François le champi (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 23

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Jamais François n’avait été plus triste qu’il ne le fut en sortant de la berge de rivière où il s’était caché pour entendre cette jaserie de femelles. Il en avait lourd comme un rocher sur le cœur, et, tout au beau milieu de son chemin en s’en revenant, il perdit quasi le courage de rentrer à la maison, et s’en fut par la traîne aux Napes s’asseoir dans la petite futaie de chênes qui est au bout du pré.

Quand il fut là tout seul, il se prit de pleurer comme un enfant, et son cœur se fendait de chagrin et de honte ; car il était tout à fait honteux de se voir accusé, et de penser que sa pauvre chère amie Madeleine, qu’il avait toute sa vie si honnêtement et si dévotement aimée, ne retirerait de son service et de sa bonne intention que l’injure d’être maltraitée par les mauvaises langues.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! disait-il tout seul en se parlant à lui-même en dedans, est-il possible que le monde soit si méchant, et qu’une femme comme la Sévère ait tant d’insolence que de mesurer à son aune l’honneur d’une femme comme ma chère mère ? Et cette jeunesse de Mariette, qui devrait avoir l’esprit porté à l’innocence et à la vérité, un enfant qui ne connaît pas encore le mal, voilà pourtant qu’elle écoute les paroles du diable et qu’elle y croit comme si elle en connaissait la morsure ! En ce cas, d’autres y croiront, et comme la grande partie des gens vivant vie mortelle est coutumière du mal, quasi tout le monde pensera que si j’aime madame Blanchet et si elle m’aime, c’est parce qu’il y a de l’amour sous jeu.

Là-dessus le pauvre François se mit à faire examen de sa conscience et à se demander, en grande rêverie d’esprit, s’il n’y avait pas de sa faute dans les mauvaises idées de la Sévère, au sujet de Madeleine ; s’il avait bien agi en toutes choses, s’il n’avait pas donné à mal penser, contre son vouloir, par manque de prudence et de discrétion. Et il avait beau chercher, il ne trouvait pas qu’il eût jamais pu faire le semblant de la chose, n’en ayant pas eu seulement l’idée.

Et puis, voilà qu’en pensant et rêvassant toujours, il se dit encore :

— Eh ! quand bien même que mon amitié se serait tournée en amour, quel mal le bon Dieu y trouverait-il, au jour d’aujourd’hui qu’elle est veuve et maîtresse de se marier ? Je lui ai donné bonne part de mon bien, ainsi qu’à Jeannie. Mais il m’en reste assez pour être encore un bon parti, et elle ne ferait pas de tort à son enfant en me prenant pour son mari. Il n’y aurait donc pas d’ambition de ma part à souhaiter cela, et personne ne pourrait lui faire accroire que je l’aime par intérêt. Je suis champi, mais elle ne regarde point à cela, elle. Elle m’a aimé comme son fils, ce qui est la plus forte de toutes les amitiés, elle pourrait bien m’aimer encore autrement. Je vois que ses ennemis vont m’obliger à la quitter, si je ne l’épouse pas ; et la quitter encore une fois, j’aime autant mourir. D’ailleurs, elle a encore besoin de moi, et ce serait lâche de laisser tant d’embarras sur ses bras, quand j’ai encore les miens, en outre de mon argent, pour la servir. Oui, tout ce qui est à moi doit être à elle, et comme elle me parle souvent de s’acquitter avec moi à la longue, il faut que je lui en ôte l’idée en mettant tout en commun par la permission de Dieu et de la loi. Allons, elle doit conserver sa bonne renommée à cause de son fils, et il n’y a que le mariage qui l’empêchera de la perdre. Comment donc est-ce que je n’y avais pas encore songé, et qu’il a fallu une langue de serpent pour m’en aviser ? J’étais trop simple, je ne me défiais de rien, et ma pauvre mère est si bonne aux autres, qu’elle ne s’inquiète point de souffrir du dommage pour son compte. Voyons, tout est pour le bien dans la volonté du ciel, et madame Sévère, en voulant faire le mal, m’a rendu le service de m’enseigner mon devoir.

Et sans plus s’étonner ni se consulter, François reprit son chemin, décidé à parler tout de suite à madame Blanchet de son idée, et à lui demander à deux genoux de le prendre pour son soutien, au nom du bon Dieu et pour la vie éternelle.

Mais quand il arriva au Cormouer, il vit Madeleine qui filait de la laine sur le pas de sa porte, et, pour la première fois de sa vie, sa figure lui fit un effet à le rendre tout peureux et tout morfondu. Au lieu qu’à l’habitude il allait tout droit à elle en la regardant avec des yeux bien ouverts et en lui demandant si elle se sentait bien, il s’arrêta sur le petit pont comme s’il examinait l’écluse du moulin, et il la regardait de côté. Et quand elle se tournait vers lui, il se virait d’autre part, ne sachant pas lui-même ce qu’il avait, et pourquoi une affaire qui lui avait paru tout à l’heure si honnête et si à propos, lui devenait si poisante à confesser.

Alors Madeleine l’appela, lui disant :

— Viens donc auprès de moi, car j’ai à te parler, mon François. Nous voilà tout seuls, viens t’asseoir à mon côté, et donne-moi ton cœur comme un prêtre qui nous confesse, car je veux de toi la vérité.

François se trouva tout réconforté par ce discours de Madeleine, et, s’étant assis à son côté, il lui dit :

— Soyez assurée, ma chère mère, que je vous ai donné mon cœur comme à Dieu, et que vous aurez de moi vérité de confession.

Et il s’imaginait qu’elle avait peut-être entendu quelque propos qui lui donnait la même idée qu’à lui, de quoi il se réjouissait bien, et il l’attendait à parler.

— François, fit-elle, voilà que tu es dans tes vingt et un ans, et que tu peux songer à t’établir ; n’aurais-tu point d’idée contraire ?

— Non, non, je n’ai pas d’idée contraire à la vôtre, répondit François en devenant tout rouge de contentement ; parlez toujours, ma chère Madeleine.

— Bien ! fit-elle, je m’attendais à ce que tu me dis, et je crois fort que j’ai deviné ce qui te convenait. Eh bien ! puisque c’est ton idée, c’est la mienne aussi, et j’y aurais peut-être songé avant toi. J’attendais à connaître si la personne te prendrait en amitié, et je jugerais que si elle n’en tient pas encore, elle en tiendra bientôt. N’est-ce pas ce que tu crois aussi, et veux-tu me dire où vous en êtes ?… Eh bien donc pourquoi me regardes-tu d’un air confondu ? Est-ce que je ne parle pas assez clair ? Mais je vois que tu as honte, et qu’il faut te venir en aide. Eh bien ! elle a boudé tout le matin, cette pauvre enfant, parce qu’hier soir tu l’as un peu taquinée en paroles, et peut-être qu’elle s’imagine que tu ne l’aimes point. Mais moi j’ai bien vu que tu l’aimes, et que si tu la reprends un peu de ses petites fantaisies, c’est que tu te sens un brin jaloux. Il ne faut pas t’arrêter à cela, François. Elle est jeune et jolie, ce qui est un sujet de danger, mais si elle t’aime bien, elle deviendra raisonnable à ton commandement.

— Je voudrais bien savoir, dit François tout chagriné, de qui vous me parlez, ma chère mère, car pour moi je n’y entends rien.

— Oui, vraiment ? dit Madeleine, tu ne sais pas ? Est-ce que j’aurais rêvé cela, ou que tu voudrais m’en faire un secret ?

— Un secret à vous ? dit François en prenant la main de Madeleine ; et puis il laissa sa main pour prendre le coin de son tablier qu’il chiffonna comme s’il était un peu en colère, et qu’il approcha de sa bouche comme s’il voulait le baiser, et qu’il laissa enfin comme il avait fait de sa main, car il se sentit comme s’il allait pleurer, comme s’il allait se fâcher, comme s’il allait avoir un vertige, et tout cela coup sur coup.

— Allons, dit Madeleine étonnée, tu as du chagrin, mon enfant, preuve que tu es amoureux et que les choses ne vont point comme tu voudrais. Mais je t’assure que Mariette a un bon cœur, qu’elle a du chagrin aussi, et que si tu lui dis ouvertement ce que tu penses, elle te dira de son côté qu’elle ne pense qu’à toi.

François se leva en pied et sans rien dire, marcha un peu dans la cour ; et puis il revint et dit à Madeleine :

— Je m’étonne bien de ce que vous avez dans l’esprit, madame Blanchet ; tant qu’à moi, je n’y ai jamais pensé, et je sais fort bien que mademoiselle Mariette n’a ni goût ni estime pour moi.

— Allons ! allons ! dit Madeleine, voilà comme le dépit vous fait parler, enfant ! Est-ce que je n’ai pas vu que tu avais des discours avec elle, que tu lui disais des mots que je n’entendais point, mais qu’elle paraissait bien entendre, puisqu’elle en rougissait comme une braise au four ? Est-ce que je ne vois point qu’elle quitte le pâturage tous les jours et laisse son troupeau à la garde du tiers et du quart ? Nos blés en souffrent un peu, si ses moutons y gagnent ; mais enfin je ne veux point la contrarier, ni lui parler de moutons quand elle a la tête tout en combustion pour l’amour et le mariage. La pauvre enfant est dans l’âge où l’on garde mal ses ouailles, et son cœur encore plus mal. Mais c’est un grand bonheur pour elle, François, qu’au lieu de se coiffer de quelqu’un de ces mauvais sujets dont j’avais crainte qu’elle ne fit la connaissance chez Sévère, elle ait eu le bon jugement de s’attacher à toi. C’est un grand bonheur pour moi aussi de songer que, marié à ma belle-sœur, que je considère presque comme si elle était ma fille, tu vivras et demeureras près de moi, que tu seras dans ma famille, et que je pourrai, en vous logeant, en travaillant avec vous et en élevant vos enfants, m’acquitter envers toi de tout le bien que tu m’as fait. Par ainsi, ne démolis pas le bonheur que je bâtis là-dessus dans ma tête, par des idées d’enfant. Vois clair et guéris-toi de toute jalousie. Si Mariette aime à se faire belle, c’est qu’elle veut te plaire. Si elle est un peu fainéante depuis un tour de temps, c’est qu’elle pense trop à toi ; et si quelquefois elle me parle avec un peu de vivacité, c’est qu’elle a de l’humeur de vos picoteries et ne sait à qui s’en prendre. Mais la preuve qu’elle est bonne et qu’elle veut être sage, c’est qu’elle a connu ta sagesse et ta bonté, et qu’elle veut t’avoir pour mari.

— Vous êtes bonne, ma chère mère, dit François tout attristé. Oui, c’est vous qui êtes bonne, car vous croyez à la bonté des autres et vous êtes trompée. Mais je vous dis, moi, que si Mariette est bonne aussi, ce que je ne veux pas renier, crainte de lui faire tort auprès de vous, c’est d’une manière qui ne retire pas de la vôtre, et qui, par cette raison, ne me plaît miette. Ne me parlez donc plus d’elle. Je vous jure bien ma foi et ma foi, mon sang et ma vie, que je n’en suis pas plus amoureux que de la vieille Catherine, et que si elle pensait à moi, ce serait un malheur pour elle, car je n’y correspondrais point du tout. Ne tentez donc pas à lui faire dire qu’elle m’aime ; votre sagesse serait en faute, et vous m’en feriez une ennemie. Tout au contraire, écoutez ce qu’elle vous dira ce soir, et laissez-la épouser Jean Aubard, pour qui elle s’est décidée. Qu’elle se marie au plus tôt, car elle n’est pas bien dans votre maison. Elle s’y déplaît et ne vous y donnera point de joie.

— Jean Aubard ! dit Madeleine ; il ne lui convient pas ; il est sot, et elle a trop d’esprit pour se soumettre à un homme qui n’en a point.

— Il est riche et elle ne se soumettra point à lui. Elle le fera marcher, et c’est l’homme qui lui convient. Voulez-vous avoir confiance en votre ami, ma chère mère ? Vous savez que je ne vous ai point mal conseillée, jusqu’à cette heure. Laissez partir cette jeunesse, qui ne vous aime point comme elle devrait, et qui ne vous connaît pas pour ce que vous valez.

— C’est le chagrin qui te fait parler, François, dit Madeleine en lui mettant la main sur la tête et en la secouant un peu pour en faire saillir la vérité. Mais François, tout fâché de ce qu’elle ne le voulait croire, se retira et lui dit, avec une voix mécontente, et c’était la première fois de sa vie qu’il prenait dispute avec elle : — Madame Blanchet, vous n’êtes pas juste pour moi. Je vous dis que cette fille ne vous aime point. Vous m’obligez à vous le dire, contre mon gré ; car je ne suis pas venu ici pour y apporter la brouille et la défiance. Mais enfin si je le dis, c’est que j’en suis certain ; et vous pensez après cela que je l’aime ? Allons, c’est vous qui ne m’aimez plus, puisque vous ne voulez pas me croire.

Et, tout affolé de chagrin, François s’en alla pleurer tout seul auprès de la fontaine.