François Ogier et son journal du congrès de Munster

François Ogier et son journal du congrès de Munster
Revue des Deux Mondes3e période, tome 117 (p. 680-691).
FRANÇOIS OGIER
ET
SON JOURNAL DU CONGRÈS DE MUNSTER

Le manuscrit de François Ogier, que M. Auguste Boppe a retrouvé à la Bibliothèque nationale et qu’il vient de publier en l’accompagnant d’une excellente introduction, n’ajoute rien d’essentiel à l’histoire du célèbre congrès de Munster[1]. Ce n’est, comme le dit M. Boppe, que « l’éphéméride d’un témoin de ce grand événement ; mais ce journal apporte, au milieu des innombrables volumes publiés sur les traités de Westphalie, une note personnelle qui faisait défaut jusqu’ici. » François Ogier était un de ces hommes de lettres comme il y en eut beaucoup de son temps, qu’on peut comparer aux arbres qui n’ont que des feuilles. La postérité, qui ne regarde qu’aux fruits, l’a complètement oublié. Il eut cependant sa part de gloire et il avait su se faire une place honorable dans la société littéraire de la première moitié du XVIIe siècle.

Devenu l’aumônier de l’un des plénipotentiaires français, le comte d’Avaux, il fut emmené par lui en Westphalie et employé à beaucoup de choses. Il écrivait des lettres, rédigeait des brochures politiques, composait des vers de circonstance et dans l’occasion le scénario d’un ballet. Plus souvent, il prêchait ; pendant que son patron négociait, il montait en chaire pour exhorter les empereurs, les rois et leurs ministres « à ouvrir enfin les yeux de leur pitié sur la désolation de tant de provinces, sur la misère de tant de nations, sur les désordres effroyables que causait une si longue guerre. » Ses admirateurs l’avaient surnommé l’évangéliste de la paix, un Hercule gaulois, dont la parole était une chaîne d’or. Il aimait à se souvenir du sermon de la Passion qu’il avait prononcé le 30 mars 1646, dans l’église des Cordeliers, en présence de tous les plénipotentiaires et de leur suite. C’était, disait-il, la plus illustre assemblée qui eût jamais été. « Ces messieurs étaient toutes personnes choisies, instruites dans les sciences et les belles-lettres, et certes il fallait être ferré à glace pour tenir ferme contre eux dans la conversation ordinaire… Italiens, Français, Espagnols, Allemands, Danois, Transylvains, Suédois, catholiques, protestans, luthériens, calvinistes, juifs, anabaptistes, composaient mon auditoire. Car, en vérité, on peut dire que cette capitale de la Westphalie était pour lors le concours de toutes les nations et de toutes les religions de l’Europe qui, étant si différentes en intérêts, en opinion et en créance, s’accordaient toutefois en ce point de me venir écouter et de se piquer de parler et d’entendre notre langue. » Ses succès oratoires le réjouissaient sans l’étonner ; Tallemant des Réaux a dit de lui que, « pour l’éloquence, il se prenait pour le premier homme du monde. »

Né en 1597 ou 1598, François Ogier était le fils cadet d’un avocat au parlement de Paris. On l’avait destiné à l’église, mais on put douter longtemps qu’il eût la vocation. Il avait fait ses études au collège de Boncour où il se lia avec Colletet et avec tous les amis de Colletet, qui devinrent les siens, et ce fut d’abord dans les lettres qu’il tenta de se faire un nom. Il y avait trois choses qu’on apprenait alors dans les collèges. On y acquérait l’art de composer des chries ou dissertations, en les ornant d’allégories et de comparaisons mythologiques ; on s’aidait à cet effet de dictionnaires qui étaient des recueils d’emblèmes et de citations, et à ces citations on ajoutait celles qu’on avait recueillies soi-même en classe sous la dictée du maître. On apprenait aussi à construire des syllogismes en forme, à aligner des argumens et à faire bonne figure dans une discussion littéraire ou philosophique. Enfin on s’initiait de bonne heure à la science du théâtre. L’Université avait conservé l’usage des représentations dramatiques, et nombre de régens faisaient jouer leurs pièces par leurs élèves. Les bergers enrubannés, les bergères à la bouche de cerise étaient à la mode et on trouvait dans tous les collèges « les décors et les accessoires de la pastorale, des masques de satyres, des trousses de Cupidon, des chapelets et des barbes d’ermite[2]. » Ogier eut toute sa vie l’amour des citations, la passion des controverses, et quoiqu’il n’ait jamais composé de comédie, il prouva, dans son séjour à Munster, que c’était un jeu pour lui que de bâtir le scénario d’un ballet.

Avant de trouver sa voie, il s’était essayé dans plus d’un genre littéraire. Il avait projeté de traduire en quatrains les distiques des héroïdes d’Ovide. Il n’alla pas jusqu’au bout, il refréna ce qu’il appelait « ses fureurs poétiques. » Le père Garasse venait de faire paraître son fameux livre, son véhément réquisitoire contre le libertinage des gens de lettres. Ogier rompit des lances contre ce terrible jésuite, et il s’en trouva mal. Il s’attira une virulente réplique où Garasse le traitait « de débordé, de dépravé, de Pylade ou d’Achate de Théophile. » Des amis communs s’interposèrent, et cette méchante querelle se termina par une embrassade. Peu après, il écrivit son Apologie pour M. de Balzac, violemment attaqué par le religieux feuillant dom André de Saint Denis. Ce plaidoyer eut tant de succès que Balzac se l’appropria sans façons, s’en déclara l’auteur. Aussi quand on demandait à Ogier s’il ne ferait pas l’épitaphe de ce grand homme, qu’il avait si bien défendu, il répondait : « Je m’en garderai bien, j’aurais peur qu’il ne se l’attribuât encore. »

Il avait reçu les ordres, et tout en demeurant l’un des fidèles de Mlle de Gournay, tout en fréquentant Marolles, La Mothe Le Vayer, L’Étoile, Boisrobert, Ménage, Chapelain, il se fit sermonnaire et panégyriste des saints, et il fut bientôt en réputation. Le cardinal de Richelieu voulut qu’il prêchât devant lui. « La face du lieu, qui n’était pas une église, écrivait Ogier, m’était bien nouvelle. Une haie de mousquets faisait un cadre vide et d’un espace assez grand entre la chaire du prédicateur et celle du cardinal. Celle-ci, posée sur une estrade, était plutôt un trône qu’un siège ordinaire, autour duquel les ducs et pairs et les secrétaires d’État faisaient la presse. » C’était le capitaine des gardes qui l’installait dans sa chaire. « Un bedeau si qualifié m’embarrassait ; mon surplis s’accrocha à l’arme d’un soldat ; l’odeur des mèches et de la poudre me fut un parfum désagréable et inaccoutumé, qui me pénétra le cerveau. »

Richelieu fut si content de lui qu’il lui promit un évêché ; mais il mourut quinze jours après sans avoir eu le temps de lui rien donner. Le 1er juillet 1643, Ogier prononça, « avec l’admiration et l’applaudissement de tout Paris, » l’oraison funèbre du roi Louis XIII, et la reine régente lui fit à son tour des promesses qu’elle ne tint pas davantage. Il était condamné à n’être jamais évêque ; mais il avait la vogue ; beaux esprits et badauds, tout le monde voulait l’entendre. Il est permis de trouver que non-seulement il valait un Coeffeteau, mais qu’il avait plus de goût, plus de discernement, que le soleil et la lune, les Assyriens, les Mèdes et les Perses tenaient moins de place dans ses harangues. Il avait lu, étudié Balzac, il avait appris de cet illustre rhéteur à donner du nombre et quelque dignité à la prose oratoire. Malheureusement son éloquence était froide comme glace. Le temps des grandes inspirations n’était pas encore venu, et il est mort sans s’être douté que pour remuer les âmes, les artifices de rhétorique et les belles sentences ne suffisent pas, qu’il faut croire, sentir, aimer et haïr.

Les plénipotentiaires envoyés à Munster emmenaient avec eux une suite nombreuse, composée de gentilshommes, de diplomates, de prêtres lettrés. Le comte d’Avaux était bien aise de montrer à l’Allemagne le prédicateur qu’admirait Paris. Ce fut le 9 octobre 1643 qu’on se mit en route. Le dimanche 14, Ogier prêchait à Reims, à la profession d’une nièce de son excellence. Il ne manqua point « de faire comparaison du sacrifice d’Iphigénie à l’action de cette sainte fille, et d’en tirer les augures de la prospérité et du succès de leur voyage. » Ce voyage, en effet, s’accomplit sans incident fâcheux.

La Hollande lui plut ; il constata avec orgueil que sa renommée s’y était déjà répandue. La princesse Elisabeth, fille aînée du duc de Bohême et petite-fille de Jacques Ier d’Angleterre, lui dépêcha à plusieurs reprises un gentilhomme pour lui témoigner son désir de le voir, et il ne fut point insensible aux complimens flatteurs que lui prodigua « cette fille de grand esprit, » qui comme son grand-père « faisait asseoir les muses dans le trône. » Quelques jours plus tard, il fit connaissance avec M. Descartes, qui lui conta ses disputes avec le fameux Voët d’Utrecht. Il vit à Leyde M. de Saumaise, et ils s’entretinrent de militia Romanorum et Græcorum. Il fut encore plus charmé de M. Heinsius, le célèbre érudit hollandais qui le reçut « avec des caresses extraordinaires. » — « Ce bonhomme ne pouvait se lasser de m’embrasser. Il nous fallut boire ensemble dans son verre, et pour clôture de notre conversation, il me promit une amitié sincère et me donna pour gage de sa parole un de ses livres sur la Poétique d’Aristote. » Amsterdam, son port et ses vaisseaux lui firent une vive impression ; mais ce qui l’attirait surtout, c’étaient les bibliothèques et les cabinets de curiosités. Peintures, médailles, agates, pierres gravées, vases, cristaux, ouvrages des Indes orientales et occidentales, tout l’intéressait également, et il faisait autant de cas des horloges qui vont un an que des tailles-douces d’Albert Dürer et des dessins de Raphaël d’Urbin.

Il aimait les livres et les agates, il aimait aussi la dispute, les controverses, et chemin faisant, il eut maille à partir avec quelques docteurs protestans, qui avaient eu l’imprudence « de l’aboucher. » Pendant son court séjour à Dordrecht, il alla voir le ministre André Colvius, l’un des hommes les plus savans de son temps. On causa belles-lettres et on s’entendit ; mais Colvius s’étant trouvé le soir chez l’ambassadeur, Ogier mit la théologie sur le tapis. La querelle ne tarda pas à s’aigrir, on s’échauffa, on cria, peu s’en fallut qu’on ne se prît aux cheveux ; au bout d’un quart d’heure, le ministre sortit en colère, et se vengea « en faisant courre sur cette rencontre un écrit plein de faussetés et d’impostures, » auquel Ogier, cela va sans dire, s’empressa de répliquer. Il y avait à La Haye un prédicateur français nommé de Maury, « mieux disant que les autres. » Après s’en être longtemps défendu, Ogier se résolut à aller l’entendre. Le lendemain, l’église brûla, et il fit aussitôt un sonnet, où il exprimait la joie féroce que lui avait causée cet embrasement providentiel :


Prêcheurs sans mission, anarchiques ministres,
Voici de votre fin les augures sinistres ;
Ce feu purge mon temple et brûle votre cœur.


Il est heureux, en vérité, qu’on ne l’eût pas chargé de négocier le traité de Westphalie. La politique de Richelieu et de Mazarin lui agréait peu, l’alliance de la France avec l’hérétique Suède lui inspirait une secrète horreur, et il eut peine à pardonner aux trois plénipotentiaires français le duc de Longdeville, le comte d’Avaux et Servien d’avoir consenti à servir de parrains à une fille du résident suédois, laquelle fut baptisée chez lui par son ministre luthérien. « C’est là, écrivait-il en latin dans son journal, une action condamnable et perverse et du plus triste exemple. » Le comte d’Avaux paraît s’être amusé plus d’une fois des indignations de son atrabilaire aumônier, qui avait plus d’indulgence pour les libertins que pour les réformés.

Le mardi 15 mars 1644, on avait quitté Deventer ; le 16, on couchait à Steinfort, dans une commanderie de Malte, dont le chapelain « était plus curieux de jambons que de livres, » et le jeudi 17, on s’en alla d’une traite à Munster. Ces dernières journées furent lugubres ! « Il ne se peut imaginer un chemin plus mauvais que celui que nous eûmes ces trois jours, et principalement dès que nous fûmes dans la Westphalie, qui est l’image de l’ancienne Germanie, inculte, désagréable, pleine d’eaux dormantes et de fondrières. À cela il faut ajouter la saison d’hiver et le mauvais temps ; la neige fondue nous pénétrait jusque dans les os. La moitié du temps, nous étions dans des chemins creux, où nos chevaux nageaient plus souvent qu’ils ne marchaient. Des chariots versèrent et se trouva force gens de bien mouillés jusqu’au collet. Mes papiers le furent, de sorte que celui que je voulais particulièrement conserver en portera les marques tant qu’il durera. » Il disait vrai, le manuscrit de la Bibliothèque nationale, retrouvé et déchiffré par M. Boppe, porte en effet les traces de cet accident, qui en a rendu en plus d’un endroit la lecture très difficile. Mais on fit grand accueil à ces gens mouillés et crottés. Munster avait été déclaré ville neutre pour toute la durée du congrès. Le gouverneur, qui était un général de l’empire, se porta à la rencontre du comte d’Avaux. « On lui fît une belle salve de canons et de mousquets, et étaient la garnison et les bourgeois en armes, les boutiques et les fenêtres pleines de monde. » Toutefois la première impression d’Ogier ne fut pas favorable ; il trouvait que « ce monde n’approchait ni en politesse, ni en beauté, ni en richesse, de celui qu’il venait de quitter en Hollande. »

Quinze jours après, le clergé de Munster fit une procession générale pour la paix, où les ambassadeurs d’Espagne ne parurent point. L’évêque cheminait avec le saint-sacrement sous un dais, porté par les principaux bourgeois et entouré d’enfans vêtus en anges. Devant lui marchaient les vingt-quatre pages de MM. d’Avaux et Servien, tenant à la main des flambeaux de cire blanche, les cordeliers, les grands chanoines, tous gentilshommes, auxquels Ogier reprochait « leur mine soldatesque et leurs grands vilains cheveux. » Ils avaient pour satellites les chantres du dôme, qui formaient une singulière corporation. On n’y était admis qu’à la condition de savoir la musique et d’observer le célibat. Arrivait-il que l’un de ces chantres eût une liaison et devînt père, il était condamné pour toute amende à offrir un banquet à ses collègues et un tonneau de bière à l’accouchée. Ayant ainsi réglé ses comptes avec le ciel, il recouvrait son honneur, à moins qu’il n’eût fait la sottise de se marier, auquel cas il était mis à pied.

Si belle qu’eût été la procession du 10 avril, la paix désirée de toute l’Europe devait être lente à se conclure ; les chantres, les chanoines et les peuples proposent, ce sont les politiques qui disposent. Ogier ne se faisait point d’illusions ; on l’aurait cependant bien étonné si on lui avait annoncé que quatre ans plus tard il serait encore à Munster, sans que les affaires fussent beaucoup plus avancées que le premier jour. Il tâchait de prendre patience, tout en se plaignant que le séjour de la Westphalie lui offrît peu d’agrément. Garasse l’avait injustement traité de hauteur de cabarets ; il était ennemi des excès et reprochait aux Allemands d’aimer trop à boire. Il fallait tenir tête à ces intrépides videurs de pots et de bouteilles, et il maudissait la figure de leurs grands verres, semblables à de longues flûtes. On remarqua que presque tous les Français, après avoir passé quelque temps à Munster, eurent mal aux yeux. Des médecins s’en prenaient à l’air « épais et nubileux » de la Westphalie ; la vérité était « que le service du roi obligeait quelquefois les plus modérés à ne pas observer si sévèrement les règles de la tempérance. »

Il y avait dans les mœurs westphaliennes d’autres choses qui déplaisaient à l’aumônier du comte d’Avaux. Il assista un soir à une procession de pénitens, sous la conduite des pères capucins, et il éprouva plus de surprise que de plaisir à voir une trentaine d’hommes qui se fouettaient à tour de bras et jusqu’au sang, trente autres qui tenaient leurs bras attachés à une croix. Il trouvait qu’en général les Allemands abusaient des exercices de pénitence. Leurs cérémonies duraient parfois trois grosses heures, avec accompagnement de musique, de violes, de trompettes, de cornets, de sacquebutes et de poèmes ïambiques récités par les élèves des jésuites à la louange du saint-sacrement et en faveur de la paix. Son excellence, disait-il, accoutumée à l’air du pays, dévorait tout cela avec une patience germanique ; il pensait, quant à lui, comme l’ambassadeur de Venise, M. Contarini, que ces Tedeschi ne savaient rien abréger, qu’ils étaient longs en toute chose, mais surtout à l’église et à table.

On croira sans peine que cet homme d’humeur bilieuse, incapable de garder pour lui ce qu’il avait sur le cœur, ne resta pas quatre ans à Munster sans se faire plus d’un ennemi. En Hollande, il s’était donné le plaisir de dire leur fait aux ministres protestans ; il piqua au vif les jésuites de Munster, en critiquant des anagrammes, dans lesquelles il avait relevé quelques impropriétés de langage. Le père Mulmann ne digéra pas cet affront, il répondit incontinent par un écrit intitulé : Vindiciæ anagrammatum. Il Ces gens ne souffrent pas volontiers qu’on trouve la moindre chose à redire à leurs ouvrages ; ils écrivirent donc leurs Vindiciæ comme si j’avais abattu les autels de la Vierge. » Qu’aurait-il dit lui-même si les jésuites avaient trouvé quelque chose à reprendre dans ses sonnets et ses sermons ? Le colérique Trissotin n’a jamais compris que Vadius se fâchât. Est-il besoin d’ajouter qu’il se hâta de répondre au père Mulmann et à ses Vindiciæ ? Il s’attendait à une réplique, à laquelle il eût sûrement riposté ; mais je ne sais par quel miracle, l’affaire en demeura là, et on continua de se voir, de se faire bon visage, en se détestant.

Cependant, s’il se fit des ennemis, il sut aussi se créer quelques relations d’amitié. Il avait eu la bonne fortune de retrouver parmi les secrétaires et les conseillers des plénipotentiaires d’Espagne un Comtois, M. Brun, qu’il avait vu autrefois à Paris et qui comme lui avait hanté MM. de Vaugelas, Méziriac, Faret, et « ce cher M. Colletet. » — « Tandis que leurs excellences s’entretenaient, nous nous mêlâmes avec leurs gens dans tous les termes de civilité et de familiarité qu’on se peut imaginer, de sorte que l’on nous eût pris pour des amis qui se rencontrent après une longue absence. » Il sut aussi se gagner les bonnes grâces d’un des doctes de la Westphalie, Bernard Mallinkrot, doyen du chapitre de Munster, dont le savoir étonnait d’autant plus qu’il passait ses journées à régaler ses amis et ne donnait à l’étude qu’une partie de ses nuits. Ogier lui savait gré d’être seul exempt de la barbarie westphalienne, « et de mettre aussi souvent sur son nez le verre de ses lunettes pour étudier les bons livres que celui de son vase pour boire le vin du Rhin et de la Moselle. » Ils dissertaient ensemble sur les livres anciens et nouveaux, « sur ces étoffes de papier rayé qui arrivaient en abondance d’Amsterdam et de Francfort. »

Ogier était curieux, et c’est une grande ressource contre l’ennui. Mallinkrot le combla de joie en lui montrant « l’ancien et fameux original exemplaire du Speculum humanæ salutis, que l’on tient avoir été le premier essai de l’imprimerie, et que les Hollandais attribuent à Laurentius Costerius, bourgeois de Harlem. » Il feuilleta ce livre « avec une vénération singulière de son antiquité et de l’inventeur d’un art admirable, qui a rempli le monde en un instant de savans et de livres. » M. le doyen lui fit voir aussi des lettres écrites de la propre main de Luther, qui lui causèrent la même émotion que s’il avait vu le portrait de Mahomet. Il lisait dans ses momens perdus l’histoire des anabaptistes, composée par un docteur de Cologne, Arnoldus Masovius, et dans ses promenades à travers la ville, il aimait « à suivre pied à pied ces âmes bacchantes dans tous les lieux où elles avaient fait éclater leur rage. » Il eut le bonheur de découvrir dans le chapitre des chanoines du Dôme une grande taille-douce qui représentait Jean de Leyde, le prophète-roi, avec sa chaîne d’or au cou et son globe impérial, et Knipperdolling, « le plus fameux exécuteur de ses furies, » vêtu d’un habit tailladé à la suisse. Il constata « qu’ils avaient tous deux la mine de ce qu’ils avaient été, l’un d’un fanatique imposteur, l’autre d’un résolu pendard. »

Aux distractions que lui procuraient ses curiosités diverses, s’ajoutaient des joies d’amour-propre. Son ballet de la Paix, dansé par les gentilshommes de la suite du comte d’Avaux, fut représenté d’abord chez M. Servien, puis chez le comte de Nassau, chez le prince-évêque d’Osnabruck, et enfin à l’hôtel de ville, devant toute la bourgeoisie de Munster, « ravie en admiration d’un spectacle si nouveau. » Ce ballet, dont un exemplaire a été retrouvé par M. Lalanne à la bibliothèque de l’Institut, n’a pas d’autre mérite que d’avoir été composé par un prédicateur célèbre ; mais c’est bien quelque chose. Il se terminait par un compliment aux dames de Munster, qui prouve qu’Ogier se repentait de les avoir méprisées :


Quoique la France et l’Italie
Soient le pays de la beauté,
Nous aimons la simplicité
Des bourgeoises de Westphalie…
Adieu donc, beautés de la cour !..
Nous cherchons fortune autre part.
Les mouvemens de la nature
Passent les finesses de l’art.


Un an plus tard, il remportait un autre triomphe, il prononçait devant la plus illustre des assemblées son fameux sermon de la Passion, dont il avait sujet d’être fier. Il avait fait preuve de quelque hardiesse en représentant aux plénipotentiaires qui l’écoutaient que quoiqu’ils eussent « le caducée à la main, » ils s’appliquaient trop mollement à pacifier le monde, et semblaient quelquefois s’endormir comme les apôtres dans le Jardin des Oliviers, que depuis quatre ans qu’ils étaient à Munster, ils s’étaient beaucoup remués pour ne rien faire, « qu’ils ressemblaient à un homme qui dort et qui cependant est travaillé d’un songe inquiet et laborieux qui le met tout en sueur, sans qu’il puisse espérer aucun fruit de tant de peines. » Il en prenait à son aise avec les souverains ; il s’écriait : « Une place de plus, une place de moins, peut-elle enrichir un grand roi de France, peut-elle appauvrir un puissant roi d’Espagne ? » Et il comparait le roi très chrétien à un océan que tous les fleuves qui s’y répandent de tous côtés ne peuvent augmenter, le roi catholique « à un fossé d’une excessive longueur, à qui plus on le creuse, plus on lui ôte de terre, et plus on le rend grand et large : sa diminution fait sa grandeur et sa force, il croît de son dommage et peut servir quelquefois de précipice à ses adversaires. »

Je ne sais si les plénipotentiaires espagnols goûtèrent beaucoup cette audacieuse figure de rhétorique, s’ils trouvèrent bon que l’orateur comparât leur maître à un fossé. Il se rapprocha davantage de la véritable éloquence quand il parla du Turc, qui, mettant à profit les discordes de la chrétienté, bâtissait déjà ses mosquées sur les ruines de la misérable Candie, et lorsque, se souvenant que Munster n’était pas loin du lieu où des légions romaines furent massacrées par Arminius, il rappelait le cri d’Auguste et ajoutait : « Ah ! messeigneurs, qu’il est à craindre que ce souverain devant qui les rois et les empereurs sont incomparablement moins que Varus devant Auguste, ne leur die un jour avec une voix tonnante dans sa divine fureur : Ludovice, Philippe, redde legiones, rendez-moi compte de mes armées, de mes légions et de mes peuples ! » Ce discours est sans doute le meilleur qu’Ogier ait jamais prononcé, le seul où il ait mis un peu de son cœur, un peu de son âme, un peu d’amour et de colère, et où l’on sente quelque chaleur de conviction. C’est qu’il désirait sincèrement et ardemment la paix, car il commençait à sécher d’ennui à Munster, il frémissait à l’idée d’y laisser ses os, il avait le mal du pays. Les livres ne lui manquaient pas et Mallinkrot était le plus docte de tous les doyens allemands ; mais Mallinkrot buvait trop, et les livres ne sont pas tout. Il avait découvert en Westphalie « qu’il faisait plus d’état d’un honnête homme vivant et respirant que de toutes les librairies de la rue Saint-Jacques, » et il lui tardait de revoir ses amis. Si Mlle de Gournay, si Faret venaient de mourir, il lui restait Claude Joly, il lui restait Vaugelas et le cher M. Colletet, et il soupirait après eux. L’ennui fait des miracles ; faut-il s’étonner si, une fois dans sa vie, il fut presque éloquent ?

Malheureusement ni ses ballets ni ses sermons n’avaient la vertu de stimuler le zèle des paresseux ou d’adoucir le caractère épineux des faiseurs de difficultés. « Monsieur, écrivait-il à Joly, le 11 novembre 1647, il ne faut point vous enquérir trop curieusement de ce qui se passe en ce pays-ci : on y fait les mêmes choses qu’on faisait l’an passé. Le traité de paix se réchauffe toujours l’hiver et se refroidit au printemps. Médiateurs écoutent, plénipotentiaires proposent, secrétaires trottent, et force gens de bien en soupent à onze heures du soir. Cette inquiétude tiendra l’assemblée jusqu’environ la fin de février, puis nous reprendrons notre poste, je veux dire notre repos ordinaire, et les généraux d’armées se mettront en campagne et travailleront à leur tour. Ainsi gens de paix et gens de guerre ont leur emploi successivement, et personne ne peut se plaindre. » Ceux qui se plaignaient le moins étaient certains conseillers, certains secrétaires, tels que les docteurs Brun et Wolmar, qui touchaient de dix à douze mille francs d’appointemens, et n’étaient point impatiens de retourner chez eux. « C’est ici la plus favorable station où ils se puissent jamais trouver. Jugez par là, monsieur, lesquels d’eux ou de nous sont dans une prochaine disposition de déloger et si nous ne devons pas nous résoudre à mourir ici. »

L’ouverture des négociations n’ayant pas été précédée d’un armistice, pendant qu’on traitait à Munster, Impériaux, Suédois, Français, Espagnols, se battaient partout, au nord et au midi, à l’est comme à l’ouest. Chacun se flattant que le sort des armes lui serait favorable, les négociateurs se réservaient, pelotaient en attendant partie. On apprenait tour à tour que les Français avaient essuyé une défaite à Lerida, que Fribourg en Brisgau, assiégé par l’armée bavaroise, avait ouvert ses portes, ou que le duc d’Anguien avait pris Philippsbourg et que dans l’espace d’une semaine Spire, Worms, Mayence s’étaient rendues, que le général suédois Torstenson venait de mettre en déroute les Impériaux près de Tabor et que l’archiduc Léopold s’était retiré en hâte de Prague à Passau. Selon les nouvelles qu’on recevait, les uns devenaient plus souples, plus accommodans, les autres augmentaient leurs exigences, revenaient sur leurs concessions, et on recommençait à battre l’eau.

Au surplus, l’une des puissances belligérantes semblait résolue à traîner les choses en longueur et ne traitait que pour la forme. C’était l’Espagne. Dès les premiers jours du congrès, quand ses plénipotentiaires furent appelés à communiquer leurs pouvoirs, on s’aperçut qu’ils étaient tenus de ne rien faire, de ne rien conclure, avant de s’être mis d’accord avec ( d’autres plénipotentiaires qui étaient restés en Espagne et dont personne ne savait le nom. Ogier remarquait fort justement qu’il était difficile de travailler avec des gens qui ne pouvaient rien décider sans leurs collègues absens, lesquels ne viendraient peut-être jamais. Quatre ans plus tard, le comte de Penaranda, vivement pressé par le médiateur vénitien, lui confessa qu’il n’avait pas de pouvoirs en règle, et lui fit entendre que le courrier qui les lui apporterait n’avait pas encore donné l’avoine à son cheval.

L’Espagne avait eu l’adresse de faire sa paix particulière avec la Hollande. On avait appris avec étonnement « que les archicatholiques, renonçant à la médiation du saint-père et de la république de Venise, se jetaient dans les bras de leurs rebelles archihuguenots. » On assurait que l’argent avait joué son rôle dans cette affaire, que les Espagnols avaient distribué 12,000 richsdales aux femmes des plénipotentiaires des États. « Quatre bourses de velours, écrivait Ogier, faites en un certain endroit par ordre d’un secrétaire d’Espagne et une notable somme partagée en quatre par un certain homme en donnent des conjectures bien fortes. » Si fâcheuse que fût l’insurrection de Naples, le cabinet de Madrid, n’ayant plus rien à craindre de la Hollande, était moins traitable que jamais. « Les Espagnols, écrivait encore Ogier, sont aussi froids que s’ils avaient gagné quatre batailles et se font rechercher comme s’ils tenaient encore les enfans de France en otage. Le comte de Penaranda prend les eaux de Spa à deux heures d’ici et ne voudrait pas interrompre son régime pour sauver Naples et la Sicile. Il doit venir pourtant la semaine qui vient ; mais je crains bien qu’alors nos plénipotentiaires n’aillent aux champs pour prendre des eaux de Forges ou de Bourbon. »

À la vérité, entre la France et l’Empire, les affaires allaient mieux. Dès le 13 septembre 1646, un compromis avait été signé chez le comte de Trautmannsdorf, et les plénipotentiaires français s’étaient faits forts d’obtenir l’adhésion de leurs alliés les Suédois aux propositions des impériaux. Les Suédois, après une longue résistance, semblaient disposés à conclure, quant à leur tour les diplomates français se refroidirent. Ils s’étaient dit que du jour où l’Empire aurait fait sa paix séparée avec la France, les troupes allemandes licenciées se porteraient au secours de l’Espagne, qu’elle en deviendrait plus insolente. Renonçant cette fois à toute espérance, Ogier ne douta plus qu’il n’eût encore « quelques olympiades au moins » à passer à Munster. Il se trouvait à l’étroit dans l’appartement qu’il occupait chez son excellence ; il loua trois chambres de plain-pied chez un chanoine du Dôme, et il s’y installait pour le reste de ses jours lorsque survint un incident.

Ce n’était un secret pour personne que deux des plénipotentiaires français, Servien et le comte d’Avaux, s’aimaient peu. L’un était un mauvais coucheur, il avait le caractère sombre, tracassier, jaloux ; l’autre, aussi fier que poli, était résolu à ne rien sacrifier de ses droits. Questions de préséance, politique, diplomatie, ils ne s’entendaient sur rien ; les zizanies dégénéraient en de vives altercations, et ces incessantes querelles contribuaient encore à retarder la conclusion d’une paix que désiraient toute l’Europe et François Ogier. Il s’en plaignait en prose et en vers :


Pourrait-on bien calmer les troubles de l’Europe
Avec deux députés qui se battent en flanc,
Qui veulent s’arracher et la vie et le sang.
Ne s’accordant non plus qu’Ulysse et le Cyclope ?..

C’est inutilement qu’on en fait des souhaits ;
Ces deux ambassadeurs qui sont toujours en guerre
Ne peuvent pas entrer au temple de la paix.


Il se souvenait à ce propos d’avoir lu, dans une lettre de M. d’Ossat, que le shah de Perse avait envoyé à Rome deux plénipotentiaires, l’un Anglais, l’autre Persan, lesquels vivaient comme chien et chat, et que ces deux hommes, qui ne s’accordaient sur rien, « étaient venus toutefois à dessein d’accorder les princes chrétiens pour faire la guerre au Turc. « 

Servien, qui était fort bien en cour, sut desservir son rival. Le comte d’Avaux fut rappelé et ramena tout son monde avec lui. Ce fut une grande joie pour Ogier ; mais il découvrit bientôt que ce n’est pas une situation enviable que celle de client d’un ambassadeur disgracié. Ses dernières années furent tristes ; il mena une vie « chagrine et languissante. » Il avait rapporté de Munster des yeux malades, sa vue s’était affaiblie, et il devait la réserver, disait-il, pour lire son bréviaire et éviter les charrettes. Il ne tarda pas à renoncer à la prédication. Aussi bien les occasions lui manquaient, on ne lui avait jamais conféré aucune charge, aucun bénéfice, et quant aux panégyriques, il fallait les réciter, et il perdait la mémoire. Les auteurs tâchaient d’obtenir de lui une lettre, un sonnet, quelque pièce de vers latins, à mettre en tête de leurs ouvrages. Il leur faisait quelquefois cette grâce, mais son caractère naturellement violent s’était aigri. «Des amis dont vous me demandez des nouvelles, écrivait Chapelain, le docteur Ogier est tout docteur et n’entretient plus le monde que de la controverse et des Pères, ad fastidium usque, et je dirai même jusqu’à s’emporter contre le plus modéré des ministres qui se trouva avec lui chez moi. » Tallemant des Réaux l’accusait d’être « hargneux et grossier. » L’ingrat Balzac l’avait traité de « furieux » et prétendait que, s’il ne se pendait pas un jour de ses propres mains, ce serait grâce à une assistance particulière de son ange gardien.

Il eut cependant une joie avant de quitter ce monde : le roi Louis XIV le fit porter sur la liste des gens de lettres qui avaient part à ses libéralités. Il ne jouit pas longtemps de cette faveur, il mourut le 3 juillet 1670. « Il a toute sa vie étudié, disait Gui Patin ; il est devenu fort savant et fort vieux, et puis, pour satisfaire la nature, il faut mourir. » Qu’on s’appelle André Colvius, Hiéronyme Mulmann ou François Ogier, c’est en effet par là qu’il faut finir. Est-ce bien la peine de tant disputer et batailler ?


G. VALBERT.

  1. Journal du congrès de Munster, par François Ogier, aumônier du comte d’Avaux, 1643-1647, publié par Auguste Boppe. Paris, 1893 ; Plon.
  2. La Vie et les Œuvres de Charles Sorel, sieur de Souvigny, p. 22-28, par Émile Roy, Paris, 1891 ; Hachette et Cie.