles de la roche, mais il renaît bientôt, entre Saint-Nicolas-de-Campagne et Collias, par d’innombrables fontaines, dans un défilé désert, au pied de rocs blancs ou colorés : c’est une de ces clus du lumineux Midi, plus belles avec leur pierre vive, leurs flots transparents, leurs arbustes, que les vallées du Nord avec tout leur luxe de prairies, de forêts, de sapins, de cascades. À l’endroit où la gorge s’évase, près de Remoulins, le torrent dort sous le Pont du Gard, aqueduc romain cimenté pour les siècles ; — il portait à Nemausus, aujourd’hui Nîmes, les eaux fraîches de la fontaine d’Eure (120 litres par seconde, à l’étiage), qui jaillit au bas d’Uzès.
5o Canaux entre le Rhône et les bassins de son pourtour. — Le Rhône est sans communication avec le bassin du Pô, dont le séparent les plus hautes montagnes de l’Europe.
Le canal de Beaucaire, celui de la Radelle, celui des Étangs, celui du Midi, le lacent avec le bassin de la Gironde.
Aucune voie navigable ne l’unit au bassin de la Charente.
Le canal du Centre lie son grand affluent, la Saône, à la navigation de la Loire.
Le canal de Bourgogne rattache cette même Saône à l’Yonne, tributaire de la Seine.
Le canal de l’Est réunit la Saône à la Meuse, affluent du Rhin. On l’a creusé après la perte de l’Alsace-Lorraine pour en lancer, sur notre territoire, le bassin du Rhône à ceux du Rhin et de la Meuse. Il a 480 kilomètres, non compris deux courts embranchements, l’un sur Épinal, l’autre sur le canal de la Marne au Rhin et Nancy. De Port-sur-Saône, son origine, il remonte la Saône, qu’on a canalisée pour lui, car auparavant elle n’était point navigable ici. À Corre, il entre dans la vallée du Coney, mais non dans les eaux de cette rivière, trop sinueuse, trop rapide, trop menue pour porter des bateaux ; il la suit en canal latéral ; et arrive de la sorte, sans souterrains, à la ligne de faîte entre Saône et Moselle. À ce premier bief de partage, long de 11 kilomètres, il reçoit, pour le service de ses éclusées sur les deux versants ; les eaux du réservoir de Bouzey, capable de 5 millions de mètres cubes qu’une rigole de 40 kilomètres puise en temps de crue dans le lit de la Moselle. Du faîte entre Rhône et Rhin, le canal de l’Est descend précipitamment sur la Moselle par 15 écluses superposées, chacune rachetant 3 mètres de pente, en tout 45 ; puis il suit la Moselle, sans en emprunter le lit, jusqu’à Pont-Saint-Vincent, où il entre dans la belle rivière lorraine pour y rester jusqu’à Toul. De Toul à Void, pendant 27 kilomètres, il se confond avec le canal de la Marne au Rhin ; montant de 39 mètres depuis Toul, il arrive, encore une fois sans souterrains, au faîte entre Moselle et Meuse, au bief de partage de Pagny, qui n’a pas moins de 18 kilomètres : il s’y pourvoit d’eau grâce aux réserves du canal de la Marne au Rhin, et (ces réserves étant désormais très insuffisantes) grâce à l’afflux de trois emprunts faits par machine élévatoire à la Moselle au-dessus de Toul. Le plan d’eau de Pagny est à 148 mètres au-dessus de Givet, où se termine le canal de l’Est, qui, de Void à cette ville, frontière de la Belgique, suit constamment le val de la Meuse : d’abord comme canal latéral, puis comme part : intégrante du fleuve, » auquel des barrages assurent un tirant de 2 mètres.
Le canal du Rhône au Rhin, dont nous venons de perdre un long tronçon, qui, maintenant, appartient à l’Alsace-Lorraine, terre d’Empire, commence à la Saône, dans le département de la Côte-d’Or, en amont de Saint-Jean-de-Losne. Il gagne le Doubs, remonte cette rivière par Dôle, Besançon, Baume-les-Dames, puis suit un affluent du Doubs, l’Allaine, et, au-dessus de Montbéliard, un tributaire de l’Allaine, le Saint-Nicolas. Dans l’Alsace-Lorraine, il longe l’Ill jusqu’à Mulhouse ; et de Mulhouse à Strasbourg, il traverse en longues lignes droites la large plaine d’entre Ill et Rhin. De ses 322 kilomètres, il nous en reste moins de 200. Sur le versant du Rhône, sa pente est de 173 mètres, que rachètent 70 écluses ; sur le versant du Rhin, il descend de 206 mètres par 85 écluses. En terre de France, le Doubs lui donne les eaux d’éclusée ; en terre d’Allemagne, c’est l’Ill et le Rhin ; au faîte de partage, une rigole apporte le tribut de ruisseaux du bassin de l’Allaine.