Texte établi par Léger Brousseau Voir et modifier les données sur WikidataLéger Brousseau imprimeur-éditeur (p. 151-170).

CHAPITRE NEUVIÈME.



canonnade et bataille.


Le plan de l’amiral anglais était de faire débarquer, sur le rivage de Beauport, quinze cents hommes qui devaient ensuite traverser la rivière Saint-Charles sur des chaloupes afin de marcher de là contre la ville. Cela terminé, quelques vaisseaux s’avanceraient vers la place et feraient mine de la tourner pour simuler un débarquement à Sillery. Alors, les quinze cents hommes du major Whalley s’élanceraient sur la ville, du côté de la rivière ; puis, une fois sur la hauteur, ils mettraient le feu à une maison,[1] signal qu’on reconnaîtrait de la flotte en débarquant à la basse ville deux cents hommes qui s’ouvriraient un passage du port à la ville haute. Les assiégés ainsi pris entre deux feux ne sauraient où porter leurs coups, tandis que les deux détachements anglais se rejoindraient dans la place et cerneraient les habitants.

Mais la précipitation et l’inconséquence de l’amiral même, ainsi que la vigoureuse résistance rencontrée par Whalley, mirent ces projets à néant.

M. de Frontenac n’avait pas le dessein d’empêcher l’ennemi de prendre position sur terre. Il n’était décidé qu’à inquiéter, par quelque escarmouche, le débarquement des troupes anglaises pour les engager à se transporter de ce côté-ci de la rivière Saint-Charles, où il aurait donné contre elles avec ses forces, alors que la marée haute eût enlevé toute chance de fuite aux ennemis. De la sorte, ceux qui auraient échappé aux balles françaises n’auraient guère pu se préserver d’un bain forcé non moins dangereux.

Aussi le gouverneur n’envoya-t-il à leur rencontre, lorsqu’ils prirent pied à la Canardière, le 18 octobre, que trois cents hommes choisis parmi les troupes de Montréal et que M. de Longueuil devait commander.

Du côté de Beauport, M. Juchereau de Saint-Denis, le seigneur du lieu, devait inquiéter les Anglais avec les soixante miliciens, ses censitaires, que, malgré son grand âge, il dirigeait en personne.

Nous verrons bientôt comment le major Whalley[2] fut reçu avec ses quinze cents hommes par les trois cent soixante Canadiens. Suivons pour le moment cinq gros vaisseaux anglais, qui, l’amiral en tête, s’avancent formidables vers la ville.

Il pouvait être deux heures de l’après-midi lorsqu’ils jetèrent leurs ancres pour s’embosser[3] devant Québec.

Suivirent quelques minutes employées à carguer les voiles. Et, soudain, d’innombrables jets de flamme bondirent hors de leurs sabords, comme autant de longs serpents de feu.

Au même instant, nos remparts et nos quais se couvrirent à leur tour de flamme et de fumée, tandis que de formidables détonations s’entrechoquaient dans l’air qu’elles faisaient vibrer d’un fracas sourd et terrible.

Alors une scène splendide anima tout d’un coup la ville et la vallée de la rivière Saint-Charles.

C’était par une de ces belles journées d’automne où la saison du vent et de la pluie semble cacher ses rigueurs comme pour nous faire souvenir de l’été qui n’est plus, et nous permettre d’oublier, un moment, les jours froids et sombres trop vite arrivés.

Le ciel était pur et bleu, à l’exception d’une teinte purpurine et vineuse qui frangeaient l’horizon sur la cime des monts lointains.

Les arbres qui ombrageaient encore à cette époque la vallée de la rivière Saint-Charles, exhibaient mille nuances variées jusqu’aux montagnes que l’éloignement et l’automne teignaient d’un bleu pâle et presque rougeâtre.

Partout, dans la vallée comme sur les monts, les feuilles des arbres dont la sève était figée, se desséchaient sous les étreintes mortelles du froid et des pluies d’automne.

Sur certains arbres du vallon, elle se paraient d’un rouge-feu tranchant sur les tons plus pâles qui en doraient d’autres. Sur le plus grand nombre, elles n’avaient que cette teinte uniforme d’un jaune clair qui faisait le fond du tableau. Enfin, on voyait encore, çà et là, quelques rameaux conserver un reste de verdure.

Mais pour contraster avec ce riche deuil de la nature, ce n’était partout que bruit et mouvement.

Dans les intervalles de chaque décharge d’artillerie, on entendait au loin crépiter la fusillade ; car tandis que les vaisseaux de Phips jetaient l’ancre devant la ville, les troupes commandées par Whalley et portées sur une multitude de bateaux et de chaloupes, forçaient de rames vers la terre où elles paraissaient être chaudement reçues. Ce bruit distant de mousquetades se confondait avec les détonations plus bruyantes du canon, roulant de roche en roche, de vallons en vallons, pour s’aller perdre enfin dans les lointaines Laurentides comme le grondement d’un tonnerre décroissant.

Enfin, on entendait passer de temps à autre, au dessus de la ville, de rauques miaulements semblables à ceux d’un tigre en colère ; c’étaient les boulets anglais qui se frayaient dans l’air un bruyant passage.

Si le feu de la flotte était bien nourri, celui de nos cinq batteries ne l’était pas moins, ce qui étonnait beaucoup les Anglais. Car ayant capturé, près de l’île d’Anticosti, madame Lalande et mademoiselle Juliette,[4] les ennemis leur avaient demandé si Québec était bien défendu. Ces dames avaient dit que non, ajoutant même que le peu de canons qu’il y avait dans la place étaient démontés et à moitié enfouis dans la terre et le sable. Mais quand nos boulets de dix-huit et de vingt-quatre se mirent à hacher les cordages, à casser la mâture, à fracasser les bordages, à trouer la coque des vaisseaux et à massacrer leurs hommes, il leur fallut bien modérer la joie prématurée que la réponse de leurs prisonnières leur avait causée. Et faisant venir les dames, il leur montrèrent quelques-uns de nos projectiles en disant : « Sont-ce là les boulets de ces canons que vous disiez enterrés dans le sable. »[5]

Mais si l’on voit notre artillerie faire du dégât sur la flotte ennemie, il n’en faut pas conclure que les effets de la sienne soient aussi dommageables à la place assiégée. Bien au contraire, jamais ville bombardée ne souffrit moins du boulet. À peine y eut-il quelques hommes blessés dont un seul mourut. Ce dernier était un écolier ; il fut atteint par un boulet qui le frappa après avoir ricoché sur le clocher de la Cathédrale.[6]

La Hontan rapporte que durant tout le bombardement qui dura la plus grande partie de l’après-midi du dix-huit pour recommencer le matin et finir le soir du dix-neuf, c’est à peine si les projectiles ennemis firent pour cinq à six pistoles de dommage aux maisons.

Et pourtant, il devait pleuvoir des boulets par toute la ville, puisque la sœur Juchereau de St. Ignace raconte, dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, qu’il en tomba tellement sur le terrain des révérendes mères, que celles-ci « en firent tenir jusqu’à vingt-six en un jour à ceux qui avaient soin des batteries, pour les renvoyer aux Anglais. »

Aux Ursulines, un boulet rompit la fenêtre et le volet d’un dortoir et vint, sans respect pour cet inviolable asile, tomber au pied du lit d’une jeune pensionnaire. Un autre projectile, non moins impudent, souleva puis emporta gaillardement le coin du tablier de l’une des sœurs.[7] « Quantité d’autres boulets, » dit la narratrice des annales de la communauté, « sont tombés dans nos cours, jardins et parcs ; mais par la grâce et protection de Dieu, personne n’en a été blessé ; nous en avons été quittes pour la peur. »

Le fait suivant, rapporté dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, explique, jusqu’à un certain point, l’inhabilité remarquable des artilleurs anglais. Il paraît que ces derniers ayant aperçu le tableau de la Sainte-Famille suspendu au clocher de la cathédrale, interrogèrent encore leurs prisonnières à cet égard. Celles-ci leur répondirent que ce n’était sans doute qu’un pieux talisman que les fervents catholiques de la ville avaient placé là pour la protection de leurs personnes et de leurs demeures.

Les susceptibilités religieuses des marins et des soldats protestants qui montaient la flotte anglaise, s’irritèrent de ce que nos frères dissidents ont toujours appelé une grossière superstition. Et le tableau servit de but à leurs projectiles comme à leurs railleries. Mais en vain ces nouveaux iconoclastes pointèrent-ils leurs pièces avec le plus grand soin et tirèrent-ils un grand nombre de coups sur le cadre, aucun projectile n’atteignit son but. Cela fit que tous leurs boulets qui prirent cette direction élevée passèrent par dessus la ville, et allèrent s’enfouir inoffensifs dans le terrain alors inoccupé de nos faubourgs.

Mais tandis que les ennemis perdent leur temps et leurs munitions de la sorte, nos artilleurs canadiens, loin de tirer comme eux leur poudre aux moineaux, pointent en plein bois sur les flancs rebondis des vaisseaux anglais.

Les deux batteries servies par MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène font surtout des merveilles.[8]

— Allons ! courage, enfants, dit le capitaine de Maricourt à ses hommes pour les animer. Chargez vite, mais sans précipitation.

— Ayez pas peur, mon capitaine, lui répond un vieux marin, nous allons lui pratiquer une si grande gueule à ce gredin de vaisseau amiral, qu’il ira bientôt boire à la grande tasse.

Et Maricourt de rire, bien que boulets et mitraille ennemis mugissent et crépitent comme grêle autour de lui.

Et se tournant vers son frère :

— Bien tiré ! Bienville, dit-il à ce dernier chargé, avec Louis d’Orsy, du commandement des deux autres canons de la batterie.

Puis revenant pointer ses propres pièces :

— Chargez !… Pointez !… Feu ! crie-t-il.

Sans relâche l’airain hurle, bondit et tonne en vomissant soutire et mitraille.

Cet ouragan de fer et de flamme dura sans discontinuer jusqu’au soir ; mais quand l’obscurité ne permit plus de bien pointer les pièces, on cessa le feu des deux côtés.

Il n’y a pas à douter que s’il eût été donné à Maricourt d’arrêter la marche du soleil, à l’instar de Josué, il se fût trouvé le plus heureux des hommes. Mais l’amiral Phips en eût été bien marri ; car ses vaisseaux faisaient eau partout, troués qu’ils étaient en maints endroits dans leurs œuvres-vives.

Il pouvait être huit heures, lorsque le dernier écho, de la dernière détonation s’éteignit au loin dans l’ombre crépusculaire qui, déjà, couvrait la plaine et les montagnes.

Bientôt vint la nuit silencieuse et sereine. Groupés alors autour de leurs pièces, les artilleurs français voulurent compter leurs pertes ; mais pas un soldat ne manquait à l’appel, et, à part quelques blessures et contusions, les boulets ennemis avaient autant respecté les hommes que les propriétés.

En attendant qu’on les vînt relever de service, les officiers et les soldats causaient entre eux.

Assis à terre, auprès des canons, les artilleurs de Maricourt, le brûle-gueule aux lèvres, fument en échangeant des quolibets sur la maladresse montrée pendant la journée par les Anglais.

Mais ils ne parlent qu’à voix basse, vu que les vaisseaux ennemis ne sont pas loin de terre et que le canon rapproche d’ailleurs singulièrement les distances. Bien que la nuit soit froide, on ne leur a point permis d’allumer de feu, de peur que l’ennemi ne s’en serve comme d’un point de mire. Aussi sont-ils tous plongés dans une obscurité tempérée seulement par la lumière des étoiles, et ne présentent-ils tous au regard que des groupes indécis et se mouvant dans l’ombre. Parfois cependant, le feu de quelque fourneau de pipe, venant à percer la cendre du tabac embrasé, jette une lueur fugitive sur la figure accentuée de l’un d’entre eux.

MM. de Maricourt, de Bienville et d’Orsy, appuyés tous trois sur un affût de canon, devisent à voix basse.

— Il y a maintenant une couple d’heures que la mousquetade a cessé là-bas, dit Maricourt.

— Oui, répond Louis d’Orsy ; mais le silence régnant partout depuis, il est difficile de conjecturer si l’ennemi a pris position sur terre ou s’il a été forcé de se rembarquer.

— Regardez donc, interrompt Bienville dont les yeux sont fixés depuis quelques moments dans la direction de la rivière Saint-Charles. Ne sont-ce pas des feux de bivouac qu’on allume là-bas, sur les hauteurs de la Canardière, et à mi-chemin entre Beauport et la ville ?

— Eh ! vive Dieu ! tu as raison, Bienville, répond d’Orsy.

En effet, plusieurs feux, rapprochés les uns des autres, semblaient jaillir successivement des hauteurs de la Canardière ; et de dix qu’ils étaient tout d’abord, il y en eut bientôt vingt, cinquante, puis enfin cent et plus.

— Alors, les Anglais sont campés là, reprend Bienville ; car les milices de Beauport ont dû regagner leur village ou retraiter vers la ville avec les hommes de M. de Longueuil. D’ailleurs, ceux-ci seraient-ils réunis, ce grand nombre de feux leur serait inutile. Mais je m’étonne de ce que mon frère[9] et ses hommes ne soient pas encore de retour.

En ce moment, un roulement de tambours, d’abord éloigné, mais se rapprochant de plus en plus, frappe l’oreille des officiers.

— Ce bruit vient, je crois, du Palais, [10] dit le capitaine. Alors, ce sont nos gens qui reviennent du combat ; et nous aurons bientôt des nouvelles par Bras-de-Fer.

Le roulement des tambours se rapprochant de plus en plus, on put distinguer bientôt un air sémillant joué par quelques fifres qui les accompagnaient en jetant leurs rires aigus au vent du soir.

Dix minutes plus tard, un canonnier que M. de Maricourt avait placé en sentinelle à quelques pas des pièces, entendant quelqu’un s’engager sur le quai, arma le mousquet qu’il portait pour la circonstance, et dont la mèche brûlait lentement entre les dents du serpentin.

Il épaula son arme et cria :

— Qui vive !

— France et Bras-de-Fer, répondit une voix dont la sonorité dut réveiller en sursaut tout marin qui dormait sur la flotte ennemie.

La réponse de l’arrivant excita l’hilarité générale ; mais comme son nom n’avait aucun rapport avec le mot d’ordre, le capitaine dut aller au devant du nouveau venu pour le reconnaître d’une manière plus officielle.

— Qui va-là ? demanda-t-il à l’arrivant que le mousquet de la sentinelle tenait toujours à distance respectueuse.

— C’est moi, Pierre Bras-de-Fer, mon capitaine, répondit l’autre.

— Avance à l’ordre, Pierre Bras de-Fer, reprit Maricourt.

Le factionnaire releva son mousquet, et une espèce de géant se rapprocha de Maricourt en deux enjambées.

— D’où viens-tu donc, à pareille heure, lui demanda l’officier.

— Du feu, mon capitaine. J’ai à peine eu le temps d’arrêter une minute chez Boisdon, pour me glisser une petite larme dans le gosier que j’avais aussi sec que de l’amadou d’un an. C’est que voyez-vous, mon capitaine, on en a mangé de la poussière aujourd’hui, sans compter le reste. Je vous assure qu’on s’est joliment escrimé là-bas ; joint à cela que…

C’est bon ! c’est bon ! bavard, interrompit M. de Maricourt. Mais il n’est rien arrivée de fâcheux à mon frère M. de Longueuil ?

— Non, Dieu merci. Mais ce pauvre M. de Clermont !…

— Comment ! qu’entends-tu dire ? s’écrièrent à la fois tous ceux qui étaient présents.

— Atteint d’une balle et mort à mon côté !

— Mort ! répétèrent les assistants sur tous les tons d’une émotion douloureuse.

Tandis que cette nouvelle frappe désagréablement tous les auditeurs, donnons quelques détails sur Bras-de-Fer, et les motifs qui lui ont fait quitter sa compagnie durant la journée.

Pierre Martel, surnommé Bras-de-Fer, avait trente-cinq ans, six pieds et plus de haut, un physique assez agréable avec une langue des mieux pendues. Sa figure sympathique et placide annonçait plutôt la bonté que nulle autre chose. Aussi les malins disaient-ils, mais bien bas, que Pierre était plus fort des bras que de la tête ; ce qui n’empêchait pourtant pas qu’il avait, lors d’une rencontre avec les Iroquois, reçu en plein crâne un coup violent de tomahawk lequel avait rebondi et glissé sur l’os, ne laissant d’autre marque de son passage qu’une grande balafre qui descendait en séparant les chairs jusqu’à l’œil gauche. Voilà probablement ce qu’aurait répondu Pierre à celui qui aurait osé lui laisser entrevoir la différence qui pouvait exister entre la force de sa tête et celle de son bras.

Car notre homme ne se fâchait pas aisément. La colère était si profondément enfouie dans ce robuste corps, qu’il fallait du temps, voire même de la patience, pour l’en faire sortir. Mais une fois irrité, il était terrible. On ne se souvenait de l’avoir vu fâché qu’en deux occasions seulement, et voici ce qui s’en suivit.

Il labourait un jour certain champ pierreux et accidenté avec deux bœufs dont l’un traînait la charrue pour la première fois. Ce dernier dont la jeunesse et l’ardeur s’alliaient mal avec la marche lente et grave de son vieux compagnon était toujours hors de la voie, et de plus, marchant lorsqu’il fallait arrêter ou s’arrêtant quand il aurait dû avancer. Pendant tout le jour, Pierre l’avait plus ou moins contenu au moyen de l’aiguillon, sans qu’aucun mouvement de colère démentît sa patience. Mais l’animal récalcitrant ayant, sur le soir, cassé tout-à-coup le joug qui le retenait à la charrue, Pierre finit par s’impatienter, et, de sa main gauche, le saisissant par une corne, il lui asséna de la droite le plus formidable coup de poing qui ait jamais broyé le front d’un taureau. L’animal tomba mourant aux pieds du jeune homme étonné seulement d’avoir mis un tel emportement dans sa correction. C’est alors qu’on lui donna le surnom de Bras-de-Fer.

Six ans après, lors d’une course à travers les forêts, Pierre, devenu coureur des bois, fut fait prisonnier avec un jeune frère à lui, par dix Iroquois qui rôdaient dans les environs du lac Champlain, près duquel ils chassaient tous deux. Sur le soir, les sauvages lièrent leurs captifs à deux poteaux de chêne solidement plantés en terre ; et, jugeant que Pierre, le plus robuste des deux, souffrirait plus longtemps la torture, ils le gardèrent comme pour le dessert. Commençant donc par son frère, l’un des sauvages s’avança vers ce dernier avec une hache rougie au feu et qu’il lui appliqua tranquillement sur la poitrine mise à nu.

— Quarante mille tripes de démons ! s’écrie Pierre qui ploie son corps en deux, et, le relevant d’un puissant effort, arrache de terre le poteau qui le retient et rompt les liens dont il est garrotté. Et, saisissant le pieu, il en assomme quatre sauvages sur place en tout autant de tours de mains. Tandis que les autres Iroquois épouvantés croient sans doute avoir affaire à quelque manitou redoutable, Pierre rend son frère à la liberté et reprend le chemin du pays.

Il était né à Beauport en 1655 d’un pauvre cultivateur de l’endroit. À douze ans, se voyant l’aîné d’une dizaine de marmots dont le nombre ne paraissait pas devoir en rester là, grâce à la jeunesse[11] de dame Martel et à la vigueur de monsieur son père, Pierre quitta la maison paternelle et alla prendre du service à Montréal chez M. Charles LeMoyne, père de notre héros François de Bienville.

Il y demeura jusqu’à l’âge de vingt-six ans, partageant quelquefois les jeux et souvent les escapades des fils aînés de M. LeMoyne, ou berçant sur ses genoux les plus jeunes, à mesure qu’ils arrivaient. Dame ! était-il fier, aussi, de dire à quiconque voulait l’entendre, qu’il avait couru les bois avec MM. d’Iberville, de Sainte Hélène, et de Maricourt, à l’insu de leurs parents, alors qu’ils étaient trop jeunes encore pour le faire sans un danger inutile. Les larmes lui venaient aux yeux quand il ajoutait, qu’il avait maintes fois endormi dans ses bras François de Bienville enfant, en lui chantant une ballade des temps passés.

Au sortir de chez M. LeMoyne, Pierre se fit coureur des bois, par goût d’abord, ensuite par nécessité. Pendant huit ans, il battit les immenses forêts du Canada, des colonies anglaises et de la Louisiane, tantôt chassant, guerroyant, bivouaquant ou dormant sous un ouigouam ami, tantôt poursuivi, traqué, serré de près par les Iroquois qui le connaissaient tous à la justesse de son coup de feu et à la force musculaire de ses bras puissants.

Mais les lois étant devenues très-sévères, en ce temps là, contre les coureurs des bois, et la famille LeMoyne lui ayant offert une charge de fermier, Pierre accrocha son vieux mousquet dans la cuisine de son ancien maître ; c’était en 1689.[12]

Un des premiers à s’enrôler l’année suivante, il obtint de servir dans la compagnie de la marine dont M. de Maricourt était capitaine et Bienville enseigne.

Vrai type de ces bons serviteurs d’un temps qui n’est plus, Pierre avait voué un attachement sans bornes à ses maîtres, et ne se sentait heureux qu’en autant qu’il les pouvait partout suivre et servir.

Voici maintenant par quelle circonstance il était absent de son poste dans l’après-midi du dix-huit et qu’il avait assisté à l’engagement qui eut lieu à la Canardière entre les Canadiens et les Anglais.

M. de Frontenac voulant garder près de lui les Québecquois pour la défense de la place, envoya, comme nous l’avons déjà vu, M. de Longueuil et trois cents hommes de Montréal à la rencontre du major Whalley. Mais comme aucun des premiers ne connaissait la Canardière, ni les abords de la ville, le gouverneur fit demander à M. de Maricourt de vouloir bien lui envoyer Bras-de-Fer, natif de l’endroit, pour guider M. de Longueuil et ses gens ; ordre auquel Pierre Martel s’était aussitôt rendu.

— Allons ! Pierre, dit M. de Maricourt en essuyant du revers de la main une larme brûlante que la fatale nouvelle de la mort du chevalier de Clermont avait fait rouler sur sa joue, dis-nous comment il est tombé, et ce qui s’est passé là-bas cette après-midi.

— Bien volontiers, mon capitaine ; mais j’éprouve le besoin de fumer une touche, et si ça vous est égal…

— C’est bon ! fais vite et commence.

— Ah ! les satanés gredins d’Anglais ! s’écria Pierre, après avoir vainement cherché dans toutes ses poches ; ils m’ont fait perdre ma blague, une blague toute neuve et taillée dans la peau d’un petit loup marin que j’assommai l’année passée sur l’île à M. Sainte-Hélène.[13] Ah ! qu’il m’en tombe sous la patte un de ces englishs, et si je ne me fais pas un sac à tabac du meilleur de sa peau, je veux être scalpé à la Toussaints. Voyons, vous autres, chargez-moi ma pipe.

Vingt bras se tendirent vers Pierre Martel qui, après avoir allumé son brûle-gueule, s’assit sur l’affût d’un canon et fit à ses auditeurs attentifs le récit qui va suivre.

« Eh bien ! donc, commença Bras-de-Fer, vous savez qu’il pouvait être comme une heure, lorsque nous laissâmes la ville, tambour battant et l’arme au bras. Après avoir traversé la rivière Saint-Charles dans le bac des Sœurs, nous suivons quelque temps la grève pour piquer ensuite à travers le bois jusqu’au sud d’une petite rivière qui se décharge dans le fleuve.[14]

À peine sommes-nous embusqués sur la bordure du bois, que le seigneur[15] nous fait avertir par mon petit frère Jacquot — un vrai lutin du diable, qui n’a que treize ans et joue déjà de l’arquebuse comme un homme fait — qu’il s’est caché avec soixante de ses gens à deux cents pas au nord du ruisseau. Il nous fait savoir que les chaloupes anglaises jetteront probablement leur monde sur les bords du cours d’eau ; car il a vu un de leurs canots en sonder l’embouchure au petit jour. Alors il nous sera facile de leur tomber dessus en nous entendant avec lui pour les prendre entre deux feux.

— C’est bon ! répond M. de Longueuil à Jacquot. Mais dis à ton capitaine qu’il laisse les ennemis gagner mon côté, vu que j’ai cinq fois plus d’hommes que lui.

— Monsieur ! mon capitaine n’a pas peur, répond effrontément ce satané Jacquot, et si l’Anglais vient de notre bord, laissez-nous faire ; le temps des prunes est passé, mais on lui fera manger des noyaux tout de même.

— Allons, décampe, lui dit en riant M. de Longueuil après lui avoir tiré l’oreille. Jacquot fait la grimace du côté de l’Anglais et disparaît comme un renard à travers le fourré.

Il n’y a pas une demi heure que nous sommes à l’affût, quand cinquante chaloupes remplies d’Anglais nagent vers la terre. Mais la mer à baissé, et il leur faut débarquer à quelques arpents du rivage, hors de la portée de nos mousquets.

— Oh ! quel dommage que la lisière du bois soit si loin d’eux ! murmure notre commandant qui m’a fait placer à côté de lui pour profiter de ma connaissance des lieux.

En effet les goddem forcés de se jeter à l’eau jusque sous les bras,[16] parce que leurs bateaux s’échouent dans le sable, gagnent la terre sans ordre et pêle-mêle comme des moutons. Mais une fois là, pourtant, ils reforment leurs rangs et se dirigent au pas vers nous. On aurait entendu bâiller une mouche tant nous étions tranquilles dans notre cachette. L’ennemi n’est plus qu’à cinquante pas de nous.

— Attention ! enfants, nous dit à demi-voix notre commandant. Visez bien chacun votre homme. En joue ! Tirez ! Brrrrr, près de quatre cents balles, car les hommes à M. Juchereau ont fait feu avec nous, sortent en hurlant du milieu des broussailles et tapent au beau milieu des hérétiques dont cinquante, au moins, mordent la poussière.

Pendant que l’ennemi surpris regarde du côté de ses talons et fait mine de nous souhaiter le bonsoir,[16] nous chargeons, tirons puis rechargeons encore.

Mais les Anglais semblent se remettre un peu et font feu sur nous, c’est-à-dire au-dessus ; car ils tirent à hauteur d’homme, et nous sommes tous couchés à plat ventre. Bien visé ! fameux ! mes mignons ! que je leur dis ; puis, apercevant un petit officier dont les cheveux sont rouges comme l’habit qu’il porte, je lui envoie une dragée dans sa vilaine boule. Vlan ! le voilà les jambes en l’air. Eh ! c’est comme ça qu’on tire, mes amours ! que je leur redis, en donnant à gober une autre balle à la gueule de mon mousquet qui a faim de tuer.

Les Anglais qui voient que le feu est moins nourri du côté de M. Juchereau, s’élancent au pas de course dans cette direction.

— Debout enfants ! s’écrie notre capitaine ; suivons les et feu sur eux !

Alors on se disperse en tirailleurs, et, cachés, qui derrière un arbre, qui à l’abri d’un rocher, on fait descendre sa garde à plus d’un habit rouge.

Pendant qu’on serre ainsi l’ennemi de près, M. Juchereau nous a rejoint avec sa troupe. Le vieillard[17] a encore bon pied et bon œil, je vous assure ; car il se tenait à côté de nous, sautant comme un jeune homme par dessus les mares d’eau et les cailloux, et faisant le coup de feu comme vous et moi.

Nous sommes une trentaine d’hommes réunis autour de M. de Longueuil, et comme nous nous trouvons les plus près de l’ennemi et que nos coups portent mieux, nous attirons bientôt l’attention des Anglais. Ils tirent sur nous et rechargent leurs armes en courant. À la première décharge qu’ils ont faite de notre côté, une balle est venue casser la tête du jeune M. de Latouche.[18] Il rend l’âme dans les bras de deux de ses censitaires qui le chargent sur leurs épaules pour l’emporter hors du champ de bataille.

J’avertis plusieurs fois M. de Clermont, qui nous avait suivis comme volontaire, de ne pas trop s’exposer à la vue des ennemis, et de se cacher derrière un arbre ou une butte pour tirer plus sûrement et sans danger. Mais l’imprudent jeune homme ne m’écoute point ; aussi reçoit-il une balle qu’un damné Iroquois — ah ! si jamais je le rencontre, ce particulier-là !… — lui envoie en pleine poitrine ; puis il vient tomber dans mes bras en me disant d’une voix à faire pleurer : « Mes adieux à mon père… à Bienville… à d’Orsy »… Et il meurt.[19] Je le charge sur mon dos et l’emporte au travers du bois avec moi.

Quand je rejoignis les autres, une balle venait de casser le bras au seigneur Juchereau.[19] Mais le vieux capitaine, qui est aussi brave que l’épée du roi, n’a pas voulu quitter son poste ; et il a continué de commander à ses hommes, tandis que son bras droit pendait sans vie à son côté.

On s’est ainsi battu jusqu’à six heures, fusillant l’Anglais qui n’osait s’engager dans les bois à notre poursuite. Alors un corps de troupe, envoyé par le gouverneur, est venu appuyer notre retraite qui s’est faite en combattant toujours ; car les ennemis, qui cherchaient, sans doute, un lieu de campement, ne se sont arrêtés qu’à la ferme où vous voyez leurs feux.

Après avoir retraversé la rivière Saint-Charles, je fis un brancard et emportai, avec mes camarades, le corps de M. de Clermont jusqu’à l’Hôtel-Dieu où on l’a laissé pour y être enterré.

— Combien d’hommes avez-vous perdus ? demanda M. de Maricourt, après un assez long silence.

— Oh ! pas beaucoup, mon capitaine. À part M. de Clermont et M. de Latouche, nous n’avons eu que dix à douze blessés.[20]

— Connait-on les pertes de l’ennemi ?

— Oui, mon capitaine ; quelques coureurs des bois que M. de Longueuil avait envoyés sur le champ de bataille pendant qu’on revenait vers la ville, nous ont rejoints comme on y rentrait. Ils disent qu’il y a « cent cinquante ennemis[20] sur le carreau, depuis le camp des Anglais jusqu’au lieu où ils ont débarqué. »

On entendit en ce moment le bruit des pas d’une patrouille qui s’avançait vers le quai. On échangea le mot d’ordre, et il se trouva que les arrivants étaient chargés d’apporter des vivres à la compagnie. M. de Frontenac envoyait aussi un officier pour commander le poste durant l’absence des chefs laissés libres d’aller prendre quelques heures de repos.

Bienville qui, tout le jour, avait conçu mille inquiétudes au sujet de Marie-Louise, reprit avec empressement, mais seul, le chemin de la haute ville. Car MM. de Maricourt et d’Orsy restaient quelques instants de plus sur le quai pour présider au partage des rations et donner leurs instructions à l’officier chargé de les remplacer.

De noirs pressentiments serraient le cœur de François ; il lui semblait qu’un malheur menaçait sa fiancée. En effet, la lettre de John Harthing n’était pas de nature à rassurer Bienville. Aussi se dirigea-t-il en grande hâte vers la demeure de Louis d’Orsy.


  1. Journal de Whalley.
  2. C’était le commandant des troupes anglaises.
  3. Un vaisseau est embossé lorsqu’il a jeté deux ancres l’avant et à l’arrière, pour résister au flot et au vent et se servir ainsi plus aisément de son artillerie en présentant le flanc.
  4. Cette demoiselle Joliette devait être une tante de la petite-fille de M. Joliette, le découvreur du Mississipi, laquelle épousa mon trisaïeul maternel, M. Jean Taché.
  5. Histoire de l’Hôtel-Dieu.
  6. Manuscrit de la « Société Historique, » intitulé : « Récit de ce qui s’est passé en Canada au sujet de la guerre tant des Anglais que des Iroquois, depuis l’année 1682 jusqu’à 1712. »
  7. Historique. Voyez les annales dus Ursulines.
  8. Voyez M. Ferland, 2e vol. p. 225.
  9. M. le baron de Longueuil était le fils ainé de M. Charles LeMoyne, lieutenant du roi de la ville et gouvernement de Montréal, et conséquemment frère de Maricourt et de Bienville.
  10. Ce quartier de notre ville tire son nom de l’ancienne résidence ou « Palais » des intendants français, dont on peut voir encore les ruines séculaires dans l’enceinte du Parc.
  11. Les filles se mariaient alors très-jeunes en Canada, et il n’était pas rare de voir en ce temps-là une jeune mère âgée seulement de treize à quinze ans.
  12. M. Charles LeMoyne était mort quelques années auparavant.
  13. L’île Sainte-Hélène appartenait alors en effet à M. LeMoyne de Sainte-Hélène ; elle avait été ainsi nommée en l’honneur de Hélène Boullé femme de Champlain.
  14. Ce petit cours d’eau se jette dans le Saint-Laurent, quelques arpents au nord de la ferme de Maizerets. C’est la rivière des fous autrefois appelée « la cabane au Taupier. »
  15. Pierre appelle M. Juchereau de Saint-Denis son seigneur.
  16. a et b Journal de Whalley.
  17. M. Juchereau de Saint-Denis avait alors soixante ans.
  18. Le fils du seigneur de Champlain.
  19. a et b Historique.
  20. a et b Archives de Paris, lettre de Monseignat.