Hachette (p. 183-196).
XV


tristes suites de l’incendie


Aucun événement extraordinaire ne vint plus troubler la tranquillité des châteaux voisins. Christine continua à voir François, Gabrielle et Bernard, presque tous les jours, tantôt chez eux, tantôt au château des Ormes. François s’attachait de plus en plus à Christine, et, grâce au désir qu’avait Isabelle de se rapprocher de lui, ils se retrouvaient dans leurs promenades et aussi dans leurs visites au château de Cémiane. M. de Nancé, cédant au désir de François, donnait souvent des déjeuners et des goûters aux enfants des environs ; c’étaient les beaux jours de François et de Christine. Paolo continuait avec un succès marqué ses leçons à ses deux élèves. Mme des Ormes avait voulu que Paolo les donnât à Christine sans payement, mais M. des Ormes, qui redoutait le ridicule, plus encore qu’il ne craignait l’humeur de sa femme, les paya assez largement pour fermer la bouche aux mauvaises langues ; car dans le voisinage on s’amusait beaucoup de l’avarice de Mme des Ormes pour tout ce qui concernait sa fille.

La vie se passait donc heureuse et calme pour François et Christine ; pour M. de Nancé, qui n’était heureux que par son fils ; pour Isabelle, qui aimait beaucoup Christine à cause de la tendresse qu’elle témoignait à François, et aussi à cause des charmantes qualités qui se développaient par les soins de cette bonne intelligente et par ceux de M. de Nancé. Ce dernier portait à Christine une affection paternelle, et il cherchait à suppléer à la direction qui manquait à la pauvre enfant du côté de ses parents, par des conseils, toujours écoutés et suivis avec reconnaissance. Mme des Ormes oubliait sans cesse sa fille pour ne s’occuper que de toilette et de plaisirs. M. des Ormes, faible et indifférent, avait, comme nous l’avons vu, des éclairs de demi-tendresse qui ne duraient pas ; tranquille sur le sort de Christine depuis qu’il la savait sous la direction sage et dévouée d’Isabelle, il ne s’occupait pas de sa fille, et cherchait, comme sa femme, à passer agréablement ses journées. Tous deux laissaient à Isabelle liberté complète d’élever Christine selon ses idées ; c’est ainsi qu’aidée de M. de Nancé elle donna à Christine des sentiments religieux et des habitudes pieuses qui lui manquaient ; elle la menait au catéchisme avec François, qui fit cette année sa première communion sous la direction du bon curé du village et guidé par son père, dont la piété touchait et encourageait François et Christine.

Dès les première temps qui suivirent l’entrée d’Isabelle chez Christine, ils eurent occasion d’exercer la vertu de charité à l’égard de Maurice et d’Adolphe. Les brûlures d’Adolphe le faisaient souffrir beaucoup, mais ce n’était rien auprès de ce que souffrait Maurice. Outre des brûlures, le médecin lui avait trouvé les reins et le dos contusionnés et déviés, et les jambes toutes disloquées.

On les transporta chez eux la nuit même de l’incendie ; et ce fut après qu’ils furent installés dans leurs lits, que les deux médecins appelés commencèrent à panser les brûlures et à remettre les membres démis et brisés. Paolo avait demandé à assister à l’opération ; il voulut donner des conseils, et faire autrement que ne faisaient les médecins pour remettre les membres disloqués et brisés. Mais on se moqua de ses avis, et on refusa de les suivre.

Paolo se retira en branlant la tête, et dit le lendemain à M. de Nancé :

« Mauvais, mauvais pour le Maurice ! Sera bossou et horrible ; les zambes mal arranzées ; très mal ! C’est abouminable ! Moi z’aurais fait bien ; pas comme ces zens imbéciles. »

Maurice poussa des cris lamentables pendant cette opération, qui dura une demi-heure environ. Maurice se trouvait dans l’impossibilité de remuer, à cause des appareils qui maintenaient ses jambes et ses épaules ; il fallait le faire boire et manger, le moucher et l’essuyer comme un petit enfant ; il se désolait, se fâchait ; ses colères et ses agitations augmentaient son mal.

Les premiers jours sa vie fut en danger, et personne ne put le voir ; mais, après un mois, M. de Nancé demanda si François ne pouvait pas venir le distraire et le consoler ; M. et Mme de Sibran acceptèrent la proposition avec joie, et ils annoncèrent à leur fils la visite de François.

« Pourquoi l’avez-vous acceptée, dit Maurice en gémissant. Il va triompher de me voir si malade ; Adolphe et moi, nous nous sommes moqués de sa bosse, et il doit nous en vouloir.

madame de sibran.

Mon pauvre ami, tu t’ennuies tant et tu souffres tant, que ton père et moi nous avons jugé utile de te donner une distraction.

maurice.

Jolie distraction !

adolphe.

Agréable passe-temps ! »

Malgré l’humeur qu’ils témoignaient, ils ne voulurent pas que Mme de Sibran écrivît à François pour l’empêcher de venir. Le lendemain, François arriva à une heure ; ni Maurice ni Adolphe ne bougèrent ni ne parlèrent quand il entra chez eux et qu’il leur dit bonjour d’un air affectueux.

françois.

Vous avez bien souffert et vous souffrez encore beaucoup ?… »

Pas de réponse.

françois.

Nous avons été tous bien tristes de votre accident… Papa a envoyé tous les jours savoir de vos nouvelles… Dès que j’ai su que vous alliez un peu mieux, j’ai bien vite demandé la permission de venir vous voir… Vous surtout, pauvre Maurice, qui ne pouvez pas faire un mouvement… Je vous fatigue peut-être ?… Dites-le-moi franchement ; je reviendrai demain ou après-demain… »

Le pauvre François était un peu embarrassé ; il ne savait s’il devait rester ou s’en aller ; il attendit encore quelques minutes, et, Maurice et Adolphe persistant à garder le silence, il se leva.

« Adieu, Maurice ; adieu, Adolphe ; je reviendrai vous voir avec papa, et je ne resterai pas longtemps, pour ne pas vous fatiguer. »

Le bon François sortit un peu triste du mauvais accueil que lui avaient fait ces garçons dont il avait déjà eu tant à se plaindre ; mais, toujours bon et généreux, il se dit :

« Il ne faut pas leur en vouloir, à ces pauvres malheureux ! Ils souffrent ; peut-être que le bruit leur fait mal… Je verrai une autre fois à leur parler de choses qui les amusent. »

Christine savait qu’il avait été voir les Sibran ; le lendemain, elle alla chez lui savoir de leurs nouvelles.

« Ils souffrent toujours beaucoup, répondit François.

christine.
Ont-ils été contents de te voir ?
françois.

Je ne sais pas ; ils ne me l’ont pas dit.

christine.

T’ont-ils raconté comment le feu avait pris au salon ?

françois.

Non, je ne le leur ai pas demandé.

christine.

De quoi avez-vous donc causé ?

françois.

Mais ils n’ont pas causé ; j’ai parlé tout seul.

christine.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que leur langue est brûlée ?

françois, souriant.

Non ; seulement ils ne parlent pas. »

Christine le regarda attentivement.

christine.

François,… ils t’ont fait quelque méchanceté, et tu ne veux pas le dire. Je le vois à ton air embarrassé.

— Et tu as deviné, Christine, dit M. de Nancé en riant. Ils ne lui ont pas dit un mot, pas répondu un oui ou un non ; ils ne l’ont pas regardé. Et François veut y retourner.

christine.

Tu es trop bon, François ! Je t’assure que tu es trop bon. Ne trouvez-vous pas, cher Monsieur ?

m. de nancé.

On n’est jamais trop bon, ma petite Christine, et rarement on l’est assez. En retournant chez Maurice et Adolphe, François fait un double acte de charité, il rend le bien pour le mal, et il visite des malheureux qui souffrent et qui ont longtemps à souffrir encore, surtout Maurice. Cette seconde visite les touchera peut-être ; et, s’ils voient souvent François, ils deviendront probablement meilleurs.

christine.

C’est vrai cela ; on est toujours meilleur quand on a passé quelque temps avec François et avec vous… Et c’est pourquoi je serais si contente de ne jamais vous quitter tous les deux !… Si vous vouliez ?…

— Pauvre chère enfant, dit M. de Nancé en l’embrassant, n’y pense pas ; c’est impossible.

christine.

Quand je serai vieille, et que je serai ma maîtresse, je viendrai chez vous et j’y resterai toujours.

m. de nancé.

Alors nous verrons ; nous avons le temps d’y penser. En attendant, va jouer avec François ; j’ai à travailler.

christine.

Qu’est-ce que vous faites ? À quoi travaillez-vous ?

m. de nancé.

Tu es une petite curieuse. Je travaille à un livre que tu ne comprendras pas.

christine.

Vous croyez ? Je crois, moi, que je comprendrai.

De quoi parlez-vous ?
m. de nancé.

De l’éducation des enfants, et des sacrifices qu’on doit leur faire.

christine.

Ce n’est pas difficile à comprendre. Il faut faire comme vous, voilà tout. Je comprends très bien tous les sacrifices que vous faites à François. Je vois que vous restez toujours à la campagne pour l’éducation de François ; que vous ne voyez que les personnes qui peuvent être utiles ou agréables à François ; que vous me laissez venir si souvent vous déranger et vous ennuyer chez vous, pour François ; que vous m’apprenez à être bonne et pieuse, pour François ; que vous m’aimez enfin pour François ; que vous…

m. de nancé, l’embrassant.

Assez, assez, chère enfant ; tu es trop modeste pour ce qui te regarde et trop clairvoyante pour le reste. Dans l’origine, je t’ai aimée et attirée pour François, mais je t’ai bien vite aimée pour toi-même, et, après François, tu es la personne que j’aime le plus au monde. François le sait bien : nous parlons souvent de toi, et nous nous entendons très bien pour t’aimer.

christine, se jetant à son cou.

Je suis bien contente de ce que vous me dites là ! Comme je vous aime, cher, cher Monsieur de Nancé ! Et comme cela m’ennuie de vous appeler monsieur ! J’ai toujours envié de vous dire : papa.

m. de nancé.
Ne fais jamais cela, mon enfant ; ce serait mal.
christine.

Pourquoi mal ?

m. de nancé.

Parce que ce serait presque un blâme pour ton papa ; c’est comme si tu disais : M. de Nancé est meilleur pour moi que mon vrai papa, et je l’aime davantage.

christine.

Mais… ce serait la vérité.

m. de nancé.

Chut ! ma Christine : chut ! Que personne ne t’entende dire pareille chose. »

Christine resta un instant sans parler, la tête appuyée sur l’épaule de M. de Nancé.

m. de nancé.

À quoi penses-tu, Christine ?

christine.

Je pense que je suis très heureuse de vous avoir connus, vous et François. Il est si bon, François !

m. de nancé, souriant.

Oui, il est bien bon, mais prends garde qu’il ne s’impatiente de perdre son temps à nous regarder au lieu de jouer.

christine.

Est-ce que cela t’ennuie, François ?

françois.

Oh non ! pas du tout. J’aime beaucoup à t’entendre dire des choses aimables à papa et à l’entendre te répondre.

christine.

Iras-tu demain chez Maurice ?

françois.

Oui, certainement ; je l’ai promis.

christine.

Veux-tu que j’y aille avec toi ?

françois.

Oui, si papa veut bien t’emmener.

christine.

Tu ne peux pas y aller, Christine ; tu as neuf ans ; tu ne peux pas faire des visites à des grands garçons de treize et onze ans.

christine.

C’était seulement pour que François ne s’ennuie pas chez eux que je demandais à y aller, car je les déteste,… c’est-à-dire je ne les aime pas beaucoup.

m. de nancé.

Tu as bien fait de te reprendre, chère petite, car ton déteste n’était pas charitable ; à présent, mes enfants, allez-vous-en ; vous m’empêchez d’écrire. »

Les enfants allèrent rejoindre Isabelle et jouèrent quelque temps. Paolo arriva pour donner à François ses leçons ; et ils se séparèrent en disant :

« À demain ! »