François Villon (Gaston Paris)/La vie

Hachette (p. 7-81).


CHAPITRE I

LA VIE


Pendant tout l’été de 1461, le château de Meun-sur-Loire, qui était alors le chef-lieu d’une châtellenie dépendant de l’évêché d’Orléans, enferma dans une de ses « basses fosses » un prisonnier qu’y détenait l’évêque Thibaud d’Aussigny. C’était un clerc, et la justice ecclésiastique l’avait sans doute réclamé comme tel à la justice laïque. Quel était son crime ? Une tradition du pays, qui repose peut-être sur quelque ancien document, dit qu’il avait été arrêté pour un vol commis dans l’église de Baccon, tout près de Meun. Interrogé à l’officialité, il avait dit se nommer François Villon[1], être né à Paris et avoir pris à l’Université le degré de maître ès arts ; il s’était gardé sans doute d’appeler l’attention sur ses autres antécédents. Bien peu de temps avant son arrestation, des méfaits du même genre avaient amené celle d’un sien ami, clerc comme lui, Colin des Cayeux, à Montpipeau, situé à trois lieues de Meun, et Colin, sur lequel pesaient de nombreuses condamnations, et qu’on avait à cause de cela refusé de rendre à la justice épiscopale, avait été pendu. Villon avait peut-être accompagné son camarade dans cette équipée, et, plus heureux que lui, s’était échappé de la bagarre, puis, n’ayant pas de ressources, avait eu recours, pour s’en procurer, à un procédé qui ne lui était que trop familier, le vol, et s’était fait prendre à Baccon, mais sans que l’on sût ses relations avec Colin.

Quoi qu’il en soit, il passa de tristes mois « en la dure prison de Meun », seul dans son cachot étroit et sombre, les pieds ferrés dans un cep, nourri seulement de pain et d’eau. Il voua à l’évêque d’Orléans, auquel sans doute il avait en vain demandé quelque allégement, une âpre rancune, qu’il exhala, une fois délivré, dans des strophes où il mit toute sa verve :

Peu m’a[2] d’une petite miche
Et de froide eau, tout un esté ;
Large ou estroit, mout me fut chiche :
Tel lui soit Dieu qu’il m’a esté !

« Mais, se fait-il objecter, l’Écriture veut qu’on prie pour ses ennemis. — Soit : je dirai pour lui le verset 7 du psaume CVIII. » Cherchez ce verset au Psautier, et vous y trouverez cette « prière » : Fiant dies ejus pauci, et episcopatum ejus accipiat alter.

Il revient encore à cet évêque peu pitoyable, qu’il nomme « Taque Thibaut » en souvenir d’un favori du duc de Berry jadis détesté du peuple : se remémorant tout à coup les mauvais traitements subis à Meun, il s’écrie :

…Quant j’en ai mémoire,
Je pri pour lui (et reliqua)
Que Dieu lui doint (et voire, voire)
Ce que je pense, et cetera !

« Oh ! ajoute-t-il, ce que je pense, ce n’est pas du mal, ni pour lui, ni pour son lieutenant, ni pour son official, qui est gracieux et plaisant, ni pour le petit maître Robert (sans doute un assesseur de l’official) : je les aime tous… autant que Dieu aime les Lombards (les usuriers)! »

Mais il ne se plaint, en somme, que de l’excessive rigueur de sa prison : il ne proteste pas de son innocence. Il avoue même son méfait quand, dans le poème composé peu après sa délivrance, il assure que, si un généreux protecteur lui « changeait sa mauvaise fortune en bonne, » il ne mériterait plus de reproche, et qu’il ajoute :

Nécessité fait gens mesprendre[3]
Et faim saillir[4] le loup du bois.

Dans sa prison même, réfléchissant à son passé si orageux, à son présent si triste, à son avenir si incertain, il composait la ballade où il représente son cœur l’interpellant et lui disant des vérités auxquelles il essaie en vain de se soustraire. Le cœur se désole de le voir

retrait[5] ainsi seulet,
Com povre chien tapi en reculet[6],

lui dit qu’il s’est attiré ces maux par sa « folle plaisance », et, lui rappelant qu’il a trente ans déjà, lui

demande quand il sera enfin « hors d’enfance » et se décidera à devenir un « homme de valeur ». Le poète allègue que ses maux lui viennent de la planète Saturne, sous la domination de laquelle il est né (on attribuait à cet astre la plus fâcheuse influence). Mais le cœur lui réplique, en s’appuyant sur l’autorité de Salomon, que l’homme sage est maître de sa destinée et sait subordonner les influences célestes à sa volonté. Villon ne proteste que faiblement, car là comme ailleurs il est sincère, et il promet de suivre les conseils qu’on lui donne, c’est-à-dire de se remettre sérieusement à l’étude et de travailler à se refaire une vie régulière.

Il espérait donc que sa captivité ne serait pas de longue durée, et qu’il pourrait bientôt retrouver ses amis. Il leur avait adressé, au début de son emprisonnement, une étincelante ballade, qu’il trouva sans doute moyen de faire parvenir au dehors, et qui nous introduit dans le monde où il vivait d’ordinaire, quand il n’en fréquentait pas un autre bien pire, dont, à bon escient, il ne dit rien ici. Il fait appel, pour le tirer de sa fosse, pour lui tendre un « corbillon » dans lequel il remontera au grand jour, à toute la joyeuse bande des poètes, des chanteurs, des bons vivants, qui doivent faire preuve d’esprit de corps envers un des leurs. Ces jolis vers prouvent que dans ce monde frivole il était déjà célèbre et aimé :

Chantres chantans a plaisance, sans loi,
Galans, rians, plaisans en fais et dis,

 
Courans, alans, frans de faux or, d’aloi,
Gens d’esperit, un petit estourdis,
Trop demourez, car il meurt entandis[7] !
Faiseurs de lais, de motès et rondeaux,
Quant mort sera, vous lui ferez chaudeaux[8] !
Ou gist il n’entre esclair ne tourbillon :
De murs espois on lui a fait bandeaux.
Le laisserez la, le povre Villon ?

Jeûner lui faut dimenches et mardis,
Dont les dens a plus longues que rasteaux.
Après pain sec, non pas après gasteaux,
En ses boyaux verse eau a gros bouillon ;
Bas en terre, table n’a ne tresteaux :
Le laisserez la, le povre Villon ?

De ces « gens desprit », de ces chanteurs, de ces galants, plus d’un pouvait sans doute avoir accès en haut lieu, intercéder pour le captif et lui faire obtenir « grâces et royaux sceaux ». C'est en tout cas ce qu’il obtint au mois d’octobre 1461, par un enchaînement de circonstances qu’il n’avait guère pu prévoir.

Le 22 juillet de cette année, le roi Charles VII finissait sa triste existence, et son fils Louis, réfugié auprès du duc de Bourgogne, se hâtait bientôt de rentrer en France : il se faisait sacrer à Reims, se rendait à Paris et peu après parcourait la Touraine, 1 Orléanais et d’autres provinces ; au commencement d’octobre il était à Meun. C’était l’usage que les rois, après leur sacre, fissent, dans les différentes villes où ils entraient, des remises de peine (comme on en fait encore aujourd’hui à certaines fêtes) ; Villon bénéficia de cette coutume, bien que prisonnier de l’évêque, la grâce royale étant au-dessus de toutes les juridictions. A l’effusion de sa reconnaissance envers « Louis, le bon roi de France, » — auquel il souhaite le bonheur de Jacob, la gloire de Salomon, la longévité de Mathusalem, et (ce qui aurait peut-être moins enchanté Louis XII « douze beaux enfants, tous mâles », — il ne mêle l’expression d’aucune autre gratitude. Il semble donc qu’il ait dû sa liberté au roi seul : il avait pu, sachant l’arrivée de Louis à Meun, lui faire tenir une supplique exposant son cas.

Ce n’était pas seulement à l’occasion de leur avènement ou de leurs entrées que les rois accordaient des remises de peine comme celle qu’obtint notre poète. La chancellerie royale expédiait journellement des « lettres de rémission », obtenues par faveur, à la suite de recommandations puissantes et d’ordinaire bien payées. Cet usage, ou plutôt cet abus, — qui rendait toute justice incertaine et permettait souvent aux malfaiteurs les plus dangereux de renouveler vingt fois leurs exploits, — se trouve avoir ouvert à l’histoire des mœurs aux XIVe et XVe siècles une source des plus riches et des plus variées. Les lettres de rémission reproduisent en effet la supplique présentée par celui qui les obtient ou par ceux qui parlent en son nom, et il était de règle que cette supplique exposât dans tous ses détails, — afin qu’on ne pût en contester l’identité, — le délit ou le crime dont on demandait le pardon. Le récit n’était sans doute pas toujours absolument sincère : d’ordinaire il atténuait autant que possible la gravité du fait et de ses conséquences; toutefois il ne s’écartait jamais beaucoup de la vérité, de peur qu'on ne fît révoquer la rémission comme obtenue subrepticement, et il était en tout cas très exact dans les circonstances indifférentes à la culpabilité. De là vient que les lettres de rémission nous ont conservé une foule de petits tableaux de mœurs d'une vie et d'une couleur incomparables. Nous voudrions bien avoir celle que Louis XI accorda à Villon : nous y apprendrions non seulement ce qui lui avait valu d’être enfermé dans une prison si rigoureuse, mais encore sans doute plus d'un fait de sa vie antérieure, car les lettres de rémission mentionnent souvent, pour les absoudre, des délits antérieurs à celui à l'occasion duquel elles sont données. Malheureusement elle s'est perdue, comme bien d'autres documents qui nous auraient permis de reconstituer cette vie dont les étranges vicissitudes avaient nécessairement laissé dans les archives judiciaires des empreintes bien plus nombreuses que celles qui ont été jusqu'ici découvertes.

Tâchons cependant, à l'aide des pièces officielles qui ont été retrouvées et de ce que le poète nous dit de lui-même, de nous figurer la façon dont avait vécu jusque-là le prisonnier que Louis XI, sans savoir probablement le don qu'il faisait à la poésie française, arrachait en octobre 1461 aux sombres oubliettes du château de Meun.

Villon, en sortant de prison, avait trente ans, nous l'avons déjà vu. S'il commence son Testament, composé peu après, en disant :

En l'an trentiesme de mon aage,


c'est pour avoir un vers bien frappé et un chiffre rond. Il était donc né en 1431. Sa vie de débauche et de misère, autant sans doute que les souffrances de la prison, l’avait émacié et flétri et lui donnait l’apparence d’un vieillard :

Qu’est ce a dire? que Jeanneton
Ne me tient plus pour valeton[9],
Mais pour un vieil usé roquart[10] :
De vieil porte voix et le ton,
Et ne suis qu’un jeune coquart[11].


Il se représente comme « plus noir que mûre, plus maigre que chimère », et, en léguant son corps « à notre grande mère la terre », il fait cette remarque à la fois souriante et lugubre :

Les vers n’i trouveront grant graisse :
Trop lui a fait faim dure guerre!


Au reste il n’avait jamais été gras. Déjà dans son premier poème, à l’âge de vingt-cinq ans, il nous dit qu’il est « sec et noir comme écouvillon ». Malgré cela, il avait un fonds de santé solide. S’il fait son testament, c’est qu’il se sent faible

Trop plus de biens que de santé;


et il reconnaît, en s’en étonnant, que la prison de Meun ne la pas rendu malade. Déjà auparavant il souhaitait de rencontrer un usurier auquel il pût « vendre de sa santé ».

François Villon n’était pas né avec ce nom qu’il devait à la fois déshonorer et illustrer. Les noms patronymiques ou « surnoms » étaient loin d’avoir alors la fixité qu’ils ont reçue plus tard des exigences officielles. Le père de notre poète paraît en avoir eu deux, celui de « des Loges » et celui de « de Montcorbier » ; ce dernier lui venait sans doute de son pays d’origine : Montcorbier était un village du Bourbonnais (aujourd’hui disparu). Il était probablement venu, comme le faisaient déjà tant de provinciaux, chercher à Paris une fortune qu’il n’y trouva pas, car il « n’eut oncques grande richesse », non plus que ses ancêtres. Il avait épousé une femme qui ne semble pas avoir été plus fortunée que lui. On peut croire qu’elle était angevine ; nous savons du moins qu’un oncle de François était religieux à Angers, et le poète paraît avoir eu de bonne heure des relations avec l’Anjou.

Malgré sa « pauvre et petite extraction », François de Montcorbier ou des Loges devait avoir, soit du côté paternel, soit du côté maternel, des parents dans une assez bonne situation. Maître Guillaume Villon ou de Villon, auquel il dut tant et dont il prit par reconnaissance le surnom, était sans doute 1 un d’eux. Il est permis de supposer que quand le facétieux écolier écrivait :

Je laisse, de par Dieu, mon bruit[12]
A maistre Guillaume Villon,
Qui en l’honneur de son nom bruit,
Mes tentes et mon pavillon,

il jouait, suivant son habitude, sur l’équivoque de tente et tante[13], et indiquait que Guillaume hébergeait de vieilles filles que le poète qualifiait de « tantes », cousines peut-être de sa mère et sœurs de Guillaume lui-même. Maître Guillame de Villon n’était pas un grand seigneur, mais il était arrivé à une situation honorable : il était bachelier en décret (c’est-à-dire en droit canon) ; il avait été nommé chapelain de l’église collégiale de Saint-Benoit le Bestourné, et en cette qualité pourvu d’une maison, dite la Porte Rouge, au cloître Saint-Benoit, tout près de la Sorbonne ; c’est là qu’il mourut, septuagénaire, en 1468. Ce bon prêtre fut, nous le verrons, le père adoptif de François, et celui-ci lui en a témoigné la plus touchante reconnaissance. Il parle très différemment d’autres parents, qu’il accuse d’être pour lui sans pitié :

Des miens le moindre, je di voir,
De me desavouer s’avance,
Oubliant naturel devoir
Par faute d’un peu de chevance.


Il ne dit pas que ses parents avaient d’autres raisons pour lui faire un froid accueil ; mais les termes dont il se sert prouvent que ce devaient être des bourgeois, pourvus de l’aisance, et des sentiments, que ce nom comporte.

En 1431, quand François de Montcorbier vit le jour dans quelque pauvre maison d’une rue étroite, Paris était sous la domination anglaise. Le duc de Bedford occupait le Louvre. L’Université de Paris était attachée à la cause de Henri VI : la Faculté de théologie venait de décider que Jeanne d’Arc méritait d’être brûlée comme hérétique, relapse, livrée au diable, homicide et rebelle. La haute bourgeoisie était très partagée; quant à la petite bourgeoisie et au peuple, ils tenaient pour le roi français, ils aimaient la fille héroïque qui avait commencé la libération de la France et essayé de reprendre Paris, et quand, trente ans après, le poète parisien versait une larme sur

la bonne Lorraine,
Qu’Anglois bruslerent a Rouen,


il exprimait les sentiments au milieu desquels il avait grandi. Au reste la domination étrangère ne devait plus guère se prolonger : en 1436 les Anglais quittaient Paris pour toujours, et Charles VII y entrait l’année suivante.

Nous ne savons quel métier exerçait le père de notre poète. Il mourut jeune, et ne parait pas avoir laissé d’autres enfants que François : du moins celui-ci ne parle-t-il jamais de frères ou de sœurs. Sa mère, restée seule avec ce fils, se consacra à lui tout entière. Si plus tard il la fit cruellement souffrir par ses écarts et par ses malheurs, il l’aima tendrement à son tour. Il parle d’elle avec une émotion à laquelle se mêle le remords : ma pauvre mère, dit-il,

Qui pour moi eut douleur amere,
Dieu le set, et mainte tristesse!


Il la peint en deux traits, « pauvrette et ancienne », ne sachant rien, n’ayant jamais lu lettre, n’ayant pour se soutenir dans sa dure vie que son amour pour son fils et sa dévotion à Notre-Dame. Elle vivait encore en 1461 : voilà tout ce que nous savons d’elle.

L’année 1431 et les suivantes furent pour les Parisiens des années terribles. Jusqu’à la reprise de possession de la ville par les Français, Armagnacs et Bourguignons pillaient et massacraient à qui mieux mieux tout autour de la capitale, tandis qu’à l’intérieur les Anglais faisaient peser sur les habitants une tyrannie d’autant plus violente qu’ils sentaient leur domination près de sa fin. Les gens de métier ne trouvaient plus à gagner leur vie; la maladie se joignait à la disette pour décimer la population. Les choses n’allèrent pas mieux quand les Anglais eurent quitté Paris. Le roi ne faisait dans sa capitale que de courtes apparitions, et la laissait aux mains de gens de guerre qui écrasaient le peuple d’impôts et ne le défendaient pas contre les brigands dont la plupart étaient leurs propres hommes d’armes, non soldés et se payant sur le commun. Les Anglais reparaissaient aux portes de la ville et arrêtaient les convois de vivres. La famine faisait rage plus que jamais. Le Bourgeois de Paris dit en 1438 : « Et pour les courses que les diz larrons faisoient enchéri tant pain et vin que peu de gens mengeoient de pain leur saoul, ne povres gens ne beuvoient point de vin ne ne mengeoient point de char, qui ne leur donnoit : ne mengeoient que navez ou trognons de choux mis a la braise sans pain, et toute nuit et tout jour crioient petis enfans et femmes et hommes : Je meur ! hélas ! doux Dieu, je meur de faim et de froit ! » En cette même année, la peste emportait cinquante mille personnes, et on ne pouvait nourrir les malades entassés à l’Hôtel-Dieu, si bien qu’il en mourait autant de la faim que de l’épidémie. Les loups entraient dans la ville, et y enlevaient les enfants. Le petit François de Montcorbier avait alors huit ou neuf ans, et dut souffrir sa large part de cette misère.

Peu à peu les choses s’améliorèrent : les bandes d’Anglais ne parurent plus ; les gens de guerre furent mieux disciplinés (quoique des « écorcheurs » aient encore terrorisé la ville en 1439, 1440 et même 1444). On rouvrit les portes, qui, sauf détroits guichets, avaient été murées. On osa sortir de la ville sans crainte d’être dépouillé, rançonné ou tué. La culture reprit dans les campagnes, et l’approvisionnement de la cité put arriver régulièrement. A partir de 1445 environ, l’ordre fut rétabli et la prospérité commença à renaître. Mais on comprend tout ce qu’avait dû endurer, dans cette période épouvantable, la pauvre mère du futur poète.

Elle fut probablement aidée dans sa lourde tâche par ses parents, surtout par Guillaume de Villon. Le jeune François montra certainement de bonne heure la vivacité de son intelligence et sa facilité pour l’étude, et Guillaume songea dès lors à en faire un clerc, ce qui dut remplir la veuve de joie et d’espérance. Quand l’enfant eut quitté les petites écoles de la Cité et commencé à suivre, — ce qu’on faisait vers l’âge de douze ans, — les leçons de la Faculté des arts, où on apprenait surtout, par des méthodes aussi imparfaites que lentes et laborieuses, la grammaire latine, avec un peu de logique et de rhétorique, maître Guillaume le prit chez lui, dans sa maison du cloître Saint-Benoit : l’écolier était ainsi tout près des locaux variés où se faisaient les cours. Il n’avait plus qu’à suivre la filière dans laquelle il était entré, et qui pouvait le mener très loin.

La société du moyen âge, si aristocratique dans son organisation laïque, offrait à tous, dans l’Eglise et ce qui s’y rattachait, un accès aux plus hautes situations. L’Université, qui n’était qu’une des formes ou, si l’on veut, une des dépendances de l’Eglise, garnissait de ses anciens « suppôts » tout ce que nous appelons aujourd’hui les carrières libérales. Il n’était si petit écolier qui ne put aspirer soit à devenir évêque et cardinal, soit à plaider ou à juger au Châtelet et au Parlement, soit à entrer dans les conseils du roi et à gouverner les finances de l’Etat. Il était donc tout naturel que, dans une famille pauvre, quand un enfant se faisait remarquer par son intelligence et son goût du travail, on le dirigeât vers l’Université, soit avec les plus hautes ambitions, soit avec le simple espoir qu’il se fît une situation honorable et aisée : la vocation proprement religieuse n’entrait guère en ligne de compte. Tous ceux qu’on lançait ainsi dans la lutte n’arrivaient pas, bien entendu, au succès. La plupart s’arrêtaient à quelqu’une des étapes de la longue route. Les uns se faisaient simplement prêtres ou moines, allaient desservir les innombrables paroisses de campagne ou entraient dans quelque cloître où ils trouvaient, suivant leur inclination , une vie contemplative et sanctifiée ou une grasse fainéantise. D’autres n’arrivaient pas jusque-là, et, n’ayant reçu que les ordres mineurs (qui leur permettaient le mariage), trouvaient dans leur connaissance de l’écriture et du latin un gagne-pain plus ou moins précaire, se faisant copistes, libraires, clercs de notaire ou de procureur, bedeaux, messagers, sergents de justice, etc. D’autres enfin ne tiraient même pas de leurs études négligées des ressources suffisantes pour vivre : livrés à la paresse et à la débauche, ils devenaient très vite des « déclassés » ; le mot est nouveau, mais la chose est ancienne, et cette plaie des sociétés modernes était peut-être plus vive et plus envenimée au xv" siècle que de nos jours. N’ayant gardé de leur instruction qu’un certain affinement d’esprit, ils devenaient d’abord des parasites, puis des escrocs, des faux monnayeurs, et finalement de vrais « cambrioleurs » ou des voleurs de grand chemin. Tel fut le sort de plus d’un des compagnons de notre poète, et, il faut l’avouer, tel fut le sien. Il énumère, dans une de ses ballades les plus vivantes, toute cette clique à la fois famélique et débauchée, toute cette « bohème » confinant à la « pègre » (on a bien le droit d’employer l’argot en parlant de lui), à laquelle il appartenait lui-même et qu’il connaissait à fond. Porteurs de bulles papales (d’indulgences plus ou ; moins authentiques, pipeurs aux dés, tailleurs de faux coins, larrons, joueurs de brelan, de « glic », de quilles, et, à côté d’eux et plus innocents, sonneurs de luth, de cymbale et de flûte, chanteurs, faiseurs à prix d’argent de moralités ou de farces, tous ces compagnons n’ont qu’une pensée, qu’ils réalisent partons les moyens : gagner de l’argent ; mais de toutes leurs peines et de toutes leurs ruses, |

Ou en va l’argent? que cuidez?
Tout aux tavernes et aux filles!

Ailleurs, mais en atténuant quelque peu ce qui touche la dernière catégorie, il nous dépeint très bien les divers groupes entre lesquels se sont répartis ses compagnons d’études : les uns sont morts, ils sont en paix,

Et les aucuns sont devenus,
Dieu merci, grans seigneurs et maistres ;
Les autres mendient tous nus
Et pain ne voient qu’aux fenestres ;
Les autres sont entrés es cloistres
De Celestins ou de Chartreux...

Il serait difficile de donner une idée exacte de ce qu’était alors l’Université de Paris. Elle n’avait pas de local central. Avec ses différents « collèges », ses auditoires épars, ses églises, ses couvents, les maisons où logeaient les maîtres, les écoliers, et tout le peuple bigarré qui les servait ou leur servait, elle occupait, on le sait, presque toute la rive gauche de la ville, dont la muraille partait à peu près de l’endroit où est aujourd’hui l’Institut pour faire un grand arc et retrouver la Seine à l’endroit où commence la Halle aux vins ; dans ce demi-cercle était enfermée la Montagne Sainte-Geneviève, le « quartier latin » par excellence.

On commençait jeune à appartenir à l’Université : en fait, toutes les écoles en dépendaient plus ou moins. La Faculté des arts avait pour limite finale le grade de maître ès arts, qui était le plus haut qu’elle conférât, et qu’il fallait posséder pour être admis dans la Faculté de théologie ou dans celles de médecine et de décret (il n’y avait pas à Paris de Faculté de droit civil) ; mais elle n’avait pas, à vrai dire, de limite initiale. Pour être reçu bachelier ès arts, il fallait prouver une certaine connaissance du latin, tel qu’on remployait alors comme langue semi-vivante, et cette connaissance se prouvait surtout oralement. Pour recevoir la licentia docendi, que donnait le titre de maître ès arts, il fallait être bachelier depuis trois ans et être agréé par les examinateurs. L’examen portait sur la grammaire latine et la logique, sujets à peu près exclusifs de l’enseignement de la Faculté. La plupart du temps cette épreuve était peu sérieuse : les examinateurs recevaient sans difficulté les candidats qui leur étaient recommandés, et ils ne s’offensaient nullement qu’on leur offrît des présents pour s’assurer leur bienveillance. Nous ne pouvons donc garantir que François de Montcorbier, qui fut bachelier en mars 1449 et maître dans l’été de 1452, eût suivi les leçons avec assiduité et travaillé de manière à satisfaire son digne protecteur. Nous sommes toutefois porté à croire que ces premières années de vie universitaire furent celles que le futur poète employa le mieux. On a souvent cité à l’encontre de cette opinion les vers dans lesquels il s’écrie :

Hé! Dieu, se j’eusse estudié
Ou[14] temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dédié[15],
J’eusse maison et couche molle.
Mais quoi ! je fuioie l’escolle,
Comme fait le mauvais enfant!


Mais ce remords doit s’appliquer à la période qui suivit sa réception comme maître. Jusque-là, en effet, il avait passé régulièrement par les épreuves imposées aux écoliers : il avait été reçu maître ès arts précisément à l’âge où il était permis de l’être, et on ne voit pas qu’il eût négligé par sa faute ce qui pouvait le mener à avoir « maison et couche molle ».

Ce fut sans doute à cette époque qu’il joignit ou substitua aux deux noms patronymiques qu’il portait indifféremment, et sous l’un desquels (Montcorbier) il figure dans les registres de la Faculté des arts, le nom de son protecteur Guillaume Villon ou de Villon. C’était une façon de se classer honorablement, et sous un patronage respecté, dans la famille universitaire.

Mais la maîtrise ès arts n’était qu’un degré très inférieur de l’échelle qu’il s’agissait de gravir. Les maîtres ès arts passaient de la Faculté des arts dans l’une des autres et avaient encore bien des années à y séjourner avant d’atteindre les hautes positions qu’ils ambitionnaient. François de Montcorbier entra-t-il dans la Faculté de théologie, avec l’espoir de devenir un grave docteur de Sorbonne? Je pencherais plutôt à croire qu’il suivit l’exemple de Guillaume de Villon et se fit inscrire à la Faculté de décret : nous trouvons dans ses poésies des traces assez marquées de la connaissance du droit canon. Mais il ne prit pas cette étude au sérieux, et c’est alors qu’il s’habitua à « fuir l’école ». Il n’en restait pas moins « écolier », c’est-à-dire étudiant; c’est le titre qu’il se donne en 1456, en 1457 et encore en 1461[16]. C’était une population singulièrement tumultueuse que celle des écoliers ou « suppôts » de l’Université de Paris. Il y en avait de tous les pays de l’Europe, tous jargonnant le latin médiéval, langue internationale où ils parvenaient tant bien que mal à se comprendre et à comprendre leurs maîtres. Les uns étaient déjà des hommes faits, — car on n’arrivait guère avant quinze ans d’études à être docteur en théologie ou en décret (les Facultés des arts et de médecine n’avaient pas de docteurs), — les autres des enfants, car la Faculté des arts comprenait, on l’a vu, les écoles les plus élémentaires. Ils n’étaient soumis, en leur qualité de clercs, qu’à la justice ecclésiastique ; mais ils vivaient dans de perpétuels conflits avec la police et la justice royales. Les maîtres les soutenaient d’ordinaire dans ces conflits, et employaient contre l’autorité laïque une arme à laquelle celle-ci était presque toujours obligée de céder : la suspension non seulement des leçons, mais des prédications dans les églises. Il y avait d’ailleurs entre l’Université et le pouvoir royal des différends de tout genre, dus à la violation réelle ou prétendue, par celui-ci, des privilèges de celle-là : un de ces différends avait amené, en 1444 et 1445, une « cessation » de six mois et, à la suite, de longs désaccords, qui furent enfin réglés par le légat du pape le 1er juin 1452, au moment même où François de Montcorbier venait d’être reçu maître ès arts.

Si les maîtres avaient accepté la sentence du légat, les écoliers n’avaient pas désarmé : ils continuaient la guerre, guerre à la fois burlesque et sanglante. Ils ne se contentaient plus de leurs tapages habituels dans le quartier dont ils étaient les maîtres absolus. Ils s’étaient avisés, en 1451, d’arracher de terre et de transporter dans leur domaine, au Mont Saint-Hilaire (derrière la place Maubert), une grosse pierre, sans doute d’origine préhistorique, qui se dressait de temps immémorial devant un hôtel situé en face Saint-Jean en Grève et appartenant à la veuve de maître Girard de Bruyères, en son vivant notaire et secrétaire du roi. Cette pierre avait reçu de quelque légende née de l’humour populaire le surnom de « Pet au diable ». Madame, ou, comme on disait alors d’une femme de sa condition, mademoiselle de Bruyères se plaignit à l’autorité de l’enlèvement de ce palladium qui faisait la gloire de son hôtel. Les gens du roi reprirent la pierre et la portèrent, pour plus de sûreté, dans l’enceinte du Palais même; mais les écoliers, qui dans toutes leurs équipées avaient pour alliés le peuple non moins écervelé des basochiens, envahirent le Palais, s’emparèrent triomphalement de la pierre, et la scellèrent avec du plâtre et des barres de fer à l’endroit qu’ils lui avaient assigné. Ils la couronnèrent de fleurs, qu’ils renouvelaient chaque dimanche, et toutes les nuits ils dansaient autour d’elle au son des flûtes et des tambourins. Ils avaient fait de cette pierre une espèce de fétiche, et contraignaient tous ceux qui passaient devant, et surtout les officiers royaux, à une bouffonne cérémonie d’allégeance.

De plus en plus excités, ils imaginèrent ensuite un divertissement qui leur semblait des plus ingénieux. C’était depuis longtemps un sujet fort goûté de leurs plaisanteries que les belles enseignes sculptées qui pendaient aux maisons des riches bourgeois. Une petite pièce facétieuse de ce temps a pour thème le mariage des Quatre fils Aiinon, auxquels on trouve quatre fiancées, et aux noces desquels on fait figurer nombre de personnages, d’animaux ou d’objets également représentés sur des enseignes. Les écoliers de 1452 voulurent mettre en action cette belle idée. Ils décrochèrent de nuit, — non sans péril, car l’un d’eux tomba de l’échelle et fut grièvement blessé, — la Truie qui file des Halles et l’Ours de la Porte Baudoyer, et prétendirent les marier ensemble, avec le Cerf pour prêtre et le Papegaut pour cadeau de noces. Ils parcoururent les rues en bruyant cortège nuptial. Quand leur tapage faisait apparaître aux fenêtres quelque tête inquiète de bourgeois, ils criaient : « Tuez ! tuez ! » et répandaient l’épouvante dans les quartiers paisibles. Ils s’amusèrent aussi à détacher les crocs auxquels les bouchers pendaient leur viande ; ils volèrent des poules à Saint-Germain-des-Prés ; ils enlevèrent de force, — déclarèrent les gens du roi, — une jeune femme à Vanves (mais l’Université protesta plus tard que la jeune femme était venue de son plein gré) : « toutes lesquelles choses, dit dans son enquête le lieutenant du prévôt de Paris, sont détestables, et ont provoqué la clameur du peuple ».

Robert d’Estouteville, prévôt de Paris, — le même que Victor Hugo a mis en scène dans sa Notre-Dame, — se décida enfin à intervenir. Le 9 mai 1453, il occupa la Montagne Sainte-Geneviève, reprit la pierre, les enseignes et les crocs, et arrêta une quarantaine de mutins. Aussitôt le recteur, suivi d’un millier de maîtres et écoliers, alla réclamer les prisonniers. Le prévôt voulut bien les rendre ; mais, comme la procession universitaire revenait en triomphe, il y eut entre elle et les archers échange d’injures, puis de coups ; un écolier fut tué, des clercs furent malmenés, et le conflit prit un caractère des plus aigus. L’Université suspendit les cours et les prédications pendant neuf mois, de mai 1453 à février 1454. Finalement, cette fois encore, elle obtint satisfaction : douze archers durent faire amende honorable, et 1 un d’eux, qui avait menacé le recteur, eut le poing coupé.

Si j’ai, brièvement, raconté ces échauffourées, c’est qu’elles semblent avoir exercé une influence décisive sur la vie de François de Montcorbier et avoir même éveillé son génie. Il est à croire, étant donnée sa nature ardente et indocile, qu’il prit une part active aux fredaines de ses camarades. Il s’en fit en tout cas l’historiographe. Un des legs du Testament nous apprend qu’il avait composé un « roman » du Pet au diable, qui devait être le récit comique des événements de 1451-1453. C’est au vénérable maître Guillaume de Villon lui-même qu’il laisse ce mirifique ouvrage, avec le reste de sa bibliothèque :

Je lui donne ma librairie,
Et le romant du Pet au Diable,
Lequel maistre Gui Tabarie
Grossa, qui est bons véritable ;

Par cayers est sous une table :
Combien qu’il soit rudement fait,
La matière est si très notable
Qu’elle amende tout le mesfait[17].


Le mot « roman », — qui à l’origine désignait tout ouvrage écrit en français, — ne s’employait plus guère au xve siècle qu’au sens moderne de fiction en prose (sauf dans le titre, traditionnellement conservé, du Roman de la Rose). L’expression « par cahiers », et la plaisanterie des derniers vers, imitée des formules habituelles aux auteurs de romans en prose de I époque, conduisent à la même conclusion. L’ouvrage de Villon, qu’il ne publia pas et qui s’est malheureusement perdu, était sans doute une sorte de chronique burlesque où figuraient les principaux héros de la guerre soutenue par les écoliers contre les bourgeois et la prévôté. C’est pendant cette guerre que Villon dut faire connaissance avec « mademoiselle de Bruyères », dont il raillait quelques années plus tard les sermons d’inspiration biblique.

On a remarqué aussi que toute une série des plaisanteries de Villon roule sur ces enseignes parisiennes qui avaient joué un si grand rôle dans les divertissements « détestables » des écoliers de 1453. Il s’amuse dans ses Lais (1456) à léguer à ses compagnons quelques-unes des plus célèbres. Cette veine de facéties se retrouve dans le Testament, mais beaucoup moins accentuée.

Ces années étaient précisément celles où le jeune maître ès arts aurait dû travailler le plus sérieusement. Sa participation aux folles équipées de ses camarades et la longue cessation des cours contribuèrent à le jeter dans le désordre. Il passait son temps à vagabonder par les rues de son cher Paris, qu’il connaissait dans tous ses recoins et sous tous ses aspects. Rien qu’à relever les rues, places ou monuments cités dans le mince recueil de ses poésies, nous obtenons toute une topographie parisienne du temps et nous pouvons le suivre dans sa vie errante. Nous le voyons au matin dans sa petite chambre du cloître Saint-Benoit, d’où il entendait sonner la cloche de Sorbonne. Il n’y séjournait guère sans doute, et passait plus de temps à la taverne de la Mule, située presque en face. Il errait dans le quartier latin, de la place Maubert, où s’élevait la maison des Carmes, jusqu’au couvent des Chartreux, à Vauvert. Mais bien souvent il franchissait, non sans quelque serrement de cœur, la voûte du Petit-Châtelet, passait le Petit-Pont, où il écoutait les harangères, et, après avoir jeté un regard à l’Hôtel-Dieu, s’arrêtait, quand il avait de l’argent, à la Pomme de pin, la célèbre taverne tenue par Robin Turgis (dans la rue de la Juiverie), où il entamait quelque furieuse partie de dés, à moins qu’il n’entrât en face, au Trou Perrette, faire une partie de paume, ou, plus souvent peut-être, qu’il n allât rendre visite à la grosse Margot, non loin du cloître Notre-Dame. Puis, passant le Pont au Change, il débouchait, de la sombre voûte du Grand-Châtelet, sur la rive droite, faisait une station, sur la place de Grève, à la taverne du Grand Godet, remontait jusqu’à la tour de Billy et au couvent des Célestins (près de l’hôtel royal de Saint-Paul), revenait par le quartier du Temple et la vaste « couture » qui le prolongeait, observait la singulière chapelle de Sainte-Avoie, située au premier étage, et se demandait comment on pourrait s’y faire enterrer, se rafraîchissait, faute de mieux, quand sa bourse était vide, à la fontaine Maubuée, rue de la Baudroie, traversait la place de Grève et allait causer à quelqu’une des « fenêtres » où se tenaient les « écrivains » de la Pierre-au-Lait, près de Saint-Jacques-la-Boucherie, ou descendait la Seine le long de l’abreuvoir Popin, qu’il rêvait d’emplir de vin pour y désaltérer son ami Jacques Raguier. Cette idée le menait naturellement au cabaret des Trumelières, près des Halles, où il lui arrivait, pour payer soit son écot, soit ses pertes de jeu, de laisser en gage jusqu’à ses « braies ».

Mais un but favori de ses courses dans ce quartier était le fameux cimetière qui entourait l’église des Saints-Innocents. Arrêtons-nous un instant avec lui en ce lieu étrange, où se mêlaient, dans la promiscuité habituelle au moyen âge, les plus graves appels de la religion et les plus familières préoccupations du siècle, le grouillement de la vie et le silence éternel de la mort.

Le cimetière des Innocents occupait le vaste terrain jadis appelé les Champeaux, là où sont aujourd’hui les Halles. Il avait été entouré par Louis VII d’un haut mur percé de quatre portes. À ce mur s’adossaient de belles arcades gothiques, formant quatre spacieuses galeries au-dessus desquelles régnaient des « galetas » élevés, prenant jour par de larges arceaux au remplage trilobé. Le cimetière, qui servait à vingt paroisses et dans lequel, depuis des siècles, étaient venus s’enfouir des millions de Parisiens, était riche de monuments de tout genre, disséminés au hasard ou pressés les uns contre les autres. Mais l’affluence incessante des nouveaux morts en chassait perpétuellement les anciens. On les déterrait pour faire de la place, et on entassait leurs os dans les galetas. Bientôt ceux-ci furent combles, et on se mit à remplir les galeries du rez-de-chaussée, où s’élevèrent des montagnes d’ossements et des pyramides de crânes. C’est sur l’un des murs de ces galeries que fut peinte, en 1424 et 1425, la célèbre danse Macabre[18], qui représentait la mort comme une danse à laquelle tous les humains sont conviés malgré eux. On y voyait trente personnages, quinze ecclésiastiques et quinze laïques, depuis le pape et l’empereur jusqu’au simple clerc et à l’ermite, chacun invité par la Mort à faire partie de la grande danse. Nous avons de cette peinture des copies réduites qui nous en donnent très bien l’idée. La Mort est figurée par un squelette, ou, souvent, par un cadavre près d’être un squelette, mais, sauf le crâne, ne l’étant pas encore, et laissant pendre de tous côtés des lambeaux de chair : elle gambade et ricane en saisissant son partenaire par la main ; celui-ci a une attitude de surprise effrayée et plus ou moins résistante. Cette vaste fresque remplissait dix arcades, divisées en trois doubles compartiments, dont chacun était occupé par un des personnages et la figure, étonnamment variée dans sa hideur, de la Mort. Au-dessous de chaque personnage et de chaque Mort était un huitain — terminé par un proverbe — exprimant l’invitation impérieuse et sarcastique de la Mort et la vaine supplication ou les regrets impuissants du mortel. Cette peinture, exécutée sous l’inspiration des Dominicains, frappa vivement, on le comprend, l’imagination populaire. Elle devint célèbre dans le monde entier et fut imitée presque aussitôt — et longtemps encore après — en France, en Angleterre, en Italie et surtout en Allemagne. Notre écolier dut bien souvent en emplir ses regards. Mais c’étaient surtout les « charniers » qui fascinaient son âme de poète et le plongeaient, pour un temps, dans une méditation à la fois ironique et sombre. Mais il était vite ramené à son train d’idées ordinaire par le mouvement profane qui bruyait autour de lui. Le moyen âge ne connaissait pas le respect des morts. Les cimetières, seuls emplacements libres tolérés à l’intérieur de ces villes où les maisons se pressaient jusque sur les ponts, étaient des lieux de réunion et de plaisir, souvent de fêtes et de bals. Aux Innocents on venait se promener, on donnait des rendez-vous, on exerçait mille petits métiers dans des boutiques qui s’adossaient aux murs des galeries, entre les amoncellements dos. Les écrivains publics, notamment, y avaient des échoppes presque aussi nombreuses qu’aux environs de Saint-Jacques-la-Boucherie et non moins achalandées. François de Montcorbier ne pouvait manquer de faire là quelque rencontre qui le distrayait bientôt de ses lugubres pensées.

Ce n’était pas à l’enceinte des trois villes composant le Paris d’alors, — l’Université, la Cité et la Ville, — que se bornaient les pérégrinations de maître François. Il nous parle dans ses vers du château de Nijon, situé hors des murs, dans le Passy actuel, de Saint-Maur-des-Fossés, à l’autre extrémité de Paris, de Bicètre, de Montmartre et du Mont-Valérien. Il était lié avec Pierre de Rousseville, « concierge » du château de Gouvieux, près de Chantilly, et avec l’abbesse de Pourras (Port-Royal), qui ne donnait pas l’exemple des vertus qu’on vit plus tard sanctifier cette célèbre vallée. Huguette du Hamel, comme tant d’autres abbesses du temps, était une simple drôlesse, dont la vie scandaleuse nous est révélée par un procès qu’elle soutint en 1465 : elle frayait avec les gens d’armes, qui la chansonnaient. On ne s’étonne donc pas qu’elle fît en compagnie des écoliers des parties comme celle que Villon rappelle avec plaisir dans son Testament et qui valut un legs à un brave barbier de Bourg-la-Reine, dupe sans doute de l’abbesse et du Parisien :


Item, laisse a Perrot Girart,
Barbier juré du Bourg la Reine,
Deux bacins et un coquemart,
Puis qu’a gaigner met tant de peine.
Des ans i a demi douzaine
Qu’en son hostel de cochons gras
M’apastela[19] une semaine,
Tesmoing l’abbesse de Pourras.


Les poésies de maître François Villon sont encore plus instructives sur la compagnie qu’il fréquentait. que sur les rues et les campagnes par lesquelles il vagabondait. Il était lié avec des gens de tout acabit, depuis de hauts et puissants seigneurs jusqu’à des hommes de sac et de corde. Il devait sans doute ses relations élevées ou honorables à maître Guillaume et à ses parents aisés ; les autres, il se les était faites lui-même, et elles furent cause de sa perte. Grâce aux « legs » qu’il a faits, dans l’un ou l’autre de ses poèmes, presque à chacun de ceux avec lesquels il fut en rapport en ces années de jeunesse, on peut passer en revue la société hétérogène que le poète fait défiler dans ses vers.

Au sommet nous trouvons un très haut personnage, et précisément le prévôt de Paris, messire Robert d’Estouteville. Villon était assez lié avec lui pour savoir qu’il avait une dévotion particulière à saint Christophe. La ballade dans laquelle il a célébré l’union de Robert d’Estouteville avec la belle Ambroise de Loré est sans doute une de ses premières productions, et sûrement une de ses moins bonnes. Si le poète l’a conservée et enchâssée dans son Testament, c’est qu’il tenait beaucoup au

gré du seigneur qui atteint
Troubles, forfaits, sans espargnier.


L’amitié de celui-ci empêcha peut-être Villon d’être impliqué dans l’affaire du « Pet au diable ». Comment était-il entré en relations avec le prévôt ? Il rappelle que Robert d’Estouteville avait « conquis » sa femme au pas d’armes tenu en 1446 à Saumur par René d’Anjou. Peut-être faut-il voir dans cette mention une trace des relations angevines de François de Montcorbier : il avait pu, à quinze ans, assister à ce pas d’armes et être présenté au brillant chevalier qui, l’année suivante, devait succéder, comme prévôt de Paris, au père de sa jeune femme.

Viennent ensuite des personnages importants, qu’on ne peut pas tous, à vrai dire, ranger parmi les amis de Villon. Tels sont Guillaume Cotin et Thibaud de Vitry, tous deux chanoines de Notre-Dame et conseillers au Parlement : il les poursuit de ses quolibets, représentant ces vieillards fort riches comme d’humbles et pauvres clercs. Quant à sire Guillaume Colombel, à Michel Jouvenel et à maître Martin Bellefaye, qu’il désigne pour ses trois premiers exécuteurs testamentaires, il est probable qu’il ne les connaissait pas plus que Jean de Calais, « honorable homme », dont il dit, ayant trente ans :

 Il ne me vit des ans a trente
Et ne set comment je me nomme,


et qu’il charge de gloser et amender son testament. Il trouvait plaisant d’investir de ces fonctions burlesques des personnages considérables, qui devaient être fort ébahis quand on leur annonçait, avec des risées, la mission de confiance que leur attribuait ce vaurien inconnu d’eux. Mais plus d’un notable bourgeois de Paris figure parmi les légataires et les familiers du poète : tels Denis Hesselin, élu de Paris, qui fut plus tard prévôt des marchands, Nicolas de Louviers, échevin, sire Charles Taranne, Michaut Culdoue, Ithier Marchant, qui devait jouer un rôle politique considérable, et qui avait fait de notre écolier le confident de ses amours, Jacques Cardon, qui appartenait à une nombreuse et riche famille parisienne. Puis ce sont d’honorables marchands, comme l’herbier Angelot, l’« espicier » Jean de la Garde, le boucher Jean Trouvé, le jeune Merle, changeur. Je ne parle pas de Robin Turgis, le maître de la Pomme de pin, dont on comprend sans peine les relations avec le poète. C’est chez lui sans doute, ou à la Mule, ou aux Trumelières, ou dans d’autres tavernes, que Villon avait lié connaissance avec ces braves bourgeois, qui ne dédaignaient pas d’y boire le bon vin d’Aunis ou d’ailleurs : plus d’un des vers où ils figurent nous désigne l’un ou l’autre comme un buveur intrépide. Tous les rangs se coudoyaient à la taverne dans la société parisienne d’alors, où il y avait entre eux peu de différence de culture, et où d’ailleurs, par les vicissitudes incessantes de ces temps troublés, chaque membre de la société était exposé chaque jour à passer du plus haut au plus bas — ou à l’inverse — de l’échelle sociale.

Le monde de l’Université proprement dite est, chose singulière, à peine représenté, sauf par Guillaume de Villon et par maître Piéride Richier, qui non seulement était professeur à la Faculté de théologie, mais dirigeait un important collège, appelé le « collège Richier ».

Le poète paraît avoir eu ses plus nombreuses accointances, ce qui étonne d’abord, dans le monde juridique et policier[20]. Il connaît maître Pierre Basanier, « notaire et greffier criminel », maître Jean Mautaint et Nicolas Rosnel, examinateurs au Châtelet, puis des procureurs au Châtelet comme Fournier et Genevois, des avocats comme maître Guillaume Charruau et maître Jacques Raguier, ou de simples clercs attachés à la même juridiction, comme maître Jean le Cornu, et surtout des « sergents » comme Perrenet Marchant (dit le bâtard de la Barre), Jean Raguier, Denis Richier, Vallette, Michaut du Four : ceux-ci, avec qui l’écolier indiscipliné avait sans doute eu plus d’une fois maille à partir, devaient néanmoins le ménager à cause de ses relations avec le prévôt de Paris, leur chef, comme il était celui du capitaine d’archers Riou.

Villon ne manquait pas non plus d’amis dans la justice ecclésiastique : en tête il faut placer le bon maître Jean Gotart, son « procureur en cour d’Église », qu’il a rendu immortel dans une de ses ballades les mieux frappées, puis le « promoteur « maître François de la Vacquerie, et le procureur maître Jean Laurens, qui ne devait certainement d’avoir « ses pauvres yeux si rouges » qu’au péché de ses parents qui avaient trop bien bu. Tous ces graves personnages, notre écolier les rencontrait sans doute souvent dans les tavernes, ainsi que des officiers royaux comme maître Pierre de Saint-Amant, clerc du Trésor du roi, ou les frères Jean et François Perdrier, fort bien placés tous les deux, dont l’un est traité par Villon de « compère », et qui avaient fait preuve envers lui d’une infatigable libéralité.

Il y rencontrait des gens qui lui plaisaient sans doute davantage, ces « gens d’esprit, un peu étourdis », auxquels il devait faire appel en 1461 du fond de sa prison, et qui, dans ce Paris déjà si grand et si difficile à surveiller, cherchaient à mener une vie de plaisir au moyen de toutes sortes d’expédients. C’étaient des gentilshommes disqualifiés, comme Philippe Brunel, seigneur de Grigny, ou Régnier de Montigny, « noble homme », qui avait déjà en plus d’un crime sur la conscience et finit en par être pendu à Montfaucon. Puis c’étaient des clercs comme Gui Tabarie, auquel Villon faisait « grosser » son roman du Pet au diable, ou même des prêtres comme Thomas Tricot, — car dans l’étrange société du moyen âge les prêtres perdaient trop souvent, nous en verrons tout à l’heure plus d’un exemple, tout souci de leur dignité professionnelle et ne se gênaient pas pour fréquenter les tavernes, les tripots et de pires lieux encore. Enfin parmi les amis de Villon dès cette époque, pour ne citer ici que ceux qu’il nomme lui-même, figuraient des aventuriers de bas étage comme Casin Cholet et Jean le Loup, et ce Colin des Cayeux qui, dès 1450, était signalé en justice comme « larron, crocheteur, ribleur et sacrilège incorrigible », et qui devait, nous l’avons vu, être pendu à la suite d’une expédition à Montpipeau dans laquelle il avait peut-être son ami Villon pour complice.

On pense bien qu’à une telle bande de « gracieux galants » ne manquait pas la compagnie de femmes dignes d’eux. On en voit défiler dans les vers de Villon toute une procession édifiante, depuis « la petite Macée d’Orléans », à laquelle il gardait rancune d’avoir eu « sa ceinture », jusqu’à la grosse Margot, qu’il a chantée dans une ballade trop célèbre, en passant par Jeanneton, par Catherine de Vausselles, dont la trahison lui avait valu un beau jour d’être battu « comme le linge au ruisseau », par Denise, qui l’avait (en sa qualité de clerc) assigné en cour d’Eglise pour l’avoir injuriée, et par sa « chère Rose », qu’il avait aimée follement, mais qui préférait au cœur du poète

Quoi ? une grant bourse de soie,
Pleine d’escus, parfonde et large.

A la catégorie de Margot, quoique peut-être d’un ordre un peu plus relevé, appartenaient encore Marion l’Idole et Marion la Peautarde, pour laquelle on faisait des chansons, et la grande Jeanne de Bretagne. Particulière aux mœurs du temps (mais on la retrouve encore chez Régnier) était la condition de demi-prostitution où vivaient, avec la tolérance plus ou moins consciente de leurs maris, de petites bourgeoises comme la belle gantière, la gente saucissière. Blanche la savetière, Guillemelte la tapissière, Catherine la boursière et Jeanneton la chaperonnière, toutes émules de la belle heaumière, dont Villon a exprimé les regrets sur sa décadence avec un si saisissant réalisme. Toutes ces femmes étaient de celles qui « n’aiment que pour l’argent » et que « l’on n’aime que pour l’heure ».

Mais le poète, tout en se livrant à ces amours vulgaires où l’entraînait l’ardeur de ses sens, paraît avoir eu en ces années un amour sérieux, qu’il garda longtemps dans son cœur. Le chantre cynique de Margot a trouvé les traits les plus délicats pour peindre ces doux entretiens où il se complaisait auprès de celle qu’il aimait et qui le laissait toujours espérer ce qu’elle n’avait pas l’intention de lui accorder jamais :

Quoi que je lui voulsisse dire,
Elle estoit preste d’escouter,
Sans m’acorder ne contredire ;
Qui plus[21], me soufroit acoter
Joignant d’elle, près m’acouter[22],
Et ainsi m’aloit amusant,
Et me soufroit tout raconter ;
Mais ce n’estoit qu’en m’abusant.


Elle lui prodiguait même de « doux regards et beaux semblants » qui le pénétraient jusqu’au cœur ; mais quand il voulut les « prendre en sa faveur », elle lui déclara qu’il s’était complètement mépris, et il vit qu’il n’avait plus d’autre ressource que de la fuir. Toutefois il ne l’oublia pas : cinq ans après il se rappelait encore les douces heures de jadis, et c’est toujours en pensant à celle qu’il servait « de bon cœur et loyalement », et qui lui avait été si cruelle, qu’il prétendait mourir « en amour martyr » et avoir été occis par le dard d’Amour. Il faut faire dans tout cela une part aux formules courantes de la poésie du temps ; mais je crois qu’on ne peut méconnaître à certains passages l’accent d’une émotion sincère.

Au milieu de toutes ces distractions et dans une compagnie si mêlée, le jeune maître ès arts « fuyait l’école », où il aurait pu trouver un gagne-pain, et en vint à se faire des ressources d’autre manière. Nous ne savons si dès cette période Villon alla jusqu’au crime, comme l’avaient fait depuis longtemps ses amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux ; mais certainement il se permettait des tours qui dépassaient les limites de la légèreté. Il rappelle lui-même avec complaisance, dans son poème de 1456, les canards « qu’on soûlait prendre », en compagnie de Jean le Loup et de Cholet, dans les fossés, sur le tard, et qu’on cachait, pour rentrer en ville, sous un long tabart descendant jusqu’aux pieds. Bien que Villon soit dit, dans les lettres royales de 1456, n’avoir jamais été « atteint d’aucun mauvais cas, blâme ou reproche », on peut croire qu’il avait déjà été mené au Châtelet, puisqu’il connaissait la chambre des Trois lits, — la meilleure à ce qu’il paraît, — qu’il demande aux sergents, en 1456, de lui réserver à l’occasion ; il parle aussi de certaine geôlière dont il avait conquis les bonnes grâces. Il remercie ailleurs maître Guillaume de l’avoir « mis hors de maint bouillon », ce qui veut dire sans doute qu’il était allé plus d’une fois le réclamer après quelque équipée malencontreuse.

Le triomphe de maître François était surtout dans une écorniflerie poussée très loin, dans l’art de se procurer des « repues franches ». Il y excellait tellement qu’il faisait, en bon prince, profiter ses amis de son talent. La tradition de ses coups de maître s’était conservée à Paris. Un poème de la fin du xve siècle, intitulé précisément les Repues franches, lui consacre tout un chapitre, où il est raconté comment il procura successivement, en un seul et même jour, à ses compagnons affamés, du pain, du vin, du poisson, des tripes et du rôt. Sur ces cinq tours, quatre se retrouvent dans le Tyl Ulenspiegel néerlandais, qui paraissait à la même époque, et la réunion de tous les cinq au profit de Villon est évidemment légendaire. Il était devenu un type en ce genre, et son habileté l’avait rendu plus célèbre que ses vers. L’auteur des Repues s’écrie avec admiration :

C’estoit la mere nourricière
De ceux qui n’avoient point d’argent;
A tromper devant et derrière
Estoit un homme diligent !


C’était sans doute alors sa seule façon d’être diligent, et il ne dut pas accroître beaucoup, dans ces années de désordre, l’instruction qu’il avait acquise antérieurement.

Il n’est pas indifférent à l’intelligence de l’œuvre du poète de savoir quelle était cette instruction, ce qu’avait appris et retenu, au milieu du xve siècle, un maître ès arts de l’Université de Paris. Villon, qui écrit pour des écoliers comme lui, a rempli ses poésies d’allusions et de réminiscences, souvent toutes naturelles, d’autres fois voulues et quelque peu pédantes, qui nous permettent de nous faire une idée assez juste de ce qu’il avait lu et de ce qui, dans ses lectures, avait pu, non seulement garnir sa mémoire, mais influer sur ses idées.

Il avait appris à la fois le latin classique, autant qu’on le savait alors, et le latin médiéval, langue, à des degrés divers, de l’enseignement et même de la conversation dans le monde des écoles. Le latin était alors le véhicule nécessaire de toute instruction, et qui disait clerc disait latiniste, avec, naturellement, les nuances infinies que ce nom comporte. C’est surtout par l’intermédiaire du latin que Villon avait acquis la plupart des connaissances historiques, littéraires et autres dont ses poésies portent la trace. Il ressemble en cela à tous les poètes ou écrivains qui, en dehors des simples jongleurs ou des gens du monde auteurs par occasion, composent la suite de la littérature française du xIIe siècle au xve siècle, de Wace et Chrétien de Troyes à Chartier et à Le Franc, en passant par Jean de Meun.

Son instruction religieuse n’était pas bien profonde. Il avait cependant quelque peu réfléchi sur certaines questions théologiques : il intercale dans le Testament une petite digression sur le sort des justes de l’ancienne loi entre leur mort et leur délivrance des enfers, et sur le « sein d’Abraham » mentionné dans l’Evangile, point embarrassant en effet de la doctrine chrétienne. Il connaît « la faute des Bohèmes », c’est-à-dire en quoi consistait l’hérésie des Hussites. Il est au courant des démêlés entre les ordres mendiants et le clergé séculier, réglés d’une façon contradictoire par un décret du concile de Latran en 1215 et une bulle de Nicolas V en 1449; (mais on a plutôt ici une trace de ses études en droit canon).

Il cite un certain nombre de personnages de l’Ancien Testament, mais ce ne sont guère que les plus connus, ceux dont le nom et l’histoire avaient pénétré même dans le public profane : Mathusalem, Noé, Loth, Jacob, Samson, Job, David, Amnon et Thamar, Absalon, Salomon, Nabuchodonosor, Holopherne, Jonas. Le seul nom un peu moins vulgarisé est celui du roi des Mèdes Arphaxad (Alphasar), qui figure au début du livre de Judith. Mais la citation qu'il fait (des psaumes XGI et CVIII, de l'Ecclésiaste et du livre de Job prouve que le poète était familier avec certaines parties de la Bible.

Du Nouveau Testament il ne cite également que des noms que ne peut ignorer aucun chrétien : saint Jean-Baptiste, Hérode, Judas, Malchus, la Madeleine. Comme tout le moyen âge français, il appelle « Architriclin » le marié des noces de Cana, par une méprise sur le sens du mot architriclinus (maître d’hôtel).

Ce qui dans ses poésies se rapporte à l'histoire de l'Eglise est moins encore. Il nomme Simon le Magicien et plusieurs saints, Etienne, Martial, Victor, Georges, Christophe, Dominique. Remarquons seulement que dans la prière qu’il met dans la bouche de sa mère il lui fait rappeler la grâce accordée par l'intercession de la Vierge au clerc Théophilus et à Marie l'Égyptienne : c'étaient là des légendes que pouvait connaître la pauvre femme qui « onques lettres ne lut », car elles étaient l’une et l'autre souvent représentées sur les bas-reliefs, les peintures ou les vitraux des églises.

Il est plus versé dans l'antiquité, telle qu'on la connaissait de son temps, et les nombreuses allusions qu'il y fait montrent bien que ses œuvres étaient destinées à des clercs comme lui. Il cite Aristote et les commentaires d'Averroès, qu'on s'était remis à lire dans l'école après qu'ils avaient été proscrits pendant longtemps ; Donat, dans le livre duquel il avait appris la grammaire latine ; Valère « le Grand », c'est-à-dire Valère Maxime, auquel, par une erreur de mémoire, il attribue une anecdote qu’il avait lue dans Jean de Salisbury ; Végèce, dont il allègue plaisamment l'autorité pour régler sagement ses affaires ; Macrobe, qui passait pour un profond philosophe ; Galon, c’est-à-dire l'auteur des distiques moraux si eu vogue durant tout le moyen âge. Il avait sans doute entendu 1 un de ses maîtres, en commentant Boèce, faire d’Alcibiade, donné comme modèle de beauté dans un passage traduit d'Aristote, une très belle femme, d'où l’ « Archipiada », longtemps énigmatique, qu’il a chantée parmi les « dames du temps jadis ». Il y fait figurer Dido à plus juste titre, et il emprunte pour un de ses poèmes une épigraphe à Virgile. Il connaît à fond Ovide, auquel il a pris tout ce qu'il sait de mythologie : Juno, Vénus, Phébus, Mars, Proserpine, Cerbérus (qu'il gratifie de quatre têtes). Dédains, Écho, Tantalus, Éolus, Glaucus, Narcissus et Orphéus, « le doux ménétrier » : on voit que la plupart de ces noms n'étaient pas encore francisés. Pour ceux qui se rapportent à la guerre de Troie, Jason, Priam, Hector, Paris, Hélène, Troïle, Cassandre, il pouvait les connaître par les divers ouvrages français sortis du poème de Benoit de Sainte-More.

L'histoire de l'antiquité lui fournit moins de souvenirs que la littérature. Il connaît vaguement Sardanapale, auquel, sous le nom de

  
Sardana, le preux chevalier,
Qui conquist le règne de Crêtes,


il fait jouer auprès de ses femmes le rôle d'Hercule auprès d'Omphale. De l'histoire ancienne il cite Alexandre, Lucrèce, Scipion, César et Pompée ; il nomme la courtisane Flora. Il en connaissait certainement davantage, et il faut lui savoir gré de n’avoir pas, comme Eustache Deschamps, bourré ses vers d’allusions à l’histore grecque et romaine.

La littérature latine du moyen âge n’a guère laissé de traces dans les œuvres de Villon, à moins qu’il ne lui doive le nom de Thaïs, — type de la courtisane dans toute cette littérature, — dont il fait la cousine germaine d’ « Archipiada ». L’Ars memorativa n’est qu’un livre d’école. S’il cite « Mathieu », ce n’est sans doute pas d’après le texte latin, déjà devenu rare, du poème de Matheolus, mais d’après la traduction très répandue de Jean le Fèvre. Il avait lu, mais peut-être dans une traduction, le Policraticus de Jean de Salisbury, auquel il emprunte le nom du pirate qui répondit si hardiment à Alexandre. C’est probablement dans l’Historia septem saplentum qu’il avait trouvé l’aventure d’Octavien, auquel on lit avaler, pour le punir de sa cupidité, l’or qu’il avait préféré à tout. De l’histoire du moyen âge il connaît les noms de Clovis et de Clotaire, — sans parler de Charlemagne, — et, chose assez singulière, celui d’une comtesse du Maine au XIIe siècle, qu’il doit avoir trouvé dans une chronique latine, puisqu’il a conservé la forme latine Haremburgis.

Plus que dans les livres, en général, Villon, qui déclare qu’en fait de lecture il était paresseux, l’avait puisé sa science historique dans la tradition orale qui circulait parmi les écoliers de Paris et dont il nous a conservé de précieux échos. C’est là, et non dans les chroniques, qu’il a trouvé vivant le souvenir du « bon Breton » Claquin (Du Gueselin) et de la « bonne Lorraine » Jeanne. C'est là qu'il a recueilli l'histoire de Pierre Esbaillart (cette forme indique la transmission orale) et de ses amours avec « la très sage Héloïs » ; et celle de Buridan, qu'une reine de France « fit jeter en un sac en Seine » ; et la légende qui voulait que « Hue Cappel » eût été « extrait de boucherie ». Oralement aussi, en ce temps où il n'y avait ni journaux ni chronique des événements récents, il apprenait les noms et les faits de l’histoire contemporaine, comme l’hérésie de Bohème ou la ruine de Jacques Cœur. Il a réuni dans une ballade, écrite en 1461, les noms d'une dizaine de souverains ou princes morts depuis peu, et l'on voit qu'il était assez au courant de l’histoire de son temps. Il lisait que le pape Calixte III († 1458) avait occupé quatre ans le trône pontifical, et que Jacques II d'Ecosse († 1460) avait une large tache de vin sur la figure. Il mentionne encore, outre Charles VII, qui venait à peine de mourir (1461), Alphonse V d'Aragon († 1458), Jean III de Chypre († 1458), Ladislas de Bohème († 1457), et les ducs Artus de Bretagne († 1458) et Charles Ier de Bourbon († 1456). Toutefois son information n'était pas sûre : il avait oublié le nom du dernier roi d'Espagne (Jean de Castille, † 1454); il croyait que le duc Jean II d'Alençon, condamné à mort en 1458, avait été réellement exécuté, tandis que sa peine avait été commuée en prison perpétuelle, et il a mêlé, on ne sait pourquoi, à ces morts récents (outre Du Gueselin), « le comte dauphin d'Auvergne », lorsque le dernier qui ait porté ce titre, Béraud II, avait cessé de vivre dès 1426. C’est aussi par ouï-dire, bien plutôt que par la lecture de livres de géographie qui n’existaient guère, que l’écolier parisien avait acquis quelque connaissance des divers pays de l’Europe. Il en fait montre dans sa ballade sur le « bon bec » des Parisiennes, où il énumère, comme ne pouvant rivaliser avec elles, les femmes de toute l’Italie, Savoisiennes, Lombardes, Génoises, Vénitiennes, Florentines, Napolitaines ; puis les Anglaises, Allemandes, Prussiennes, Suissesses, Hongroises, Grecques, Egyptiennes, Espagnoles, — sans parler des provinciales de France, Picardes, Lorraines, Bretonnes, Gasconnes et Toulousaines.

Toutes ces notions vagues et mal coordonnées ne pouvaient fournir à l’intelligence un cadre quelque peu solide pour une conception précise de l’histoire et du monde. Elles flottaient dans l’esprit du poète sans être en état d’influer réellement sur la forme de ses pensées ; elles lui fournissaient seulement, à l’appui des idées qui lui venaient, des exemples souvent trop facilement allégués, mais qui plaisaient à ses lecteurs, et parfois, comme dans la ballade des Dames du temps jadis, elles lui permettaient de donner à la mélancolie du souvenir un appui à moitié réel, à moitié mystérieux, qui en augmentait singulièrement le charme. La complaisance avec laquelle Villon les étale nous montre bien que nous avons affaire en lui non pas à un poète vraiment populaire, mais à un poète écrivant pour un cercle spécial, celui des écoliers et des basochiens, et prenant sucessivement tous les tons qui prévalaient dans ce cercle bigarré, à la fois docte et trivial, dont beaucoup de membres partageaient leur vie entre l’école ou le palais et la taverne ou l’hôtel de Margot.

Je dirai plus tard ce que Villon paraît avoir connu de la littérature proprement française, — c’est peu de chose en somme, — et quelle place il occupe dans l’évolution de la poésie au xve siècle. Mais ce ne furent pas ses lectures, quelles qu’elles fussent, qui formèrent surtout son esprit et préparèrent son talent. Il avait reçu de la nature; une faculté d’observation aiguë, à laquelle il sut joindre, quand il se manifesta comme poète, une puissance toute personnelle d’expression. Dans ses vagabondages à travers les rues de Paris, rien n’échappait à son regard, et tout se gravait dans sa mémoire d’un trait précis et vivant. Il apprenait, au milieu de ses fredaines, de ses repues franches et de ses méfaits, à connaître sous tous leurs aspects la joie et la souffrance, la misère et le plaisir, les angoisses du péril et l’exaltation de la réussite, l’ivresse grossière des nuits et l’amer déboire des lendemains, le cynisme et l’humiliation, l’emportement brutal et le remords déchirant. Et en même temps il emplissait ses yeux et garnissait sa mémoire de toutes les formes qui passaient devant lui, de toutes les figures d’hommes et de femmes, graves ou comiques, grimaçantes ou rieuses, entre lesquelles il circulait, aimé de l’une, rossé par l’autre, escroquant celui-ci, buvant avec celui-là, fuyant devant les archers, battant le pavé avec ses compagnons, faisant couler tour à tour et essuyant par ses caresses les larmes de sa mère. Il emmagasinait ainsi une provision d’images dont il devait orner plus tard la lanterne magique éclairée par sa verve lumineuse et changeante. Déjà certainement il avait composé quelques ballades, et il s’était fait parmi les écoliers une double réputation par ses bons tours et par ses vers.

Ainsi vivait maître François de Montcorbier, dit Villon, en 1455, lorsqu’il lui survint une aventure à laquelle il ne fait allusion dans aucune de ses poésies[23], et que nous ne connaissons que par des pièces de chancellerie, aventure qui eut pour lui des conséquences graves et commença la phase vraiment caractéristique de sa vie. En elle-même, bien qu’elle ait entraîné mort d’homme, elle est pardonnable, et paraît rentrer dans le cadre assez vulgaire des rixes que provoqua de tout temps la teterrima belli causa du poète latin.

C’était le jour de la Fête-Dieu (5 juin) 1455. Villon, ayant soupe, était sorti du cloître Saint-Benoit, où il logeait, comme on sait, et était venu s’asseoir dans la rue Saint-Jacques, sur un banc de pierre, au-dessous du portail de l’église Saint-Benoit. Il était accompagné d’une femme appelée Isabeau — à joindre à la liste donnée ci-dessus — et d’un prêtre nommé Gilles, qui ne craignait pas, comme on voit, de se montrer en telle compagnie. On devisait, quand, sur les neuf heures, survint un autre prêtre, Philippe Sermoise, qui avait probablement des prétentions sur Isabeau, et qui se mit à menacer l’écolier. Isabeau et Gilles, voyant la fureur de Sermoise, s’enfuirent bravement, ainsi qu’un ami qui accompagnait Sermoise, et celui-ci, tirant de dessous sa robe une dague, en frappa Villon au visage et lui fendit la lèvre ; François tira à son tour une dague de dessous son manteau et en porta à son adversaire un coup dans l’aine, dont ni l’un ni l’autre ne comprit d’abord la gravité ; l’ami de Sermoise, qui s’en était allé, revint à ce moment et désarma Villon ; l’écolier s’enfuit jusque dans le cloître, et là, poursuivi par les deux hommes, jeta au prêtre un pavé qui l’étendit tout de son long. Après quoi il se rendit chez un barbier pour se faire panser, et comme le barbier lui demandait, pour en faire, ainsi qu’il y était obligé, rapport à la prévôté, son nom et celui de son adversaire, il nomma bien Philippe Sermoise, mais déclara, par prudence, s’appeler Michel Mouton. Puis, ayant fait peut-être une courte apparition chez sa mère pour lui raconter son cas, il « s’absenta » de façon à se mettre à l’abri des premières recherches de justice.

Cependant Philippe Sermoise, relevé et transporté à l’Hôtel-Dieu, y mourait peu après « par faute de bon gouvernement ou autrement », — suivant la formule habituelle et plaisamment atténuative des lettres de rémission, — et déclarait, avant d’expirer, qu’il pardonnait à son meurtrier « pour certaines causes qui à ce le mouvaient ».

Par une bizarrerie qu’expliquent sans doute les subterfuges divers dont usa le poète pour obtenir sa grâce, nous avons deux lettres de rémission accordées, pour ce même homicide, l’une à maître François des Loges, autrement dit « de Villon », l’autre à « François de Montcorbier, maître es arts ». Elles sont assez d’accord sur les circonstances de la rixe, mais elles différent et nous laissent dans le doute sur la suite qui fut donnée à l'affaire. L'une ne parle pas de condamnation encourue et nous dit simplement que « ledit suppliant, redoutant rigueur de justice, s'est absenté du pays » ; l'autre fait dire au roi : « Pour lequel cas ledit suppliant a été appelé à nos droits, et contre lui procédé par bannissement de notre royaume «. On peut concilier ces deux énonciations en admettant — et c'était l'usage constant — que Villon s'était en effet « absenté » et que le bannissement fut prononcé par contumace : le texte de la lettre dit bien qu'il a été « appelé » aux droits du roi, mais non pas qu'il ait comparu. Il est même possible que, trompée par la déclaration du barbier, la justice ait procédé non contre François des Loges, de Montcorbier ou de Villon, mais contre l'imaginaire Michel Mouton.

Quoi qu'il en soit, Villon avait quitté Paris. Nous ne savons dans quel asile il se réfugia. S'il faut prendre à la lettre la « demi-douzaine d'ans » à laquelle il fait remonter, en 1461, son aventure avec l'abbesse de Pourras, c'est dans cette période qu'il aurait mangé avec elle les cochons gras du barbier de Bourg-la-Reine. Ce serait la preuve que le meurtrier de Philippe Sermoise n'était pas dévoré de remords, et qu'en attendant la grâce que ses amis s'occupaient d'obtenir il poursuivait gaiement ses repues franches.

La grâce fut accordée en janvier 1456 : le poète rentra à Paris et reprit, en apparence, le cours de ses études. Mais, soit qu'il eût tout à fait perdu l'habitude du travail, soit que l'amour dont il parle dans ses Lais ait absorbé réellement toute sa vie, soit qu’il ait vainement cherché des moyens honnêtes de se procurer de l’argent, il se trouvait, vers la fin de cette année 1456, à bout de ressources. Il se rappela qu’un frère de sa mère était religieux à Angers, et il eut l’idée d’aller le visiter, espérant peut-être obtenir de lui un peu d’argent ; il voulait aussi, si nous l’en croyons, s’éloigner d’une femme qu’il aimait trop et qui lui était « félonne et dure ».

C’est dans la pensée de ce voyage qu’il composa, fort rapidement sans doute, son poème des Lais (legs) ; il l’écrivit

Sur le Noël, morte saison,
Que les lous se vivent de vent,
Et qu’on se tient en sa maison,
Pour le frimas, près du tison.

Après une entrée en matière burlesquement grave, où il se présente à nous comme réfléchissant mûrement, selon les conseils de Végèce, sur la meilleure façon d’ordonner sa vie, après quelques strophes mélancoliques sur ses amours, il annonce son départ :

À Dieu ! je m’en vois a Angiers ;

puis, songeant qu’il va « en pays lointain « et que nul n’est sûr de sa vie, il entame la série bouffonne de ses legs, qui, après Guillaume de Villon (auquel il laisse sa renommée) et sa belle, concernent des amis ou connaissances de toute condition, et aussi des corporations ou des communautés. Au beau milieu, entendant l’Angelus, que la cloche de Sorbonne sonnait chaque soir, il s’interrompt

Pour prier comme le cuer dit ;

et, après une parodie plaisante des lourdes formules de la philosophie scolastique, il termine son petit poème par ce huitain d’une si charmante désinvolture :

Fait au temps de la dite date
Par le bien renommé Villon,
Qui ne menge figue ne date.
Sec et noir comme escouvillon.
Il n’a tente ne pavillon
Qu’il n’ait laissié a ses amis.
Et n’a mais qu’un peu de billon,
Qui sera tantost a fin mis.

Cela devait être rigoureusement exact, mais allait bientôt cesser de l’être. Villon venait peut-être d’écrire ces derniers vers quand il reçut la visite de Colin des Cayeux, avec lequel, pour son malheur, il s’était lié, ainsi qu’avec Regnier de Montigny et autres malandrins de même espèce. Colin venait lui proposer de prendre part à une fructueuse expédition. Ils sortirent et rencontrèrent Gui Tabarie, maître ès arts besogneux, qui avait naguère écrit pour Villon le roman du Pet au diable. Villon lui remit quelque argent, — le « peu de billon » qui lui restait, — pour acheter de quoi souper à la taverne de la Mule[24]. Tous trois s’y installèrent, et y furent rejoints par un prêtre picard appelé Nicolas et un nommé Petit-Jean, qui était fortis operator crochetorum. Ce dernier était indispensable pour l’opération projetée : il s’agissait d’enlever, dans le collège de Navarre, tout proche (c’est l’Ecole polytechnique), de fortes sommes appartenant à la Faculté de théologie, qui avait là son trésor en dépôt. Les cinq compagnons s’introduisirent dans un jardin contigu à la cour du collège, puis, par-dessus le mur, dans le collège même ; Tabarie resta dans le jardin pour faire le guet et garder les manteaux. Petit-Jean crocheta un coffre où on trouva quelques centaines d’écus d’or qu’ils se partagèrent, et le lendemain ils dînèrent tous joyeusement à la Pomme de pin. On peut croire que Villon, nanti d’une bonne part du butin, retarda son départ pour Angers et fit pendant quelque temps bombance avec les beaux écus d’or de la Faculté de théologie. Mais ils allèrent vite où allaient, il nous l’a dit, tous les écus ainsi gagnés, et il se retrouva dans la même situation qu’à Noël. Il reprit alors son projet de voyage, mais avec une intention qu’il n’avait sans doute pas en écrivant les Lais (aurait-il sans cela proclamé qu’il partait précisément pour Angers ?). Il se souvenait d’avoir entendu dire à son oncle qu’un de ses confrères gardait jalousement un gros magot, cinq ou six cents écus. Il raconta la chose à la bande de Colin des Cayeux et offrit, dans son séjour à Angers, d’étudier les voies et moyens de « débourser « le vieux moine en question. S’il trouvait le coup faisable, il reviendrait avertir les compagnons, et tous se rendraient à Angers. Pour lui, il y était en tout cas au mois de mai, comme le raconta Gui Tabarie dans les circonstances que nous allons voir.

Le vol du collège de Navarre ne fut découvert qu’au mois de mars suivant (1457), et on n’en connut les auteurs qu’au mois de mai, grâce aux confidences sottement faites par Tabarie à un prêtre de province, qui avait lié connaissance avec lui dans une taverne et avait feint de vouloir s’associer à la bande dont ce vol était l’un des exploits. Gui Tabarie avait raconté que l’on attendait le retour de maître François Villon et son rapport sur les chances de l’expédition projetée.

La justice ne réussit pas d’abord à mettre la main sur les malfaiteurs dénoncés par le confident de Tabarie ; celui-ci, chose surprenante, ne fut lui-même arrêté qu’au bout d’un an (mai 1458) : traduit, comme clerc, devant l’official de Paris, il fut mis à la question et finit par reconnaître la vérité de tout ce qu’il avait raconté à son dénonciateur. Quant à ses complices, on les recherchait sans doute depuis l’année précédente, mais il ne semble pas qu’on en eût trouvé aucun.

Maître François ne devait rentrer à Paris que plusieurs années plus tard. Pourquoi ne revint-il pas d’Angers à cette époque ? Nous ne le savons pas. Eut-il un moment de repentance, comme sa vie en offre plus d’un, et, ayant renoncé à son coupable dessein, craignit-il de retrouver à Paris des complices qui remettraient la main sur lui ? Ou, plus simplement, eut-il peur des suites que pouvait avoir, quand il serait découvert, le vol du collège de Navarre ? Toujours est-il que dans le courant de 1457 il paraît être arrivé à Blois, où Charles d’Orléans tenait alors sa cour à la fois galante et poétique, et avoir même été attaché, à un titre quelconque, à la maison de ce prince, qui se trouvait être après lui le premier poète de son temps. Mais il semble qu’il y ait eu à ce moment contre lui, pour une raison quelconque[25], une nouvelle sentence de bannissement, prononcée comme la première par défaut, contre laquelle il appela, sans d’ailleurs comparaître, et que le duc d’Orléans l’ait fait mettre en prison. C’est du moins ce que l’on peut conclure de certains passages des deux pièces, — fort indignes de lui, — qu’il consacra à la naissance (19 décembre 1457) de Marie, fille du duc. Dans la première, qu’il a gentiment signée

Vostre povre escolier François,


au milieu des louanges hyperboliques dont il accable la nouveau-née, il lui dit qu’elle est venue au monde

Pour les discordez ralier
Et aux enclos donner issue[26],
Leurs liens et fers deslier :


il s’agit d’une de ces mesures de clémence auxquelles donnaient lieu les événements heureux survenus dans la famille des princes, et dont le poète devait encore bénéficier quatre ans plus tard.

Voilà pour la prison ; quant au bannissement, il est clairement indiqué dans l’autre pièce par les vers suivants :

Rappelez ça jus par deçà
Les povres que Rigueur proscrit
Et que Fortune bestourna[27] ;
Si sai bien comment il m’en va :
De Dieu, de vous vie je tien...
Ci, devant Dieu, fais cognoissance
Que créature fusse morte,
Ne fust vostre douce naissance,

surtout si on les rapproche d’un « rondel » du Testament, destiné à servir d’épitaphe au poète, et où il dit de lui-même :

Rigueur le tramist[28] en exil...
Nonobstant qu’il dist : J’en appelle !


Et dans la ballade adressée de la prison de Meun à ses amis, il se plaint d’être non seulement captif, mais exilé :

En cest exil ouquel je suis tramis[29]
Par Fortune…..

Il ne suffisait pas au poète d’être délivré : il aspirait à retrouver la position qu’il avait occupée auprès du duc. Nous avons la trace de l’effort qu’il fit en ce sens dans une ballade qu’il composa sans doute peu après les pièces précédentes. Charles d’Orléans s’était un jour amusé, comme il le fit plus d’une fois, à ouvrir entre les poètes de son entourage une sorte de concours, auquel il prit part lui-même. Il s’agissait d’écrire une ballade dont le premier vers était donné (Je meurs de soif auprès de la fontaine), et qui devait tout entière se composer ainsi de propositions contradictoires : c’était un jeu d'esprit déjà fort goûté des poètes provençaux et français des xIIe et xIIIe siècles. Le duc fit copier toutes les pièces qu’il obtint dans un volume qui nous a été conservé et qui paraît bien avoir été achevé en 1456 : Villon n’avait donc pu prendre part au concours. Il est probable qu’il eut communication du recueil et qu’il crut trouver là une occasion de rentrer tout à fait en grâce. Il composa à son tour une ballade débutant par le vers donné, et il réussit aussi bien que pas un des autres dans le jeu puéril qui était imposé aux concurrents. Il semble même qu’il ait songé mélancoliquement à sa propre destinée en écrivant tel ou tel vers de sa ballade, à laquelle il avait donné pour refrain :

Bien recueilli[30], débouté[31] de chascun !


N’est-ce pas l’image de sa vie ? Et l’hémistiche : « Je ris en pleurs » n’est-il pas, comme on l’a remarqué, celle de toute sa poésie ? Mais toutes ces contradictions bizarrement entrechoquées se terminent par un vers de l’Envoi, adressé au «  prince clément », qui présente au contraire une requête fort positive :

Que fais je plus ? quoi ? les gaiges ravoir.

La « ballade Villon » et ses deux pièces sur la naissance de Marie d’Orléans furent ajoutées au manuscrit ducal ; mais on ne voit pas que la prière du poète ait été exaucée. Il dut reprendre son bâton de voyage et se mettre en route. Il commença des pérégrinations qui le menèrent dans plus d’un coin de la France, tant, nous dit-il dans son langage pittoresque,

Tant que d’ici a Roussillon
Brousse n’i a ne broussillon
Qui n’eust, ce dit il sans mentir,
Un lambeau de son cotillon.

Par ce Roussillon il faut entendre la ville dauphinoise de ce nom, qui appartenait alors au duc de Bourbon. Villon, nous l’avons vu, était par son père d’origine bourbonnaise, et il paraît avoir cherché, quand il perdit la faveur du duc d’Orléans, un nouveau protecteur dans le duc Jean Ier, qui venait de succéder à son père. Il est probable que c’est Moulins, résidence du duc, qu’il désigne quand il dit dans son Testament que, « au plus fort de ses maux », comme il « cheminait sans croix ni pile », Dieu lui

……monstra une bonne ville
Et pourveut du don d’espérance :

Espérance était la devise des Bourbons, et le poète joue ici sur les mots, suivant son usage. Nous savons en tout cas sûrement que le duc lui « prêta » six écus, et nous avons une très jolie ballade, qui doit remonter à 1458, dans laquelle, l’appelant « le mien seigneur », il lui demande de renouveler ce prêt et lui promet de le payer quelque jour :

Vous n’y perdrez seulement que l’attente !

Malgré les bonnes relations qu’atteste le ton de cette pièce, Villon, soit par inquiétude naturelle, soit à la suite de quelque nouvelle incartade, ne resta pas auprès du duc Jean. Nous ne pouvons rien dire sur ses courses errantes, si ce n’est qu’elles durent être poussées, au hasard, de tous côtés[32] : nous savons par lui qu’il visita le Berry, où il trouva sans doute encore vivant l’odieux souvenir de Taque Thibaud, où il recueillit à Saint-Satur, près de Sancerre, une facétieuse épitaphe, et où il paraît avoir eu, à Bourges, des démêlés avec la justice (dont le tira un vieil ami parisien, son « compère » François Perdrier, rencontré là par quelque bonne chance). Enfin il se retrouva dans l'Orléanais, en 1461, pour se faire arrêter près de Meun-sur-Loire.

C'est dans cette vie nomade et besogneuse qu'il dut connaître de près l'association des « coquillards », association soumise à un « roi de la Coquille », composée d'escrocs, de pipeurs aux dés et aux cartes, de voleurs de chevaux, de « crocheteurs » et de souteneurs de filles, qui enlaçait presque toute la France et dont nous connaissons les coutumes et le langage par une curieuse enquête faite à Dijon en 1455. C'est dans le « jargon » des coquillards que Villon composa plus tard quelques ballades, où il les nomme plusieurs fois ; il les connaissait d'ailleurs antérieurement, car nous savons que ses amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux étaient des suppôts de la Coquille. Il fut bien probablement amené, pour soutenir sa vie, à s'affilier à cette étrange confrérie et à en exercer les diverses industries. Il dut se répéter alors plus d'une fois les vers de la cynique ballade où il avait jadis trace le tableau de l'une de ces industries, de celle que les ribauds exerçaient, nous dit l'enquête, aux dépens des « pauvres filles communes » :

Ordure amons, ordure nous assuit ;
Nous deffuyons honneur, il nous deffuit !....

Il eut toutefois dans sa lamentable odyssée des moments plus doux et moins souillés. Il nous raconte qu’il avait appris à parler poitevin avec deux « filles très belles et gentes », qui demeuraient à Saint-Généroux ; ce nom d’un village voisin de Parthenay était peu connu ; le poète, après l’avoir situé vaguement dans les « marches de Bretagne ou de Poitou », ajoute, en imitant le langage poitevin :

Mais i ne di proprement ou
Iquelles passent tous les jours.
M’arme ! i ne seu mie si fou !
Car i vueil celer mes amours.

Cette discrétion badine a peut-être quelque chose de sincère : Villon avait pu rencontrer à Saint-Généroux un accueil gracieux qui lui avait laissé un honnête et plaisant souvenir, et qui plus tard, après d’autres vicissitudes, le ramena dans ce pays hospitalier. Coquillard, ou en tout cas ami des coquillards, Villon devait « travailler » avec eux. Nous avons vu comment, au printemps de 1461, Colin des Cayeux était arrêté à Montpipeau et bientôt pendu, et comment Villon, peu de temps après, était, pour un méfait sans doute indépendant, enfermé dans la prison de Meun, d’où le tira au mois d’octobre la grâce octroyée par le nouveau roi de France.

Que devint notre poète, quand il sortit, tout ébloui par le jour retrouvé, de son cachot ténébreux ? Son premier mouvement dut le porter vers Paris. Il était Parisien dans l’âme, et l’on voit par son Testament que toutes les impressions de sa vie parisienne, déjà cependant assez lointaine, étaient restées gravées dans son souvenir, tandis que sa vie errante des dernières années n’y avait laissé qu’une trace fugitive. Il avait hâte de revoir son « plus que père », et sa mère, et, peut-être, sa « chère Rose », et tous ses amis. Il se proposait sans doute, comme on le voit par la ballade composée dans sa prison, de mener une existence plus réglée et de travailler à devenir « homme de valeur » ; mais il entrevoyait aussi avec une joyeuse anticipation le retour à ses anciens plaisirs et aux compagnies dont il avait tant joui.

Il ne pouvait toutefois s’aventurer à Paris avec pleine sécurité. La grâce de Louis XI embrassait vraisemblablement, en une de ces formules générales qu’on trouve souvent dans les lettres de rémission, outre le fait spécial pour lequel Villon avait été emprisonné à Meun, tous ses délits antérieurs, en tant qu’ils étaient spécifiés dans la requête du suppliant (et dans le nombre était sans doute le vol du collège de Navarre). Mais Villon les avait-il tous énumérés ? On peut en douter, et dès lors il pouvait craindre qu’il ne surgît contre lui quelque nouvelle accusation. Aussi, après avoir fait dans la capitale une courte apparition, jugea-t-il prudent de ne pas trop se montrer : il s’éloigna vite de Paris et alla écrire le Testament dans quelque retraite obscure[33].

C’est ce que nous montre l’expression qu’il emploie à propos de prétendus renseignements qu’il aurait recueillis sur les trois « orphelins » auxquels il avait fait un legs dans son premier poème :

Item, j’ai seu a ce voyage
Que mes trois povres orphelins
Sont creus et deviennent en aage.

C’est confirmé aussi par les vers où, invitant le tavernier de la Pomme de pin à venir se faire payer chez lui le vin qui lui était dû, il ajoute :

Combien[34], s’il trouve mon logis,
Plus fort sera que le devin.

D’ailleurs, comme on l’a remarqué, il n’avait pas eu le temps, dans son court séjour à Paris, de se renseigner sur bien des changements survenus depuis son « partement ». Il croyait que la Maschecroue tenait encore sa rôtisserie près du Châtelet, tandis qu’elle était morte, et il ne savait même pas que son protecteur d’autrefois, Robert d’Estouteville, avait cessé, depuis le ler septembre, d’être prévôt de Paris (il le redevint en 1465). Au reste il dit lui-même, en parlant de ses anciens légataires :

Et s’aucun[35] dont n’ai cognoissance,
Estoit allé de mort a vie
[36]

Le Testament porte à plusieurs endroits la marque de l’inquiétude où le poète était en l’écrivant. Il fait allusion à ceux qui, après tout ce qu’il a souffert, ne jugent pas qu’il a encore assez expié :

Ceux donc qui me font telle oppresse[37]
En meurlé[38] ne me voudroient veoir.

Il se plaint de Fortune, qui n’est pas rassasiée de le persécuter et qui veut sa mort :

Au retour de dure prison,
Ou j’ai laissé presque la vie,

Se Fortune a sur moi envie,
Jugez s’elle fait mesprison[39].
Il me semble que par raison
Elle deust bien estre assouvie !
Se si pleine est de desraison
Que vueille que du tout dévie[40],
Plaise a Dieu que lame ravie
En soit lassus[41] en sa maison !

Le même sens résulte du passage où il dit, en parlant de maître Guillaume de Villon, qu’il l’a tiré de maint « bouillon » (tourbillon, et au figuré péril) et qu’il ne se réjouit pas « de celui-ci », du péril présent :

Si lui requier a genouillon
Qu’il m’en laisse toute la joie.

C’est dans ces dispositions, mêlées de contentement et de repentir, de crainte et d’espérance, qu’il écrivit le Testament. Il y mit sa vie tout entière, tous ses souvenirs et tous ses sentiments. Il ne le laissa pas circuler, probablement, avant d’être sûr de pouvoir se montrer à Paris sans danger : il aurait trop risqué, en le publiant plus tôt, d’appeler sur lui l’attention de la justice.

Nous ne savons comment Villon fut rassuré sur ce qui lui causait tant d’inquiétude à la fin de 1461 ; peut-être ses amis, et notamment (malgré la requête du poète) Guillaume de Villon, intervinrent-ils encore une fois. Quoi qu’il en soit, il revint à Paris avant la fin de 1462 et reprit son ancien logement au cloître Saint-Benoit. Il y a malheureusement des raisons de croire que, loin de tenir les bons propos formés dans la prison de Meun et renouvelés dans le Testament, il mena bientôt, à l’insu de son vénérable protecteur, une vie aussi déplorable que celle de ses plus mauvais jours. C’est en effet à cette époque qu’il paraît avoir fait ses ballades écrites dans le jargon des coquillards. Toutes ces pièces forment un groupe naturel et doivent avoir été composées en même temps et pour la même bande. Or, dans la première, il est parlé de Paris (Parouart en jargon), dans la deuxième de Rueil. D’autre part, dans la seconde, le poète rappelle le supplice de ses amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux : ce dernier ayant été pendu, comme on l’a vu, en 1461, la ballade en question est nécessairement postérieure à cette date. Les ballades, dans leur ensemble, ont donc été écrites après le Testament et quand Villon habitait Paris. Ainsi il était redevenu un membre actif de la Coquille, dont le nom revient souvent dans ces tristes pièces, et il s’en était fait le poète officiel, célébrant, dans leur langue, les exploits des coquillards et prévenant ses camarades, en homme expert, contre les dangers du métier. Il était retombé in profundum malorum, comme disent volontiers les dossiers du temps, et on pouvait prédire qu’il irait quelque jour rejoindre au gibet ses amis Régnier et Colin.

C’est en effet ce qui deux fois, coup sur coup, faillit lui arriver, la première fois bien peu de temps après sa rentrée à Paris. Dans les premiers jours de novembre 1462 il était enfermé au Châtelet, nous ne savons depuis combien de temps, sous une inculpation de vol. L’inculpation, — chose vraiment surprenante, — n’était pas fondée, ou du moins elle ne put pas être établie, et il allait être relâché, quand un incident se produisit qui suspendit sa libération. La Faculté de théologie avait gardé l’amer souvenir du vol qui, en décembre 1456, lavait dépouillée de quelques centaines déçus d’or. Ayant appris que l’un des auteurs de ce vol, — connus par la déposition de Gui Tabarie, — était détenu au Châtelet et allait être relâché, elle mit opposition à la levée de l’écrou, et fit interroger Villon sur cette vieille affaire. Celui-ci avait dû prendre soin de faire comprendre le vol du collège de Navarre dans la rémission générale accordée par les lettres de 1461 : il avoua donc sans se faire prier la part qu’il y avait prise, et reconnut en avoir tiré cent vingt écus d’or. Mais si la rémission royale éteignait pour ce fait l’action criminelle, elle ne pouvait éteindre l’action civile de la partie lésée. La Faculté, munie d’un double de l’interrogatoire, réclama la somme au prisonnier. Où le pauvre diable aurait-il trouvé cent vingt écus d’or ? Le grand bedeau se contenta de lui faire signer l’engagement de rembourser cette somme en trois ans par paiements échelonnés d’année en année. Il est évident que cet engagement aurait été dérisoire s’il n’avait pas été pris sous la garantie de gens solvables, et cela montre que Villon avait encore des parents ou des amis qui lui portaient un réel intérêt. Il vit ainsi s’ouvrir devant lui les portes du Châtelet ; mais il les avait à peine franchies qu’il allait les repasser de nouveau, et se trouver bien près, cette fois, de ne quitter sa geôle que pour la potence.

Par un beau soir de ce même mois de novembre 1462, un certain Robin d’Ogis, dont nous ne savons pas la profession, demeurant dans la rue des Parcheminiers, « en sa maison, où pend l’enseigne du Chariot », vit arriver chez lui son ami maître François Villon, — tout frais sorti du Châtelet, — qui venait lui demander à souper. Robin l’accueillit, et deux autres convives se joignirent à eux : après le souper, qui avait sans doute été largement arrosé, Villon les invita tous à venir terminer la soirée chez lui, au cloître Saint-Benoit. En s’y rendant, sur les huit heures du soir, ils passèrent, dans la rue Saint-Jacques, devant l’escritoire éclairée de maître François Ferrebouc, personnage important, scribe de l’officialité de l’évêque de Paris. L’un des soupeurs, Roger Pichart, qui avait sans doute maille à partir avec cet officier judiciaire, se mit à railler les clercs qui travaillaient dans l’escritoire et à cracher par la fenêtre ouverte. Les clercs sortirent ; une rixe s’engagea, au cours de laquelle Robin d’Ogis frappa d’un coup de dague maître François Ferrebouc lui-même ; après quoi il s’enfuit, et, ayant trouvé Pichart devant l’église Saint-Benoit, — là même où Villon, huit ans avant, avait été assailli par Philippe Sermoise, — il lui reprocha (assure-t-il) sa conduite, puis rentra chez lui. Il fut arrêté, mis en prison à la conciergerie du Palais et « en grand danger de sa personne ». Il resta prisonnier pendant près d’un an, au bout duquel il eut la chance (il était peut-être Savoyard) d’être recommandé au duc Louis de Savoie, beau-père de Louis XI, qui était venu voir son gendre à Paris en novembre 1463, et grâce auquel il obtint des lettres de rémission : ce sont ces lettres qui nous ont conservé l'exposé, fait par lui, de l'affaire.

Il est probable, d'ailleurs, que le récit de Robin d’Ogis présente l'échauffourée de la rue Saint-Jacques sous un jour très atténué ; les convives de Robin, en tout cas, étaient des gens capables de tout : Hutin du Moustier, qui était sergent à verge au Châtelet, — ces sergents ne valaient guère mieux, en général, que ceux qu'ils arrêtaient, — emprisonné avec Robin d’Ogis et Villon, fut peut-être pendu en janvier 1463, et Roger Pichart, l'instigateur de la querelle, le fut certainement en 1464, tandis que Robin était gardé en prison pendant des mois. Quant à Villon, peut-être n'avait-il pas pris à la rixe une part effective, et, se trouvant juste à la porte du cloître Saint-Benoit, s'était-il prudemment esquivé. Le récit de Robin d'Ogis ne le mentionne plus à partir du moment où les coups commencent à s'échanger. Mais Ferrebouc, son proche voisin, avait dû le reconnaître, et il fut mis en prison avec ses trois amis. Le prévôt de Paris, — qui n'était plus Robert d'Estouteville, — se lassa sans doute de retrouver une fois encore cet incorrigible vaurien qui venait à peine d'être relâché, et, après lui avoir fait subir la question par l'eau, le condamna à être « pendu et étranglé », en compagnie de quelques autres. Villon prétend, dans la ballade à Garnier dont je parlerai tout à l'heure, que cette « peine arbitraire » lui fut « jugée par tricherie », ce qui signifie qu'il ne se reconnaissait pas dans l'affaire de la rue Saint-Jacques une culpabilité assez grande pour mériter une telle condamnation. Mais, sauf le vague espoir d'un appel qu’à tout hasard il avait adressé au Parlement, il n’avait qu’à se résigner à la subir.

Devant la mort imminente sa double nature trouva une suprême expression. Il composa la fameuse ballade des Pendus, empreinte d’un vrai repentir et d’un profond sentiment religieux. C’est du fond du cœur qu’il demande à ceux qui le verront, lui et ses compagnons, pendus à Montfaucon, de ne pas rire et se moquer. Ce n’était pas là une prière sans objet : les gibets et les pendus étaient alors et restèrent longtemps en France une source intarissable de plaisanteries. Villon lui-même, un moment après ou avant sa sérieuse ballade, ne donnait-il pas l’exemple de la « moquerie » qu’il voulait qu’on lui épargnât, en raillant la corde qui allait le pendre dans le quatrain fameux où il créait une facétie destinée à lui survivre pendant des siècles (Né à Paris emprès Pantoise) ?

Cependant son appel eut un succès qu’il ne prévoyait sans doute pas lui-même. Le 5 janvier 1463, le Parlement rendit un arrêt par lequel il annulait, comme excessive, la sentence du prévôt de Paris, mais, « eu regard à la vie mauvaise dudit Villon », le bannissait pour dix ans, non plus du royaume, mais seulement « de la ville, prévôté et vicomte de Paris[42] ». On juge de la joie du poète quand on lui annonça la bonne nouvelle. Il lança aussitôt, comme une fusée d’allégresse, une vive ballade à l’adresse du greffier ou « clerc du guichet >» de la Conciergerie, nommé Garnier, avec lequel il s’était lié :

Que vous semble de mon appel,
Garnier ? fis je sens ou folie ?...

Guidiez vous que sous mon chapel
Y eust tant de philosophie
Comme de dire : « J’en appel » ?
Si avoit, je vous certifie
(Combien que pas trop ne m’i fie).
Quant on me dit, présent notaire :
« Pendu serez », je vous affie,
Estoit il lors temps de me taire ?

Mais il adressait aussitôt à la cour du Parlement, également en forme de ballade, une requête d’un tout autre ton. Sa reconnaissance, pour être exprimée d’une façon assez grotesque, n’en est pas moins sincère. Mais le véritable objet de la pièce est dans l’Envoi, où il dit :

... Trois jours ne veuillez m’escondire[43]
Pour moi pourveoir et aux miens a Dieu dire :
Sans eux argent je n’ai, ici n’aux changes.
Court triomphant, fiât, sans me desdire !

La cour lui accorda sans doute le sursis qui faisait l’objet de son humble requête : Villon obtint les trois jours de libre séjour à Paris qu’il demandait; il put aller embrasser sa mère, dire adieu à Guillaume de Villon, qui bien probablement lavait « mis hors » du plus terrible « bouillon » où il se fût jeté, et s’achemina pour l’exil, nanti de ce que les siens avaient pu encore ramasser d’argent.

A partir de ce moment, nous perdons toute trace de notre poète. Il est probable qu’il mourut loin de Paris, avant l’expiration de son temps d’exil, puisque nous n’avons aucun indice de son retour dans la capitale. Rabelais a situé à cette époque de la vie du poète deux anecdotes qu’il met sur son compte. La première, qui se passe en Angleterre, attribue à Villon un bon mot patriotique que l’on avait prêté, au xIIIe siècle, à Primat d’Orléans, personnage à demi mythique, représentant par excellence de la poésie des « goliards » ou clercs « vagants ». La seconde a plus de chances d’être vraie dans le fond, sinon dans les détails. C’est, comme le montre la précision des renseignements topographiques, une tradition recueillie sur les lieux mêmes. Villon, « sur ses vieux jours », — entendez « dans les derniers temps de sa vie », car il n’eut pas de vieux jours, — se serait retiré en Poitou, à Saint-Maixent, « sous la faveur d’un homme de bien, abbé dudit lieu », et y aurait fait représenter la Passion « en langage poitevin ». Un sacristain des Cordeliers, frère Étienne Tappecoue, ayant refusé de lui prêter (comme cela se faisait d’ordinaire) des vêtements sacerdotaux pour habiller quelques-uns de ses personnages, Villon se serait cruellement vengé de lui : il aurait embusqué ceux qui devaient faire les diables dans son mystère, munis de leurs déguisements bizarres, de leurs cornes, des instruments de leur musique infernale, dans un endroit où le sacristain devait passer, et, se jetant tous à l’improviste au devant de la jument qui portait le pauvre moine, ils l’auraient tellement effrayée quelle aurait renversé son cavalier et l’aurait traîné, attaché aux étriers, jusqu’à ce que son cadavre fût réduit en lambeaux. L’énorme et souvent féroce gaieté de Rabelais a pu « embellir » le dénouement, qui se réduisit, espérons-le, pour le frère Tappecoue à une chute ridicule. Mais on peut bien croire que Villon, chassé de la région parisienne, eut l’idée de retourner dans ce Poitou dont il avait gardé de si doux souvenirs ; il put y perfectionner assez la connaissance qu’il avait déjà du poitevin pour être capable de composer un mystère dans le langage du pays. Saint-Maixent n’est pas loin de Saint-Généroux. Croyons, jusqu’à preuve du contraire, qu’il passa là paisiblement ses dernières années, qui ne durent pas être nombreuses ; car il n’est pas probable que l’auteur du Grand Testament, si sa vie s’était prolongée, n’eût pas composé quelque nouveau poème. En 1489 parut à Paris la première édition datée de ses œuvres qui nous soit parvenue. Elle n’était sans doute pas la première, et la première, qui est perdue, et qui fut le modèle de toutes les autres, peut avoir précédé celle-ci de quelques années. Elle ne fut ni donnée ni surveillée par le poète lui-même : il était certainement mort lorsqu’elle fut faite.

Telle fut la vie agitée, criminelle et misérable de François de Montcorbier ou des Loges, dit Villon ou de Villon, poète parisien. Après l’avoir retracée autant que nous l’ont permis les indications fragmentaires et souvent obscures de ses propres œuvres et des documents contemporains, il nous reste à dire quelle impression générale elle nous laisse sur le caractère du « pauvre écolier ».

Il ne faut le juger ni avec trop de sévérité ni avec trop d’indulgence. Il fut assurément un personnage peu recommandable, fainéant, ivrogne, joueur, débauché, écornifleur, et, qui pis est, souteneur de filles, escroc, voleur, crocheteur de portes et de coffres. L’excuse qu’il se donne à lui-même, sur la « nécessité », sur « la faim qui chasse le loup du bois », n’est pas recevable, car il n’encourait cette nécessité et ne souffrait cette faim que parce qu’il avait volontairement renoncé aux moyens honnêtes de gagner sa vie qui étaient à sa disposition. Il était naturellement sensuel et ami du bien-être. Ce qu’il regrette le plus, quand il passe la triste revue de ses fautes, c’est de n’avoir pas « maison et couche molle » ; ce qu’il envie, chez ceux de ses anciens compagnons qui se sont réfugiés dans les couvents, c’est que

Bons vins ont, souvent embrochez[44],
Sausses, brouels et gros poissons.
Tartes, flaons, oefs frits et pochez.
Perdus, et en toutes façons.

Son idéal est naïvement dépeint dans la ballade des Contredits de Franc Gontier, où il représente la vie qu’il aurait rêvée :

<poem> Sur mol duvet assis un gras chanoine. Lez un brasier, en chambre bien natee, A son costé gisant dame Sidoine,

Blanche, tendre, polie et atintee[45].

Boire ypocras a jour et a nuitée,
Rire, jouer, mignonner et baiser...

Préfère qui veut à ces délices le pain bis, les oignons et l’eau claire dont Franc Goutier et sa femme Hélène, dans la ballade à laquelle il répond, se contentent pourvu qu’ils aient la verte courtine des bois et le chant des oiseaux ! Ce n’est pas le goût de Villon :

Tous les oiseaux d’ici en Babiloine
A tel escot une seule journée
Ne me tendroient,


s’écrie-t-il, et il donne pour refrain à sa ballade :

Il n’est trésor que de vivre a son aise !

Mais pour vivre à son aise la première condition à ses yeux est de ne pas travailler : il n’est pas moins paresseux qu’ami du bien-être, et c’est pour cela qu’il n’a pas continué ses études et qu’il a eu recours, pour se procurer les jouissances dont il avait besoin, à des expédients de plus en plus coupables.

Il n’y a rien là qui puisse attirer la sympathie ou même l’indulgence. Mais en condamnant la « mauvaise vie » du poète, nous ne lui refuserons pas les circonstances atténuantes. Il vivait dans un temps où la moralité publique était tombée au-dessous de ce qu’on peut imaginer. Pendant toute la guerre de Cent ans, et surtout dans sa dernière période, le métier d’homme d’armes et celui de brigand n’en faisaient qu’un : piller, voler, rançonner était habituel à des gens qu’on n’en voyait pas moins figurer honorablement dans les plus hautes charges militaires et même civiles. L’effroyable misère qui sévit sur Paris et sur la France pendant tant d’années avait habitué tout le monde à chercher n’importe quel moyen de soutenir sa vie. La justice, armée contre les malfaiteurs de pénalités excessives, en suspendait sans cesse l’exécution devant les menaces, la faveur ou simplement l’argent. Des hommes condamnés vingt fois pour crimes étaient chaque fois l’objet de grâces que rien ne justifiait et reprenaient leur vie accoutumée jusqu’à ce que la mesure fût trop pleine et qu’un dernier méfait les menât à la potence. Le sentiment de la dignité personnelle était presque aboli : les grands seigneurs trahissaient, se parjuraient, dépouillaient les pauvres ; les gens du roi usaient de leur autorité surtout pour remplir leur bourse ; le Parlement, non payé de ses gages, se récupérait sur les plaideurs ; l’Église, dont beaucoup de membres menaient une vie abjecte, exploitait le peuple tant qu’elle pouvait au moyen de ses indulgences vendues à beaux deniers comptants, et donnait entre ses dignitaires le spectacle des luttes les plus éhontées ; l’Université vendait ses titres, et les docteurs rivalisaient de cupidité avec les officiers royaux et de grossière débauche avec les écoliers ; ceux-ci trouvaient naturel de vivre de « repues franches », et consacraient sans vergogne des poèmes à chanter ces nobles exploits ; le peuple, écrasé de tous côtés, se revanchait de son mieux et jugeait légitime toute reprise de ce qu’on lui extorquait. Les mœurs proprement dites n’étaient pas meilleures que la probité : le duc de Bourgogne faisait son entrée solennelle dans Paris entouré de ses bâtards ; Charles VII exigeait pour la dame de Beauté les mêmes bonneurs que pour la reine, et le prévôt de Paris, Ambrois de Loré (le beau-père de Robert d’Estouteville), était publiquement le protecteur des « folles femmes ».

Villon, pour avoir volé et crocheté, ne se sentait pas positivement digne de mépris, bien qu’il éprouvât de ses fautes du regret et de l’humiliation, et ses contemporains ne le jugeaient pas non plus comme nous ferions son pareil. Cela tient en grande partie à ce qu’alors la morale civile ou mondaine n’était pas séparée de la morale religieuse. Enfreindre n’importe lequel des commandements de Dieu, celui qui défend de voler ou même celui qui défend de tuer et celui qui défend de forniquer, c’était un péché également mortel ; et ce n’en était pas un moindre, si ce n’en était un pire, d’enfreindre un des commandements de l’Eglise. Le Bourgeois de Paris, après avoir rapporté toutes les atrocités des Écorcheurs, ajoute, pour mettre le comble à l’horreur qu’il veut inspirer : « Item, ils mangeaient chair en carême, fromage, lait et œufs, comme en autre temps[46] ». Or tous les hommes sont pécheurs, et tous les péchés se lavent par la pénitence : on ne faisait pas entre eux la différence que nous établissons aujourd’hui. Ce que nous appelons honneur n’existait pas ou était à peine distinct.

Villon ne se sentit donc, à aucune époque de sa vie, tombé dans l’abjection morale à laquelle serait condamné de nos jours un homme conscient et convaincu de vols avec effraction, sans parler d’escroqueries de moindre importance. Il comptait sur la Vierge Marie, qui était « le château, la forteresse » où il réfugiait son âme, pour lui faire obtenir sa grâce de Dieu, comme elle avait fait à Théophilus et à Marie l’Égyptienne. Car la piété en lui ne fut jamais éteinte, et, dans les moments où elle le reprenait, il se repentait de tout son cœur, quitte à retomber dans son vice dès que l’occasion le tentait. Cet état de sa conscience, en le préservant de la dégradation morale où il n’aurait pas manqué de tomber, lui permit de rester poète, et aussi de conserver les bons sentiments qu’il exprimait avec la même candeur que ses souhaits peu éthérés de bonheur, son infâme contentement dans sa vie de ribaud, ou les remords qui lui déchiraient le cœur dans le fond de sa prison quand il se voyait vieux à trente ans, si chargé de péchés et si dénué d’espérances.

Ces bons sentiments étaient, — outre sa piété, intermittente mais réelle, — d’abord sa sincérité même, l’humilité avec laquelle il avouait ses torts, puis sa tendresse pour sa mère, qu’il s’accuse d’avoir fait tant souffrir, sa reconnaissante affection pour son « plus que père » Guillaume de Villon, sa sympathie pour les misères humaines qu’il avait si profondément sondées, et enfin son patriotisme. Oui, ce gibier de potence aimait la France : trente ans après la mort de Jeanne d’Arc il la pleurait encore, et dans un jour d’indignation, à propos de quelque incident du jour, il écrivait une ballade, trop empreinte de la rhétorique du temps, mais vibrante, où il accumulait tous les supplices les plus affreux pour y vouer celui

Qui mal voudroit au royaume de France.

C’était donc une nature qui, si elle manquait d’énergie et de délicatesse, ne manquait pas de bonté ni même d’une certaine noblesse. Ce qui le perdit, outre sa paresse et son goût du bien-être, ce fut surtout sa faiblesse et son extrême mobilité. Il « suivait » avec docilité et admiration ces « gracieux galants » dont il avait, trop jeune, fait la dangereuse connaissance, et qui l’entraînèrent après eux dans le mal. D’autre part il était par excellence l’homme des impressions vives et momentanées : il était ce que nous appelons aujourd’hui un « impulsif ». Nous voyons dans ses vers avec quelle rapidité il passe d’un sentiment à un autre, d’un ton au ton opposé, d’une prière à une grimace, d’une réflexion grave ou triste à une plaisanterie obscène. Sa poésie, en cela encore, est l’image de sa vie. Par cette faiblesse et cette mobilité, c’était vraiment un enfant. « Je ris en pleurs », dont on a fait sa devise, est la devise des enfants. Il le sentait lui-même. Il se promet d’être « homme de valeur » quand il sera « hors d’enfance », et il a trente ans ! Il ne fut jamais « hors d’enfance », et c’est ce qui diminue singulièrement sa responsabilité. Il fut toujours à la merci de l’impression du moment, du compagnon qui le dominait, de la femme qui le fascinait, de l’occasion qui le tentait, pleurant les chaudes larmes de l’enfance quand sa faute lui attirait un châtiment, prêt à les oublier aussitôt et à recommencer de plus belle. Lui-même, surpris de ces contradictions de sa nature, de ces impulsions qui le jetaient d’un extrême à l’autre sans qu’il put s’expliquer comment, il composait une ballade sur ce refrain :

Je cognois tout, fors que moi mesmes !

Mais s’il n’arriva pas à acquérir la maturité virile, il apprit dans l’expérience, trop complète, qu’il fit de la vie, à la comprendre et à la peindre sous tous ses aspects. De ses fautes même, et des souffrances matérielles et morales qu’elles entraînèrent pour lui, sortit ce que sa poésie a de plus neuf, de plus personnel et de plus vivant. Si, docile aux leçons de son sage protecteur, il eût sérieusement poussé ses études et eût été finalement pourvu de quelque grasse dotation, il aurait vécu « à son aise », mais il n’aurait sans doute rimé que des œuvres banales, pompeuses ou futiles comme celles de la plupart de ses contemporains et comme quelques-unes des siennes ; il n’aurait pas fait pénétrer dans notre âme l’aiguillon qui déchirait la sienne ; il ne serait pas devenu le premier poète moderne. Les fautes de Villon, comme on la dit avec esprit, nous ont fait perdre un honnête homme dans le passé et nous ont donné un grand poète pour toujours. Nous devons donc être indulgents pour elles; car, suivant la remarque de Th. Gautier, « les bons poètes sont encore plus rares que les honnêtes gens, — quoique ceux-ci ne soient guère communs ».

  1. Il faut prononcer Villon comme sillon, pavillon, etc.
  2. Il m’a nourri.
  3. Se mal conduire.
  4. Sortir.
  5. Retiré.
  6. Dans un renfoncement.
  7. Pendant ce temps. —
  8. Brouets réconfortants.
  9. Jeune homme. —
  10. Cheval hors de service, —
  11. Qu’un jouvenceau.
  12. Ma renommée.
  13. On verra plus loin (p. 145, n. 2) des exemples de ce genre de plaisanterie.
  14. Dans le. —
  15. Si je m’étais voué à de bonnes moeurs.
  16. C’est ce titre qui empêche de croire qu’il eût abandonné l’Université et fût entré dans la basoche, comme l’avaient fait certainement plusieurs de ses anciens camarades. Mais il est probable qu’il trouva parfois quelques ressources dans des travaux faits pour le Palais ou l’officialité (voir plus loin, p. 37, note).
  17. Qu’elle compense tous les défauts de l’exécution.
  18. Et non macabre : voy. Romania, t. XXIV, p. 131.
  19. Il me nourrit, me gava.
  20. C’est ce qui peut contribuer à faire croire qu’il gagnait quelque argent en travaillant pour des procureurs ou des notaires (voir ci-dessus, p. 24, note).
  21. Et qui plus est. —
  22. M’accouder.
  23. Voir cependant plus loin, p. 122, n. 2.
  24. Les taverniers ne donnaient qu’à boire ; si on voulait manger chez eux, il fallait apporter ses provisions.
  25. Peut-être à la suite des révélations du prêtre qui avait reçu les confidences de Tabarie.
  26. Donner sortie aux gens enfermés.
  27. Mit sens dessus dessous.
  28. L’envoya.
  29. Dans lequel je suis envoyé.
  30. Accueilli.
  31. Repoussé.
  32. S’il fallait prendre au sérieux le passage où il parle des indulgences qu’il a rapportées de Rome, il faudrait croire qu’il passa même les monts ; mais ce n’est qu’une plaisanterie : un tel voyage aurait laissé bien d’autres traces dans son œuvre.
  33. On a conjecturé que ce fut à Saint-Généroux, près de ses gentilles amies poitevines, et cela est assez plausible.
  34. Toutefois.
  35. Et si quelqu’un d’eux.
  36. Entendez, naturellement, «  de vie à mort ». Ce genre de plaisanterie charmait Rabelais, qui en fait un fréquent usage.
  37. Persécution,
  38. Maturité,
  39. Si elle a tort.
  40. Que je meure tout à fait.
  41. Là-haut.
  42. Ce genre de bannissement, par lequel une province ou une région se débarrassait sur les autres des malfaiteurs qu’elle trouvait dangereux, était très usité. La douceur de la peine (Villon pour le meurtre de Philippe Sermoise avait été banni, il est vrai par défaut, du royaume entier) semble bien montrer que la sentence du prévôt était excessive, et que le méfait n’était pas grave ou n’était pas prouvé.
  43. Me refuser.
  44. Mis en perce (on ne mettait pas le vin en bouteilles, et on appréciait d’autant plus le vin pris au tonneau que celui-ci était plus fraîchement mis en perce).
  45. Bien attifée.
  46. Il était alors défendu, en carême, de manger du laitage et des œufs aussi bien que de la viande : on devait se contenter de poisson et de légumes cuits à l’huile ou au craspois (graisse de baleine).