François Coppée - Lettres à sa mère et à sa sœur (1869-1873

François Coppée - Lettres à sa mère et à sa sœur (1869-1873
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 4 (p. 376-404).
FRANÇOIS COPPËE

LETTRES A SA MÈRE ET A SA SŒUR
(1869-1873)

Je viens de retrouver, dans les papiers de mon oncle François Coppée, un touchant « Reliquaire, » un petit paquet de lettres reliées en un cartonnage grisâtre. Ce sont toutes les lettres du poète à sa mère, classées par ordre chronologique, la plus ancienne remontant à l’année 1862. François Coppée avait dû les relire souvent, pendant sa grave maladie de 1897, et c’est sans doute en les relisant, en songeant au lointain passé, aux chères affections mortes, que de douces larmes lui étaient montées du cœur aux yeux et que, sans y prendre garde et fermant le petit livre, il avait retrouvé, au fond de lui-même, les prières de son enfance.

De ces lettres je publie, ici, les plus intéressantes. Elles nous montrent que François Coppée, à l’heure même de la gloire naissante, alors qu’en pleine jeunesse il était fêté, adulé, gâté, n’en restait pas moins simple, modeste, bienveillant ; demeurait, malgré tout, homme de sentiment et de cœur, « homme de famille, » qui pas un instant ne cessa d’aimer sa mère, de penser à elle, comme pas un jour, plus tard, il ne cessera de penser et de vivre avec sa sœur et pour sa sœur.


I

François Coppée vient de goûter, avec le triomphal succès du Passant le 14 janvier 1869, le bonheur complet en pleine jeunesse. Mais il n’a guère le temps d’en jouir ; il lui faut expier les excès de travail, les privations, les précoces soucis : six semaines après la première du Passant, il tombe gravement malade, d’une rechute de pneumonie dont il souffrait depuis plusieurs années. À peine est-il en état d’être transporté, qu’on l’envoie finir l’hiver à Amélie-les-Bains. C’est de là que le jeune poète de vingt-sept ans écrit — avec une régularité exemplaire — à sa mère alors âgée de soixante-cinq ans.

JEAN MONVAL.


Perpignan, jeudi soir 23 mars 1869, 9 heures.

Chère maman, mon voyage continue à s’effectuer pour le mieux. Bien que la journée de repos que j’ai passée à Bordeaux ait été glaciale, grâce à des précautions infinies, il ne m’est rien arrivé de malheureux. J’ai vu Baudit[1] et les Tramasset, etc.[2]. Alexandrine t’écrira combien elle m’a trouvé bien portant. La longue journée d’aujourd’hui, entièrement passée en chemin de fer, ne m’a pas non plus fatigué ; et dès Agen, j’ai vu une nature merveilleusement précoce, une végétation printanière et du soleil, du vrai et du plus chaud. Demain matin, je pars pour Amélie, Mais MEstadier[3] attend que j’aie fini pour aller jeter la lettre à la poste, et je remets à plus tard mes impressions de voyage.

Je vous envoie mes meilleurs baisers, à toi et à Annette, et je serre les mains de Sindico[4]. FRANÇOIS COPPÉE.


Vendredi saint, 9 heures du soir. Amélie-les-Bains.

Ma bonne maman, maintenant que me voilà installé convenablement, je veux te conter plus en détail le long voyage que je viens de faire, et d’abord te dire qu’aucune des mille impressions qui se sont succédé dans mon esprit n’a été assez forte pour m’empêcher une seule minute de penser à toi, à ma bonne Annette, et à ceux que j’aime dans le coin étroit de mon cœur. Plus d’une fois j’ai songé que vous deviez être réunis autour de la table et parlant de celui dont la place était vide. Mais tous vous savez que ma santé exigeait cette courte séparation et, je l’espère, la certitude de me voir revenir guéri et vaillant vous empêche de vous attrister de mon absence,

Mestadier a été pour moi, dans toutes les péripéties de notre route, d’une complaisance et d’un dévouement dont je lui serai éternellement reconnaissant. Il a eu pour moi des soins de femme, des attentions touchantes, et, ce soir, comme c’est la première fois qu’il va me quitter et me laisser dormir seul, puisque nous sommes au coin de mon feu à l’hôpital militaire, et qu’il doit me laisser pour aller coucher en ville, il s’étonne et s’attarde, tandis que j’écris, bien que je me porte en ce moment à merveille.

Mais venons au voyage que je vais vous dire à tort et à travers, ayant décidément, depuis que je suis en route, un dégoût chaque jour plus prononcé pour tout ce qui n’est pas voir, voir, et encore voir. Donc, sans littérature et à vol d’oiseau, voilà :

La journée de mardi, celle du départ, très fatigante. La seule compensation est le Poitou, vu à travers la vitre du wagon, et très mal, mais qui est, pour sûr, un des plus beaux paysages que j’aie vus. Des collines rocheuses, un paysage gras, agreste, noir, superbe. Arrivée le soir à Bordeaux. Descendu à l’Hôtel de la Paix. Excellent : lit bassiné, chambre de prince en voyage, souper de malade, parfaitement préparé.

Mercredi matin. Réveil matinal. Dépêches envoyées à la maman. Arrivée à l’hôtel de Baudit, prévenu par Mestadier. Promenade en voiture fermée. Bordeaux, ville stupide, ressemblant à Paris. Mais la Gironde et le Port, très amusans. Visite aux Tramasset stupéfaits. Dîné chez eux avec Mestadier.

Jeudi matin. Réveil et préparatifs de départ. Quart d’heure de Rabelais (épouvantable !). En route pour Perpignan. Dès Agen, le printemps le plus tiède et le plus vert. À Carcassonne, le vrai midi, les oliviers, le ciel bleu, et la chaleur, malgré les Cévennes qu’on voit à l’horizon, couvertes de neige. À Narbonne, changement de train par un vent horrible que les gens du pays disent être très doux. Traversé un pays inouï, les étangs de Leucate, où la locomotive et sa queue de voitures semblent filer sur l’eau. Au fond aperçu une ligne bleue qui est la Méditerranée. Arrivée à sept heures à Perpignan, vieille ville de guerre, affreuse, pavée en culs de bouteilles, mais d’un moyen âge espagnol adorable. Hôtel, hélas ! moyen âge et espagnol, lui aussi. Chambre immense et glacée, bois vert, Mestadier aux cent coups. Mais aucun mal, puisque c’est tout joyeux du beau soleil que nous nous réveillons ce matin Vendredi saint.

Visite à la cathédrale de Perpignan pleine de cierges, d’ex-voto, de béguines agenouillées, à se croire en pleine époque d’Inquisition, illusion que complète encore le baragouin des habitans qui parlent un mauvais catalan. À onze heures, pris la diligence de l’ancien régime et fait dix lieues au milieu du plus inouï et du plus sublime des spectacles, les Pyrénées. Arrivée à Amélie. C’est un village admirablement situé au fond d’une gorge, au bord d’un torrent. Pas de vent ; un air vif, mais pur, et bien que le soleil se cache aujourd’hui, une atmosphère tiède. Il y pleut, m’a-t-on dit, en moyenne onze jours par an.

Voilà ma simple histoire de ces jours derniers, ma chère maman. Elle n’est pas, comme tu vois, bien accidentée, et je t’en fais un récit mal bâclé, ayant, comme je te l’ai dit, pris en horreur toute littérature. Le résultat sera la prière que je te fais de m’envoyer un de ces jours (il n’y a pas grande presse) un billet de cent francs (sur mon traitement par exemple).

Ah ! que c’est bon de voir des paysans pour mesurer toute la vanité de la gloire littéraire. Et comme ces braves Roussillonnais qui fument leur cigarette espagnole en labourant nonchalamment ou en taillant leurs vignes du bout du ciseau, vous font bien comprendre que l’écriture est une vanité, et la lecture une sottise. Ceci soit dit à titre de paradoxe (vrai, au fond), et sans danger pour les vers que je compte faire dans ces solitudes.

Je verrai demain matin M. le docteur Lemarchand, qui doit me soigner et, bientôt, je vous écrirai ce qu’il pense de mon état ; mais si on ne consultait que moi, je me croirais déjà guéri, tant la distraction du voyage, le changement d’air et la campagne m’ont rendu de courage.

Adieu, maman chérie, je t’embrasse mille fois ainsi qu’Annette.

FRANCIS.


30 mars 1869.

Ma bonne mère chérie, je n’ai toujours à te donner que d’excellentes nouvelles de ma santé. Ma vie se passe ici dans une monotonie très favorable, je pense, à mon prompt et entier rétablissement. Je me couche tôt, je me lève tard, et je me promène ou me chauffe le reste du temps. J’avais tellement besoin de repos, je dirai même de paresse, que je n’ai pas même de courage pour prendre un livre. Bien entendu que toute littérature est absolument abolie.

Le temps n’est pas bon, quoiqu’en comparaison de Paris, je suppose encore que ce soit délicieux à Amélie. Mais, si triste qu’elle soit pour le pays, la journée ne se passe jamais sans deux ou trois heures de soleil dont les convalescens comme moi profitent pour sortir. Il y a, à dix minutes de l’hôpital, un chemin au bord d’un torrent, abrité de toutes parts par les montagnes, où, dès que le soleil paraît, il fait chaud. C’est là que je suis presque toujours.

Ma journée est monotone, mais c’est ce qu’il faut pour me rétablir, et puis je ne me lasse pas des Pyrénées. C’est sublime, tout bonnement. Je voudrais que tu me visses promener l’ombrelle à la main (car, ici, le soleil est déjà assez fort pour nécessiter l’ombrelle), tu dirais : « Mais c’est un farceur, il n’est pas malade du tout, et il n’est allé là-bas que pour se donner du bon temps. »

Mestadier est encore ici, il ne partira pas avant lundi ou mardi au plus tôt. Le cher garçon continue à me soigner avec des soins de frère. Il a été bien touché de la lettre que tu lui as écrite et t’en remercie de tout son cœur.

J’ai reçu beaucoup de lettres. Dugit[5], Stefanesco, Lambert de Roissy m’ont écrit. Lemerre m’a envoyé la troisième édition des Poèmes modernes ainsi qu’un numéro de la Patrie qui contient un article très aimable sur ce livre.

Encore une fois, ma chère maman, tout va pour le mieux. Ne t’inquiète pas et reçois tous mes baisers.

Embrasse bien Annette et Sindico. Je me rappelle au souvenir de Mme Devienne. Un mot à tous les amis qui viendront.

Je presse le ventre de Minet[6]. Ton fils, FRANCIS.


12 avril 1869.

Ma bonne et chère maman, je ne veux pas que tu sois triste. Si je m’aperçois dans tes lettres que tu es triste, j’aurai beaucoup de chagrin. Songe donc que cette séparation était indispensable, que mon séjour ici me fait le plus grand bien, et que, d’ailleurs, voilà déjà bientôt un mois de passé. Va, le temps me dure, à moi aussi, et si beau et si agréable à habiter que soit ce pays, pas plus qu’ailleurs je n’y aime la solitude à laquelle je suis si peu accoutumé ; tu me manques bien, à moi aussi, et bien des fois je pense à l’heure exquise du retour où je pourrai t’embrasser. Mais je suis raisonnable et je me dis : il faut rester ici le plus longtemps possible, afin d’en revenir bien guéri ; et je songe à ton bonheur, ma pauvre chère maman, quand tu verras la belle mine de ton fils et que tu n’auras plus d’inquiétude sur son compte. Aujourd’hui je voulais bavarder avec toi et te raconter un peu le pays. Veux-tu ? bonne maman ; mais il faut me promettre de n’être plus triste, plus jamais. — Donc ici le printemps est en quelques jours devenu l’été, et nous avons la température du mois de juin à Paris. C’est magnifique, un peu trop chaud même, au moins dans le cœur de la journée, et on ne peut plus sortir que le matin ou de trois à cinq heures. Une chose très agréable, par exemple, c’est qu’on n’a plus à redouter ce subit refroidissement qui, auparavant, avait régulièrement lieu vers quatre heures, et c’est aussi les soirées qui sont moins fraîches. Les montagnes embaument. Partout des fleurs et des plantes ; et puis le charmant contraste des oliviers gris et des nouveaux arbres tout verts. Comme les neiges commencent un peu à fondre, là-haut, sur le Canigou, les torrens grossissent et font un magnifique tapage et une énorme écume sur leurs lits de pierres dans les vallées. Les ruisseaux d’eau vive courent plus rapides. C’est adorable. Comme je reprends chaque jour des forces, M. Lemarchand me permet quelques promenades. Un jour je suis allé à Arles, le chef-lieu de canton (toujours l’ombrelle d’une main, la canne de l’autre). Arles-les-Bains est une ville tout à fait espagnole : des rues dont on toucherait les deux rangs de maisons en écartant les coudes, et sur lesquelles surplombent des balcons, de vrais balcons à sérénades. Il y a là les ruines d’un ancien cloître (XIIe siècle). Les paysans les détruisent ; mais cela vaut encore mieux que les architectes qui restaurent. L’église est très curieuse, avec ses chapelles en bois peint, doré et sculpté, dans le goût jésuite espagnol. Le vermillon le plus violent imite le sang qui coule des plaies du Christ ou du cœur de Marie. C’est l’art fanatique, effrayant. J’y ai entendu faire le catéchisme en catalan ; car, par ici, si les paysans savent le français, c’est à peine, et encore n’aiment-ils pas à le parler. Ils parlent an dialecte espagnol, le catalan, rude langage de montagnards, et traitent leurs voisins français, les Gascons, les Provençaux et les Languedociens, du terme méprisant de gavaches. Toujours à Arles, j’ai vu le tombeau de deux saints d’où coule une eau merveilleuse et qui guérit toutes les maladies, et plus spécialement la lèpre. J’ai bu un petit verre d’un délicieux vin de Rancio, et je suis retourné à Amélie sans fatigue. (Total : deux lieues en tout et au plus.)

Une autre promenade, mais beaucoup plus courte, et que j’ai déjà faite deux fois, est celle de Palalda, un village bâti autrefois par les Maures. C’est à se croire en Turquie, vu la saleté immonde des rues, des logis et des habitans. Les nombreux cochons qui fouillent du groin dans les ruisseaux sont peut-être ce qu’il y a de plus propre. La porte de l’église, un superbe morceau de serrurerie, est ornée de plusieurs fers à cheval qu’on y a cloués : ce sont, dit-on, les seigneurs de Palalda qui ont fait cela en revenant de la croisade. Il y aurait encore bien d’autres promenades, et beaucoup plus intéressantes ; mais il faudrait grimper, et cela m’est défendu. Je pourrais bien aller en voiture, mais, outre que ce serait fort cher, les voitures ne vont pas partout dans ce pays-ci. Donc mes pérégrinations sont et seront forcément bornées, mais, malgré tout, je suis enchanté du pays, qui est splendide dans tout ce que j’en peux voir.

À bientôt, ma chère maman adorée, je t’embrasse sur les mains et sur les joues et te défends absolument d’être malade. J’embrasse aussi de tout mon cœur Annette et Sindico.

TON FRANCIS.


15 avril.

Bonne mère chérie, je viens d’envoyer à Duquesnel[7] une lettre formelle au sujet du Passant. J’entends qu’Agar y conserve son rôle ; l’intérêt de la pièce l’exige d’ailleurs. Mille amitiés à ceux qui viendront pour moi, à Japy, à de Roissy, à Francès, à Mme Devienne. J’ai reçu ce matin deux longues lettres, une de Mendès, très affectueuse et qui m’a mis au courant des choses de la poésie[8], et une autre de l’excellent Auguste[9].C’est un homme de cœur qui aime beaucoup toute notre famille.

Je commence à m’ennuyer ici d’une manière formidable et il faut tout le désir que j’ai de te revenir guéri de fond en comble pour que je ne saute pas en wagon. Je suis si peu fait pour la solitude et j’ai toujours été si bien entouré de ton amour prévoyant, délicat, devinant tout, satisfaisant tout. Non que je sois mal ici. Le dire serait de l’ingratitude pour cette belle nature agreste et splendide, pour cet air sain et pur, pour cette fortifiante odeur de printemps. Mais quand tu n’es pas là, ma bonne maman, toi et ceux que j’aime dans l’étroit de mon cœur, la nature a tort, le printemps a tort. Les torrens, les oiseaux, les fleurs, les montagnes, tout a tort.

Ecris-moi le plus souvent possible, comme tu l’as fait jusqu’à présent, mais sans te fatiguer pourtant.

Je t’embrasse comme je t’aime, ainsi qu’Annette et Sindico.

FRANCIS.


28 avril 1869.

Ma bonne chère maman, je suis désolé de ce que tu m’apprends sur ta santé. Il faut absolument te soigner, et dès que je serai revenu, je ne te laisserai pas tranquille que tu n’aies consulté M. Piogey. Une dizaine de jours au plus nous sépare du moment où je pourrai te serrer dans mes bras ; il faut, te dis-je, employer ce temps à te bien soigner. Ici voilà deux jours qu’il pleut et que le soleil se cache. Cependant il ne fait jamais si froid et si humide que dans le Nord ; on peut rester la fenêtre ouverte et même sortir dans les momens où la pluie cesse. Mais, c’est égal, le Midi n’est pas un Paradis terrestre. — Je vais lancer ma demande de congé. — Voici l’opinion de mon médecin. Grande amélioration dans la santé générale et même dans le cas particulier de la maladie. Cependant la bronchite persiste et l’emploi des eaux n’a pas donné tous les résultats attendus. C’est maintenant une affaire de soins et de patience. Un hiver complètement passé dans le Midi, l’année prochaine, me remettrait sans doute complètement. Le ministère le permettra-t-il ? A moi peut-être. Ne m’envoyez plus le Figaro maintenant et n’écrivez plus ; car je partirai le 2 mai d’Amélie.

Rien de nouveau d’ailleurs ; une lettre de Heredia, un article de province (Revue de Bretagne et de Vendée), voilà tout.

Je t’embrasse bien fort ainsi que ma bonne Annette et que Sindico.

Soigne-toi. FRANCIS.


Nîmes, lundi 3 mai.

Ma chère maman, je m’éveille à Nîmes pour t’écrire. J’ai voulu m’arrêter dans cette ville parce qu’elle renferme des antiquités d’un très grand intérêt ; mais je ne te parlerai des Arènes et de la Maison Carrée que dans une autre lettre, car je suis arrivé dans la nuit et je n’ai encore rien vu. On est très bien à l’hôtel où je suis, paraît-il. Ce soir, je vais coucher à Avignon où je verrai Mallarmé[10]. Ecrivez-moi à Genève (bureau restant) ; j’y serai mercredi soir ou jeudi. J’ai appris hier, par le Figaro que j’ai acheté à Narbonne, la représentation du Passant devant Napoléon III et le succès d’Agar dans Lucrèce. Je vais lui envoyer d’ici mon bravo. Ma bonne mère, ne t’inquiète de rien. Je vais voyager avec une extrême prudence et sans jamais me fatiguer. Je me sens très bien et suis bien aise d’avoir pris le parti de voir un peu de pays. On ne traverse pas la France tous les jours. Je t’écrirai demain.

Je t’embrasse bien fort ainsi qu’Annette, Sophie[11] et Sindico.

Ton fils, FRANCIS.


II

Quelques jours après la première représentation du Passant, François Coppée avait été présenté par Théophile Gautier à la princesse Mathilde ; le modeste scribe des bureaux de la guerre, le jeune homme timide et fort ignorant des usages du monde qu’il était alors avait été brusquement introduit dans les somptueux salons de l’hôtel de la rue de Courcelles, où s’empressaient le monde de la Cour, les personnages officiels, et aussi les écrivains, les artistes fameux du temps.

Quand François Coppée revint d’Amélie-les-Bains, la « Bonne Princesse » voulut abriter, dans sa résidence estivale, la convalescence du poète dont les premiers vers l’avaient intéressée. Il fut, pendant quelques semaines de l’été de 4869, un des hôtes de Saint-Gratien. Parmi cette élite intellectuelle qui entourait la princesse, peintres, statuaires, professeurs, hommes politiques, gens de lettres qui s’appelaient Mérimée, Gautier, Renan, Flaubert, Dumas fils, Augier, les Goncourt, François Coppée, le « bon fils, » n’oubliait pas la douce intimité de la petite maison de Montmartre ; et il pensait à sa vieille mère.


Jeudi 19 août 1869.

Ma bonne mère bien-aimée, je suis un peu impatient d’avoir de tes nouvelles, laisse-moi d’abord te dire cela. Si tu n’es pas en train d’écrire, fais-le faire par Annette. Elle ou toi, c’est la même chose, mais que j’aie le plus tôt possible de vos nouvelles à toutes deux. Je continue ici la vie de château plus intéressante chez la Princesse que partout ailleurs, à cause des convives célèbres à différens titres qui viennent la visiter. Hier soir, est arrivé Théophile Gautier qui doit passer quelques jours ici. Toutefois je dois dire que, malgré l’existence paisible et charmante que j’ai ici, je suis déjà un peu assombri d’être loin de vous. Je suis toujours enfant par l’habitude et l’amour de la famille étroite, et je crois que, loin de vous, je ne serai jamais tout à fait heureux. Je compte venir à Paris lundi ou mardi passer avec vous deux ou trois heures, entre les deux repas, et j’en reviendrai avec un bagage de patience. Ma santé est bonne et le médecin des eaux d’Enghien a été très rassurant pour moi. Il m’ordonne un petit traitement thermal, qui m’oblige à aller tous les matins à Enghien boire un verre d’eau et prendre un bain de pieds ; mais c’est une petite promenade très hygiénique avant déjeuner. Je suis de plus en plus convaincu que tout travail me sera ici très difficile. Le matin, aller à Enghien. À 11 heures, déjeuner et causerie avec la Princesse et ses hôtes jusqu’à 1 heure ou deux. Promenade, — seul presque jamais et, très souvent, paraît-il, en voiture avec la Princesse. À 5 heures, arrivée des invités de Paris pour le dîner, et de 7 à 11, dîner et soirée (billard, thé, etc.). Voilà la journée Sauf une heure ou deux dans l’après-midi, presque toujours en public. Et puis la torpeur de la campagne, qui dompte si vite les Parisiens et les rend incapables de toute énergie intellectuelle. Tant pis, je ne ferai rien, ou presque rien ; mais, si je puis revenir de là un peu plus guéri, je n’aurai pas perdu mon temps.

Au revoir, ma chère maman, ma bonne Annette. Il est 10 heures du soir. Une migraine qui a obligé la Princesse à se coucher de très bonne heure a dispersé tout le monde dès 9 heures et demie et je suis monté vous écrire. Je ne fermerai ma lettre que demain matin, afin de pouvoir ajouter un mot si je reçois un mot de vous. Amitiés à Sindico.

Je vous embrasse de toutes mes forces. FRANCIS.


Vendredi matin, 8 heures et demie.

Rien reçu. Ecrivez-moi vite.


Dimanche matin.

Ma bonne chère mère, je n’ai rien de nouveau à te dire, si ce n’est des choses qui te réjouiront, bien que toujours les mêmes, c’est-à-dire que je vais toujours aussi bien et même mieux, que je mène une vie très facile et très agréable, et enfin que je travaille un peu. J’ai fait environ un tiers de mon petit drame[12], près de 200 vers, et je n’en suis pas trop mécontent. Je pense venir à Paris mercredi ou jeudi. Je vous écrirai le jour au juste. Le choix de la Princesse a-t-il plu à Annette et pense-t-elle pouvoir faire deux bonnes copies des tableaux en question ? Qu’elle m’en dise un mot quand vous m’écrirez[13]. — Ma plus forte préoccupation en ce moment, c’est la pièce que je fais. Voilà très longtemps que ce projet me hantait, et, bon ou mauvais, il faut qu’il aboutisse. Si je ne suis pas satisfait de l’œuvre exécutée, eh bien, je la mettrai dans le carton et je ferai autre chose ; car il ne s’agit pas de faire une imprudence qui pourrait compromettre le fragile édifice de mon succès. Enfin je causerai de tout cela avec vous quand nous en aurons le temps, c’est-à-dire bientôt, quand je serai revenu.

Au revoir. Voici un gros baiser pour ta fête. J’embrasse aussi Annette de tout mon cœur.

Mes amitiés à Sindico.

Ton fils, FRANCIS.


III

François Coppée, l’hiver suivant, dut s’exiler de nouveau, repartir pour le Midi. Il abandonnait à Édouard Thierry, administrateur de la Comédie-Française, le soin de diriger les répétitions de son drame en un acte en vers, Deux douleurs.

De Pau, il continue à écrire régulièrement à sa mère et à sa sœur, ses « chères bonnes femmes, » comme il dit avec la familière bonne humeur qui le caractérise ; il s’y montre, comme toujours, le bon jeune homme à l’excellent cœur, reconnaissant envers ceux qui lui ont fait du bien, doux, affable, obligeant envers ses amis, bon camarade, bon fils, — inquiet avant tout de la santé de sa mère, malgré les préoccupations littéraires et l’attente fébrile de la première des Deux douleurs, qu’il désire avec impatience, mais sans se faire d’illusions ; car il prévoit l’insuccès, et il le dit très simplement, avec beaucoup de sagesse et de modestie.


Bordeaux, samedi.

Cette lettre est la dernière que je date de Bordeaux, ma bonne maman, ma chère Annette, car je pars irrévocablement, comme disent les magasins de nouveautés, lundi matin à huit heures pour Pau. Je suis enchanté de mon séjour ici, car c’est quinze jours de gagnés sur l’ennui de l’éloignement. Je ne vais plus du reste à Pau en inconnu à présent. L’oncle de Baudit, qui a habité cette ville quinze ans, doit me donner aujourd’hui même deux lettres de recommandation. Il paraît qu’elle est charmante à habiter, et comme site, et comme société ; mais je n’ai pas l’intention d’y faire de nombreuses connaissances. Mon voyage m’a permis de constater un fait : c’est que je suis réellement connu en province. On sait le nom plus qu’on n’a lu les œuvres, bien entendu, mais enfin on sait le nom et beaucoup connaissent au moins le Passant. La province, — et je parle même des grandes villes comme Bordeaux, — est très arriérée en littérature, et encore plus indifférente. Pour le peu qu’elle s’en occupe, elle subit sans contrôle l’opinion de Paris. On s’occupe beaucoup ici de ce qui se passe à Paris en politique, et, chose bizarre, on est à la fois frondeur et poltron. On dit du mal de l’Empire et on a une peur atroce de la République. Je ne prétends rien dire des campagnes où, m’assure-t-on, le nom de Rochefort est synonyme de croquemitaine. En somme, l’immense majorité est conservatrice, et si la Révolution éclate, ce sera encore une fois Paris qui l’imposera à toute la France, perspective qui effraye et indigne avec raison les gens de province. Mais tout cela est bien sérieux et je ne sais pourquoi je vous en parle, puisque au contraire ma seule joie depuis mon départ est de ne pas lire un seul journal et d’ignorer tout à fait ce qui se passe. Je n’ai guère pensé à mon poème tous ces temps ; mais je compte m’y remettre bientôt. Au revoir. Ecrivez-moi s’il fait beau à Paris comme ici, si maman peut sortir, comment vous allez, et aussi Sindico, et Sophie, et tous nos amis.

Je vous embrasse. FRANCIS.


Pau, 9 mars 1810.

Ma bonne maman, ma chère Annette,

Pau, où je suis arrivé hier, par un temps un peu gris pourtant, m’a réconcilié avec les Pyrénées. C’est un site admirable Vues de loin, les montagnes sont splendides, et, quant à la ville, elle est très gaie, pleine d’étrangers pas malades du tout, si j’en juge par les teints de lys et de rose (ancien style) des babys anglais, et par la belle venue des Américaines de cinq pieds six pouces que je rencontre à tout bout de rue. Il y a, près du vieux palais où est né Henri IV, un parc superbe avec un horizon !!! je ne vous dis que ça. Mais assez d’impressions de voyage. Comme jusqu’à présent les Pyrénées ne m’ont pas fait faire le moindre vers, je me défie encore d’elles. Mon adresse : Hôtel de France, à Pau, hôtel excellent, bon lit, bonne nourriture, mais le luxe est tel ici que j’ai bien peur que la note ne soit salée. Je vais du reste m’informer des prix. Je vais aller aujourd’hui faire une visite au général et au banquier pour qui j’ai des lettres. M. Combes, de Bordeaux, l’ami d’Agar, m’a aussi donné une recommandation pour Gustave Lemoine, beau-frère de Montigny du Gymnase, mari et parolier de Loïsa Puget. Adieu, à la grâce de Dieu ! est le seul vers que je connaisse de cette illustration littéraire de Pau, mais cela suffit pour entrer en relations. Et puis je veux arranger ma vie ici pour qu’il y ait quelques heures consacrées au travail. — Comment allez-vous à Paris ? et que savez-vous de nouveau ? J’ai trouvé ici, hier soir, à la poste restante, où je vais retourner pour vos lettres, un exemplaire de la nouvelle édition de mes œuvres. C’est complètement bien et j’écris à ce bon Lemerre combien je suis enchanté. À bientôt. Mes amitiés à tous ceux que vous verrez, et particulièrement à Sindico.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

J’écrirai demain à M. Burot et à la princesse Mathilde.

FRANCIS.


Pau, jeudi soir.

Ma chère maman, ma bonne Annette, je n’ai qu’à me féliciter d’avoir loué une chambre en ville et pris pension dans un restaurant. Je suis chez moi, quand je veux, bien plus qu’à l’hôtel, et je réalise une très grande économie. Je vais bien et le temps est toujours beau. Il fait même très chaud pour la saison, au moins dans l’après-midi. La température d’ici ne me paraît pas, par exemple, de nature à vous donner envie de travailler. Jamais je ne me suis senti si paresseux et je vois d’ici Annette qui fronce les sourcils. Mais, avant tout, il ne faut pas forcer la Muse, et j’aime bien mieux ne rien faire que faire mauvais. Il paraît que les journaux commencent à annoncer la soirée de la Princesse et parlent de la représentation de ma pièce qui y sera donnée. Que deviendrais-je, si j’étais à Paris en ce moment ? C’est à cela qu’il faut que maman pense pour prendre en patience cette bien longue séparation. J’ai écrit à la Princesse et il se peut que ma lettre, où je lui parle de l’époque où Agar veut se porter candidate au sociétariat, hâte un peu le dénouement de toutes ces attentes. D’ailleurs la vie est, à Pau, assez agréable et commode pour moi. Je ne m’y ennuie parfois que parce que je n’y suis pas avec vous. On vit et on se voit dans la rue et, pour être seul, on n’a qu’à rentrer chez soi. Les jeunes gens qui dînent à la même pension que moi sont aimables et bien élevés. Il y a le cercle, qui est à ma porte, et, le soir, j’y vais prendre mon café et lire les journaux. Enfin c’est un exil très supportable et, si cette pensée vous est agréable, sachez que je m’y trouve aussi bien que possible. Adieu, ma bonne maman, adieu, Annette, faites mes amitiés à tous et recevez mes bons baisers.

FRANCIS.


5 heures du soir.

Je reçois à l’instant votre dernière lettre et je réponds aux questions qu’elle renferme.

— Non, je n’ai pas fait un vers, sauf deux couplets pour Paladilhe dont j’attends réponse[14].

— Je ne suis pas étonné du retard de Villiers ; ce qu’il fait est trop peu pratique, quoique bien,

— Oui, la pièce de Glatigny est reçue. Elle aura un succès aimable. Tant mieux pour ce pauvre être[15].

— Mes livres se vendent ici comme du pain depuis mon arrivée. Mon portrait est dans les vitrines des libraires.

Amitiés spéciales à tous ceux qui viendront. Qu’Annette se calme à propos de Hyacinthe. Il n’est qu’empêtré, mais point malveillant.


Pau, samedi soir.

Ma chère maman, ma bonne Annette, je me plais à Pau, décidément ; seulement je prévois qu’il me faudra beaucoup d’insistance pour ne pas être envahi. Je suis très connu ici, et déjà on fait des tentatives pour m’avoir à droite et à gauche. Je refuse tout le monde, net, non que le temps me manque, mais, je vous l’avouerai, je suis très content de rester seul avec mes pensées et mes projets pendant quelque temps. Je n’écrirai peut-être rien, mais je sens que ce calme sera favorable à mes travaux à venir. Je suis allé chez le libraire, correspondant de Lemerre, qui a déjà vendu pas mal de mes volumes : il en attend d’autres et va les pousser ferme dans la colonie étrangère qui achète beaucoup de livres nouveaux. En un mot, je vais devenir dans quelques jours la fable de Pau ; mais j’ai un moyen de parer à tous les obstacles : je fais le malade.

J’ai visité aujourd’hui le château : il y reste peu de chose, quelques vieux meubles, en petit nombre, le lit de Jeanne d’Albret, le berceau d’Henri IV, et, ce qui vaut mieux, de fort belles tapisseries de Flandres, d’un coloris admirable. Hier le coucher du soleil sur les cimes blanches des Pyrénées, qu’il teignait en rose, a été un spectacle réellement sublime. Les montagnes, vues de loin, ont une poésie toute particulière, très vaste, très calme, et que j’avais peu sentie l’an passé. J’étais sans doute en proie à des préoccupations de malade qui m’en empêchaient. Bref, je ne m’ennuie pas, et me porte très bien. Et vous ? qu’Annette me tienne bien au courant de la santé de maman. Avez-vous pu faire entendre les Deux douleurs à ces excellens Haag ? J’ai reçu ce matin une lettre de Lemerre dans laquelle il me répète de ne pas faire d’économies, qu’il est sûr du succès de son édition. N’en faites non plus qui puissent être contraires à vos santés. Depuis que je suis en province, je constate un fait assez intéressant en politique : c’est la popularité, chaque jour croissante, du ministère Ollivier. On a confiance en lui et en ses collègues ; on les soutiendrait, je crois, eux et leurs principes, si on dissolvait la Chambre et s’il fallait revoter. C’est assez rassurant, n’est-ce pas ? Dites cela à Sindico qui est un olliviériste.

Au revoir. Je vous embrasse toutes deux comme je vous aime, de tout mon cœur et de toutes mes forces.

FRANCIS.


Mercredi matin.

Ma bonne maman, ma chère Annette,

Quand donc tout cela sera-t-il fini ? Vous avez lu la note du Figaro ; elle est très perfide et publiée au bon moment. Enfin nous n’avons plus qu’à attendre la première sans être ni trop nerveux ni inquiets. Dumas a passé quelques heures à Pau. — — « Embrasse-moi, homme de talent, » m’a-t-il dit quand je suis allé le voir. — Il est bien vieux, bien éreinté, mais c’est tout de même la ruine d’une grande imagination ; à ce titre, il est vénérable, — Comme maman fait bien d’aller mieux : cette bonne nouvelle-là vaut mieux que toutes celles que ma vanité de poète peut attendre. — Je suis allé voir les courses dimanche et hier mardi ; elles ont été fort belles et ont eu lieu par un temps de juillet torride, dans une lande en face des Pyrénées. Les gens de Pau continuent à être très aimables pour moi. — Amitiés à Sindico. Je vous embrasse et vous aime.

FRANCIS.


Vendredi matin.

Ma chère maman, ma bonne Annette,

J’ai pris un grand parti ; je ne lis plus aucun journal. De cette façon, j’ignorerai les méchancetés qu’ils pourraient dire et mon inquiétude, tout en persistant, sera plus vague. Heureusement que nous approchons du dénouement, quoiqu’il soit, car ma patience est à bout. — Les poètes ne font que leur devoir et entendent leur intérêt en comptant me défendre ; je ne leur en suis pas moins reconnaissant. — Une chose m’inquiète, c’est que toutes ces émotions ne fassent souffrir ma pauvre maman.

Au revoir, ma chère Annette, ma bonne mère, j’ai hâte que tout ceci soit fini. Du moins, si le résultat est fatal, je m’en consolerai auprès de vous. FRANCIS.


Jour de Pâques,

Ma chère mère, je me suis fait vacciner hier. Sois donc sans inquiétude pour mon retour, et fais-en autant, ainsi qu’Annette. Piogey a raison : écoute-le et laisse-toi faire. — Le jour de la première est fixé à mercredi : c’est Agar qui me l’a écrit hier. Je ne me fais aucune illusion ; ayant contre moi la plus grande partie de la presse, presque tous les gens du théâtre, tous les républicains et tous les envieux, le sort de ma pièce est presque certain. Même en admettant qu’il n’y ait pas de cabale et qu’il y ait succès, les journaux nieront ou feront le silence, le théâtre aura mille moyens pour interrompre les représentations, et tout sera dit. Si je ne suis pas insulté à la première, je dois encore m’estimer trop heureux. Je n’ai plus qu’un désir, revenir et vous revoir, chère mère et chère Annette. Heureusement que l’époque du retour approche. — Je suis bien peiné de ce qui arrive à ce bon Sindico. Décidément cette année ne vaut rien pour nous et nos intimes. Au revoir. Quatre jours d’attente encore, c’est bien long ! Si la pièce est vraiment jouée mercredi, je quitterai Pau le samedi ; j’irai voir Biarritz et Saint-Sébastien. Je serai à Bordeaux le lundi où je me reposerai un jour ou deux, peut-être aussi un jour à Tours, et le jeudi ou vendredi, j’arriverai à Paris. Je vous embrasse et je vous aime[16].

FRANCIS.


IV

François Coppée, après la guerre, doit travailler, lutter pour conserver et défendre sa réputation, conquise en un jour avec le Passant. Toutes ses tentatives sont vivement discutées, comparées, Avec une insistance obstinée, à sa première œuvre, ses pièces de théâtre sont étouffées sous ce souvenir, écrasées par ce rapprochement. Ni Fais ce que dois (21 octobre 1871), ni l’Abandonnée (13 novembre 1871), ne sont jugées dignes de l’auteur du Passant.

François Coppée, pourtant, ne se décourage pas ; il s’efforce de renouveler son inspiration, il publie les Humbles en mars 18872 ; l’été suivant, il va passer quelque temps à la campagne, en Brie, au château de Richebourg, où M. Baroux lui offre l’hospitalité ; le Parisien en villégiature va confesser à sa mère et à sa sœur qu’il se sent l’âme d’un paysan.


8 août 1872.

Ma chère maman, ma bonne Annette,

On mène ici une vie si calme et si régulière que j’aurai bien peu de chose à vous dire dans mes lettres. Encore la pluie est-elle venue augmenter la monotonie de cette existence, et toute la journée d’hier s’est-elle passée à interroger le baromètre et à jouer sur un vieux billard qui doit remonter au siècle de Louis XIV.

Le pays me plaît beaucoup pourtant, et si le temps devient plus clément, je m’y promènerai beaucoup. C’est un pays de plaine, semé de petits bois et coupé de rideaux d’arbres. À perte de vue, un océan de moissons. Mais, si ce paysage manque un peu de pittoresque, il est opulent, paisible, très calmant pour le regard et pour l’esprit.

J’habite une vaste chambre, pleine de meubles et d’images surannées qui m’amusent beaucoup. Elle a un délicieux balcon, tout envahi par le feuillage, et j’y fume le matin mon éternelle cigarette, devant un magnifique rideau de peupliers qui chante dans le vent, en m’amusant à regarder, dans le grand fossé qui est sous ma fenêtre, manœuvrer une escadre de canards.

Richebourg est une vieille maison, toute lézardée, toute croulante, pleine d’escaliers, de marches à monter ou à descendre pour passer d’une chambre à l’autre, de casse-cou de toutes sortes. Les générations des Baroux l’ont prise comme débarras des mobiliers vieillis et fanés, de sorte qu’elle offre le bric-à-brac le plus bizarre. Le style de la Restauration y domine pourtant. Aussi quelles gravures, quelles pendules ! Autant de promenades et intérieurs.

La ferme est superbe. C’est une des plus plantureuses de la Brie. Six cents arpens, 1 200 moutons, une trentaine de vaches et autant de chevaux. Je tâche de m’initier aux détails de la vie rurale ; car un poète doit tout étudier.

Il n’y a encore ici, avec moi, que M. et Mme Baroux et la plus jeune des filles de Mme de La Gravière. L’aînée est restée à Paris avec sa mère, retenue à Paris pour affaires. Mais on attend ces dames la semaine prochaine, plus de la compagnie, des amis de M. Baroux.

M. Jules de Lasteyrie, dont le château est voisin d’ici, a déjeuné hier à Richebourg. Homme charmant, très littéraire.

J’ai déjà visité la petite ville voisine, Rozay, qui est très proprette et où les volailles effarouchées se sauvent devant la voiture. J’ai vu aussi la maison des La Gravière, Le Breuil, qui est un charmant petit château, entouré d’un parc plein d’arbres magnifiques.

Je suis tellement loin de Paris et de ses misères que je n’ai pas encore surmonté l’ennui d’écrire à Du Quesnel.

Au revoir, mes chères bonnes femmes, je vous embrasse de toutes mes forces. Je recommande bien à maman de ne pas être inquiète de moi et de ne pas s’attrister de mon absence. C’est mon unique souci de craindre qu’elle se fasse du chagrin.

Ma chère maman, je couvre de baisers ton cher vieux front et tes bonnes mains, et je te charge de faire mes caresses à l’excellent Coco[17]. FRANCIS.


Lundi matin.

Ma chère maman, ma bonne sœur, Mme de La Gravière et sa fille aînée sont arrivées hier au Breuil ; elles dîneront ce soir à Richebourg. D’ailleurs rien de nouveau. Un temps admirable, dont l’air, frais et léger par ici, tempère la grande chaleur. J’oublie vraiment tous les soucis de la vie littéraire au milieu de ce calme et devant cette riche et forte nature. Malgré la gravité de ces intérêts, je ne puis songer à l’Odéon devant la limpide clarté de ce charmant ciel de France, d’un azur si tendre et si doux, et je ne me rappelle *** que lorsque je rencontre une bande d’oies. D’ailleurs j’avais grand besoin de ce repos intellectuel, et je m’y abandonne sans remords. Depuis quelque temps, une tristesse maladive, une sorte de spleen m’envahissait. Le grand air et le plein ciel l’ont dissipé, et je m’en réjouis beaucoup. Je reviendrai d’ici, je l’espère, plus solide, plus prêt à la lutte et au travail.

Annette m’a paru un peu frappée par les mauvais symptômes qui se manifestent depuis quelque temps dans la santé de ma chance littéraire. Je ne saurais trop lui dire de s’armer de courage et de philosophie. Après tout, la fortune m’a déjà payé, et largement, ce que mon très faible mérite me permettait à peine d’espérer, en argent et en succès. Peut-être ses faveurs me seront-elles accordées de nouveau, mais, dans le cas contraire, je n’aurai pas encore le droit de me plaindre. D’ailleurs, on m’enlèvera difficilement ce que j’ai acquis, un nom, qui vaut à celui qui le porte l’estime du public éclairé et la facilité de gagner son pain.

Je ne vous écris tout ceci que pour le plaisir de bavarder avec vous, mes chères bonnes femmes, car je n’ai rien de spécial à vous dire quant à la vie très simple et très réglée que je mène ici, et, pour finir cette lettre, je vous embrasse à tour de bras.

Amitiés à d’Artois, à tous. FRANCIS.


Mardi matin.

Ma chère maman, ma bonne Annette, je vais à merveille et je continue à prendre une leçon de vie rurale. Annette, qui a des goûts champêtres, serait ici la plus heureuse du monde ; et, en réalité, ce grand travail de la moisson est un spectacle très poétique et très attachant. C’est ici la campagne pour de bon, et avec ma vivacité ordinaire d’impressions, je suis devenu paysan en un jour. Je me suis désolé de la pluie et réjoui du soleil, moins en Parisien faisant de la villégiature qu’en cultivateur qui rentre ses blés. Du reste, je dois être satisfait. Le soleil est revenu en temps opportun, et la merveilleuse récolte de cette année, un instant menacée, est hors de danger. Je prends, bien entendu, quelques notes sur mes impressions rustiques, et cela se résoudra, un jour ou l’autre, en poèmes solidement rimes[18].

Ma bonne maman, ton fils ne sera jamais qu’un poète ; car, malgré l’âge qui lui vient, il reconnaît toujours en lui cette naïveté de sensation, cette facilité enfantine à souffrir et à être heureux d’un rien qui sont la source des vers. Et, franchement, c’est la seule faculté qu’il souhaite de garder, intacte et pure, jusqu’à l’âge des cheveux blancs.

Mlle Thérèse m’a donné des nouvelles de Coco et j’ai appris, avec plaisir, qu’il n’avait pas dépéri depuis mon départ. Je charge maman de lui faire mes tendresses.

Au revoir, mes chères bonnes femmes, je vous embrasse à tour de bras. FRANCIS.

Amitiés à ceux que vous verrez.


V

Le 11 septembre 1872 a lieu la première du Rendez-Vous, à l’Odéon. Il n’obtient qu’un succès d’estime… Le 16 avril suivant, François Coppée fait représenter pour la première fois à l’Odéon le Petit Marquis, drame en quatre actes en prose, écrit en collaboration avec Armand d’Artois. La donnée de la pièce déconcerte le public qui manifeste son opinion par des… sifflets.

Le coup est rude pour François Coppée ; heureusement son ami Haag, pour faire diversion, l’invite à venir passer quelques jours auprès de lui, à Tours. C’est de là que François Coppée envoie, selon sa coutume, de bonnes et affectueuses lettres à sa mère.


Tours, 21 avril 1873.

Ma chère Annette, ma bonne maman, me voici chez les Haag qui m’ont reçu à bras ouverts. J’ai trouvé l’excellente Mme Haag bien fatiguée, bien souffrante ; mais c’est toujours le même cœur et la même intelligence. Je vais donc me reposer dans la bonne atmosphère de province, sédative et calmante, qu’on respire. Pour me distraire, Paul m’emmène, dès ce soir, dans une tournée de quelques jours qu’il doit faire dans le pays pour son service d’ingénieur. Mais jeudi, je serai revenu à Tours, avec lui, et, du reste, je vous enverrai de mes nouvelles en route.

Que ma bonne Annette m’écrive bien vite de ses nouvelles et de celles de maman. D’Artois, lui, m’écrira au sujet des affaires de théâtre.

S’il vient les vrais amis, faites-leur toutes mes tendresses ; car ils ont été très dévoués et très bons pour moi dans le fâcheux événement qui m’arrive. Quant aux autres amis, puisque c’est le mot, qu’Annette prenne sur elle de leur faire bon visage ; il le faut, par politique.

Je supplie ma chère et bonne maman de ne pas s’affliger de mon absence. J’ai absolument besoin de repos, de grand air, de distractions surtout, après le rude coup que je viens de recevoir, et je lui ramènerai de la campagne un fils bien portant de cœur et d’esprit, tout prêt à recommencer la bataille.

Au revoir, mes chères bonnes femmes, je vous embrasse comme je vous aime, de toutes mes forces. FRANCIS.


Thouars, 26 avril.

Ma bonne maman, ma chère Annette, il fait assez beau temps ici, mais un peu froid. La campagne, de ce côté, est très agréable, et je passe mes journées à me promener. Les bords du Thouet, la rivière du pays, sont bordés de charmantes prairies, que le printemps a magnifiquement décorées ; il y a aussi des petites vallées, adorables de fraîcheur et de solitude.

Je suis tout attristé de la mort de ce pauvre Coco, plus même qu’il ne semble raisonnable. Mais c’était une si bonne bête, et puis je devine bien combien maman doit le regretter.

D’Artois m’a écrit une longue lettre, où il me donne une idée des feuilletons, qui sont mauvais, comme je m’y attendais. J’ai lu ici celui de Sarcey, qui est exécrable. La lettre de d’Artois est très affectueuse pour moi ; ne lui en veuillez pas s’il vous néglige ; il doit être bien occupé.

Ce qu’Annette m’écrit sur sa santé m’inquiète très vivement.

Hélas ! je ne puis lui recommander que la patience et la résignation. Il est impossible que de meilleurs jours ne viennent pas pour nous et que la chance nous reste contraire. Santé et succès, tout reviendra, je l’espère. Nous sommes de braves gens, nous méritons d’être à peu près heureux, et ; en lin de compte, la justice finit généralement par triompher.

Paul Haag a toutes les délicatesses et toutes les tendresses de l’amitié ; il ne songe qu’à me distraire et à m’amuser. Moi, je lui cache ma tristesse, qui est profonde cependant. Enfin, je ne suis qu’affligé, non pas découragé. Je livrerai d’autres batailles, et il ne se peut pas qu’elles soient toutes aussi malheureuses.

Amitiés à tous. Je vous embrasse comme je vous aime.

FRANCIS.


Tours, 29 avril.

Ma chère Annette, ma bonne mère.

Votre dernière lettre m’a fait grand plaisir ; elle est plus gaie que les précédentes et me prouve que tout va mieux, moral et physique.

Me voici revenu à Tours, chez la bonne Mme Haag, qui a pour moi des soins tout maternels ; je ne saurais jamais lui être assez reconnaissant. Je commence à oublier un peu le vilain pas que je viens de traverser, La province a ce mérite qu’elle vous fait juger bien plus sainement ce qu’on prend à Paris pour de si graves événemens ; et je vois bien, par le peu d’écho qu’ils produisent hors des fortifications, que le succès ou le four d’une comédie sont des choses de peu de portée.

Au revoir, chères bonnes femmes. Faites mes amitiés à tous, et recevez mes plus tendres baisers. FRANCIS.


Tours, 1er  mai.

Je suis bien heureux d’apprendre que maman va assez bien, et Annette un peu mieux ; car il n’y a ici que vos chères santés qui m’inquiètent.

Je m’amuse à faire un plan de grand drame socialiste, en causant avec Paul. Je lis aussi. Quelques volumes de Michelet et les Mémoires de Mme d’Épinay. Ce dernier livre est charmant. Enfin la paix du cœur revient peu à peu, et le découragement disparaît.

Je n’ai pas reçu encore de nouvelle lettre de d’Artois ; mais dites-lui, si vous le voyez, que je ne songe qu’à livrer une nouvelle bataille. Je sens que je ne suis pas encore vidé.

Que maman ne s’attriste pas, surtout. Mon petit voyage me fait beaucoup de bien, je me porte à merveille, et notre séparation momentanée me sera très utile.

Les deux livres dont Annette me parle sont très bons en effet : celui de Dickens, adorablement sympathique, et celui des frères de Goncourt, plein d’érudition, de faits intéressans et de vraie couleur historique.

Amitiés à tous, à Sophie et à ses enfans, dont je demande des nouvelles, à Sindico, à d’Artois, à Mestadier, etc.

Mille baisers. FRANCIS.


Tours, 4 mai.

Mes chères bonnes femmes, je suis toujours bien portant et je me plais beaucoup ici, chez ces bons Haag. Aujourd’hui dimanche doivent commencer ici les fêtes du concours régional ; nous allons entendre des orphéons, des fanfares, voir des porcs phénomènes et marcher dans du crottin de cheval. Plaisirs de province. — En somme, je m’amuse beaucoup, et Mme Haag, qui veut encore me retenir quelques jours, vous envoie ses amitiés et vous prie de la laisser faire. Paul est le meilleur et le plus charmant des amis ; il ne songe qu’à m’amuser et à me distraire. L’autre jour, nous avons fait tous deux une charmante promenade à cheval dans les jolis coteaux qui environnent Tours.

Je ne perds pas tout mon temps. Le drame socialiste, dont je vous ai parlé, me préoccupe. J’ai écrit un scénario.

J’ai été bien content d’apprendre que maman était sortie en voiture. Il faut, ma bonne Annette, lui donner cette distraction, quand le temps le permettra.

J’ai reçu une longue lettre de d’Artois.

Ici, à Tours, on n’a pas trop l’air de se douter de la gravité des événemens politiques ; mais je ne me fais aucune illusion. Ils sont d’une terrible gravité. Enfin, attendons la reprise de la Chambre ; mais je ne crois pas que cette année finisse sans nous faire voir du nouveau, peut-être du tragique.

Je lis le Louis XIV et la Régence de Michelet. Ce sont des œuvres de combat, de parti pris. Mais admirables de vie, de couleur, de pittoresque.

Embrassez-bien pour moi Sophie et la petite famille. Amitiés à Lemerre, à Sindico, à d’Artois, à Mestadier.

Je vous envoie mes plus tendres baisers.

FRANCIS.


7 mai.

Mes chères bonnes femmes,

Voici Paul Haag absent pour deux jours, et je tiens compagnie à Mme Haag. J’assiste aux fêtes du concours régional ; il y a de bonnes études de province à faire. Mais Flaubert a dit toutes ces choses admirablement dans Madame Bovary. Ce qui est vraiment curieux, c’est une exposition de curiosités, bric-à-brac et objets d’art, empruntés aux riches châteaux de la Touraine. J’y ai conduit hier Mme Haag et je faisais un peu partie de l’exposition, car les dames tourangelles, et il y en a, ma foi, de très charmantes, venaient rôder autour du Parisien. Je reçois du reste un excellent accueil partout. Le préfet M. Albert Decrais et son aimable femme m’ont offert à dîner dimanche. Je dois aller avec Paul vendredi déjeuner à Chenonceaux chez le député Wilson, qui, bien que presque radical, possède ce fameux château et nous a très gracieusement invités. N’oublions pas non plus un conseiller général, poète de province, dont je subis les manuscrits.

Enfin je me distrais beaucoup ; j’écris un peu, je lis beaucoup. Mais le temps s’est gâté, et la promenade dans la campagne devient difficile.

Que maman ne s’inquiète pas de moi et ne s’attriste pas de mon absence ; car elle m’est bien salutaire. Que ma bonne Annette se soigne de son mieux.

Je vous embrasse de tout mon cœur, comme je vous aime.

FRANCIS.


11 mai.

Mes chères bonnes femmes,

Avant-hier, je suis allé, avec Paul, passer la journée au château de Chenonceaux, chez M. Wilson, le député, qui offre le type de radical millionnaire. Lui et sa sœur, Mme Pelouze, nous ont du reste admirablement fait les honneurs de Chenonceaux, qui est une des plus exquises créations de la Renaissance et qu’ils ont empli de merveilles de toutes sortes, tableaux anciens de grande valeur, collections très curieuses de portraits, meubles anciens, tapisseries, objets d’art, enfin un poème en bric-à-brac. Nous avons en projet de faire, cette semaine, une tournée dans les châteaux historiques de la Touraine, Azay-le-Rideau, Loches, Blois, peut-être Chambord. Mais voici Paul encore absent pour deux jours, et je vais aujourd’hui tenir compagnie à Mme Haag.

Annette aura la bonté de m’envoyer, — par la grande vitesse, — mon habit noir ; car je prévois une invitation chez le général Chanzy, qui commande le corps d’armée, et il ne me sera guère possible de la refuser.

Rien de nouveau d’ailleurs. Ici, un temps médiocre, comme à Paris. Alternatives de pluie et de soleil. Je lis beaucoup ; j’écris un peu. Je fais des projets de toutes sortes.

Au revoir, chère Annette, bonne maman, et recevez toutes mes caresses. FRANCIS.

Amitiés à Sindico, à d’Artois, à Mestadier, aux habitués, et à Sophie et sa petite famille.

Priez Nicolardot[19], au souvenir de qui je me rappelle, de ne pas m’oublier auprès de d’Aurevilly[20].


Tours, 18 mai.

À mon retour, ma chère Annette, nous nous occuperons de trouver un coin aux environs de Paris pour y passer l’été. Il faudrait que ce fût assez près pour pouvoir y mener maman en voiture. Je suis désolé de voir que tu ne vas pas mieux : il faudra pourtant que nous tentions tout pour te guérir. Ces 1 000 francs inespérés, nous pourrons les consacrer à cela.

Je reviendrai donc avant le 24, car je tiens avoir Offenbach.

Temps magnifique, amis charmans et bons, jolies excursions en Touraine, voilà ma vie.

Je suis allé à Loches. Extrêmement curieux. J’ai fait jadis un sonnet sur le donjon. Le donjon est bien mieux que mon sonnet[21].

Amitiés à tous, à Lemerre, à d’Artois, à Sindico, etc., et, pour vous deux, mes plus tendres baisers. FRANCIS.


21 mai.

Ma bonne Annette, ma chère maman,

Comme il est probable que Paul Haag ira à Paris au commencement de la semaine prochaine, j’attendrai jusque-là pour faire route avec lui.

Bois-de-Colombes est un des endroits les plus laids des environs de Paris ; il n’y a pas une promenade à faire. Mais enfin, si ce bon Lemerre y trouve quelque chose de logeable, je m’en arrangerai tout de même : car nous aurons un excellent ami pour voisin. Enfin tu feras bien, ma bonne Annette, d’attendre mon retour avant de rien louer.

Je suis très dispose à cesser toute collaboration. Je ne veux pas dire cela brutalement à d’Artois, qui est un si brave garçon ; mais, pour l’y préparer, je lui ai écrit que j’avais l’intention, cet été, de ne faire que des vers, que j’avais ma réputation de poète à entretenir, etc.

J’ai des projets de toutes sortes, mais un peu vagues. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut que, d’ici à peu de temps, je publie des vers, soit en volume, soit au théâtre[22].

Je me suis bien reposé ; je n’éprouve plus de découragement ; enfin je veux me remettre au travail.

Au revoir donc, et à bientôt, mes chères bonnes femmes. Amitiés à tous, à Lemerre, à Sindico, et pour vous,

Mes plus tendres baisers. FRANCIS.


VI

François Coppée revient à Paris, tout prêt pour de nouvelles luttes : s’il est poète et flâneur de tempérament, il a le souci de sa réputation, l’ardent désir de progresser dans son art ; et il justifiera largement sa boutade : « Je suis un paresseux qui a beaucoup travaillé. »

Mais s’il désire la gloire et la fortune, c’est surtout pour améliorer le sort de sa bonne mère, de sa sœur dévouée ; il le dit, dans une lettre bien touchante datée d’Étretat, où il avait fait une fugue de quelques jours, la même année.


Étretat. Lundi.

Ma bonne Annette,

Me voici dans cet Etretat qui est charmant. La saison n’étant pas encore trop avancée, la grande gomme n’est pas encore là, et sauf les propriétaires de villas et quelques familles bourgeoises, qui amènent leurs toilettes blanches et leurs chapeaux de paille sur le galet, on pourrait encore se croire dans l’ancien trou de pêcheurs, découvert par Alphonse Karr. Elle est exquise, cette petite anse de galets, si gracieusement taillée dans la falaise, et j’y ai déjà passé de longues heures, le derrière sur les cailloux, comme un simple chien, à écouter cet admirable rythme des lames que le bon Dieu a inventé, je crois, pour donner aux hommes l’idée de faire des vers cadencés et harmonieux[23]. Mais ni la belle perspective de mer, ni la fraîche brise du large, ni aucun des plaisirs que je trouve ici ne me fait un seul instant oublier mes deux chères prisonnières de la rue Oudinot. Au contraire, leur souvenir me gâte un peu le bon temps, le repos et la fraîcheur dont je jouis. Car je pense à l’horrible chaleur dont vous devez souffrir, toi, surtout, ma pauvre chère sœur, et je songe alors à ta vie de dévouement et d’abnégation. Enfin mes projets de drames et autres finiront peut-être par me donner le succès et un peu d’aisance ; et tu sais que mon seul et premier souci sera toujours de te rendre plus douce l’existence que la santé de notre bonne vieille maman te force à mener.

En attendant, je prends un peu de repos et de santé pour ce travail de qui j’espère notre bonheur à tous. Tu me reverras à la fin de la semaine et je me remettrai solidement à la besogne.

Je t’embrasse mille fois ainsi que maman. Souvenirs à Sindico, aux amis que tu verras. Amitiés aux dames des Baudières dans toutes tes lettres[24].

FRANCIS.


Mme Coppée mourut âgée de soixante et onze ans, le 2 septembre 1874 ; ce jour-là quelque chose de délicieux s’éteignit en François Coppée, et, depuis lors, il ne s’est plus senti jeune.

Elles étaient à jamais perdues, ces heures si douces, ces heures de parfait bien-être, dans cette atmosphère de tendresse maternelle qu’il a si pieusement évoquée :


J’écris près de la lampe. Il fait bon. Rien ne bouge.
Toute petite, en noir, dans le grand fauteuil rouge.
Tranquille auprès du feu, ma vieille mère est là
Elle songe sans doute au mal qui m’exila,
Loin d’elle, l’autre hiver, mais sans trop d’épouvante ;
Car je suis sage et reste au logis quand il vente.
Et puis, se souvenant qu’en octobre la nuit
Peut fraîchir, vivement et sans faire de bruit,
Elle met une bûche au foyer plein de flammes.
Ma mère, sois bénie entre toutes les femmes !

  1. Artiste peintre, ami de la famille Coppée.
  2. Cousins de François Coppée par sa mère Rose Baudit.
  3. Vieil ami de la famille, à qui Mme Coppée avait confié son fils pendant son premier long voyage.
  4. Peintre italien, auteur d’un portrait de François Coppée en veston rouge, appartenant aujourd’hui à la famille Tramasset.
  5. Cousin de François Coppée par le père Coppée.
  6. Les Coppée étaient, de père et de mère en fils, la famille » amie des chats » par excellence.
  7. Alors directeur de l’Odéon.
  8. J’ai publié cette lettre dans la Revue de Paris (n° du 1er  mars 1909).
  9. Son cousin Auguste Baudit.
  10. Stéphane Mallarmé, qui avait collaboré au Parnasse contemporain, était alors professeur d’anglais au lycée d’Avignon.
  11. Sa sœur Sophie, la cadette ; elle avait épousé un peintre d’histoire de grand mérite, Prosper Lafaye, à qui l’on doit aussi la restauration de nombreux vitraux anciens dans les principales églises de Paris.
  12. Il s’agit ici de Deux douleurs, représenté à la Comédie-Française l’année suivante.
  13. C’est ainsi que François Coppée n’oubliait jamais les siens, soit pour améliorer leur sort, soit pour leur faire plaisir. — Annette et sa sœur Sophie avaient toutes deux un fort joli talent de peintre.
  14. Le Passant, opéra d’Émile Paladilhe, fut joué en 1872 à l’Opéra-Comique par Mme Galli-Marié et Priola.
  15. Albert Glatigny, que François Coppée avait connu chez Catulle Mendès, et qui collabora au Parnasse. Un à-propos de lui, en un acte, le Compliment à Molière, fut représenté à l’Odéon le 13 janvier 1872.
  16. La première de Deux douleurs, avec Barré dans Dominique, Marie Royer dans Berthe, Agar dans Renée, eut lieu le 20 avril. Le drame ne fut représenté, dans le cours de l’année, que quatorze fois.
  17. Le vieux chien, le préféré de Mme Coppée.
  18. Il y a de délicieuses sensations rustiques dans le poème d’Olivier, que François Coppée publiera en 1876.
  19. Louis Nicolardot, homme de lettres qui faillit entrer dans les ordres, auteur du Ménage et Finances de Voltaire, et d’une Histoire de la Table.
  20. Jules Barbey d’Aurevilly.
  21. Ce sonnet ne devait être publié que l’année suivante, dans le Cahier Rouge, sous ce titre : le fils de Louis XI.
  22. En mai 1874, il fit paraître le Cahier Rouge, recueil de vers composés à différentes époques. — Un prologue d’ouverture pour les matinées littéraires et musicales de la Gaieté fut dit par Porel le 6 décembre de la même année.
  23. Cf. la pièce du Cahier Rouge intitulée : Rythme des Vagues.
  24. Sa sœur Sophie, ses nièces Sarah, Eve et Geneviève Lafaye étaient alors aux Baudières, hameau de l’Yonne, situé près de l’abbaye de Pontigny.