François Rabelais (RDDM)

François Rabelais (RDDM)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 160 (p. 630-672).
FRANÇOIS RABELAIS[1]


I. — L’HOMME ET SA VIE

Poète ou prosateur, il n’est guère de grand écrivain autour de qui ne se forme une légende, en son vivant même ; et, naturellement, cette légende n’est pas toujours la même, mais elle a toujours, ou presque toujours, pour objet d’accorder ensemble ou de « raccorder » le caractère de l’œuvre et la biographie de l’écrivain. Apparemment nous n’aimons pas que l’œuvre et la vie diffèrent sensiblement l’une de l’autre. Cette contradiction nous choque, ou nous gêne. Nous demandons au livre de nous rendre tout l’homme ; nous demandons à l’homme d’être l’original ou le modèle de son livre. Et peu nous importe, après cela, que la vérité doive en souffrir, si la logique y gagne..

Tel est précisément le cas de Rabelais.

Sa légende a précédé sa mort. Il était encore vivant, et bien vivant, quand un de ses ennemis, le moine Gabriel de Puits-Herbaut, — dans un livre intitulé : Theotimus, sive de tollendis et expurgandis malis libris[2] — le représentait déjà sous des traits analogues à ceux de ses personnages, de son Panurge ou de son frère Jean des Entommeures. On l’y voyait « se ruant en cuisine, » ou « dressant équipage de navires pour s’en aller consulter l’oracle de la Dive bouteille, » et, quand les fumées de la viande ou du vin lui montaient à la tête, salissant de ses rêveries ordurières ou criminellement bouffonnes un papier qui n’en pouvait mais : miseras chartas nefandis scriptionibus polluentem. Et peut-être, — continuait le moine, — si le malheureux se fût contenté de passer en impiété le fameux Diagoras, ou en mépris des hommes Timon d’Athènes, peut-être lui eût-on pardonné ! Mais son grand crime était de vivre plus cyniquement encore qu’il n’écrivait, inquinatiore multo vita quam sermone ; et le moyen de tolérer pareille effronterie ? Quelques années plus tard, c’était sous les mêmes traits que le peignait Ronsard, dans une longue épitaphe, dont aussi bien la verve lyrique a quelque chose d’assez rabelaisien :


Si d’un mort qui, pourri, repose
Nature engendre quelque chose,
Et si la génération
Se fait de la corruption,
Une vigne prendra naissance
De l’estomac et de la panse
Du bon Rabelais qui boivait
Toujours cependant qu’il vivait.
Car d’un seul trait sa grande gueule
Eût bu plus de vin toute seule
L’épuisant du nez en deux coups,
Qu’un porc ne hume de lait doux
Qu’Iris de fleuves, ou qu’encore
De vagues le rivage more...


Je ne trouve point du tout ces vers aussi plats qu’on l’a bien voulu dire ; et les contemporains de Rabelais et de Ronsard, eux non plus, ne les ont point trouvés tels. En tout cas, ils ont achevé de fixer la physionomie de Rabelais, et on lit en effet dans la Bibliothèque française d’Antoine du Verdier, sieur de Vauprivas, qui est de la fin du XVIe siècle : « Que pouvait-il écrire (Rabelais) autre chose qu’impure, quand, comme dit le proverbe, il ne peut sortir du sac que ce qui y est. Si Rabelais passait les gonds d’honnêteté et de modestie à écrire, sa vie était de même, et non moins insolente que ses écrits. » Ajouterons-nous qu’il s’est rencontré de ses biographes et de ses historiens pour lui en faire gloire, et célébrer un de ses mérites jusque dans la licence prétendue de ses mœurs ?

Cependant, et à mesure qu’on oubliait l’homme pour ne se souvenir que de l’écrivain, si c’était bien encore le bouffon qu’on admirait en lui, c’était plutôt le moqueur, le satiriste, le pamphlétaire, le fléau des moines « moinans » et des superstitions de son temps. Si le XVIIe siècle, celui de Molière et de La Fontaine, de La Bruyère, ne voyait guère en Rabelais que le conteur ou le moraliste, le XVIIIe siècle en faisait un « philosophe, » et, en 1791, un petit livre paraissait « en Utopie, de l’imprimerie de l’abbaye de Thélème » dont le titre, étant d’ailleurs ce qu’il y en a de plus original, vaut la peine ici d’être reproduit tout au long : De l’autorité de Rabelais dans la Révolution présente ; et dans la Constitution civile du Clergé, ou Institutions royales, politiques et ecclésiastiques tirées de Gargantua et de Pantagruel. L’auteur en était Ginguené. Six lignes de cet opuscule suffiront à en donner une idée : « Il fait son roi Grand-Gousier, — écrivait donc Ginguené, — et sa reine Gargamelle de la race des géans. Le nom de grand gousier ou gosier porte sa signification avec lui, et celui de gargamelle, soit qu’il signifie aussi gorge ou gosier, en style burlesque, comme le veulent les commentateurs, ou qu’il ne soit qu’une corruption de grande gamelle, a, comme on voit, le même sens. Le nom de leur fils Gargantua ne veut pas dire autre chose, et vient de l’espagnol garganta, la gorge... Rabelais a représenté dans cette famille royale une famille de mangeurs, et sous cette allégorie, ce qu’est pour un État monarchique l’entretien de la maison d’un roi[3]. »

Au moyen de pareils rapprochemens, et avec une semblable exégèse, il n’est rien qu’en sachant habilement le torturer, on ne réussisse à tirer d’un texte ; et c’est ainsi qu’aux environs de 1830, on en était arrivé à transformer Rabelais en une espèce de « rhétoricqueur » ou d’« allégoriste » dont il n’y aurait pas une imagination qui ne recouvrît ou qui ne fût elle-même une satire. Or, il n’est pas douteux que Rabelais ne soit plein d’allusions, et nous aurons, chemin faisant, l’occasion d’en relever plus d’une. Mais quand il en veut faire, il les fait assez directes ; ainsi dans la fiction de l’île des Papimanes ; et, pour qu’on n’en ignore, il prend soin de les préciser, quand il intitule par exemple un chapitre : Comment par la vertu des Décrétales est l’or subtillement tiré de France en Rome. C’est ce qui nous interdit d’en chercher où il n’en a pas mis. Qui croira jamais que dans le mémorable débat de Panurge et de Dindenault, le marchand de moutons, il faille voir une « dérision » des querelles des théologiens sur la matière de la transsubstantiation ? Qui reconnaîtra, trait pour trait, dans Grandgousier, le roi Louis XII, ou Marie d’Angleterre, dans sa femme Gargamelle ? le cardinal d’Amboise dans Panurge, ou, dans frère Jean des Entommeures, le cardinal de Lorraine ? ou encore dans la bataille des bergers de Grandgousier contre les fouaciers de Lerné la représentation ou la peinture de ces guerres de religion qui, à vrai dire, ne commenceront en France qu’environ dix ou douze ans après la mort de Rabelais ? Ce sont les petits auteurs qui s’attardent et qui se complaisent à ce jeu puéril de l’allusion contemporaine : un grand écrivain ne s’y soumet pas plus qu’un grand poète à la contrainte des bouts-rimés. La satire de Rabelais est une satire générale. C’est aussi une satire qui n’a dans la réalité que son point de départ, et rien de plus. Particulièrement locale, personnelle et « nominative, » elle ne serait pas ce qu’elle est, et lui-même, l’auteur de Gargantua, ne serait pas Rabelais. Cependant, et de nos jours même, beaucoup de ses panégyristes ont cru par là le grandir. Ce Rabelais n’est encore qu’un Rabelais de légende. Les autres n’en faisaient qu’un ivrogne ou un bouffon de génie. Mais ceux-ci le réduisent à la condition d’un amuseur des passions de son temps, et, sous prétexte d’éclaircir ce que l’œuvre et l’homme auront toujours d’un peu énigmatique, ils l’obscurcissent ou ils l’embrouillent eux-mêmes du nombre, du pédantisme, ou de la subtilité des interprétations qu’ils mêlent à l’extravagance de quelques-unes des inventions du poète.

Que dirons-nous après cela de ceux qui voient, — ou plutôt non, car ils ne les voient pas, — mais qui soupçonnent dans ces inventions mêmes des abîmes de profondeur ?


Il berce Adam pour qu’il s’endorme,


a dit un grand poète,


Et son éclat de rire énorme
Est un des gouffres de l’esprit.

Rabelais est-il vraiment ce philosophe, ou, comme on dit aujourd’hui ce « penseur ? » a-t-il surtout prétendu l’être ? et quand, — en quel endroit du Prologue de son Gargantua — s’est-il moqué de nous, et de lui-même ? Est-ce au début, ou à la fin ? à la fin, quand il écrit : « Croyez-vous en votre foi qu’oncques Homère, écrivant Iliade et Odyssée, pensât es allégories lesquelles de lui ont calfreté Plutarque, Heraclides Ponticq, Eustathe, Phornute, et ce que d’iceux Politian a dérobé ? Si le croyez, vous n’approchez ni de pieds ni de mains à mon opinion, qui décrète icelles aussi peu avoir été songées d’Homère que d’Ovide, en ses Métamorphoses, les sacremens de l’Evangile ? » Mais, en ce cas, que signifie cet autre passage où, quelques lignes plus haut, il nous recommandait l’exemple du chien « rencontrant quelque os médullaire ? » « A l’exemple d’iceluy vous convient être sages pour fleurer, sentir et estimer ces beaux livres de haulte gresse... puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moelle. » De quel os parle-t-il ? et de quelle moelle ? S’il semble qu’il y ait bien là quelque contradiction, va-t-elle au fond ? ne se joue-t-elle qu’à la surface ? comment se résout-elle ? Et, avant de chercher à toutes ces questions une réponse dans l’œuvre de Rabelais, n’est-il pas bon ou même indispensable de la demander à l’histoire de sa vie ? Au Rabelais de la légende, inventé d’après son œuvre et, comme nous l’avons dit, pour en être la ressemblance, n’est-il pas utile de substituer d’abord le Rabelais de la réalité ? et, au lieu qu’on a demandé jusqu’ici la connaissance de l’homme à la lecture ou à l’interprétation de son œuvre, n’est-il pas naturel d’essayer d’éclairer l’intention de l’œuvre parle moyen d’une connaissance plus précise de l’homme et de la vie ?

On sait qu’il naquit à Chinon, en Touraine, dans une province alors plus française qu’une autre, mais on ne connaît avec certitude ni la date de sa naissance, — qu’on a placée en 1483, 1490 et 1495, — ni la condition de son père : Thomas Rabelais, dont on a fait tantôt un apothicaire, tantôt un cabaretier à l’enseigne de la Lamproie ; et encore moins saurait-on dire si ce fut de lui-même, par vocation et par choix, ou pour obéir à sa famille, qu’il revêtit la robe du franciscain. Ce qu’il y a de certain, c’est que la première trace que nous trouvions de lui, dans un acte de 1519, est la mention de son nom parmi les capucins du couvent de Fontenay-le-Comte, en bas Poitou, département actuel de la Vendée. Puis, nous le perdons de vue pendant quatre ans, et il ne reparait qu’en 1523, où nous le voyons solliciter, au nom des bonnes lettres, l’appui de Rude, le grand humaniste, — et l’un des huit maîtres des requêtes de l’hôtel du roi, — contre la persécution des moines ses confrères. Il a dès cette époque une réputation d’helléniste, et on le trouve emphatiquement loué, en 1524, dans la préface d’un traité du savant André Tiraqueau : De legibus connubialibus. On ne peut s’empêcher, sur ce titre, de songer à l’immortelle consultation de Panurge sur le mariage. C’est aussi dans cette même année, 1524, que Rabelais, pour en finir avec les vexations des Franciscains, demande à changer d’ordre, et l’obtient. Il passe des Franciscains aux Bénédictins de Maillezais, sous la discipline intelligente et libérale d’un sien ami, Geoffroy d’Estissac, évêque du lieu. Ce temps n’a pas été sans doute le moins heureux, ni, grâce à l’entière tranquillité dont il semble avoir joui six ans, le moins bien employé de sa vie vagabonde.

Comment et pourquoi le retrouvons-nous en 1530 à Montpellier, où il prend sa première inscription d’étudiant en médecine ? On remarquera que, s’il était né en 1483, il aurait donc eu 47 ans alors, ce qui est un peu tard pour commencer l’étude de la médecine, et surtout quand il semble qu’on n’y cherche, comme lui, qu’un moyen de gagner sa vie. Il fera bientôt étalage de sa science toute neuve, et nous le verrons insérer dans son roman des chapitres entiers de matière médicale, ainsi sur « les vertus de l’herbe appelée Pantagruélion, » laquelle n’est autre que le chanvre. Mais ce n’est pas l’universelle curiosité, la soif inapaisée de connaître qui l’ont dirigé vers la médecine ; ce sont les nécessités de la vie. La preuve en est qu’à peine bachelier, il se transporte à Lyon, où on lui confie, pour le gage annuel de quarante livres tournois, les fonctions de médecin de l’Hôtel-Dieu. Il remplit, en même temps, chez l’imprimeur S. Gryphius, un emploi de correcteur, et sans parler de ses Almanachs, c’est de ce temps que datent ses premières publications. En voici la liste : Epistolarum medicinalium J. Mainardi, Ferrariensis medici, tomus secundus, avec dédicace à son ami de Fontenay, le jurisconsulte Tiraqueau ; — Hippocratis ac Galeni libri aliquot, avec dédicace à Geoffroy d’Estissac ; — Ex reliquiis venerandæ antiquitatis Lucii Cuspidii testamentum, avec une dédicace à Aymery Bouchard. Toutes ces publications sont datées de 1532. De la même année date encore l’apparition des Grandes et Inestimables chronicques du grand et énorme géant Gargantua, qu’il ne faut pas confondre avec le Gargantua de Rabelais lui-même, lequel ne verra le jour qu’environ trois ans plus tard. Et, enfin, c’est également, en 1532, que paraît à Lyon, chez François Juste, le « premier livre » de Pantagruel, roi des Dipsodes, restitué à son naturel, avec ses faits et prouesses épouvantables, composé par « M. Alcofribas Nasier, abstracteur de Quinte Essence[4]. »

Sur ces entrefaites, un des amis de la jeunesse de Rabelais, Jean du Bellay, évêque de Paris — l’un de ces quatre frères qui occupent dans l’histoire politique et militaire du règne de François Ier une si grande place, — traversant Lyon pour se rendre à Rome, et sans doute ne soupçonnant pas l’auteur du Pantagruel sous la robe du moine, se l’attachait, en qualité de médecin de sa maison et l’emmenait en Italie. La vie de Rabelais, à dater de ce moment, nous est un peu mieux connue, et, pendant sept ans, de 1533 jusqu’en 1540, nous pouvons le suivre d’assez près. Il est à Rome, au commencement de 1534, où, pour ses débuts, il s’occupe d’archéologie, de botanique, et aussi, notons soigneusement ce trait, de régulariser sa situation canonique. Nous le retrouvons à Lyon au mois de septembre de la même année, où il publie la Topographia Antiquæ Romæ de Jean Marliani, et presque en même temps la première édition de son Gargantua. La promotion de l’évêque de Paris au cardinalat le ramène à Rome en 1535, où son séjour, — nous l’apprenons par ses lettres à Geoffroy d’Estissac, — se prolonge jusqu’au milieu de 1536. Rien de plus sérieux que ces lettres à l’évêque de Maillezais, ni de moins propre à nous faire croire que « le rire est le propre de l’homme. » Aussi est-ce au cours de ce second séjour que Rabelais obtient, du pape Paul III, l’absolution pleine et entière de ses erreurs passées, avec l’autorisation d’exercer librement la médecine, citra adustionem et incisionem, pietatis intuitu ac sine spe lucri vel questus. Il est à Paris au commencement de 1537, et vers le mois de mai, à Montpellier, où il prend le bonnet de docteur. Il y fait même un cours sur Les Pronostics d’Hippocrate. L’année suivante, à Lyon, il dissèque en public le cadavre d’un pendu, — ce qui fournit à Etienne Dolet le sujet d’une épigramme un peu macabre. Puis, en 1539, il passe, comme médecin, du service du cardinal du Bellay, au service de son frère Guillaume, l’aîné des du Bellay, seigneur de Langey, gouverneur du Piémont, et en 1540, nous le trouvons établi à Turin.

Mais l’obscurité recommence, et, de 1540 à 1546, nous perdons encore une fois sa trace. Nous ne connaissons guère de lui, pendant ces quatre années, qu’une violente protestation contre une réédition de son Pantagruel et de son Gargantua, donnée à Lyon par Etienne Dolet ; et la publication d’un Almanach pour 1545. Nous savons aussi qu’il était présent à la mort de Guillaume du Bellay, survenue au mois de janvier 1543, et on suppose que c’est à cette occasion, en récompense de ses services, qu’il reçut d’un troisième du Bellay, René, évêque du Mans, la cure de Saint-Christophe de Jambet. En tout cas, c’est une preuve qu’il ne lui avait pas nui de s’avouer l’auteur de son roman, et, s’il en fallait produire une autre, nous la trouverions dans ce fait qu’à la veille de publier le second livre de Pantagruel (le troisième de tout l’ouvrage), il obtient du roi François Ier un « privilège » dont les termes diffèrent sensiblement de la banalité de ce genre de pièces. Les deux premiers livres du roman y sont en effet qualifiés de « non moins utiles que délectables. » Rabelais se fonde, pour obtenir la faveur qu’il demande, sur ce que les imprimeurs « auraient iceux corrompus et pervertis en plusieurs endroits. » Et il ajoute, ou son libraire ajoute pour lui que, s’il se décide à en publier un troisième, « c’est qu’il en est importuné journellement par les gens savans et studieux du royaume. » Ce privilège est daté du mois de septembre 1545 , et le Tiers livre, hardiment signé, celui-ci, du nom de François Rabelais, paraissait l’année suivante, à Paris, chez Christian Wechel.

Que se passa-t-il alors ? et le livre fut-il trouvé trop audacieux ? Ce que nous savons, — Rabelais nous l’apprend lui-même, — c’est que le Roi voulut se le faire lire, et son « docte et fidèle anagnoste, » Pierre Duchâtel, le lui ayant lu, François Ier n’y trouva « aucun passage suspect. » La Sorbonne même n’y put mordre ! Et cependant on ne saurait douter qu’un événement grave ne soit intervenu dans la vie de Rabelais, si surtout on rapporte à l’année 1546 une lettre datée du 6 février, et adressée de Metz au cardinal du Bellay. C’est un cri de détresse et de désespoir qu’il y pousse. « Certainement, monseigneur, si vous n’avez pitié de moi, je ne sache que doive faire, sinon en dernier désespoir me asservir à quelqu’un de par de çà avec dommage et perte évidente de mes études. » Si cette lettre est bien de 1546, est-ce l’intervention du cardinal qui procura peut-être à Rabelais les fonctions de « médecin de la cité de Metz » qu’il remplit durant une année tout entière ? Mais si elle est de 1547, le cardinal entendit son appel, et quand lui-même eut reçu de la Cour, à l’avènement d’Henri II, comme les autres cardinaux français, l’invitation de se rendre à Rome, son « médecin ordinaire » l’y suivit pour la troisième fois. Il y était encore en 1549, et, sans doute, pour essayer de rentrer en grâce, ainsi que son patron, c’est de là qu’il adressait au cardinal de Guise, à Paris, sous le titre de la Sciomachie, le récit des « Festins (fêtes) faits à Rome au palais de monseigneur révérendissime cardinal du Bellay, pour l’heureuse naissance de Monseigneur d’Orléans. »

Les conditions dans lesquelles il revint en France ne nous sont guère mieux connues que celles de son départ ou de sa fuite précipitée de 1546. Son habileté, dont nous pouvons sans doute commencer à parler maintenant, dut l’y servir, et certes, on l’a fait justement remarquer, ce n’était pas une preuve de peu d’adresse que d’avoir comme réconcilié, dans la protection de sa personne, les trois ennemis qu’étaient le cardinal du Bellay, le cardinal de Guise, et le cardinal de Châtillon. On a vu ce qu’il devait au premier. Ce fut sans doute le second qui lui fit obtenir la cure de Meudon : les Guise venaient d’acheter la terre de Meudon à la duchesse d’Etampes. Nous sommes en 1550. L’année suivante, c’était le troisième, — la dédicace du Quart livre en fait foi, — qui obtenait pour lui du roi Henri II un « privilège » dont les termes ont quelque chose encore de plus particulier que ceux du privilège de 1546. Et, à la vérité, quand le Quart livre[5] paraissait, en 1552, chez Michel Fezendat, ce privilège n’empêchait ni la Sorbonne de censurer l’auteur, ni le Parlement d’interdire la circulation du livre ; mais, l’un après l’autre, tous les obstacles qu’on avait élevés, tombaient, et le livre repartait de plus belle.

C’était la victoire, et c’était la fin ! Au mois de janvier 1552, à la veille de la publication du Quart livre, — non pas après — Rabelais, pour des raisons que l’on ne sait pas, avait dû résigner, non seulement sa cure de Meudon, mais celle aussi de Saint-Christophe de Jambet, dont il était alors titulaire depuis près de dix ans. On s’est demandé, à ce sujet, s’il avait jamais exercé ses fonctions de curé de Meudon ; si seulement il avait jamais mis le pied à Meudon ; et, à cette question, qui n’aurait aucun intérêt si l’usage ne s’était établi d’appeler Rabelais « le joyeux curé de Meudon, » il semble bien qu’on doive répondre non. Nous ne ferons pas la plaisanterie « bien française » de le regretter ! et, au contraire, nous nous en féliciterons, comme d’un suffisant motif de ne pas discuter les anecdotes que l’on retrouve un peu partout, sur le séjour de Rabelais à Meudon. Autant en dirons-nous de celles qui courent sur sa mort, dont on ne connaît même pas la date, bien loin qu’on en puisse préciser les circonstances. Où s’est-il éteint, et quand ? en 1552, ou en 1553, ou en 1554 ? C’est ce que l’on ignore. Dans une lettre de Théodore de Bèze, approximativement datée de 1553, on lit cette phrase : Pantagruel cum suo libro quem fecit imprimere per favorem cardinalium, qui amant vivere[6] sicut ille loquebatur ; et de ce « loquebatur » on en a conclu qu’à cette date Rabelais était mort. Il aurait donc vécu soixante-dix ans, au compte de ceux qui le font naître en 1483, et seulement soixante-trois, au compte de ceux qui placent sa naissance en 1490.

Que tirerons-nous cependant de ce récit sommaire ? et du milieu de ces circonstances quelle est la nature ou l’espèce d’homme qui se dégage ? Dirons-nous qu’une telle vie a été bien remuante et bien agitée, pour être d’un « penseur ? » et ferons-nous d’abord observer que la méditation semble avoir ordinairement besoin de plus de silence autour d’elle ? Nous le pourrions sans doute, et encore qu’aucun de nous ne fasse, comme l’on dit, sa vie, mais plutôt la subisse, — les plus heureux sont ceux qui l’acceptent ! — Rabelais, qui n’a pas été le bouffon de la légende, n’a pas vécu de cette vie intérieure qui est en quelque sorte la condition de la pensée. Il a vagabondé à travers les opinions, comme à travers les livres, comme à travers les hommes. Et on voudrait assurément savoir quels sont ces « problèmes » qui, comme il le dit quelque part, l’ont inquiété si longtemps, mais son inquiétude ne semble pas l’avoir bien profondément tourmenté, ni bien cruellement[7]. On ne trouve pas, dans la vie de Rabelais, ni dans son œuvre, de trace d’angoisse, d’hésitation ou de doute. C’est au surplus une question sur laquelle nous aurons occasion de revenir, comme aussi sur la qualité de son érudition. Elle est prodigieuse, mais est-elle toujours bien solide ? est-elle toujours de « première main ? » et, dans le cours de son existence errante, où aurait-il trouvé le loisir et le temps de s’en « assimiler » la substance[8] ?

Mais ce ne sont là que des questions ou des conjectures. Sur un autre point, sa vie nous renseignera mieux, et, par exemple, sur ce qu’il faut penser du caractère de sa satire. Notons d’abord, à ce propos, que cette satire n’étant nulle part plus vive que dans son Cinquième Livre, — nous ne sommes pas sûrs que le Cinquième Livre soit de lui. Les quatorze premiers chapitres n’en ont pas été publiés avant 1562, sous le titre de l’Isle Sonnante, et l’ensemble, tel que nous l’avons, n’en a paru pour la première fois qu’en 1564. De qui le premier éditeur tenait-il le manuscrit ? De quel mandataire ou de quel héritier de Rabelais ? Nous ne savons, on vient de le voir, ni quand ni où Rabelais est mort : quelle peut donc être l’origine des « papiers de sa succession ? » par quelles mains ont-ils passé ? quelles raisons en ont retardé, pendant dix ans, ou même douze, la publication ? comment ceux-ci seraient-ils les seuls qui nous fussent parvenus ? Aussi longtemps qu’on ne pourra répondre à toutes ces questions, nous n’aurons pas seulement le droit, nous aurons le devoir de mettre en doute l’authenticité du Cinquième Livre. Mais si nous en avons encore d’autres motifs, dont le principal est celui-ci, que les inventions du Cinquième Livre ne font guère que reproduire, — en en exagérant, je dirais presque en en parodiant la licence, — les inventions du Quatrième, et par exemple, si l’Isle Sonnante n’est qu’une « réplique « maladroite et grossière du Pays de Papimanie, on voit la conséquence : le Rabelais du Cinquième Livre passe constamment la mesure que l’autre, celui des quatre premiers livres, a pris à tâche d’observer, et, naturellement la violence de ce premier Rabelais, du vrai, du seul, s’en trouve atténuée d’autant. Le vrai Rabelais, le Rabelais des quatre premiers livres, n’est ni plus violent, ni plus hardi qu’Érasme, en ses Adages ; et ni sur les princes, ni sur la guerre, ni sur les moines, ou contre les uns et les autres, il n’a fait preuve de plus ou d’autant de rancune et d’acrimonie.

Il y a mieux ! et bien loin d’être de nature à déplaire « en haut lieu », on se demande si quelques-unes de ses prétendues hardiesses ne seraient pas justement la rançon des complaisances que le pouvoir lui a, comme on l’a vu, plusieurs fois témoignées. La confusion du « trône et de l’autel » est récente ; mais, du temps de Rabelais, on ne craignait pas de distinguer la cause de la cour de Rome d’avec celle de la religion, et toutes les deux, au besoin, d’avec les exigences de la politique française. Il est donc fort possible qu’Henri II n’ait pas vu d’un œil malveillant, et encore bien moins irrité, Rabelais lancer ses traits contre « Homenaz, évêque des Papimanes ; » ou plutôt cela est certain, et un simple rapprochement suffit à le prouver. Au moment même où le Quart livre courait par la ville, et où l’on y pouvait lire des phrases comme celle-ci : « Qui fait le Saint-Siège apostolique en Rome, de tout temps et aujourd’hui, tant redoutable en l’univers, qu’il faut ribon ribaine que tous Roys, empereurs, potentats et seigneurs de lui pendent, tiennent de lui, par lui soient couronnés, confirmés, authorisés, viennent là boucquer et se prosterner à la mirifique pantoufle, » c’était aussi le moment où l’abbé de Bellozane, Jacques Amyot, revendiquait à Trente les droits de l’Église Gallicane, 1551. Et le fameux chapitre avait à peine paru dans lequel Rabelais explique à sa manière : Comment par la vertu des Décrétales est l’or subtilement tiré de France en Rome, qu’on publiait dans Paris, à son de trompe, un édit « par lequel le roi défendait, sous peine de la vie et de la confiscation des biens, à qui que ce fût, de porter aucun argent à Rome, pour quelque raison que ce fût, ni en autres lieux de la dépendance du Pape[9]. » Serait-ce peut-être aller trop loin si l’on voyait dans ces coïncidences l’explication de ce fait, qu’en dépit de la Sorbonne et du Parlement, le Quart Livre, un instant interdit, ne l’a pas été plus d’une quinzaine de jours ? Mais assurément, tout ce qui s’y trouve de l’Ile de Papimanie, et d’Homenaz, et des Uranopètes Décrétales, Henri II n’a pu manquer de l’avoir pour agréable. Cette satire servait sa politique. Le « précurseur de la Révolution » s’y montrait le docile instrument des intentions royales. Supposé, — ce que l’on n’a garde ici de faire ! — que Rabelais eût écrit sur commande, il n’eût su mieux s’y prendre. Et c’est peut-être, si l’on le veut, que la royauté française commençait elle-même de faire, hélas ! sans le savoir, tout ce qu’il fallait pour « préparer la Révolution ; » mais cela encore nous donne l’idée d’un autre Rabelais.

On s’est quelquefois étonné de la violence avec laquelle, en 1542, il s’était déchaîné contre Etienne Dolet. Celui-ci, — qui d’ailleurs, et comme tous ses contemporains, n’avait pas des idées très nettes sur la propriété littéraire, — s’était avisé, en 1542, de donner une édition des deux premiers livres de Rabelais. Or, à cette date, Rabelais venait justement d’en donner lui-même une où, faisant droit aux censures de la Sorbonne, il avait modifié ou supprimé tout ce qui pouvait effaroucher, sinon la pudeur, mais du moins l’amour-propre et l’orthodoxie de la Faculté. Médecin du seigneur de Langey, gouverneur du Piémont, il se préoccupait d’arranger son personnage avec sa dignité. Cependant, de ces corrections ou suppressions, Etienne Dolet n’avait cru devoir tenir nul compte, et son édition, c’est le cas de le dire, reproduisait « le scandale du texte dans toute sa pureté. » La colère de Rabelais fut vive et son indignation se répandit contre Dolet en injures d’une rare grossièreté. Non pas qu’il eût grand’chose à craindre ! Il y avait sept ou huit ans déjà que Gargantua avait paru, et d’ailleurs, il n’y avait pas mis son nom. Mais c’est qu’il se préparait à traiter avec les puissances, et, en effet, c’est à quelque temps de là qu’il obtenait son premier « privilège. » Rappellerons-nous à cette occasion combien le Tiers Livre, celui qui parut en 1546, — et que remplit presque tout entier la consultation de Panurge sur le mariage, — est plus modéré de ton que les deux premiers ? Il voulait signer son livre, pour jouir du bruit de son nom, et ce qu’il avait osé sous le pseudonyme de maître Alcofribas Nasier, il ne le croyait plus permis à François Rabelais, docteur en médecine de la faculté de Montpellier.

Mais tous ces traits, en s’accordant, ne concourent-ils pas à nous montrer sous le satiriste « impitoyable » et dans l’audacieux « pamphlétaire » un tout autre homme que celui de la légende ? Je renvoie encore le lecteur aux lettres écrites de Rome, 1535-1536, à l’évêque de Maillezais. Répétons-le, si nous l’avons dit, qu’il ne se peut rien de plus pondéré. Ce grand railleur ne raille qu’à son heure, et quand il lui plaît, pour des raisons à lui. Il voit très clair dans son délire, et d’un épicurien, ou de certains épicuriens, s’il a quelquefois le cynisme, il en a aussi la prudence. Avec d’autres défauts et d’autres qualités, il a quelque chose d’Erasme : l’habileté, la possession de soi-même, sans parler de la maîtrise de la langue et de la pensée. Il en a aussi l’indifférence à de certaines questions, qui lui échappent, ou dont la discussion troublerait sa tranquillité d’esprit. Loin de lui les « enragés Putherbes, » mais loin aussi de lui les « démoniacles Calvins ! » Ce « fou » ne dit que ce qu’il veut dire, ne se mêle point aux controverses qui le détourneraient de son œuvre ; et il ne veut pas être brûlé ! A Dieu ne plaise que nous ayons le mauvais goût de lui en faire un reproche. Entre catholiques et protestans, Rabelais, pas plus qu’Érasme, n’était obligé de prendre parti, étant de ceux qui ne partageaient les passions ni des uns ni des autres, et, au contraire, estimant que ce qu’il y avait de pis chez les uns et les autres, c’était l’ardeur de leurs passions. Il était né « modéré. » Et, après cela, s’il est vrai que le caractère de son œuvre diffère assez sensiblement de celui de sa vie, il en faut donc tout simplement conclure que l’auteur de Pantagruel n’a pas été l’homme de son œuvre. Ce n’est pas le seul exemple, ni le dernier, qui s’en rencontre dans l’histoire de notre littérature.

A plus forte raison devons-nous cesser de voir en lui le « bouffon » et surtout « l’ivrogne » de la légende. Il ne buvait peut-être que de l’eau ! Tel ce peintre fameux, dont la Kermesse du Louvre est sans doute ce que l’art de peindre a osé de plus populaire, et qui n’en était pas moins le plus correct des diplomates. On ne vit pas, comme Rabelais, dans la maison des du Bellay, princes de l’Église ou généraux d’armée ; on n’en reçoit pas les témoignages d’intérêt ou de confiance qu’il en a reçus ; on n’approche pas, comme il l’a fait, les Papes ni les Rois, quand on est le bon « biberon » de l’épitaphe de Ronsard, ou le farceur devenu proverbial sous le nom du « joyeux curé de Meudon. » Ces choses-là ne vont pas ensemble !

Et assurément, nous ne voulons pas, à notre tour, insinuer par là qu’autant Panurge ou frère Jean sont grossiers dans leurs propos ou dans leurs gestes, autant Rabelais était réservé dans les siens. Ce serait une autre exagération, qui ne s’éloignerait pas moins de la vraisemblance, nous pouvons dire de la vérité. Rabelais était né « Gaulois ; » il avait été moine ; il était médecin. Le médecin, comme tous ses confrères, affectait sans doute volontiers une liberté de propos et une familiarité de langage voisine quelquefois du cynisme. Il nommait volontiers, comme ils disent, les choses par leur nom ; et, de tout nommer par son nom, si ce n’est pas une forme de la grossièreté, ce n’en est pas une non plus de la politesse du langage. Le moine, élevé par des moines, pris tout jeune, et tout jeune affublé de la robe du franciscain, avait sans doute cette rudesse de discours qui est aisément celle des hommes qui ne vivent qu’entre hommes, sous la discipline du collège, de la caserne, du couvent. Et le Gaulois, enfin, était bien de sa race, « ennemi de son maître, » volontiers raillard ou paillard en propos, peu délicat dans le choix de ses plaisanteries, les tournant ou les poussant volontiers jusqu’à l’indécence ; tout heureux et tout aise d’embarrasser, sous le nom de « pruderie, » la plus simple pudeur ; d’ailleurs nullement voluptueux, et plutôt ordurier que lubrique... Mais il nous faut ici nous souvenir que le même homme qui a semé « tant d’ordure » dans ses écrits, est aussi celui qui a su prêter tant de noblesse aux discours de Gargantua, comme au personnage presque tout entier de son Pantagruel, et creusant plus profondément pour trouver la raison de ce contraste, qui n’est pas du tout une « énigme, » il nous faut en venir à l’examen de l’œuvre.


II. — L’ŒUVRE DE FRANÇOIS RABELAIS

Si l’on peut assez aisément dégager de la légende, — et nous venons d’essayer de le faire, — un Rabelais très différent de celui qu’on nous a si longtemps présenté pour le vrai, il est plus difficile de « diviser » l’écrivain ; et il nous faut convenir généralement, avec La Bruyère, qu’il est « inexcusable d’avoir semé l’ordure dans ses écrits. » Quelle raison en a-t-il eue ? Ni son éducation monacale, ni son cynisme de médecin ne suffisent à excuser l’énormité de quelques-uns de ses propos. On ne saurait dire non plus qu’en étalant dans son œuvre ces flaques de boue qu’on enjambe en se bouchant le nez, il n’ait pas su lui-même ce qu’il faisait. Tout ce que l’on a vu de la réalité de son personnage nous assure fermement du contraire. Et nous donnerons bien nous-même, tout à l’heure, une autre explication encore de sa grossièreté, mais expliquer n’est pas excuser, ni surtout justifier ; et nous n’en tenterons certainement pas l’entreprise. Il a vraiment mérité d’être appelé « le charme de la canaille ; » et quiconque affectera de s’inscrire en faux contre ce jugement, il ne l’infirmera pas dans l’opinion des honnêtes gens ; il n’exemptera pas Rabelais d’en porter éternellement le reproche ; et il n’aura point du tout fait preuve de largeur ou de liberté d’esprit, mais il se sera jugé lui-même, et sévèrement jugé.

Comment se fait-il donc, après cela, que, cherchant à définir, à caractériser, à résumer l’œuvre de Rabelais, on hésite sans doute à prononcer le mot, et on ne l’écrit qu’à dessein d’en restreindre aussitôt la portée, mais on n’en trouve pas d’autre que celui de Poème[10] ? Oui, en vérité, c’est bien un poème que l’épopée bouffonne de Gargantua et de Pantagruel. Elle a du poème l’apparence et l’allure ; elle en a la signification profonde ; elle en a le charme ou la séduction de style : on pourrait dire, on doit dire qu’elle en respire encore l’enthousiasme. Et cela est tellement vrai que, pour en faire comme ressortir, l’une après l’autre, toutes les qualités, avec aussi quelques-uns des défauts, il n’y a peut-être pas, sauf erreur, de meilleur moyen que de développer le contenu de ce mot de poème.

Admirons en effet, et d’abord, la sensation ou l’impression d’art et de poésie que nous procure l’ensemble seul de la composition. Le Cinquième livre, nous l’avons vu, n’est vraisemblablement pas de la main de Rabelais, et tout ce qu’on y reconnaît de lui, c’est la preuve de l’influence qu’il a exercée sur son continuateur. On ne sait pas exactement, nous l’avons dit aussi, dans quel ordre ont respectivement paru le Pantagruel et le Gargantua, ni dans quelles conditions, ni ce que Rabelais a voulu faire en les écrivant, s’il avait déjà dans l’esprit le dessein ultérieur de son œuvre, ou, au contraire, si le succès d’une première tentative l’aurait seul engagé à en faire une seconde. En supposant que le premier livre de Pantagruel soit de 1532 et le Gargantua de 1535, ils sont séparés du Tiers livre, — deuxième de Pantagruel, — nous l’avons également vu, par des intervalles de onze et de quatorze ans. Six ans encore s’écoulent entre la publication du Tiers et celle du Quart livre, portant ainsi à vingt ans la durée de la composition de l’ouvrage, et vingt ans employés ou plutôt dispersés en combien d’occupations diverses, traversés de quelles épreuves, agités de quelles craintes, menacés de quelles persécutions, asservis à quelles contraintes, réduits à quelles nécessités ! Et cependant, voyez comme les parties de la composition s’équilibrent : un premier et un second livre formant ensemble une Iliade, où il n’est question, comme dans celle d’Homère, que de généalogies, que de combats, et que de festins ; un troisième livre, le centre et le nœud de tout l’ouvrage, où l’on se repose après la victoire, et, sans doute pour mieux prendre haleine, où l’on devise interminablement des joies et des dangers de mariage ; et deux livres enfin, les deux derniers, le quatrième et le cinquième, — car le quatrième ne terminait rien et Rabelais l’eût certainement fait suivre d’un cinquième, — où il ne s’agit, comme dans une Odyssée, que de festins toujours, mais, au lieu de combats, que d’aventures de voyage, d’explorations, et de découvertes. Notez encore, plus particulièrement, la disposition savante et symétrique du Tiers livre, où la longue consultation de Panurge sur le point délicat de savoir s’il doit ou non se marier, s’encadre entre les cinq chapitres « à la louange des debteurs et emprunteurs, » et les quatre chapitres sur « les admirables vertus de l’herbe nommée Pantagruélion. » Une correspondance, plus intime ou plus subtile, est celle qui s’établissait naturellement pour les contemporains du poète entre cette Iliade et les guerres du commencement du règne de François Ier entre cette Odyssée et celle des Colomb ou des Vasco de Gama, des Cortez, des Pizarre. Et ce qui frappe enfin dans ces récits de voyages ou de combats, si c’est l’art du récit lui-même, si c’est ce don de conter naturellement auquel on a voulu parfois ramener tout Rabelais, qu’y a-t-il de plus « épique ? » et, à ne regarder l’œuvre que du dehors, en ce qu’elle a de plus extérieur, qu’y a-t-il de plus poétique ?

Il y a le « dedans ; » et, par exemple, il y a la manière dont tous les emprunts du conteur, quelle qu’en soit la diversité d’origine, se fondent et sont comme entraînés dans l’ampleur de son allure narrative. Tel un grand fleuve, ce fleuve de Loire, dans les paysages duquel il a toujours aimé revivre les impressions de sa jeunesse : ni les obstacles n’en arrêtent ou n’en détournent le cours ; il se grossit, en coulant, du tribut des eaux de la montagne et de la plaine ; ses affluens, l’un après l’autre, viennent perdre en lui jusqu’au souvenir de leur source natale ; et ni les sables, ni même les détritus, qu’il emporte à la mer ne réussissent à troubler la limpidité de son flot. Ainsi de Rabelais ! La continuité de son récit n’en a vraiment de comparable ou d’égale que la largeur et la rapidité. Ses énormités mêmes s’y noient. Et non-seulement, ce qu’il imite, il n’a pas besoin de le dénaturer pour se l’approprier, mais on dirait de ses modèles que ce sont eux ses tributaires, et, en passant par lui, ses emprunts deviennent originaux.

Car il a beaucoup emprunté, de toutes mains, comme l’on dit, et nous ne connaissons que bien peu de ses inventions qui lui appartiennent. Un jour viendra même, je le crois, où les critiques ne lui en laisseront plus une. Le sacré, le profane, l’antique et le moderne, il a puisé partout. Les termes qu’il a mis dans la bouche de son écolier limousin : « Nous transfretons la Sequane au diluscule et crépuscule... » on sait qu’il les a textuellement tirés du Champfleury, 1529, de l’imprimeur Geoffroy Tory ; et l’Énigme trouvée ès fondemens de l’abbaye des Thélémites est tout entière, non pas imitée, mais copiée, sauf douze vers (elle en a 108), de Mellin de Saint-Gelais[11]. Si l’on faisait un alphabet ou un chapelet de ses « citations » et « références, » on en formerait une « bibliothèque « ou une « encyclopédie » de la littérature classique : latine et grecque. Sa familiarité n’est pas moins intime, il n’en use pas moins librement avec Villon, par exemple, ou plus généralement avec les auteurs de nos vieux fabliaux. Il connaît les Chansons de Geste et les Romans de la Table Ronde. Toute une partie de son œuvre est encore comme engagée dans la tradition du moyen âge. S’il doit beaucoup à Érasme et beaucoup à Budé, dont le De Contemptu rerum fortuitarum lui a peut-être fourni la définition de son « pantagruélisme, » on montrerait aisément qu’à peine est-il moins redevable aux Hutten et aux Thomas Morus, aux Epistolæ obscurorum virorum de l’un, 1515, et à l’Utopia de l’autre, 1518. Curieux de tout ce qui s’imprime, — à Bâle chez Fröben, à Venise chez les Alde, à Lyon chez Gryphius, François Juste, ou Dolet, à Paris chez les Estiennes ou chez Simon de Collines, — on le voit piller jusqu’aux Rhodiginus et jusqu’aux Calcagnini. La jurisprudence l’amuse, en souvenir peut-être de son ami Tiraqueau ; et la médecine le transporte. Lisez les trois chapitres qu’il a consacrés à l’éloge du chanvre, sans lequel nos « meuniers ne porteraient bled au moulin, ni n’en rapporteraient farine ; » et « comment sonneraient les cloches ? » Si les articles ordinaires d’un Dictionnaire de Botanique étaient tous rédigés de ce style, je veux dire si l’on y respirait cet enthousiasme de la science, on y courrait comme aux romans. Voyez encore, — dans ce même livre, le troisième. — et admirez tout ce qu’on peut faire « de bled en herbe : ouvrir l’appétit, délecter le goût, chatouiller la langue, faire le teint clair, fortifier les muscles, tempérer le sang, alléger le diaphragme, rafraîchir le foie, désopiler la râtelle... » et le reste. A moins peut-être qu’au lieu de Dioscoride, vous n’aimiez mieux entendre le juge Bridoye alléguer le Digeste, Bartole et Balduin ; ou Homenaz invoquant les « savans décrétalistes » avec la compétence, la précision, l’assurance qui conviennent à un jurisconsulte et à un canoniste. Et encore ne parlons-nous pas de tant d’autres arts ou métiers plus humbles, dont on ne saurait dire, en vérité, si Rabelais avait la pratique, mais dont personne, assurément, n’a mieux manié le vocabulaire et l’argot.

Que tant d’élémens, si disparates, se mêlent dans cette prose unique, et n’y paraissent point artificiellement rapprochés ou juxtaposés, comme dans une mosaïque ou dans une marqueterie, mais fondus, comment donc cela se peut-il faire ? Nous comparions tout à l’heure le courant de ce style à celui d’un grand fleuve : ce n’est plus maintenant assez dire. Le mélange est encore plus intime, et l’assimilation plus complète. Chose admirable ! du Plutarque et du Sénèque, du Cicéron et du Platon joints ensemble ne font toujours que du (Rabelais. Ils se transforment en leur imitateur. Sa puissante imagination les soumet à ses propres convenances. Et, rivalisant de force et de souplesse, de pouvoir plastique, avec celle même de l’auteur du Banquet et du Phèdre, la voici qui, comme elle, crée à son tour des mythes.

Créer des mythes, c’est donner un corps, c’est communiquer le don de la vie aux fantaisies de l’imagination, et, dans ces fantaisies, enfermer une plénitude, une richesse, une complexité de sens qui les fonde en réalité. Considérons là-dessus ses géans, son Pantagruel ou son Gargantua. Sont-ce des portraits ou des caricatures ? et y reconnaîtrons-nous les princes de son temps, François Ier ou Henri II ? Il semble bien qu’ils en aient quelques traits, sans qu’on puisse dire précisément lesquels. Mais, sans doute, la France eût été trop heureuse si le véritable Henri II, celui de l’histoire, eût eu les vertus du bon Pantagruel ! Et en effet, si ce sont des portraits, ce sont au moins ce qu’on appelle des portraits idéalisés : Rabelais nous en avertit en faisant de ses géans les souverains du pays d’Utopie. Ils sont plus « philosophes » qu’il n’appartient à des rois, et, en cette qualité, ils expriment donc l’idéal politique de Rabelais, très philosophique, très généreux, et très vague. Mais n’expriment-ils pas encore quelque chose de plus ? et, par exemple, diffèrent-ils entièrement de la légende locale et populaire, de la tradition « ethnique » dont ils sont eux-mêmes issus ? On a pu écrire tout un livre sur Gargantua dans les traditions populaires, et, à la vérité, on n’y a pas établi que 'Gargantua fût « un Dieu gaulois » dépossédé de son nimbe, ni surtout un « mythe solaire. » Mais que la légende gauloise ou celtique soit pleine de géans, comme aussi bien toutes les légendes relatives aux origines, voilà qui est certain ; et ce qui ne l’est pas moins, c’est la complaisance avec laquelle Rabelais a insisté sur l’énormité des siens.. Voyez le chapitre : Comment on vestit Gargantua (II, 8), et dans un autre genre (II, 32) : Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armée. Qui doutera qu’en figurant ses personnages par des dimensions à la fois si précises et si disproportionnées à nos sens, Rabelais ait eu quelque intention ? Cette intention n’eût-elle été que de donner pour arrière-fond à son poème l’idée confuse d’un passé très lointain, elle est devenue, depuis lors, comme inséparable des noms mêmes de Pantagruel et de Gargantua. Et quand il n’aurait eu d’autre intention que de « soy rigoler, » — ou même pas d’intention du tout, — ne ressortirait-il pas encore une leçon, une leçon naturelle, une leçon involontaire ou invoulue, de la perpétuelle opposition qu’il a mise entre ses géans et les autres personnages de son récit ? Celui qui sera Jonathan Swift saura bien en tout cas l’y découvrir un jour, et, si l’on ne peut sans doute refuser quelque portée philosophique aux Voyages de Gulliver, l’œuvre de Rabelais l’a déjà. Mais ne l’a-t-elle pas encore par ailleurs, si, en plus de tout ce que nous venons de dire, Pantagruel et Gargantua, personnifications assez claires de la force physique, de la capacité du manger et du boire, de la santé, de l’équilibre et de la solidité du tempérament, le sont donc aussi des « énergies de la nature, » et représentent par là même ce qu’il y a de plus poétique et de plus philosophique à la fois dans l’œuvre de Rabelais ?

Nous touchons peut-être ici ce que l’on pourrait nommer le fond de Rabelais, et il semble que nous atteignions en effet le principe de son enthousiasme. Si le paganisme, avec ses grandeurs et ses séductions, mais avec ses vices aussi et ses hontes, n’est autre chose que la divinisation des énergies de la nature, il n’y a guère eu de païen plus accompli que Rabelais ; et ce n’est pas seulement la Renaissance, mais l’antiquité, qui n’a rien produit de plus « naturaliste » que le poème de ce moine et de ce médecin. D’autres que lui ont aimé la nature. On peut, on doit dire de Rabelais qu’il en est littéralement « ivre ; » et, pour la célébrer, son lyrisme n’a pas assez d’effusions, ni d’assez éloquentes, ni d’assez abondantes, ni d’assez débordantes. Il s’égare, il se perd, il se noie quand il entre en contemplation de nature. Infiniment féconde et infiniment bonne, infiniment complaisante aux instincts qu’elle-même a mis en nous, c’est Nature, qui, de son ample sein, comme d’une source intarissable, verse à flots pressés, dans toutes ses créatures, et y renouvelle incessamment le désir et la joie, l’orgueil et la volupté de vivre. Nature est tout en nous, et nous ne sommes rien qu’en elle. Tout vient d’elle, et tout y retourne ! Et c’est pourquoi, jusque dans ses manifestations les plus humbles ou dans ses opérations les plus basses, il y a vraiment quelque chose de divin. Rappelons-nous seulement le chapitre où Panurge nous la montre, « se délectant elle-même en ses œuvres et productions, » nous « baillant matière et métal convenables pour être en sang transmués ; » et le sang, « ce ruisseau d’or » baignant, abreuvant, restaurant, fortifiant, réjouissant et revivifiant l’un après l’autre tous les membres. Mais cet autre passage, de quel nom le nommerons-nous, ode, hymne ou dithyrambe ?


« Pour le servir (Messer Gaster), tout le monde est empêché, tout le monde labeure. Aussi, pour récompense, il fait ce bien au monde qu’il lui invente toutes arts, toutes machines, tous engins et subtilités. Même es animans brutaux il apprend arts déniées de nature. Les corbeaux, les gays, les papegays, les estourneaux, il les rend poètes : les pies il fait poétrides, et leur apprend langage humain proférer, parler, chanter. Et tout pour la trippe. Les aigles, gerfaux, faucons, sacres, laniers, autours, esparviers, esmerillons, oiseaux aguards, peregrins, essors rapineux, sauvages, il domestique et apprivoise, de telle façon que, les abandonnant eu pleine liberté du ciel, quand bon lui semble, tant haut qu’il voudra, tant que lui plaist, les tient suspens, errans, volans, planans, le muguetans, lui faysans la cour au-dessus des nues : puis soudain les fait du ciel en terre fondre. Et tout pour la trippe. Les éléphans, les lyons, les rhinocérotes, les ours, les chevaux, les chiens, il fait danser, baller, voltiger, combattre, nager, soy cacher, apporter ce qu’il veut, prendre ce qu’il veut. Et tout pour la trippe. Les poissons, tant de mer comme d’eau douce, baleines et monstres marins, sortir il fait du bas abîme, les loups jette hors des bois, les ours hors des rochers, les renards hors des tasnières, les serpens lance hors la terre en grand nombre. Et tout pour la trippe. Brief est tant énorme, qu’en sa rage il mange toutes bestes et gens, comme fut veu entre les Vascons, lorsque Metellus les assiégeait par les guerres Sertoriales : entre les Saguntins assiégés par Annibal : entre les Juifs assiégés par les Romains, et six cents autres. Et tout pour la trippe. »


Dans cette page admirable, s’il y a évidemment quelques traits dont la brutalité choque un goût devenu depuis lors plus timide, n’y voit-on pas bien d’où procède au moins toute une part de la grossièreté de Rabelais ? La Grèce naturaliste avait fait des dieux de ses vices eux-mêmes, et rendait un culte public et solennel aux plus honteux de ses instincts : c’est ainsi que Rabelais ne distingue plus dans les manifestations de Nature. Osons enfin le dire une fois et ramener à son principe tout un ordre de plaisanteries : dans l’énormité des effets Rabelais admire le pouvoir de leur cause ; on n’évacuerait point aussi copieusement si l’on n’avait ingéré plus copieusement encore ! Il n’y a point en nature d’opérations plus nobles ni de fonctions plus ignobles que d’autres, et Nature est en tout, et partout, et toujours la nature. Il en résulte que le grand crime, — le seul crime, à vrai dire, — que l’on puisse commettre contre elle, c’est d’en contraindre les impulsions sous la loi d’une discipline qui sera toujours à bon droit taxée d’anti-naturelle, puisqu’elle aura toujours pour objet ou pour principe de contrarier, de corriger, de transformer, et en un seul mot de dénaturer la nature. La pudeur même n’est qu’une discipline ; et, toute discipline étant ennemie de nature, c’est pourquoi Rabelais a manqué si souvent et si naturellement de pudeur.

Si l’on comprend bien toute l’importance de cette idée dans l’œuvre de Rabelais ; si l’on voit bien comment elle en pénètre toutes les parties, nous ne dirons pas que toutes les obscurités de son livre en soient comme éclairées ou dissipées du même coup, mais elles en deviennent cependant moins obscures, et son intention n’a plus rien d’une énigme. Nous pouvons mesurer la portée de sa satire. Théologiens, moines ou chats fourrés. Chicanons ou simples pédans, — de l’espèce de maître Janotus ou du « vieil poète françoys » qu’il a Raminagrobis appelé, — ce que Rabelais attaque en eux, ce sont autant d’ennemis de Nature. Et en effet ne sont-ce pas tous ceux qui la déforment sous prétexte de la redresser et qui, pour l’améliorer ou la perfectionner, commencent par s’en éloigner ? Là encore est le vrai motif de son opposition au calvinisme naissant : il n’entend pas s’être émancipé d’une discipline pour en subir docilement une autre, ni de la « benoîte ville des Papimanes, « n’être sorti que pour tomber dans « l’isle désolée des Papefîgues. » Si l’on a pu quelquefois s’y tromper, c’est qu’on n’a pas fait attention aux dates. Avant 1536, on a pu croire qu’il inclinait vers le protestantisme, et, en effet, il « protestait ! » Admettons que ce soit contre les mêmes choses que le protestantisme. Mais il n’a pas moins « protesté, » ni moins énergiquement, dès qu’il a eu connu l’Institution chrétienne ; et contrainte pour contrainte, il n’a pas plus voulu de la calvinienne que de la catholique. N’étaient-elles pas toutes deux ennemies de Nature ? Et qu’y a-t-il enfin dans sa pédagogie, dont on a fait tant de bruit, trop de bruit peut-être ? En quoi consiste-t-elle, et quelle en est la tendance évidente, sinon de « libérer l’instinct, » de rendre la nature à elle-même, et l’être humain à ses impulsions ? S’en cache-t-il, d’ailleurs ? En aucune manière, et son langage est assez clair :


« Toute la vie des Thélémites était employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, dormaient, travaillaient quand le désir leur en venait. Nul ne les esveillait, nul ne les parforcait ni à boire, ni à manger, ni à faire autre chose quelconque. Ainsi l’avait établi Gargantua. En leur règle n’était que cette clause :


FAIS CE QUE VOUDRAS

Parce que gens libérés, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse a faits vertueux, et retire de vice : lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont réprimes et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude. »


L’allégorie est de 1535. Sur ces entrefaites, l’Institution chrétienne paraît, en 1536, et Rabelais y lit les lignes suivantes : « Ceux qui ont défini le péché originel être un desfaut de justice originelle, laquelle devait être en l’homme, combien qu’en ces paroles ils aient compris toute la substance, toutefois ils n’ont suffisamment exprimé la force d’iceluy. Car notre nature n’est pas seulement vide et destituée de tous biens, mais elle est tellement fertile de toute espèce de mal qu’elle n’en peut être oisive. » Fut-il jamais antithèse plus flagrante ? Quelques années s’écoulent, et voici qu’en 1547, il retrouve la même philosophie dans le livre posthume de son maître Budé sur l’Institution du Prince. « Nature humaine, qui originellement était navrée, en est demeurée par forfaiture si imparfaite, et débilitée de ses sens, et comme orpheline et destituée d’aide et de confort estant en soy, qu’elle ne peut se suffisamment conduire et prendre la tutelle de soy mesme sans aide extérieure. » Eh quoi ! Budé lui-même ! Rabelais, à ce coup, ne peut plus se tenir de répondre, et voici l’apologue qu’il emprunte à Calcagnini :


« Physis, c’est Nature, en sa première portée enfanta Beauté et Harmonie sans copulation charnelle, comme de soy même est grandement féconde et fertile. Antiphysie, laquelle de tout temps est partie adverse de nature, incontinent eut envie sur cestuy tant beau et honorable enfantement ; et au rebours, enfanta Amodunt et Discordance par copulation de Tellumon... Ils avaient la tête sphérique et ronde entièrement, comme un ballon, non doucement comprimée des deux costés, comme est la forme humaine. Antiphysie tenait et s’efforçait prouver que la forme de ses enfans plus belle estait et advenante que celle des enfans de Physis... Et depuis engendra les matagots, cagots et papelars ; les maniacles pistolets, les démoniacles calvins, imposteurs de Genève ; les enragés Putherbes, rustaux, caphars, chattemites, cannibales et autres monstres difformes et contrefaits, en despit de Nature. »


On le voit ici manifestement, Physis ou Nature, c’est la divinité de Rabelais, et, parce que cette adoration des énergies de la nature, invisible ou présente, circule, pour ainsi parler, d’un bout à l’autre de son livre, n’est-ce pas ce qui en fait la signification cachée, le sens intérieur ; — et la profondeur ? Entendons-nous bien sur ce mot. Non, assurément, Rabelais n’est pas profond à la manière d’un philosophe qui spéculerait sur les qualités de la substance ou d’un logicien qui s’argumenterait. Encore une fois, on se tromperait de voir des « allusions » ou des « intentions » dans toutes ses plaisanteries. Quand ses « allégories » ont un sens, elles sont transparentes ; et quand elles sont obscures, c’est qu’elles n’ont pas de sens. Il n’y a point de mystère dans l’Anatomie et description des contenances de Quaresme prenant. Il n’y a point de symbole dans le chapitre : Comment Pantagruel en haute mer ouit diverses paroles dégelées.


« Le pilot fit response : Seigneur, de rien ne vous effrayez. Icy est le confin de la mer Glaciale, sur laquelle fut au commencement de l’hiver dernier passé grosse et félonne bataille entre les Arismaspiens et les Néphélibates. Lors gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes, les chaplis des masses, les hurtis des harnois, des bardes, les hannissemens des chevaux et tout autre effroy de combat. A ceste heure, la rigueur de l’hiver passée, advenante la sérénité et tempérie du bon temps, elles fondent et sont ouies. »


Il n’y a point là de symbole ; il n’y a qu’une fiction de poète ; et il est vrai qu’elle est de celles que l’imagination du lecteur aime à prolonger dans l’infini du rêve. Mais si c’est pourtant toute une philosophie que de croire à la bonté de la nature ; si c’en est une que d’opposer l’infaillibilité de ses instincts à tout effort que l’on essaie de tenter contre eux ; si c’en est une de fonder sur leur seule existence le droit absolu qu’ils auraient de se satisfaire ; si de cette philosophie découle, non seulement toute une pédagogie, tout un système d’éducation, mais toute une morale, et toute une « police » comme on disait alors, ou toute une sociologie ; et si enfin, cette morale s’opposant à l’ancienne, — à la morale de l’effort, du dévouement et du sacrifice, — la contredit presque en tous ses points, c’est ce que l’on veut dire quand on parle de la « profondeur » de l’œuvre ou de la pensée de Rabelais. Magis magnos clericos non sunt magis magnas sapientes : la « profondeur » n’est pas de philosopher en forme et selon les règles de l’art ! Mais, s’il n’y a pas d’idées plus générales, et par conséquent plus profondes, que celles qui expriment les rapports que nous croyons soutenir avec la nature, celui-là sera donc profond qui les aura rendues, quelles qu’elles soient, avec éclat ou avec force ; et qui ne conviendra que c’est ce que Rabelais a fait ? Poète ou philosophe de la nature, comme on voudra l’appeler, il est profond de la profondeur même de cette idée de nature, et combien y a-t-il d’idées qui soient elles-mêmes plus profondes ?

Nous ajouterons : et combien en connaissons-nous qui soient plus poétiques, si, tout ce qu’il y a de poésie dans les mythologies des ancien s, des Latins et surtout des Grecs, s’en est presque uniquement inspiré ? Hominum divumque voluptas ! avant d’être la « beauté », cette abstraction, Vénus a été l’aiguillon du désir d’amour, comme Bacchus a été la fumée de l’ivresse. La même inspiration se retrouve dans Rabelais, et là où tant d’autres n’ont vu, ne voyaient surtout en son temps qu’une matière inerte, indifférente aux formes qu’elle recevait ou qu’elle révélait, il a senti passer le frisson de la vie.


« Enfans, buvez à pleins godets ! ... Tout buveur de bien, tout goutteux de bien, altérés, venans à ce mien tonneau, s’ils ne veulent ne boivent : s’ils veulent, et le vin plaist au goût de la seigneurie de leurs seigneuries, boivent franchement, hardiment, librement, sans rien payer, et ne l’espargnent. Tel est mon décret. Et peur n’ayez que le vin faille, comme fit ès noces de Cana en Galilée. Autant vous en tirerez par la dille, autant en entonneray par le bondon. Ainsi demeurera le tonneau inexpuisable. Il a source vive, et veine perpétuelle.


Cette source vive, cette veine perpétuelle, c’est la nature ! Cet « inexpuisable » tonneau, c’est elle qui l’emplit de son vin. Et c’est son vin dont l’ivresse fait délirer le poète, plus sage, plus raisonnable, plus philosophe en son délire, — c’est toujours lui que nous faisons parler, — et « plus digne de pardon » qu’un grand tas de « sarrabaïtes, cagots, escargots, hypocrites, caffars, frappars, » ne le sont en leurs contemplations, dévotions ou macérations ! S’il y a certainement d’autres sources de poésie ; s’il y en a de plus pures, de moins troubles, qui contiennent en suspension moins de lie ; s’il y en a surtout de plus hautes, que Rabelais lui-même n’a pas toutes ignorées, n’en est-ce pas une ici dont on ne saurait méconnaître l’abondance ? Oui, c’est un païen dans le sens étendu, dans le sens large, dans le sens profond du mot que l’auteur de Pantagruel et de Gargantua ; et, répétons-le, ni la Renaissance ni l’antiquité n’en ont connu de plus convaincus. Mais le paganisme a sa poésie ! S’il n’avait pas sa poésie, le christianisme n’aurait pas eu tant de peine à en triompher. Si Rabelais n’en avait pas été, dans notre langue, le plus éloquent interprète, il ne serait pas Rabelais, mais un conteur comme il y en a tant d’autres, mais un satirique, dont la vogue aurait pris fin avec la vie de ses modèles, mais un « auteur simplement plaisant. » Et qu’on ne dise pas que les qualités de son style l’auraient du moins sauvé de l’indifférence où reposent les Bonaventure des Périers et les Noël du Fail ! Le « style, » quoi que l’on en puisse dire, n’a jamais suffi, lui tout seul, à sauver un écrivain de l’oubli ; et puis, le « style » de Rabelais ne serait pas, lui non plus, ce qu’il est, s’il n’était, et avant tout, expressif de sa philosophie ou de sa poésie de la nature.

Faut-il l’en croire, quand il nous dit « qu’à la composition de ses livres seigneuriaux, il ne perdit, ni employa oncques plus ny autre temps que celui qui était établi à prendre sa réfection corporelle, savoir est : mangeant et buvant ? » On l’en a cru quelquefois, mais c’est trop de naïveté ! Il est vrai que les variantes ne sont pas très nombreuses de l’une à l’autre édition de son livre, ou de ses livres, et, en général, elles affectent moins la forme que le fond. Mais on ne cite point, en moins d’une douzaine de lignes, au courant de la plume et au hasard de la mémoire : Galen : Lib. 2 Method, lib. de Locis affectis, et libr, 2 de symptomaton Causis ; Marc Tulle : libr. 1, Quæst. Tusculan ; Pline : libr. VII, cap. 32 et 53 ; Aulu-Gelle : libr. 3 et 15 ; Avicenne : in 2 Canone et libro de viribus cordis ; et Alex. Aphrodise : libro problematon primo, cap. 19. Soyons-en sûrs : ce n’est point « en mangeant » qu’on atteint tant de volumes sur les rayons de sa bibliothèque, et on ne consulte point tant de livres ni d’auteurs, « en beuvant. « Attrape-t-on seulement et fixe-t-on au vol les « propos des beuveurs » ou les « contenances de Panurge pendant la tempeste ? » Il est permis également d’en douter ! Si « naturel » qu’il soit, le style de Rabelais est un style « très travaillé ; » ou plutôt encore, et conformément aux leçons qu’il tenait des anciens, son style n’est si « naturel » que d’être travaillé et savant. Rabelais est le premier de nos grands écrivains qui se soit rendu compte que le « naturel » du style ne se réalise qu’à force d’art, et, nous pouvons hardiment le dire, il n’y a guère de prose en notre langue qui soit moins improvisée que la sienne.

Ce serait une étude intéressante à faire que celle du style de Rabelais, et je suis étonné qu’elle n’ait encore tenté personne. On a bien étudié la « syntaxe » de Rabelais ; et, de cette étude, on a conclu, comme aussi bien de toutes les études de ce genre, qu’elle différait peu de la syntaxe de ses contemporains, à moins que ce ne soit par une construction plus « implexe » de la phrase, et un emploi plus fréquent, plus libre, plus inattendu, je crois que je puis dire, plus « poétique » de l’inversion[12]. Mais nous aimerions qu’on nous dît ce que sa langue et son style ont de plus personnel. Son vocabulaire est-il celui de son temps, de Marot ou de Lemaire de Belges ? et n’y peut-on pas reprendre ou critiquer, comme chez le second, quelque excès de « verbocination latiale ? » Quels sont les mots que Rabelais a introduits dans la langue, et, en dépit de lui, quels sont ceux qui n’y sont pas demeurés ? Que penserons-nous de ses « héllénismes » ou de ses provincialismes ? et sont-ils aussi nombreux qu’on l’a dit ? Nous ne saurions ici répondre à toutes ces questions, et il suffit d’en avoir indiqué l’intérêt. Mais on peut essayer de définir quelques-unes des qualités de son style, et d’en montrer l’étroite convenance ou l’accord, tant avec son idée de la nature, qu’avec le caractère poétique de son œuvre.

Ce style est, dit-on, pittoresque et vivant. Ce n’est pas assez dire, ni préciser suffisamment la faculté qui me semble entre toutes avoir été celle de Rabelais. Je veux parler du don de penser « par images. » Don de poète, s’il en fut ! Même aux idées, Rabelais ne s’intéresse qu’autant qu’il se trouve capable d’en donner une traduction plastique et colorée. Feuilletez la collection des Élégies ou des Épîtres de Marot : vous y rencontrerez moins de comparaisons ou de métaphores que dans un livre ou dans un chapitre seulement de Pantagruel ou de Gargantua. Les idées de Marot, — qui d’ailleurs ne sont en général que des commencemens d’idées, — s’enchaînent sous la loi d’une logique extérieure, très apparente, un peu superficielle ; les idées de Rabelais s’expriment par une multiplicité d’images dont l’incohérence même est une peinture, une imitation, une représentation de la complexité de l’objet. « Vistes-vous onques chien rencontrant quelque os médullaire ? Si l’avez veu, vous avez peu noter de quelle dévotion il le guette, de quel soin il le garde, de quelle ferveur il le tient, de quelle prudence il l’entomme, de quelle affection il le brise, et de quelle diligence il le suce. » Non sibi res sed se rebus... La soumission à l’objet est entière, et il n’y a presque point ici de recherche ou de curiosité, mais application et scrupule d’artiste. C’est pourquoi métaphores ou comparaisons, dans la prose de Rabelais, ne sont jamais ce qu’en rhétorique on appelle des ornemens du discours : elles sont le discours même. Et comme d’ailleurs ce discours est servi par une extraordinaire fécondité d’invention verbale, c’est d’abord ce qui donne au style de Rabelais cette originalité de vie qui le caractérise.

Il y a des écrivains qui suent à la poursuite ou à la recherche du mot qui les fuit ; et il y en a d’autres, au contraire, à qui les mots viennent d’eux-mêmes, en abondance ou en foule, si nombreux, si pittoresques et si colorés — « mots de gueule, mots de sinople, mots d’azur, mots de sable, mots dorés — » qu’en vérité le courage leur manque pour faire un choix entre eux. Et de là ces énumérations où s’amuse, où s’anime et s’échauffe la verve de Rabelais. Ce sont les Corinthiens qui s’apprêtent à soutenir l’assaut du roi de Macédoine, et les voilà :


«... remparant murailles, dressant bastions, esquarant ravelins, cavant fossés, escurant contremines, gabionnant défenses, ordonnant plateformes, vidant casemates, rembarrant fausses brayes, érigeant cavaliers, ressapant contrescarpes, enduisant courtines, produisant moineaux, taluant purapètes, enclavant barbacanes, asserant machicoulis, remuant herses sarrazinesques et cataractes, asseyant sentinelles, patrouilles. »


Encore ici, comme plus haut, la verve du poète est-elle en quelque manière contenue par la réalité de l’objet ; il a toujours un modèle sous les yeux ; et, en écrivant, il ne l’a point perdu de vue. Mais, quelquefois, il s’étourdit lui-même du cliquetis de ses mots, ou plutôt il s’en grise ; il n’est plus maître de l’élan qui l’emporte ; et voici Diogène roulant son tonneau :


«... qu’il tournait, virait, brouillait, barbouillait, hersait, versait, renversait, nattait, grattait, frottait, barattait, bastait, butait, tabustait, cullebutait, trepait, trempait, tapait, timpait, estoupait, destoupait, détraquait, tricotait, chapotait, croulait, élançait, chamaillait, branlait, ébranlait, levait, lavait, clavait, entravait, bracquait, bricquait, brocquait, etc. »


Ici, visiblement, Rabelais se laisse entraîner, et peut-être, si l’on songe que l’énumération — se prolongeant à travers le jeu des allitérations et des assonances — continue dix ou douze lignes durant, est-on tenté de la trouver fatigante. Il n’est donc en ce cas que de la lire à voix haute. Calme et posée d’abord, la voix s’enfle et s’élève, elle grossit, elle se hâte, elle se précipite, elle s’enfièvre ; elle se « rythme » surtout ; et, sous ce que cet afflux de mots semblait avoir d’artificiel, elle achève enfin de découvrir ce qu’il y a de lyrique.

Mais, où l’expression se justifie davantage encore, c’est quand cette abondance d’invention verbale et ce don de penser par images, concourant ensemble au développement d’une idée un peu complexe, ou seulement un peu neuve, Rabelais s’en aide alors pour s’élever, d’une comparaison ou d’une métaphore, à des conceptions que l’on pourrait presque appeler des pressentimens scientifiques, si nous n’aimions mieux y voir le triomphe de sa virtuosité. Tels sont les quatre chapitres où il célèbre les « vertus de l’herbe nommée Pantagruelion : » nous en avons déjà cité quelques lignes. Et nous en avons cité quelques-unes du merveilleux « Discours de Panurge à la louange des prêteurs et des debteurs. » Ce n’est d’abord qu’un paradoxe ou une plaisanterie. « Mais, demande Pantagruel, quand serez-vous hors de debtes ? — Es calendes grecques, respondit Panurge, lorsque tout le monde sera content, et que serez héritier de vous-même. » Et vous diriez que l’unique intention de cette bonne-pièce de Panurge ne soit, une fois de plus, que de se moquer de son maître ! Mais attendez ! le voilà qui se laisse emporter au flux de son discours, et la plaisanterie tourne à la satire sociale :


« Cuidez-vous que je sois aise quand, tous les matins, autour de moi, je vois ces créditeurs tant humbles, serviables et copieux en révérences ? ... Ce sont mes candidats, mes parasites, mes diseurs de bonjours, mes salueurs, mes orateurs perpétuels... »


Et, de la satire sociale, il déduit maintenant une haute leçon de solidarité :


« De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu’une chiennerie, qu’une brigue plus anormale que celle du recteur de Paris, une diablerie plus confuse que celle des jeux de Doué. Entre les humains l’un ne sauvera l’autre : il aura beau crier à l’aide, au feu, à l’eau, au meurtre ; personne n’ira au secours. Pourquoy ? Il n’avait rien preste, on ne lui devait rien. Personne n’a intérêt en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Bref, de cestuy monde seront bannies foy, espérance, charité : car les hommes sont nés pour l’aide et secours des hommes... »


Et ce n’est pas enfin notre monde humain seulement, c’est l’univers lui-même, dont l’harmonie, fondée sur un échange de services, s’évanouirait, si jamais cet échange venait à s’interrompre :


« Un monde sans dettes ! là, entre les astres ne sera cours régulier quiconque : tous seront en désarrey ! Jupiter ne s’estimant debteur à Saturne, le dépossédera de sa sphère... Saturne se ralliera avec Mars et mettront tout ce monde en perturbation... Mercure ne voudra soy asservir aux autres... Vénus ne sera vénérée, car elle n’aura rien preste. La lune restera sanglante et ténébreuse : à quel propos lui départirait le Soleil sa lumière ? »


C’est ainsi que de proche en proche, et sans cesser d’être toujours lui-même, Rabelais, d’une considération à laquelle personne n’avait pris garde, s’élève à une contemplation philosophique où la précision du détail n’est égalée que par la grandeur de l’hypothèse. Ecoutez-le conter encore : « Comment Pantagruel descendit au manoir de messer Gaster, premier maître es arts du monde. » Il y fait de l’économie politique ; et on a vu plus haut de quel éclat de style il y vêtait ce qu’on devait de nos jours appeler la « conception matérialiste de l’histoire. » Mais nous pouvons hardiment le dire, si ces pages, et tant d’autres semblables, ne sont pas d’un poète, il faut alors changer le sens des mots. Rabelais a tout d’un poète, et si je ne craignais d’allonger insensiblement ce chapitre, je montrerais maintenant qu’il en a eu surtout l’ « enthousiasme. » Autant que l’homme était prudent et avisé dans l’usage de la vie, autant, et sitôt qu’il écrivait, il devenait facile à l’enthousiasme, — enthousiasme pour la science, enthousiasme pour les idées, enthousiasme pour les richesses cachées de cette langue dont il se rendait bien compte que personne avant lui n’avait entrevu les infinies ressources ; — et c’est pourquoi, tout pesé, tout considéré, nous pouvons le saluer encore,


Le bon Rabelais qui boivait
Toujours, cependant qu’il vivait !


Nous avons seulement essayé de dire de quel vin les fumées lui montaient à la tête.


III. — L’INFLUENCE DE L’ŒUVRE

Quel a été le sort de cette œuvre unique, et quelle son influence ?

Il faut bien l’avouer : si les contemporains n’en ont pas méconnu toutes les qualités, ils n’en ont pas cependant reconnu la valeur ; et rarement œuvre plus originale a exercé moins d’action. C’est ce que suffirait à prouver la seule ignorance où nous sommes des circonstances de la mort de Rabelais. Comment est-il mort ? Quand est-il mort ? Où est-il mort ? Nous n’en savons rien ! Ce n’est pas ainsi que disparaissent, dans la force de l’âge et dans la maturité du génie, les hommes dont les œuvres, — à tort ou à raison ; il n’importe, — ont passionnément occupé l’attention de leurs contemporains. Quand ils meurent, on le sait ; et la curiosité les accompagne au moins jusqu’à la tombe. Mais l’auteur de Pantagruel ! En vérité, si nous n’avions pas l’épitaphe éloquente et irrespectueuse de Ronsard ; si nous n’avions pas les anathèmes dont Calvin, dans son traité des Scandales, en 1550, dont Théodore de Bèze, dans un passage que nous avons cité, et Henri Estienne, dans son Apologie pour Hérodote, en 1566, ont accablé sa mémoire, — ce même Henri Estienne que l’on a quelquefois soupçonné d’être l’auteur du Quart Livre de Pantagruel, — il nous faudrait franchir un demi-siècle, je ne dis pas pour lui trouver des juges, de vrais juges, mais pour trouver qui parle de lui ; et, sans doute, il y a lieu de s’en étonner. Non seulement le vrai Rabelais, le Rabelais réel, a singulièrement différé du caractère de son œuvre, mais, à son tour, et par une autre singularité, la réputation ou la fortune de cette œuvre n’a pas moins différé, si l’on peut ainsi dire, de la nature, mais surtout du degré de son mérite.

Ses idées n’ont pas rencontré plus de faveur ou d’accueil que lui-même. Ce n’est pas ici le lieu de discuter sa pédagogie, que l’on a, selon nous, trop vantée, nous l’avons dit, et tout ce que nous ajouterons, c’est que, si Rabelais a parlé sérieusement, on ne saurait guère en concevoir de plus chimérique. Instruire en amusant, et, de l’effort ou de la fatigue même, qui sont nécessairement inséparables du travail, qui le sont encore plus du profit qu’on en tire, essayer de faire un divertissement ou un plaisir ; regarder comme un crime, je ne dis pas de contraindre ou de réprimer la nature, mais de la corriger seulement, et au contraire aider, favoriser, provoquer au besoin ce que l’on a de nos jours appelé « le développement de toutes nos puissances, » comme si chacun de nous n’en apportait en naissant que de bonnes ; faire d’ailleurs de la santé physique la condition et la base physiologique du progrès intellectuel, si ce sont bien là les principaux articles de la pédagogie de Rabelais et s’il n’y en a pas de plus impraticables, nous serions obligés pour le montrer d’entrer en de trop longs, en de trop nombreux, en de trop minutieux détails. Nous ne connaissons pas de leçons de choses qui ne doivent demeurer de véritables « Leçons », et fût-elle aussi rudimentaire qu’elle l’était au temps de Rabelais, on n’apprend pas la botanique en mangeant de la salade ! Mais ce qui est plus curieux, c’est que toutes les plaintes que fait Rabelais de l’éducation de son temps ne semblent pas avoir été seulement entendues. Laissons passer cinquante ans, et nous les retrouverons aussi vives dans les Essais de Montaigne ! Encore bien moins semble-t-on avoir essayé de les mettre en pratique et de réaliser les réformes qu’il préconisait. Et cela encore, quoi que l’on pense de ces réformes, est sans doute une preuve du peu d’influence qu’il a exercée. Saltavit et placuit : Rabelais a fait rire ! Mais personne, en son temps, ne s’est avisé que son rire fût « un des gouffres de l’esprit, » ni peut-être qu’il se fût en riant proposé rien de plus que de rire.

Comment cela se fait-il ? Si ce n’est pas précisément une « énigme », c’est un problème nouveau, c’est une dernière question que son œuvre nous pose. Essayons donc d’y répondre, en ne retenant d’ailleurs, de beaucoup d’explications possibles ou probables, que celles qui nous sembleront de nature à éclairer la signification de cette œuvre même ou à préciser la physionomie de l’homme.

Nous nous sommes efforcé de donner de l’œuvre une idée et un jugement d’ensemble, mais il nous faut ici nous souvenir que la publication du poème n’a pas duré moins de vingt ou trente ans, de 1532 à 1552, — et à 1564, si l’on veut que le Cinquième Livre soit de lui. C’est ce qui peut suffire à nous rendre compte, en passant, des redites ou des contradictions qu’on a relevées dans son poème. Pour les redites, on pourrait soutenir que l’épopée, de soi, n’y répugne point, et s’il est vrai, comme on l’a vu, que le premier livre de Pantagruel et le Gargantua sont à peu près conçus et dessinés sur le même modèle, on sait que les récits de combats ne manquent ni dans l’Iliade ni dans la Chanson de Roland, et y sont-ils si différens entre eux ? Les contradictions sont plus graves ; et, de l’écrivain d’opposition qu’il est assez manifestement dans ses deux premiers livres, si quinze ans de temps ont transformé le Rabelais du troisième et du quatrième livre, en un écrivain plutôt complaisant au pouvoir, il y avait là de quoi dérouter l’opinion. Car de quel côté se rangeait-il enfin ? et après tant d’indulgence pour les « concions des bons prescheurs évangéliques, » 1535, que signifiait cette attaque de 1552, aux « démoniacles Calvins, imposteurs de Genève ? » Dira-t-on qu’en ce temps-là l’opinion n’y regardait pas de si près ? C’est premièrement ce qu’il faudrait savoir. Mais, en ce cas, ce qui l’aurait distraite ou détournée de Rabelais et de ses géans, ce serait alors des événemens littéraires comme la publication de l’Institution Chrétienne de Calvin, 1536-1551, ou comme l’apparition, la bruyante apparition, en 1549, du manifeste de la Pléiade. En fait, les deux derniers livres de Rabelais ne s’adressaient plus du tout aux mêmes lecteurs que les deux premiers. Si quinze ou vingt ans de temps n’avaient pu s’écouler, dans un siècle où l’on vivait vite, sans modifier les opinions de l’écrivain, ils n’avaient pas moins profondément modifié l’esprit public. La Sorbonne ou le Parlement pouvaient encore s’émouvoir au récit des aventures de Panurge, mais déjà les lecteurs, le commun des lecteurs demandait autre chose ; et là sans doute est l’une des raisons du silence qui se fait autour de Rabelais, même avant qu’il soit mort, et plus profond encore aussitôt qu’il est mort.

Sa modération n’est-elle pas capable également de lui avoir nui ? je veux dire : la mesure que, dans un siècle tumultueux et passionné, nous avons vu qu’il s’était efforcé de garder. La « mesure ! » il semble d’abord qu’aucun mot ne lui convienne moins, et comme écrivain, il est vrai que Rabelais a tout justement quelque chose de « démesuré. » Mais il est vrai aussi que, comme Erasme naguère, il a refusé de prendre parti entre catholiques et protestans ; qu’il a indifféremment dirigé les traits de sa satire contre les uns et contre les autres, qu’il les a donc également blessés par cette « gaîté d’esprit confite en mépris des choses fortuites, » qui est son pantagruélisme ; et cela, il faut en convenir, n’est pas incapable de les avoir les uns et les autres coalisés contre lui. Les modérés ne plaisent guère à leurs contemporains ; et, en effet, leur modération n’est-elle pas une leçon qu’ils donnent « aux violens « de tous les partis, c’est-à-dire à ceux qui sont la force, et le nerf, et l’âme des partis ?

Ces raisons sont extérieures, et partant un peu superficielles : en voici de plus intérieures, sinon de plus profondes, qui touchent à l’œuvre, et qui tiennent de l’homme. La qualité de son style, d’abord, si l’on ne saurait nier que personne, avant ni depuis lui, n’a écrit comme lui. Le style de Rabelais n’est pas entré dans l’usage commun, dans l’usage courant de la langue, même littéraire. De l’étalage même et de l’abus d’une érudition souvent pédantesque, mais infiniment diverse, et de l’abus aussi de l’hellénisme ; de la multiplicité de ses allusions de toute sorte, non seulement aux personnes, mais aux choses, aux coutumes locales, aux appellations singulières, — « Gaudebillaux sont tripes de coiraux ; Coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux ; Prés guimaux sont ceux qui portent herbe deux fois l’an, » — de tant de provincialismes enfin qu’il a brassés dans le torrent de son style, de tout cela Rabelais s’est fait lui-même ce qu’on appelle « un auteur difficile. » Il nous faut avec lui payer notre plaisir. On ne l’aborde pas sans préparation, ni même sans étude. Non hic est piscis omnium... Et qu’on ne dise pas que c’est ainsi qu’on écrit de son temps ! Non, ce n’est pas ainsi qu’on écrit, et Marot tout seul en peut servir de preuve. Marot est parfaitement clair, et la qualité de sa langue est limpide. La langue de Rabelais est technique, elle est spéciale, elle est souvent obscure, bien plus obscure que celle de Ronsard, qu’on a si sottement raillée. Il n’a pas seulement le style volontiers technique, savant ou pédantesque, il l’a aussi comme involontairement discursif ou digressif. Il l’a encore épisodique, et d’ailleurs merveilleux pour l’art, pour l’aisance savante, pour l’apparente nonchalance, avec lesquels il enveloppe l’épisode dans le dessin compliqué de sa phrase. Mais que tous ces mérites, bien loin de lui attirer des lecteurs, en aient détourné beaucoup de son œuvre et de lui, c’est ce qu’il parait difficile de nier : nous ne sommes pas tous le savant Tiraqueau ni l’omniscient Budé !

Il ne faut pas douter non plus que son cynisme en ait détourné beaucoup d’autres, et après en avoir déjà parlé, si nous y revenons, c’est qu’on ne saurait jamais louer Rabelais sans insister sur cette restriction ni surtout laisser dire qu’il n’ait fait encore en cela qu’imiter l’exemple de son temps. La grossièreté de Rabelais lui est bien personnelle ; et, pour ne parler que de ses devanciers, on ne la retrouve ni chez Marot, ni chez Lemaire de Belges, ni même chez ce « truand » de Villon. Marot a des épigrammes obscènes, et il en a d’ordurières. Villon ne se fait pas scrupule de prêter la musique de son vers aux « regrets de la belle qui fut heaulmière, » ou de rimer une ballade en l’honneur de la Grosse Margot. Ce sont là jeux de poète ! Mais, ni l’un ni l’autre n’a le cynisme ou l’impudeur de Rabelais. Est-ce le médecin ici qui reparaît ? Toujours est-il que Rabelais semble prendre un plaisir pervers à braver les plus simples convenances, et on dira ce que l’on voudra, mais il n’est heureusement pas vrai que ses devanciers ni ses contemporains lui ressemblent tous ou presque tous en ce point. Car ses plaisanteries, après cela, ne sont pas du tout inoffensives ! Aucune plaisanterie n’est inoffensive qui nous accoutume à parler ou à penser bassement. Mais les plaisanteries de Rabelais deviennent dangereuses quand elles deviennent ignobles ; et elles le deviennent particulièrement, quand elles ne vont, comme en tant de rencontres, qu’à ridiculiser outrageusement la vieillesse, par exemple ; ou à déshonorer le mariage ; ou à salir même la maternité.

Au reste, — et on en a fait plusieurs fois la remarque, — c’est ici l’un des défauts, ou, pour mieux dire, l’une des grandes lacunes de l’œuvre et du génie de Rabelais. Dans cette satire où, l’une après l’autre, défilent sous nos yeux toutes les conditions humaines, la femme n’a presque point de place, ou du moins, quand on nous l’y montre, c’est de loin, et d’ailleurs c’est toujours pour l’injurier grossièrement. Que l’on se reporte seulement aux chapitres XXI et XXII du second livre, le premier du Pantagruel : il n’y a rien de plus « gaulois ; » et on songe invotairement à la manière dont la femme est traitée dans nos vieux fabliaux ! Ah ! la « galanterie » n’était pas le défaut de nos trouvères ; et quand ils parlaient d’amour, la bassesse de leurs sentimens n’avait d’égale que l’imperfection de leur langue. Rabelais est bien de leur famille. On ne trouve pas trace de « chevalerie » dans son œuvre, et l’inspiration des Romans de la Table ronde en est absente ! Absente aussi cette sensibilité qui respire dans la Ballade que fit Villon à la requeste de sa mère :


Femme je suis, pauvrette et ancienne,
Qui rien ne says, oncques lettres ne lus ;


absente la grâce :


La reyne Blanche comme lys,
Qui chantait à voix de seraine ;


absente enfin jusqu’à cette inspiration de voluptueux ou d’artiste qu’on sent passer dans les vers célèbres :


Corps féminin, qui tant es tendre,
Poly, souef et précieux...


Et cela sans doute est fâcheux, plus fâcheux peut-être que tout le reste, pour « un humaniste » surtout. Car d’avoir ainsi traité la femme, c’est enfin comme si l’on disait qu’une moitié de l’humanité est absente de l’œuvre de Rabelais. Il a la verve, il a la force, il a la puissance ! Il a, nous l’avons dit, le pittoresque et l’éloquence ! Il n’a ni la sensibilité, ni la grâce, ni le charme, ni tout ce que la femme, en entrant dans une littérature, y fait entrer avec elle des exigences, des convenances, des qualités de son sexe ; — et ce qui lui manque encore davantage, c’est le sentiment de la beauté.

Sa philosophie de la nature l’a-t-elle peut-être empêché de l’éprouver ou de le concevoir ? Je le croirais volontiers. Qu’est-ce que la beauté ? Nous n’en savons rien, et depuis le temps de Platon aucun esthéticien n’a réussi à nous le dire. Mais nous ne nous trompons point à de certaines impressions. Et ce genre d’impressions, c’est rarement la nature qui nous les procure. Il y a plus, et dans tous les arts, comme dans tous les temps, — mais surtout et plus particulièrement dans la tradition gréco-latine, dans la tradition classique, — l’idée de la beauté n’a jamais été formulée ou conçue que comme quelque chose d’ultérieur à la nature. On connaît l’endroit, souvent cité, de la lettre de Raphaël à Baldassare Castiglione : Essendo carestia di belle donne, io mi servo di certa idea che mi viene nella mente. Et Cicéron avait dit avant lui : Nihil in simplici genere ex omni parte perfectum natura expolivit. C’est cmme s’il disait que rien de naturel n’est achevé, n’est parfait, n’est complet en son genre. La nature n’est belle ni en soi, ni de soi : elle le devient. Mais c’est précisément ce qu’ignorent ou ce que ne comprennent pas les naturalistes. L’imitation de la nature leur suffit ; et, comme à Rabelais, de vouloir la « perfectionner, » cela passe à leurs yeux pour la plus dangereuse ou la plus prétentieuse des erreurs. Les choses sont bien comme elles sont, et il nous faut apprendre à les reproduire comme telles. Ne touchons pas à la déesse ! et surtout ne la retouchons pas ! Mais si c’est bien l’idée de Rabelais, et, nous l’avons montré, si tout ce qu’il croit voir de naturel est non seulement naturel, mais sacré pour lui, mais « divin, » sa philosophie même l’a donc j empêché de concevoir le sentiment de la beauté. Et ce n’est pas ici le lieu d’examiner cette philosophie ; mais, qu’elle mène à cette conclusion, et qu’elle y mène presque nécessairement, n’est-ce pas déjà contre elle un grave préjugé ?

Il y a certes là de quoi nous étonner ! Et comment donc ! ce très grand, très pénétrant, et très vigoureux esprit, cet artiste et ce poète, a vécu toute sa vie dans la familiarité des poètes et des artistes de la Grèce et de Rome ! Il a fait plusieurs séjours à Rome, et quelle Rome alors, la Rome des Médicis et des Farnèse ! Il a pu voir, il a certainement vu les Chambres de Raphaël et le Plafond de la Sixtine ! Il est encore contemporain de Chantilly et de Chambord ! Mieux encore ! il est de Chinon, Tourangeau, né sur les bords de ce fleuve de Loire où se sont comme élevés sous ses yeux les chefs-d’œuvre de l’architecture de notre Renaissance ! Qui le croirait ? qui s’en douterait à le lire ? Son abbaye de Thélème, « en figure hexagone, » avec ses « grosses tours rondes en chacun de ses angles, » sa couverture d’« ardoise fine, » son « endoussure de plomb à figure de petits mannequins et animaux bien assortis et dorés » n’est à vrai dire qu’un de ces châteaux forts comme on en voit aux enluminures, or et azur, de nos vieux manuscrits ; et il est bien vrai qu’en passant dans l’île de Medamothi ses voyageurs achètent « quelques rares et précieux tableaux, » ainsi qu’une tapisserie de haute lisse où sont représentés « La vie et gestes de Achilles ; » mais leur plus belle emplette est encore de trois jeunes « unicornes » et d’un « tarande. » « Tarande est un animal grand comme un jeune taureau, portant teste comme est d’un cerf, peu plus grande, les pieds fourchus, le poil long comme d’un grand ours, la peau peu moins dure qu’un corps de cuirasse... » Nous voilà loin d’Achille, en moins de trois ou quatre pas ! Chose étrange, en un grand écrivain, poète pourtant et peintre lui-même, que cette espèce d’indifférence à la beauté plastique ! Mais quelle distance ne met-elle pas entre lui et l’Arioste, son contemporain d’Italie ; et comment, à ce propos, s’empêcher de songer que le Roland furieux, comme le Pantagruel, est cependant une satire ou une parodie ?

C’est en ce point et par là que, si l’œuvre de Rabelais incarne l’une des idées maîtresses de la Renaissance, il n’en demeure pas moins engagé dans le moyen âge de toute une partie de lui-même. Le moyen âge avait eu le génie de la caricature ou du grotesque, pour ne pas dire de la laideur, et c’est ce que Rabelais en a directement hérité. Joignez-y le goût de l’allégorie. Se rappelle-t-on l’étrange apparition qui termine le grand combat de Pantagruel et de ses compagnons contre les Andouilles ?

« Du cousté de la Transmontane advola un grand, gras, gros, gris pourceau, ayant aisles longues et amples, comme sont les ailes d’un moulin à vent. Et estait le pennage rouge cramoisi, comme est d’un phœnicoptère, qui en Langue goth est appelé flammant. Les œilz avait rouges et flamboyans, comme un pyrope ; les oreilles verdes comme une émeraude prassine ; les denz jaunes comme une topaze ; la queue longue, noire comme marbre Lucullian, les pieds blancs, diaphanes et transparens comme diamant, et estait largement patte, comme sont les oyes, et comme jadis à Tholoze les portait la reine Pédauque... Le temps était beau et clair. Mais, à la venue de ce monstre, il tonna si fort du cousté gauche que nous restâmes tous étonnés. Les Andouilles, sitôt que l’aperçurent, jettèrent leurs armes et bâtons, et à terre s’agenouillant, levèrent haut leurs mains joinctes, sans mot dire, comme si elles l’adorassent. Frère Jean, avec ses gens, frappait toujours et embrochait Andouilles. Mais par le commandement de Pantagruel fut sonnée retraite, et cessèrent toutes armes. Le monstre ayant plusieurs fois volé et revolé entre les deux armées jetta plus de vingt et sept pipes de moutarde en terre : puis disparut, volant par l’air, et criant sans cesse : Mardy gras, mardy gras, mardy gras. »


La puissante et amusante imagination du conteur transforme ici, en une sorte de mythe, le froid symbole qu’on appelait au moyen âge Bataille de Charnage et de Quaresme, mais c’est bien le même symbole ; et le plaisir évident que Rabelais prend lui-même à son allégorie le trahit.

Aussi bien touchons-nous à la raison historique de l’indifférence relative avec laquelle ses contemporains ont accueilli son œuvre. S’ils n’ont pas pris le livre au sérieux, et si même ceux qu’il avait fait le plus rire lui eussent demandé volontiers, comme le cardinal d’Este à l’auteur du Roland furieux : « Et où diable, maître Alcofribas, avez-vous pris toutes ces... sottises ? » s’ils n’ont pas rendu justice à toutes les qualités de Rabelais, ni surtout à l’unique originalité de cette prose en même temps si réaliste et si poétique, si savante et si populaire ou populacière à la fois ; si Rabelais n’a pas laissé derrière lui de disciples ou d’imitateurs, si ses exemples n’ont pas fait école, c’est qu’à vrai dire, et pour tous les motifs qu’on vient d’essayer d’indiquer, l’inspiration générale ;de son livre — sauf en un point — contrariait les tendances de son temps. Représentatif d’un moment, mais d’un seul moment de la Renaissance, surtout de lui-même, Rabelais ne l’a pas été des « aspirations » de son époque, et si, de son vivant, sa gloire n’a pas égalé son génie, c’est précisément ou principalement à cause de cela.

Au moment où l’influence des femmes commençait à transformer l’art et la littérature, — ainsi qu’on en trouve la preuve dans la vogue des Amadis, 1540, ou dans l’esprit de l’Heptaméron, 1558, — il a offert à ses contemporains un livre, poème ou roman, dont la femme était absente, ou du moins n’y paraissait que de très loin en très loin, pour y être plus grossièrement bafouée que dans les Fabliaux. Combien Erasme, cet autre moine, avait été plus généreux, plus large, plus humain, pour mieux dire ! et s’il a, lui aussi, la plaisanterie quelquefois un peu grasse, comme il a mieux parlé, dans ses Colloques, de l’éducation des femmes, et du plaisir de la conversation, et de la dignité du mariage, et de la noblesse de la maternité ! C’est ce que les femmes attendaient alors de l’écrivain. Et c’est pourquoi, quand Rabelais n’aurait pas offensé cruellement toutes leurs pudeurs, elles n’en auraient pas moins reconnu et proscrit en lui l’ennemi de toutes leurs ambitions sociales. Elles ont pu croire un instant qu’il leur donnait entrée dans son abbaye de Thélème, à l’endroit où il dit : « Tant noblement estaient appris les Thélémites qu’il n’estait entre eux celui ni celle qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instrument harmonieux, parler de cinq à six langages, et en iceux composer, tant en carmes qu’en oraison solue ; » et plus loin : « Jamais dames ne furent vues tant propres, tant mignonnes, moins fascheuses, plus doctes, à la main, à l’aiguille, à tout acte muliebre honnête et libre. » Mais quoi ! si c’est Rondibilis qui parle, c’est Rabelais qui pense, dans cet autre passage : « Quand je dis femme, je dis un sexe tant fragile, tant variable, tant muable, tant inconstant et imparfait que nature me semble s’être égarée de son bon sens quand elle a bâti la femme ! » Et j’entends bien encore qu’il rit ! Mais en riant il dit ce qu’il veut dire ; et les femmes ne s’y sont point trompées. Au temps de François Ier et d’Henri II, contre l’influence féminine qui grandissait, Rabelais a représenté tout ce que les femmes eussent voulu détruire, tout ce qu’elles allaient cent ans durant travailler à détruire, tout ce qu’elles devaient réussir un jour à détruire ; et il se peut bien qu’elles aient eu tort en quelques points, mais elles avaient raison en d’autres, sur la plupart des autres ; et la vogue ou la réputation de Rabelais s’est ainsi ressentie d’avoir contre elle au moins une moitié du public.

S’il avait mal choisi son moment de contrarier une tendance universelle et irrésistible, il ne l’avait guère mieux choisi de faire l’apologie de la nature, telle du moins qu’il l’a faite ; et c’était trop tard ou trop tôt. Nous le verrons bientôt en étudiant Calvin. Ce que les réformateurs en général, et les calvinistes en particulier, les nôtres surtout, combattront le plus énergiquement de l’esprit de la Renaissance, nous pouvons le dire dès maintenant, c’en est justement le naturalisme, et sa tendance intérieure à l’émancipation des instincts. Là même est le motif pour lequel nous avons cru pouvoir nous dispenser de nous expliquer plus amplement sur la philosophie de Rabelais. Nous laissons à Calvin le soin de lui répondre ; et, déjà, ne l’a-t-on pas vu commencer ? Aux environs de 1550, Calvin avait d’ailleurs pour lui, catholiques ou protestans, tous ceux qui se souciaient de défendre la morale contre la croissante corruption dont l’esprit de la Renaissance n’était pas tout à fait innocent ou irresponsable. Mais se pouvait-il qu’ils n’eussent pas, comme lui, Rabelais en horreur, ou tout au moins en défiance ? Et les accusât-on, comme Rabelais lui-même l’a fait, de « cagoterie, » ou d’« hypocrisie, » — ce qui est toujours facile, — on ne saurait faire que cette défiance, ou de quelque nom qu’on la nomme, ne lui ait enlevé de nombreux lecteurs. S’il contrariait toute une fraction de la société de son temps, et la plus puissante ou la plus aristocratique, — c’était encore alors la même chose, — il en inquiétait une autre, et une plus agissante, sur les fondemens mêmes de la morale. Il ne lui restait plus, après cela, qu’à tourner les « lettrés » eux-mêmes contre lui, c’est-à-dire ses propres troupes ; et l’énigme est expliquée si c’est effectivement ce qu’il a fait.

On sait assez que les écrivains de la Pléiade n’ont guère aimé Rabelais, et, comme témoignage de leurs dispositions envers lui, on peut joindre à l’épitaphe de Ronsard, si l’on le veut, cette épigramme de Baïf :


J’ay, moy, nouveau Démocrit,
Ry de tout par maint écrit,
Que sans rire on ne peut lire,
Enfin la mort qui tant rit
Se riant de moi m’apprit
A rire d’un ris sans rire.


Elle est parfaitement plate, au moins ! mais elle est caractéristique. La Pléiade n’avait point désarmé. Et quelle est la raison de cette hostilité ? Celle-ci, tout simplement, que, si la Pléiade s’est proposé quelque but, — en se trompant peut-être sur les moyens qu’elle a pris de l’atteindre, — elle n’en a pas eu d’autre, de plus déclaré, ni de plus désiré que le perfectionnement de la nature et la réalisation de la beauté. Rien encore, on le voit, de plus contraire à l’esprit de Rabelais ; ou plutôt, il faut retourner la phrase, rien de moins conforme que l’esprit de Rabelais à une tendance qui était déjà celle de presque tous les écrivains.

Ne nous étonnons donc pas que, n’ayant avec lui ni les lettrés, ni les protestans, ni les femmes, — c’est-à-dire aucun des trois grands partis qui, de son vivant même, se disputaient la direction de l’opinion, — son œuvre n’ait pas été jugée d’abord à sa valeur. Isolé déjà par l’originalité de son style, qui ne devait pas plus avoir d’imitateur qu’il n’avait eu de modèle, Rabelais ne l’était pas moins, l’était même encore davantage par son opposition aux tendances de son temps. Son influence a été nulle sur ses contemporains, et, avec le mélange unique de ses qualités et de ses défauts, il nous apparaît dans l’histoire comme un de ces maîtres dont l’exemple n’a pas fait école, et qui sans doute, pour cette raison même, n’en sont que plus originaux. Cinquante ou soixante ans s’écouleront avant qu’on lui rende justice, avant que l’opinion, la popularité, l’admiration lui reviennent. Et ceux mêmes qui pour témoigner de leur admiration l’imiteront alors, différeront de lui par tant de côtés, qu’on verra bien, qu’on pourra sans doute essayer de dire ce qu’ils lui doivent ! mais les emprunts qu’on lui fera ne l’appauvriront point ; nul ne retrouvera le secret de sa puissance ; et il nous demeurera pour toujours incomparable, prodigieux et déconcertant, — avec « un collier d’or au col, » sur lequel on lira « gravé en lettres Ionicques... » ce que lui-même y lut dans la journée fameuse où, du côté de la Transmontane, il vit Mardy gras volant dans les airs.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Cette étude sur Rabelais est un chapitre d’une Histoire de la Littérature française classique, dont le premier volume, intitulé : la Formation de l’idéal classique, paraîtra l’hiver prochain à la librairie Delagrave.
  2. Theotimus, sive de tollendis, etc., Paris, 1549, chez J. Roigny,
  3. De l’autorité de Rabelais, etc, Paris, 1191, chez Gattey, ch. II, p. 14 et 15.
  4. On a discuté, et on discute encore, à ce propos, sur le point de savoir si c’est le Gargantua qui a précédé le Pantagruel (j’entends le premier livre) ou au contraire, si, comme nous le croyons, c’est le premier livre de Pantagruel qui a précédé Gargantua. Sans avoir ici besoin de peser les raisons des uns et des autres, la question nous paraît tranchée par un texte authentique. C’est celui que l’on trouve dans une lettre de Calvin à ses amis d’Orléans, datée du mois d’octobre 1533. Dans cette lettre fort intéressante, Calvin rend compte à ses amis de ce qui s’est passé en Sorbonne à l’occasion du livre de la reine de Navarre : Le Miroir de l’Ame pécheresse, que la Faculté de théologie avait fait mine de vouloir condamner. Mais François Ier n’ayant pas caché son irritation d’un traitement qui sans doute ne lui paraissait pas fait pour les Reines, il avait fallu venir à résipiscence ; et le curé de Saint-André, Nicolas Le Clerc, docteur de Sorbonne, avait dû expliquer que le Miroir de l’âme Pécheresse était à l’abri de toute censure. « La Sorbonne, disait-il, n’avait prétendu condamner que quelques livres obscènes, de l’espèce du Pantagruel ou du Bosquet d’amour. » Ce texte nous paraît décisif, et suffit lui tout seul à prouver que le Gargantua de Rabelais n’existait pas encore en 1533. (Voyez d’autres argumens dans Brunet : Recherches sur les Éditions originales de Rabelais, Paris, 1852 ; Potier ; et dans Marty-Laveaux, les Œuvres de maître François Rabelais, t. IV, p. 15-21 ; Paris, 1881, Lemerre.)
  5. Il ne faut pas oublier ici de noter que onze chapitres de ce Quart Livre, — il en compte soixante-sept dans l’édition de 1552, — avaient une première fois paru en 1548, et une seconde à la suite de plusieurs éditions des trois premiers livres.
  6. Ce qu’il y a d’amusant ici, c’est que, de ces cardinaux protecteurs de Rabelais, et qui « vivaient à sa manière, » le moins illustre, nous l’avons dit, n’est pas Chatillon, le frère de l’austère Coligny.
  7. « Statueram enim primum quidem viros doctos, qui in iis locis (à Rome) jactationem haberent, per quæ nobis via esset, convenire, conferreque cum eis familiariter et audire de ambiguis aliquot problematis quæ me anxium jamdiu habebant. » Topographia Marliani, dédicace à Jean du Bellay.
  8. On entend bien qu’il ne s’agit pas ici de contester à Rabelais l’étendue ni la variété de son érudition, et, on le répète, elle est énorme. Mais on veut dire qu’il en fait évidemment parade, avec l’intention de nous éblouir ; qu’elle n’est pas toujours de première main ; et qu’il en déguise volontiers les sources, dans le dessein de la surfaire. En voici deux exemples :
    Dans le prologue de son Gargantua, il parle des Silènes. « Silènes étaient petites boîtes, telles que nous voyons de présent es boutiques des apothicaires,... » et il nous renvoie au Banquet de Platon. Je ne doute pas qu’il ait lu le Banquet de Platon. Mais si ce qu’il dit des Silènes est emprunté textuellement, ou même traduit, d’Érasme en ses Adages, (Cf. dans les Adages, l’article Sileni Alcibiadis) on aimerait, pour lui, qu’il eût nommé Érasme.
    Un peu plus loin, au chapitre III du même livre, il discute plaisamment la légitimité de l’enfant né de femme légitime, mais après la mort du mari ; et il allègue à l’appui de son dire :
    « Hippocrates, lib. de Alimento ;
    Pline, lib. VIl, cap. 5 ;
    Plaute, in Cislellaria ;
    Marins Varro, en la satire inscrite le Testament, alléguant l’autorité d’Aristote à ce propos ;
    Censorinus, Liber de Die Natali ;
    Aristoteles, liv. VII, cap. 3 et 4 De Natura animalium ;
    Gellius, liv. III, cap. 16 ; Servius, in Eclog. exposant ce mètre de Virgile : Matri longa decem ;
    Et mille autres fols. »
    Voilà sans doute un bel étalage. Mais quoi ! de tous ces auteurs il n’en a peut-être lu qu’un seul, c’est Aulu-Gelle, dans un seul passage de qui toutes ces références se trouvent ramassées ; et ce qu’on est alors tenté d’admirer, c’est toujours son érudition, mais c’est aussi l’art avec lequel, en mêlant Aulu-Gelle dans la foule de ses auteurs, il excelle à masquer son emprunt. (Cf. Aulu-Gelle, Noct, Att., lib. III. cap, 16.)
  9. Histoire universelle de Jacques-Auguste de Thou, traduite sur l’édition latine de Londres, à Londres, édition de 1734. T. II, p. 93 à 102. Voyez le discours énergique, mais d’ailleurs apocryphe, ou du moins supposé, que l’historien a mis dans la bouche d’Amyot.
  10. Ce n’est pas nous qui nous avisons le premier de ce Parallèle, et, sans compter que quelques-uns des contemporains ou des successeurs de Rabelais, — le vieil Estienne Pasquier, par exemple, — n’avaient pas hésité à le ranger parmi les poètes de son temps, un homme d’infiniment d’esprit, mais d’un esprit un peu précieux, Charles Rivière-Dufresny, a publié en 1711, dans le Mercure Galant, un Parallèle burlesque, ou Dissertation, ou Discours qu’on nommera comme on voudra, sur Homère et Rabelais. En voici les premiers mots : « Commençons par abjurer tous les ridicules qu’on pourrait me donner là-dessus. Je déclare premièrement que je méprise une moitié du livre de Rabelais, et que je déteste même dans l’autre le libertinage et les obscénités qui rendent cet auteur odieux : je déclare de plus que je respecte Homère... Mais ce respect n’est point un respect de culte et d’adoration ; et je crois pouvoir sans profanation comparer le sublime du poète grec avec l’excellent comique de maître François. » Il disait encore, un peu plus loin : « Ces deux auteurs ont premièrement cela de commun qu’ils étaient nés pour la poésie ; il ne manque à Rabelais, pour être un grand poète, que d’avoir écrit en vers : son livre est un poème en prose, quoiqu’il n’ait pas dit d’abord : « Déesses, chantez Gargantua ! » Dufresny avait vu juste, et son Parallèle n’était vraiment point si burlesque, puisque après deux cents ans, comme nous essayons de le montrer, on ne saurait mieux faire que d’en reprendre ou d’en étendre l’idée.
    On trouve le Parallèle de Dufresny dans plusieurs éditions de Rabelais, et notamment dans celle d’Amsterdam, 3 vol. in-4o, 1741, chez Jean Frédéric Bernardt.
  11. Il resterait toutefois à examiner s’il a « emprunté » cette énigme à Mellin de Saint-Gelais, dont les œuvres n’ont paru en librairie que longtemps après les premiers livres de Rabelais ; ou si Mellin de Saint-Gelais l’a peut-être composée pour lui, comme de nos jours Théophile Gautier composait les sonnets que Balzac mettait dans ses romans.
  12. Voyez le livre de M. Edmond Huguet sur la Syntaxe de Rabelais comparée à celle des autres prosateurs de 1450 à 1550 ; Paris, 1894, Hachette.