Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 264-274).

CHAPITRE DIX-HUITIÈME.



deux douleurs en regard.


Quinze jours durant Bienville resta renfermé, sans vouloir en sortir, dans la chambre que M. de Frontenac lui avait assignée au château. Là, tout entier à sa douleur, il passa les jours et les nuits courbé sur sa souffrance, comme pour sonder le gouffre que le malheur venait de creuser en son âme.

Ainsi replié sans distraction sur son mal, il meurtrit plus encore son cœur déjà si rudement froissé par la main de fer de l’infortune. Si sombre lui paraissait l’avenir qu’il fermait les yeux d’effroi quand la noire image du présent s’effaçait devant eux, comme lorsqu’on se fatigue à regarder longtemps le même objet. Et lorsque le vol de sa pensée, lasse de se heurter à chacun des traits de ce navrant tableau, se retournait vers le passé, le contraste des joies d’autrefois faisait si violemment ressortir les peines présentes et futures, que sa blessure s’ouvrait plus grande et plus cuisante encore.

Si douces étaient pourtant les chansons de ces fauvettes qui venaient voleter sur le champ de mort de ses espérances et moduler les concerts passés de son premier amour, qu’il n’avait pas le courage de les chasser.

— Pauvres oiseaux de remémoration d’un temps qui n’est plus, disait-il alors, je ne saurais vous donner traîtreusement du plomb sous l’aile, quand vous m’apportez de si douces souvenances. Venez, petits, revenez encore gazouiller sur le nid de mémoire, et que le duvet de vos plumes réchauffe aussi mes idées qui se glacent au vent froid de la réalité.

Mais soudain venait s’abattre sur eux l’oiseau de proie du malheur. Oh ! comme ils fuyaient alors à tire-d’aile, en poussant des cris plaintifs, ces pauvres oisillons tout meurtris par la serre du vautour.

Ce qu’il souffrait en ces moments, le triste délaissé, ne saurait être dit ; car tout ce que ses souvenirs avaient de charme dans le passé n’en rendait que plus poignantes les angoisses du présent.

Deux semaines se passèrent ainsi sans qu’on pût pénétrer jusqu’à Bienville.

Comme on avait pu constater pendant ce temps que les Anglais étaient réellement partis et qu’il n’y avait plus de crainte de les voir revenir à l’improviste, la saison étant trop avancée, le gouverneur se résolut à renvoyer chez elles les troupes de Montréal.

Le soir qui précéda leur départ, M. de Frontenac donna un grand dîner à ses officiers. Bienville, qui s’était fait excuser auprès du comte pour n’y point assister, put ouïr de sa chambre la joie et les rires de ses compagnons d’armes durant tout le repas qui se prolongea bien avant dans la nuit. Le cliquetis des verres et les éclats de voix des convives lui causèrent un supplice indicible. Car la souffrance a pour effet de rendre égoïste, et dans nos heures sombres, le plaisir d’autrui nous irrite et nous rend nos maux encore plus insupportables.

Enfin les paroles d’une santée portée à la belle France par le gouverneur lui-même, vinrent bruire à son oreille, affaiblies par la distance. Les convives y répondirent par un énergique bravo qui gronda comme un tonnerre dans les grands corridors du château. Et le son plus rapproché des voix, le bruit des portes qui s’ouvraient et se refermaient çà et là dans le vaste édifice, lui indiquèrent que les conviés venaient de se séparer.

Le silence se fit bientôt partout, et Bienville n’entendit plus que les pas de la sentinelle qui marchait au dehors sur la terrasse.

Après avoir éteint sa bougie, Bienville appuyé sur le bord de sa fenêtre qui donnait sur le Saint-Laurent, regardait, pensif, les rayonnements de la lune qui zébrait de remuantes laines d’argent les eaux du fleuve assoupi à ses pieds. Tantôt son œil s’arrêtait sur les falaises de la Pointe-Lévis qu’une lumière pâle éclairait en grandissant l’ombre des sapins accrochés aux flancs du roc. À distance, ces arbres semblaient autant de fantômes d’une race géante, qui seraient venus s’accouder sur la rive du grand fleuve pour y déplorer en silence l’invasion des nouveaux possesseurs.

Parfois son regard se perdait au loin dans la brume qui voilait à demi les côtes boisées de Beauport et de l’île d’Orléans.

Il en était à comparer ce calme grandiose de la nature au bouillonnement des passions qui embrasaient son sein, quand on heurta du doigt sa porte.

Étonné de recevoir une visite à une heure aussi avancée, François qui, du reste, n’avait voulu recevoir personne depuis deux semaines, ne répondit pas et ne se dérangea point d’abord. Mais une voix qui ne lui était pas inconnue lui dit bientôt après du dehors.

— Ouvrez-moi donc, monsieur de Bienville ?

Celui-ci tira le verrou de sa porte et recula d’étonnement quand il aperçut M. de Frontenac.

Le comte portait une lanterne sourde qu’il déposa près d’un bougeoir d’argent, sur la table de nuit de son hôte. Puis il fit signe à Bienville de refermer la porte.

Lorsque François se fut approché du comte, ce dernier dit au jeune LeMoyne.

— Mon cher Bienville, ce n’est que ce soir, et à la fin du dîner seulement, que j’ai appris votre malheur. Soyez certain, mon ami, que la nouvelle m’en a vivement affecté, et que je compatis à votre juste chagrin.

Le comte en disant ces mots prit affectueusement la main du jeune homme.

Au seul contact de cette main, Bienville, le guerrier robuste et fier qui n’avait pas voulu verser une larme depuis sa fatale entrevue avec Marie-Louise, sentit un frisson glacial courir par tous ses membres, et il se prit à pleurer.

Sachant bien qu’il valait mieux ne pas arrêter cette effusion, M. de Frontenac garda quelques instants le silence qu’interrompaient seuls les sanglots de Bienville. Et quand cette pluie de larmes eut diminué, le comte reprit :

— Je sais d’autant plus comprendre les peines de l’âme que j’ai moi-même bien souffert. Votre cœur est tout endolori par ce coup imprévu du sort qui rejette à jamais loin de vous une jeune fille que vous aimez. Mais que serait-ce donc, mon ami, si vous étiez l’époux d’une femme que vous aimeriez autant que Mlle d’Orsy vous est chère, et que cette femme, foulant aux pieds votre amour, eût cessé de vous donner la moindre marque de tendresse dès les premiers jours de votre mariage ? Bienville, je vous ai toujours considéré comme un fils — hélas ! j’en avais un autrefois, mais le ciel m’a même retiré ce dernier sujet de consolation[1] — écoutez donc cette confidence qui devra mourir avec vous.

De l’autre côté des mers, là-bas, dans ma chère France, vit une femme aussi belle qu’indifférente. En la faisant si parfaite de corps, Dieu voulut la dédommager, sans doute, du peu de sentiment dont il la voulait gratifier. Un jour, que j’ai cent fois maudit, ma fatale destinée me jeta sur sa voie. En la voyant, je l’aimai. Nul doute que je lui aie plu aussi d’abord, car elle répondit à mes vœux et consentit à m’épouser en secret. Son père, M. de la Grange-Trianon ignorait encore notre mariage, lorsqu’il s’avisa tout-à-coup de s’opposer à la suite de nos amours qu’il avait paru favoriser jusqu’alors. Madame de Frontenac répondit qu’elle n’aurait jamais d’autre époux que moi. Irrité, M. de la Grange-Trianon la força d’entrer au couvent. C’était le premier échec à mon bonheur. On la rendit pourtant bientôt à mes désirs lorsqu’elle eut avoué notre union. J’aurais dû m’attendre, n’est-ce pas, que cette séparation augmenterait l’ardeur de son attachement pour moi. Il n’en fut rien pourtant. Quelques mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’on avait accepté notre mariage que déjà l’indifférence de la comtesse ne se déguisait plus à mes yeux. Et cependant, Dieu m’est témoin que je ne l’ai jamais provoquée. Auprès d’elle toujours empressé, je ne m’étudiais qu’à lui plaire ; et mon amour pour madame de Frontenac n’avait fait que grandir quand je m’aperçus que le sien avait diminué tout d’autant. Ah ! c’est alors que je souffris des tortures d’autant plus fortes que je savais ne les avoir pas méritées. Bientôt même l’inconstante ne fit un mystère à personne de l’éloignement quelle ressemait pour moi.[2] Depuis lors, jamais un mot, pas même un regard d’elle ne sont venus dérider mon front dans l’amer délaissement où elle m’a jeté. Dégoûté d’une vie si pénible, j’allai chercher la mort sur maints champs de bataille, en Flandre, en Allemagne, en Piémont et jusqu’en Orient, mais sans pouvoir l’y trouver nulle part.

Lorsqu’on 1672 je fus nommé pour la première fois gouverneur du Canada, ma femme refusa de m’y accompagner. Même, dix ans après, le roi m’ayant rappelé en France, la comtesse me reçut aussi froidement que si je l’avais seulement quittée de la veille ; et, durant les sept années qui suivirent, je lui fus pis qu’un étranger. L’an dernier enfin, préposé une seconde fois au gouvernement de la Nouvelle-France, je dus quitter de nouveau ma femme sans qu’une larme vînt dessécher sa paupière. Maintenant je sens bien que je ne la reverrai plus.[3] Tant que je me sentis jeune encore je pus conserver quelque espoir de fléchir un esprit injustement dédaigneux. À présent que le chagrin, plus encore que la vieillesse, a sourdement miné ma vie, aujourd’hui que je suis vieux et souffreteux, je sens bien que la brillante comtesse ne voudra jamais laisser les délices dont elle a su s’entourer à la cour, pour venir en cette pauvre colonie s’enterrer vivante auprès d’un sexagénaire. Et pourtant, Bienville, mon cœur bat d’espoir — j’ai honte de l’avouer — quand une voile de France m’apparaît à l’horizon. Ne peut-elle pas m’apporter cette femme que je saurais si bien aimer encore ! Vaine illusion et fugitive comme ces flots qui lavent en passant les pieds du roc où l’on creusera bientôt ma tombe.

Ici le noble comte s’arrêta, dominé par l’émotion que lui causaient ces tristes souvenirs. D’un côté la blafarde lueur de la lanterne sourde et de l’autre la pâle lumière de la lune, qui pénétrait par la croisée, éclairaient ses traits mâles et fiers. Et Bienville put voir une larme rouler de l’œil, et se perdre dans les sillons que de longues souffrances avaient labourés sur la grande figure du comte de Frontenac.

Après quelques instants de silence, le comte reprit d’une voix ferme :

— Vous voyez donc, mon cher Bienville, que la fortune m’a traité plus durement que vous encore. Vous êtes jeune et libre, et puisque Mlle d’Orsy entre en religion, vous pourrez en aimer une autre que Dieu destine à vous rendre heureux. Ah ! n’allez pas vous récrier ! Je sais bien que vous n’y songez pas maintenant ; mais enfin, je crois que vous en viendrez naturellement là. Dussiez-vous cependant renoncer à tout jamais au mariage, il ne faudrait pas même en ce cas vous désespérer inutilement. Vous avez un grand cœur, je le sais ; eh bien ! sachez vous créer une idée, un but qui le remplisse en quelque sorte. Croyez-vous que je n’aurais pas succombé depuis longtemps sous les coups du sort, si je n’avais une pensée dominante propre à me distraire dans mes peines ? Chargé par le roi mon maître de veiller à la destinée de cette colonie, j’use les derniers jours de ma vie à son agrandissement. Plus la tâche est ardue, plus la fin est difficile à atteindre, et plus satisfaisante est la joie que nous cause le succès. Vous êtes militaire, intelligent et brave ; d’ailleurs remplie d’émotions, la carrière des armes offre un vaste champ à de nobles aspirations. Continuez donc à vous distinguer et soyez certain que mon amitié pour vous ne nuira pas à votre avancement. Mais il est bien tard, et vous avez besoin de sommeil. Tâchez de reposer aujourd’hui pour être plus fort que la peine de demain.

— Comment vous remercier de l’intérêt que vous me portez, monsieur le comte, balbutia Bienville, et comment pourrai-je jamais reconnaître vos bontés pour moi ?

— D’abord en quittant bientôt cet air sombre qui n’est pas de nature à égayer ceux qui vous fréquentent, et en voulant bien oublier les aveux que ma seule tendresse pour vous m’a conduit à vous faire. Allons ! bonne nuit.

Et le comte reprenant sa lanterne quitta la chambre.

Bienville entendit, tout pensif, le bruit de ses pas s’éteindre au détour du corridor, où l’ombre du comte projetée derrière lui par la lumière qu’il portait s’évanouit aussi.

Consolé par la comparaison de cette grande mais calme douleur que M. de Frontenac venait d’opposer à la sienne, et soulagé par les pleurs qu’il avait versés, Bienville parvint à s’endormir.

Mais des rêves étranges et fatigants troublèrent son sommeil. Tant qu’enfin, il lui sembla passer près du couvent de l’Hôtel Dieu, lorsqu’une voix de femme qui chantait le fit se rapprocher du cloître. Alors il lui parut que les murailles du couvent se trouvaient assises au milieu d’un vaste cimetière jonché d’os desséchés jusqu’à perte de vue. Chacun des pas qu’il faisait heurtait un ossement humain qui craquait sous ses pieds. Il parvint enfin au dessous d’une fenêtre d’où sortait la voix. Quand il leva la tête, il aperçut Marie-Louise, vêtue en novice, et qui le regardait du haut de la croisée d’un second étage. S’accrochant alors à chacune des aspérités du mur, il tenta de l’escalader. Déjà sa main allait toucher celle que lui tendait sa fiancée, quand il tomba lourdement sur la terre, où les os des squelettes rendirent un cliquetis funèbre. Ce qui le fit s’éveiller en sursaut. Comme il faisait déjà grand jour, il s’habilla vite et sortit.

Lorsqu’il descendit le monticule que dominait le château, des feuilles desséchées, tombées des quelques arbres de la place-d’armes, tourbillonnaient au vent sur la terre durcie par la gelée.

Machinalement désireux d’éviter de passer devant la maison de Louis d’Orsy, il traversa la place-d’armes et s’engagea dans la rue Sainte-Anne qu’il tourna, pour descendre sur la grande place, en longeant l’église des Jésuites.[4]

Il allait y déboucher quand il s’arrêta et pâlit affreusement. C’est qu’il venait de voir Marie-Louise et son frère qui descendaient la rue de la Fabrique en compagnie de quelques amies de Mlle d’Orsy. Voyant le petit groupe disparaître au bas de la rue de la Fabrique et à l’angle du collège des Jésuites, il se glissa le long du collège, et suivit de loin Marie-Louise. La peine atroce qu’il en ressentit ne fut pourtant pas sans charmes, puisqu’il continua d’avancer derrière la jeune fille.

Celle-ci tourna le coin de la rue « des pauvres » ou du Palais dans laquelle elle s’engagea. Toujours à distance, François vit que sa fiancée se dirigeait vers la porte du parloir de l’Hôtel-Dieu.[5]

Caché, comme un malfaiteur, par l’angle d’un mur, Bienville vit s’ouvrir la lourde porte du cloître. Un instant le gracieux profil de Marie-Louise se dessina sur la pénombre de l’intérieur, et la jeune fille disparut pour toujours à ses yeux.

Il entendit la porte se refermer avec un bruit sourd qui parvint à son âme, funèbre comme le dernier tintement du glas des morts.

Marie-Louise allait célébrer avec Dieu ses éternelles fiançailles.


  1. « Anne et le comte eurent un fils, enfant unique qui périt dans la fleur de la jeunesse. Les uns rapportent qu’il fut tué à la tête d’un régiment qu’il commandait au service de l’évêque de Munster, allié de la France ; les autres disent qu’il périt misérablement dans un duel » Alfred Garneau. « Les seigneurs de Frontenac, » Revue Canadienne de 1867.
  2. Je renvoie le lecteur, curieux du connaître les détails de la vie intime du comte et de la comtesse de Frontenac, aux mémoires de Mlle de Montpensier dont madame de Frontenac était dame d’honneur. Il y est rapporté, entre autres, une très-curieuse anecdote qui donne une idée de ce qu’était la vie conjugale en France au XVIIe siècle. Voir les mémoires de Mlle de Montpensier, à la page 164 et suivante du vingt-septième tome de la « nouvelle collection de mémoires pour servir à l’histoire de France. »
  3. Nous avons puisé le fond de tous les détails qui précèdent dans l’article de M. Alfred Garneau sur les seigneurs de Frontenac, et dans les mémoires même de la cousine de Louis XIV, la grande demoiselle. Voici maintenant de précieux détails qui me sont fournis par mon ami, aussi bienveillant qu’éclairé, M. l’abbé H. R. Casgrain.

    Frontenac, comme chacun sait, mourut en 1698 et fut enterré dans l’église des Récollets. Lors de l’incendie de cette église, le six septembre 1796, on releva les corps qui y avait été inhumés. Ceux des personnages importants, entre autres celui de M. de Frontenac, furent inhumés dans la cathédrale et, dit-on, sous la chapelle de N. D. de Pitié. Les cercueils en plomb qui, parait-il, étaient placés sur des barres de fer dans l’église des Récollets, avaient été en partie fondus par le feu. On retrouva dans celui de M. de Frontenac une petite boîte en plomb qui contenait le cœur de l’ancien gouverneur. D’après une tradition conservée par le frère Louis, récollet, le cœur du comte de Frontenac fut envoyé, après sa mort, à sa veuve. Mais l’altière comtesse ne voulut pas le recevoir, disant : qu’elle ne voulait pas d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu. La boîte qui le renfermait fut renvoyée au Canada et replacée dans le cercueil du comte où on la retrouva après l’incendie.

  4. Cette église occupait l’emplacement de la halle actuelle du marché de la haute ville. Il n’en reste aucun vestige.
  5. Cette porte ouvrait alors sur la rue du Palais et dans l’enfoncement de « la cour de la ménagerie, » comme on le peut voir sur un plan du terrain et des bâtisses de l’Hôtel-Dieu, tiré en 1748, par M. Noël Levasseur, arpenteur.