Hachette (p. 363-370).
XXIX


paolo heureux — conclusion


À partir du jour de leur mariage François et Christine jouirent d’un bonheur calme et complet, augmenté encore par celui de leur père, qui semblait avoir redoublé de tendresse pour eux. Il ne cessait de remercier Dieu de la douce récompense accordée aux soins paternels dont il avait fait l’objet constant de ses pensées et de sa plus chère occupation. Paolo aussi était l’objet de sa reconnaissante amitié.

« À vous, mon ami, lui disait-il souvent, je dois la grande, l’immense jouissance de regarder mon fils, de penser à lui sans tristesse et sans effroi de son avenir. Il n’est plus un sujet de raillerie : il ne craint plus de se faire voir ; Christine aussi est délivrée de cette terreur incessante d’une humiliation pour notre cher François. Je vous aime bien sincèrement, mon cher Paolo, et mon cœur paternel vous remercie sans cesse. — Ô carissimo Signor, ze souis moi-même si zoyeux que ze voudrais touzours les embrasser ! Tenez, les voilà qui courent dans le zardin après ce poulain ésappé ! Voyez qu’ils sont zentils ! La Christinetta ! voyez qu’elle est lézère comme oune petit oiseau ! Et le zeune homme ! le voilà qui saute oune barrière. Le beau zeune homme ! c’est que z’en souis zaloux, moi ! Voyez quelle taille ! quel robuste garçon ! »

Et Paolo sautait lui-même, pirouettait.

« Signor mio, dit-il un jour, ze souis oune malheureux, oune profond scélérat !… Ze m’ennouie de la patrie ! Il faut que ze revoie la patrie ! Ô patria bella ! Ô Italia ! Signor mio, laissez-moi aller zeter un coup d’œil sur la patrie, seulement oune petite quinzaine.

— Quand vous voudrez et tant que vous voudrez, mon pauvre cher garçon ; je vous payerai votre voyage, votre séjour, tout.

— Ô Signor ! s’écria Paolo, vous êtes bon, vraiment bon et zénéreux ! Alors ze pourrai partir demain ?

— Certainement, mon ami, répondit M. de Nancé en riant de cet empressement. Demandez malles, chevaux, voiture, quand vous voudrez. Ce soir je vous remettrai mille francs pour les frais du voyage. »

Paolo serra les mains de M. de Nancé et voulut les baiser, mais M. de Nancé l’embrassa et lui conseilla de s’occuper de sa malle.

L’absence de Paolo dura deux mois ; à la fin du premier mois, il écrivit à M. de Nancé :

« Ô Signor de Nancé ! qu’ai-ze fait, malheureux ! Pardonnez-moi ! Pitié pour votre Paolo dévoué !… Voilà ce que c’est, Signor. Z’ai retrouvé oune zeune amie que z’aimais et que z’aime parce qu’elle est bonne et sarmante comme Christinetta ; cette pauvre zeune amie n’a rien que du malheur ; elle me fait pitié, et moi ze loui dis : « Cère zeune amie, voulez-vous être ma femme ? » zouste comme notre cer François à la Christinetta ; et la zeune amie se zette dans mes bras et me dit : « Ze serai votre femme », zouste comme notre Christinetta à François. Et moi, ze n’ai pas pensé à vous, excellent Signor ; et ze ne veux pas vivre loin de vous, et ze ne veux pas laisser ma femme à Milan. Alors quoi faire, cer Signor ? Ze souis au désespoir, et ze pleure toute la zournée ; et ma zeune amie pleure avec moi ! Quoi faire, mon Dieu, quoi faire ? Si ze reste loin de vous, ze meurs ! Si ze laisse ma zeune amie, ze meurs. Alors quoi faire ? Ze vous embrasse, mon cer Signor ; z’embrasse mon François céri, ma Christinetta bien-aimée ; cers amis, conseillez votre pauvre Paolo et sa zeune amie.

« Paolo Perroni. »

M. de Nancé s’empressa de faire voir cette lettre à ses enfants.

« Que faire ? leur dit-il en riant. Que faire ?

christine.

C’est de les faire venir ici, chez nous, père chéri ;

nous les garderons toujours, n’est-ce pas, François ?
françois.

Oui, mon père ; je suis de l’avis de Christine.

m. de nancé.

Et moi aussi ; de sorte que nous sommes tous d’accord, comme toujours.

christine.

Oh ! cher bien-aimé père ! comment ne serions-nous pas d’accord ? Nous sommes si heureux ! »

M. de Nancé écrivit à Paolo de se marier vite et de leur amener vite sa jeune amie, qui resterait à Nancé toute sa vie si elle le voulait, et que lui M. de Nancé et François lui donnaient pour cadeau de noces une rente de trois mille francs.

Le bonheur de Paolo fut complet ; un mois après il présentait sa jeune épouse à ses amis ; Christine trouva en elle une jeune compagne aimable et dévouée ; elles convinrent que si Christine avait des filles, Mme Paolo (qui s’appelait Elena) l’aiderait à les élever. Elle eut, en effet, filles et garçons, deux filles et deux fils ; Mme Paolo en eut un peu plus, trois filles et quatre fils ; tous ces enfants répandirent la gaieté et l’entrain dans le château de Nancé, dont les habitants vivent tous plus heureux que jamais.

M. des Ormes, abruti, hébété par le joug de sa femme, mourut subitement peu d’années après le mariage de Christine. Il lui avait écrit à cette occasion une lettre assez affectueuse et lui promettait d’aller la voir ; mais il n’accomplit pas cette promesse et se contenta de lui écrire tous les ans. Sa femme, vieille et plus laide que jamais, continue à se croire jeune et belle ; elle donne des dîners qu’on mange, des soirées où l’on danse ; elle a des visiteurs, mais pas d’amis ; la mauvaise mère inspire de l’éloignement à tout le monde. Elle se sent vieillir, malgré ses efforts pour paraître jeune ; elle se voit seule, sans intérêt dans la vie ; personne ne l’aime et elle déteste tout le monde. Elle a toujours repoussé les avances de Christine et refusé de la voir, de peur que l’âge de sa fille ne fît deviner le sien. En somme, elle traîne une existence misérable et malheureuse.

Mme de Guibert vint un jour à Nancé annoncer à Christine le mariage de sa fille Hélène avec Adolphe. Ce fut un triste ménage. Hélène aimait le monde et ne vivait que de bals, de concerts et de spectacles ; Adolphe aimait le jeu  ; il y perdit une partie de sa fortune, se battit en duel, y fut blessé, et périt misérablement à la suite de cette blessure.

Cécile se maria avec un banquier qui lui apporta de l’argent, et qui la rendit malheureuse par son caractère brutal et emporté.

Gabrielle épousa un jeune député plein d’intelligence et de bonté ; elle fut très heureuse avec son mari et continua à venir passer tous ses étés chez sa mère à Cémiane, et à voir presque tous les jours Christine et François.

Bernard ne se maria pas ; il aima mieux aider son père à cultiver ses terres. Il s’occupait de musique et de peinture et il passait presque tous ses hivers à Nancé ; Christine et François étaient excellents musiciens, de sorte que tous les soirs, aidés de Paolo, de sa femme et de Bernard, ils faisaient une musique excellente qui ravissait M. de Nancé.

Un jour que Christine questionnait affectueusement Bernard sur la vie qu’il menait et qui lui semblait bien isolée :

« Christine, répondit-il, je vis et je mourrai seul. Quand je t’ai bien connue, à notre retour de Madère, je me suis dit que je ne serais heureux qu’avec une femme semblable à toi, bonne, pieuse, dévouée, intelligente, gaie, instruite, raisonnable, charmante enfin. Je ne l’ai pas trouvée ; je ne la trouverai jamais. Voilà pourquoi je reste garçon et pourquoi je suis sans cesse à Nancé. »

Christine l’embrassa pour toute réponse, et fit part de l’explication de Bernard à François et à M. de Nancé, qui l’en aimèrent plus tendrement.

Isabelle resta et est encore chez ses enfants, comme elle continue d’appeler François et Christine ; elle soigne et élève tous les enfants, et elle déclare qu’elle mourra chez eux. Christine et François la comblent de soins et d’affection ; elle est heureuse plus qu’une reine.

Quant à Christine et à François, ils ne se lassent pas de leur bonheur ; ils ne se quittent pas ; ils n’ont jamais de volontés, du goûts, de désirs différents. Ils ne vont pas à Paris, et ils vivent à Nancé chez leur père.

Mme de Sibran est morte peu après la triste fin du malheureux Adolphe. M. du Sibran, bourrelé de remords de l’éducation qu’il avait donnée à ses fils, s’est fait capucin ; il prêche bien et il est très demandé pour des missions.

Mina est entrée chez une princesse valaque, où on lui promettait de bons gages ; mais, ayant été surprise par le prince pendant qu’elle battait une des petites princesses, le prince la fit saisir et la fit battre de verges à tel point qu’elle passa un mois à l’hôpital. Quand elle fut guérie, elle voulut partir, mais le prince la retint de force et l’obligea à reprendre son service ; il n’y a pas de mois qu’elle ne soit vigoureusement punie pour des vivacités qu’elle ne peut entièrement réprimer. Se trouvant au fond des terres en Valachie, elle reste à la merci du prince valaque et ne peut pas sortir de chez lui. Sa méchanceté se trouve ainsi justement et terriblement punie.



FIN