François Buloz et ses amis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 279-301).
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FRANÇOIS BULOZ
ET
SES AMIS

III. [1]
ALFRED DE MUSSET

Très peu de temps après la rupture avec George Sand, Musset s’était remis à écrire : Lucie est de juin 1835, et la Nuit de Mai parut quelques jours après Lucie. De toutes les Nuits, celle-ci est peut-être la plus désolée :


O Muse, spectre insatiable,
Ne m’en demande pas si long,
L’homme n’écrit rien sur le sable
A l’heure où passe l’aquilon…


Son frère, qui le défend beaucoup d’être resté fidèle à son terrible amour, prétend qu’à cette heure sa blessure se cicatrisait. Comment alors expliquer la Nuit d’Octobre ? Paul de Musset s’en lire en disant que « la Nuit d’Octobre est la suite nécessaire de la Nuit de Mai, le dernier mot d’une grande douleur, et la plus légitime comme la plus accablante des vengeances : le pardon ! » Il est vrai qu’il prétend aussi que la Confession n’est pas « un document biographique », et que « l’auteur n’a pas eu l’intention d’écrire l’histoire de sa jeunesse, » etc. Mais à Liszt, Musset avoue : « Le livre dont vous me parlez n’est qu’à moitié une fiction… il pourrait et devrait être plus long… » Cependant à ce livre il avait fait des coupures : on le verra par la lettre suivante, écrite au directeur de la Revue[2] :

« Mon cher Buloz, ce que vous m’avez dit pour la deuxième partie de la Confession me tourmente. Vous avez raison, je le crois du moins. Mais je ne sais trop comment faire pour y remédier ; si je veux revoir cela moi-même, je n’y ferai rien qui vaille. Il faudrait que vous me trouvassiez quelqu’un qui eût à la fois assez de complaisance, et assez de jugement pour s’en charger, mais qui ? Je n’en sais rien, et il faut pourtant que ce qui est de trop soit corrigé. Si je pouvais prier Sainte-Beuve de lire simplement le 1er volume, je pourrais ensuite de moi-même faire les corrections sur ses avis. Mais j’ai peur qu’il ne soit un peu froid pour moi, à cause de toutes ces dernières circonstances[3], que le diable m’emporte si je lui en veux ! Mais vous savez comme va le monde. Faites-moi donc te plaisir de penser un peu comment venir à bout de tout cela. Ce ne serait pas un retard de trois jours, et c’est très important. Mais je suis si bête, que je ne puis me corriger moi-même. Dites-moi donc un peu comment faire[4]. »

« A vous,

« ALFRED DE MUSSET. »


F. Buloz aimait fort la Confession d’un enfant du siècle, Sainte-Beuve fut chargé de rendre compte du livre. Son article est excellent, et s’il fait quelques critiques, elles sont rares et indulgentes. Une phrase est à noter. Parlant de l’œuvre de Musset, Sainte-Beuve écrit : « La débauche y tient moins de place que dans le projet primitif, j’imagine. Le second volume particulièrement en est tout à fait purgé. » Cette phrase est intéressante quand on vient de lire la lettre qui précède et le conseil donné par F. Buloz de faire des coupures dans le second volume.

Mais la chronique de Sainte-Beuve, — tout à fait curieuse à lire aujourd’hui, — est une constante homélie adressée à Musset ; il lui dit : « De vous à moi, je sais que vous êtes Octave, que cette confession est la vôtre ; » et, se souvenant en moraliste des ruptures et des recommencemens dont il a été le confident lassé : « c’est le lendemain même des fantaisies d’Octave, que ce charmant dîner a lieu (le dîner où Octave renonce à sa maîtresse pour la céder à Pagello — pardon ! à Smith) — et que le départ de Smith et de Brigitte pour l’Italie se décide. Qui nous répond que l’autre lendemain tout ne sera pas bouleversé encore, qu’Octave ne prendra pas des chevaux pour courir après les deux amans fiancés par lui, que Brigitte elle-même ne recourra pas à Octave ? (Sainte-Beuve se souvient des fuites à Nohant, à Baden, à Montbard, etc.) Il est clair qu’on ne laisse aucun des personnages ayant pied sur un sol stable ; on n’a, en fermant le livre, la clé finale de la destinée d’aucun. » Sainte-Beuve voudrait une conclusion, il trouve que l’ensemble manque de composition, il reproche a Musset trop de décousu dans son œuvre : Musset pourtant avait reproduit l’image d’un épisode de sa propre vie. Sainte-Beuve le savait bien : la vie n’est-elle pas ainsi ? Il n’y a que la mort qui termine certains épisodes…

Le critique conclut en encourageant Musset au silence dans l’avenir : qu’il ne chante plus ses maux (quelle perte pour les lettres françaises si Musset l’eût écouté ! ). « Octave est guéri enfin, dit Sainte-Beuve ; quand il parlera de son mal désormais, que ce soit de loin, sans les crudités qui sentent leur objet… la nature épure et blanchit les ossemens. A cet âge de sève restante, et de jeunesse retrouvée, ce serait puissance et génie de la savoir à propos ensevelir (son expérience) et d’imiter, poète, la nature tant aimée, qui recommence ses printemps sur des ruines, et qui revêt chaque année les tombeaux ![5] »

V. Buloz ne fut pas satisfait de cette chronique ; pourtant Musset l’était : « Remerciez Sainte-Beuve, son article est très bien. Que diable vouliez-vous donc ? Je n’en mérite à coup sûr pas tant ; je voudrais le trouver quelque part et causer une heure avec lui[6]. »

Un mois après, Musset est occupé d’un compte rendu qu’il doit écrire, Un Salon : « Je vous donnerai d’abord un article sur le Salon. Vous l’aurez avant le 20 ; il sera long, car je n’ai pas voulu le faire vite ; j’ai à aller au musée encore demain matin, et puis ce sera tout. La comédie est en train[7]. »

Cette comédie, c’est Il ne faut jurer de rien. Que de variété dans la production de l’écrivain, et que de perfection dans cette variété ! Cette année 1836 seule, succédant à d’autres années si cruelles, voit naître la Lettre à Lamartine, la Nuit d’août, les Stances à la Malibran, ce charmant Salon, Il ne faut jurer de rien, et les Lettres de deux habitans de la Ferté-sous-Jouarre[8]. Jamais le génie de Musset n’a été plus fécond, plus libre, et cela au milieu de la vie que l’on sait, des joyeux voyages à Bury, des soupers, mondains ou autres, des bals masqués, dont il raffole, du jeu, etc.

Pourtant, cette vie qu’il aime et qui l’épuise aussi, il en a souvent la satiété ; il le dit à la « Marraine, » quand il est sincère, et c’est avec elle qu’il l’est le plus : « Je vous avouerai que je commence à être parfaitement dégoûté de voir que des veilles forcées, que ma tête et ma poitrine me refusent, ne peuvent me tirer d’un passé qui m’écrase matériellement et moralement. — Ainsi soit-il. »

Que disait donc Paul de Musset ? Alfred n’oubliait pas ? Il n’oubliait pas, mais il y lâchait, et les lettres à Aimée d’Alton[9], cette année 1837, sont là et le prouvent : « Chère, chère aimée, la bien nommée, que je suis heureux de vivre et de t’avoir connue, etc. » et au moment où le poète donne la Nuit d’Octobre et chante :


Honte à toi, femme à l’œil sombre,
Dont les funestes amours
Ont enseveli dans l’ombre
Mon printemps et mes beaux jours…


les yeux bleus de Mimouche, de « sa nymphe aimée, » de sa « poupette, » sont tout son horizon.

La première version de la Nuit d’Octobre est-elle celle que nous connaissons ? Y en eut-il une autre plus dure encore peut-être pour la femme à l’œil sombre ? Un billet de Musset à ce sujet le ferait croire :

« Voilà mon épreuve, mon cher ami, et je vous prie de n’y plus rien changer. »

Buloz y avait donc changé quelque chose ?

Ce billet n’est pas daté, mais ce qui suit le date suffisamment : Musset se plaint d’une cruelle correction « à la page 209 vers 2, on m’avait mis : « l’homme a besoin de pleurs, » — il faut « l’homme a besoin des pleurs. »

On a reconnu les vers qui sont dans toutes les mémoires ;

Pour vivre et pour sentir, l’homme a besoin des pleurs ;
La joie a pour symbole une plante brisée,
Humide encor de pluie et couverte de fleurs, etc.


Avant de mentionner la nomination de Musset au poste de bibliothécaire à l’Intérieur, il faut noter que déjà, l’année précédente, le prince royal avait songé à lui et voulait lui confier le poste d’attaché d’ambassade à Madrid. Paul n’en dit rien dans la Biographie ; il ne fait allusion à ce projet que dans sa notice : « Alfred objecta son peu de fortune… Mais malgré sa jeunesse, il ne se sentit pas le courage de rompre avec les liens de famille, d’habitude et d’amitié, qui rattachaient à la vie parisienne… » Bref, il refusa. La lettre suivante, adressée au directeur de la Revue, et écrite en 1837, fait allusion à cette nomination, qui forcerait le poète à quitter Paris, etc.


« Mon cher ami,

J’ai ce soir de fortes raisons pour croire que les bonnes intentions du prince royal pour moi vont se réaliser. Je vous disais ce matin que cela se ferait tout de suite, ou pas du tout. Voici ce que j’ai à vous demander à ce sujet.

« Quoiqu’il ne s’agisse pas de partir maintenant, vous comprenez que je ne puis rien accepter si je suis revenu ici. D’autre part, la moindre apparence de désordre dans mes affaires, avec les bonnes langues qui s’emmêlent de tout (sic), peut me perdre et devenir un sujet de refus. Je sais malheureusement par moi-même, que ce ne sont pas les envieux qui me manquent. Croyez-vous que votre ami M. d’Ortigue voudrait me prêter encore deux mille francs sur une lettre de change, payable à la même époque que l’autre, l’année suivante, c’est-à-dire au 1er août 1838 ?[10] ; pouvez-vous du moins lui en faire la proposition ? Je consentirais à des intérêts plus forts, pourvu qu’ils ne le fussent pas trop. Il serait très important pour moi qu’une pareille affaire s’arrangeât, car mon avenir peut en dépendre. Ne croyez pas que je m’effraye à tort, ou que je me hâte trop, je sais ce que je dis, et ce que je fais. Le plus tôt, en ce cas, serait le mieux. Vous concevez qu’à toute occasion il faut que je sois prêt, et que j’aurais un regret mortel si, faute de précaution, l’affaire manquait. Quand le hasard pense à vous, il ne faut point laisser prise au guignon. Répondez-moi un mot, je vous en prie. « A vous,

« ALFRED DE MUSSET[11]. »


« Il est bien entendu qu’aucun motif ne m’empêchera du reste à remplir mes engagemens envers vous. Je ne pense pas avoir besoin de vous rassurer sur ce point. »

Il me faut parler maintenant de cette place de bibliothécaire à l’Intérieur, que F. Buloz obtint pour son ami — « une sinécure » qui lui permit de travailler en paix… Travailler en paix ! Musset ! quelle folie ! Mais l’idée ne lui déplut pas, pourvu qu’on l’assurât qu’il n’abdiquerait nullement son indépendance.

Or, cette place de bibliothécaire fut offerte d’abord à F. BCloz qui sollicitait à ce moment-là… celle de commissaire royal à la Comédie-Française. Le baron Taylor ne voulant pas quitter ce poste, M. de Montalivet crut tout concilier en en offrant un autre à F. Buloz, et en laissant le baron Taylor aux Français[12]. Mais le Directeur de la Revue, saisissant l’occasion sans tarder, proposa Musset pour la place de bibliothécaire.

« En entendant le nom de ce nouveau candidat, dit P. de Musset, le ministre fut tout interdit : il va sans dire que ce ministre n’avait jamais lu une ligne du poète. » Il savait seulement que Musset était l’auteur de la Ballade à la lune, et cela l’effrayait. « J’ai entendu parler d’un certain point sur un i, aurait-il dit à F. Buloz, qui me paraît un peu hasardé, et je craindrais de me compromettre… » Telle est la version de P. de Musset. Ce n’était pas, quoique cette version ait été publiée dans la Biographie, celle de F. Buloz : on lira plus loin leur polémique à ce sujet.

Mais la nomination tardant, Musset se découragea. Est-ce alors qu’il écrivit :

« Mon cher Buloz, qu’il ne soit plus question au Ministère de mes mendicités. Elles ne serviraient à rien, pas même à moi, ni à vous, je veux dire à la Revue… » et encore « N’importunez donc pas Mallac[13]pour une chose inutile. »

Le prince royal se mêla de cette affaire, et aussi M. Ed. Blanc, alors aux Beaux-Arts ; bref, au bout de quelques semaines, Alfred de Musset fut nommé.


Pendant les deux années que dura sa liaison avec Mimouche, notre poète assagi ( ? ) sera plus sédentaire, et travaillera davantage. Ses billets à F. Buloz annoncent successivement à cette époque : Le Fils du Titien, Margot, les vers sur la Naissance du Comte de Paris ; il écrit encore deux articles sur Rachel (l’un d’eux contient la réponse à J. Janin[14](réponse suivie d’une autre réponse de J. Janin ! ) et un article sur les débuts de Pauline Garcia, « Paolita, » comme il l’appelle dans ses lettres à la Marraine.

Mimouche l’a-t-elle fixé ? Il le lui a demandé :


A votre tour, essayez ma maîtresse,
Et faites-moi, jusqu’au tombeau,
D’une douce et vieille tendresse
Un impromptu toujours nouveau.


Mais on ne fixe pas Musset : en même temps qu’il adresse ces vers à sa « poupette, » il lui écrit paisiblement : « Te portes-tu mieux ? Je suis pour ma part un peu invalide, et toujours gai comme un catafalque. Il faut pourtant essayer de vivre, ma chère amie, malgré tout, et si tu me donnais l’exemple, tu m’encouragerais. Je t’embrasse. » Que l’on compare la froideur de ce billet aux folies adressées jadis à Lélia. D’ailleurs, à cette heure, Rachel l’occupe, et la pâle Belgiojoso parfois le tourmente…

Quand F. Buloz est nommé commissaire royal, Musset l’annonce à Mimouche : « Tu sais que Buloz est nommé aux Français. Il est donc décidé que nous allons tenter le saut périlleux, » — ce qui veut dire qu’il compte, avec l’appui de son ami, aborder la scène, — il l’a résolu, et l’affirme au commissaire royal. « Quant au parti pour le théâtre, à tort ou à raison, il est pris, à tel point que rien ne m’en détournera maintenant. » Et il songe à travailler pour Rachel, mais il ne finit rien, et Rachel est volage, et le temps passe. Ce n’est qu’en 1847 que F. Buloz prendra sur lui de monter le Caprice, et l’annoncera à Musset surpris…

Mais il est temps de parler, à cette époque de la vie de Musset, de la « Belle Joyeuse ; » cette belle dame eut souvent allaire aussi à la Revue ; elle y tint même une certaine place comme collaboratrice, — et comme conspiratrice, — car F. Buloz estima son côté carboniera, aimant l’Italie ; elle fut aussi inspiratrice : on sait qu’elle inspira Musset, dans un moment de mauvaise humeur -et de vengeance. « Elle lui résistait, et il imprima sur son front ces Stances à une morte, » qui firent à cette époque, dans le petit cénacle de la Revue, tant jaser.

Donc, la princesse lui fut cruelle ; il ne s’y attendait guère, car Mignet était jaloux de lui, et c’était un signe excellent ; puis, le poète n’avait-il pas emmené la belle Christina déjeuner un jour au Cabaret du Divorce, barrière Montparnasse ? Mais « quelqu’un troubla la fête, et ce fut le mari, bien innocemment, qui sachant Musset en bonne fortune, et l’étant lui-même, lui proposa de réunir… « ces dames. » La princesse s’esquiva.

Quand, pour se venger des rebuffades de la princesse, Musset écrivit les Stances sur une morte, personne ne devina qui était cette morte, sauf la morte elle-même qui feignit de croire qu’elles avaient été inspirées par Rachel. « Avez-vous lu les vers d’A. de Musset sur une morte ? demandait-elle, il parait que cette morte, c’est notre grande tragédienne[15]. » Bonnaire lui-même, dit M. Séché, y vit une épitaphe pour le tombeau de Rachel. » Mais F. Buloz riait sous cape, car il avait, ainsi que Christina, deviné.

On pense bien que ces vers de Musset refroidirent sensiblement ses relations avec la « Belle Joyeuse. » Pourtant, en 1840, lorsqu’il fut si gravement malade, la princesse vint souvent le voir, et lui donna de sa belle main d’affreuses potions : « Il n’osait pas les refuser lorsque la princesse les lui donnait, » et comme il redoutait la mort, Christina sut lui dire avec autorité : « Ne craignez rien : on ne meurt jamais en ma présence ! » -

J’ai essayé ici même[16]de tracer une esquisse de cette figure si séduisante de la belle Milanaise ; je ne m’y attarderait donc pas ; toutefois, on verra souvent apparaître son visage pâle et ses grands yeux noirs au cours de ce récit. Au moment de son exil, après le siège de Rome, elle deviendra une voyageuse ardente et une collaboratrice assidue.

A la fin de l’année 1841, Musset écrivit l’Epître sur la Paresse, et tout naturellement il eut l’idée de la dédier à F. Buloz, qui lui reprochait sans cesse sa nonchalance. « Alfred aimait sincèrement M. Buloz, dit son frère. Il adressa les vers sur la Paresse à celui que cette question intéressait le plus… » et, en les lui envoyant, il joignit aux vers ce billet :


« Mon cher ami,

« Je vous envoie mes vers, revus et corrigés. Je n’ai pas encore pensé à un titre, nous le trouverons demain. Si vous voulez de la dédicace, ils vous seront adressés ; sinon, nous retrancherons les derniers vers. Fiat voluntas tua.

« A vous.

« ALFRED DE MUSSET. »


F. Buloz a daté de sa main ce billet qui devait lui être précieux : 31 décembre 1841.

Musset, fort susceptible quand on l’accusait de paresse, savait parfaitement se défendre : « le prenait-on pour un expéditionnaire ? Dante et Le Tasse n’en avaient pas écrit plus que lui : leur reprochait-on leur oisiveté ? » Quand il songea à un article sur Leopardi, « sombre amant de la mort, » la Principessa, qui lui avait jadis confié papiers et traductions pour l’aider dans sa tâche, mais qui, ne voyant rien éclore, s’impatientait, s’attira ce trait, décoché à son intention dans une lettre à la Marraine : « Leopardi est mort depuis assez longtemps pour me faire la grâce d’attendre. Est-ce que les Italiens sont enragés ? Dans ce cas, il faut leur recommander les gousses d’ail, qui sont très bonnes contre l’hydrophobie, mais il ne leur servira pas à grand’chose qu’on aille plus vite que les violons » ; puis, il renonça à la prose, et écrivit Après une lecture.

Depuis quelque temps d’ailleurs, il ne voulait plus écrire qu’en vers, — il l’avait déclaré à son frère, — et, sauf ses comédies, la Revue ne publia plus de lui que des poèmes. Visiblement, sa production depuis 1840 aussi se ralentit ; son nom s’espace dans les sommaires ; au cours de ses lettres, il se montre irrité et impatient, mais comme à « George, » F. Buloz lui passe tout[17]. Cependant, le poète promet, puis revient sur sa promesse ; l’engagement lui pèse, indépendant, il ne veut sentir aucune entrave ; il le dit souvent à son directeur.


« Mon cher ami,

« Je vous écris bien vite avant de me coucher, ayant commencé ce soir d’écrire quelques vers sur Ariane, pour vous dire que je suis forcé d’y renoncer. Je suis mal disposé, soutirant. Je moule la garde après-demain, par-dessus le marché. Ensuite je ne me sens pas de liberté. Vous ne pourriez certainement pas me donner celle que Gautier a à la Presse, ou Janin aux Débats. Je ne peux rien dire à moitié, c’est trop pitoyable. Laissez-moi un peu de temps pour mon espèce de poème, qui ne vaudra probablement pas grand’chose, mais qui vaudra mieux, et ne m’en veuillez pas surtout.

« A vous[18].

« ALFRED DE MUSSET »


La santé de Musset, Tort atteinte depuis sa dernière maladie, se rétablissait mal ; il faisait aussi maintes imprudences. L’été, sa famille lui imposait cependant les eaux : il sentait bien que le repos, sinon les eaux, lui était salutaire.

En août 1845, quittant la Lorraine, il écrit :

« Je reviens de Plombières, mon cher Buloz, et je trouve votre lettre à Mirccourt. Ne croyez pas que ce soit par négligence que je ne vous ai rien envoyé. Vous savez que ma santé a été encore rudement éprouvée cette année, et j’ai dû m’abstenir de tout travail. Je sais bien qu’il n’y a guère, à votre avis, de bonnes raisons pour ne rien faire. Chacun ne voit que son affaire en ce monde, mais c’est précisément le motif qui m’oblige à faire attention à la mienne, car cela ne plaisante pas. Hetzel, qui est dans le même cas que vous vis-à-vis de moi, m’a accordé un répit. Et vous, tout Reviewer que vous êtes, malgré nos petites chamailleries, vous êtes assez de mes amis, et des plus anciens, pour en faire autant. Ne vous figurez pas non plus que je sois absolument mort, ou passé à l’état de revenant. Je suis encore bon pour une strophe en l’honneur de qui que ce soit, excepté moi-même et les paysans de la Lorraine ; mais je n’ai pas eu permission de m’occuper ici d’autre chose que d’eau, de soleil et d’exercice.

« J’avais déjà entendu parler de votre révolution dynastique[19]aux Revues. Mais je ne savais pas que vous fussiez brouille avec les Bonnaire. Voilà bien des cancans de perdus. Je serai du reste à Paris ces jours-ci ; nous causerons de tout cela, et vous me trouverez tout disposé à vous venir en aide, avec l’agrément du médecin[20].

« Alfred de Musset. »


Musset parle de strophes ; il n’en donnera plus à la Revue avant deux ans ; mais novembre de cette même année verra naître un charmant proverbe : Il faut qu’une porte soit ouverte ou formée.

En 1851, la Revue publia Bettine, et ce fut la fin. Entre temps, le Caprice sera joué ; on l’accueillera avec enthousiasme ; désormais la scène française sera ouverte à l’auteur immortel des Nuits, et cela par la volonté et les efforts d’un ami : F. Buloz, et d’une artiste : Mme Allan Despréaux.

En 1846, Musset fut malade encore. J’ai sous les yeux une lettre du poète, que F. Buloz a datée : 4 septembre 1846. C’est un meâ culpâ que cette lettre : elle laisse entrevoir un désaccord assez vif entre les deux amis, un désaccord antérieur à la maladie de Musset, et deviner des torts dont celui-ci, gentiment, demande pardon à son ami, — et pouvait-on tenir rigueur à Cœlio ?


« Mon cher Buloz,

« Je relève d’une fluxion de poitrine qui m’a mis un peu d’eau dans mon vin, et qui m’a calmé notablement la tête. J’ai eu tort envers vous, et je vous en demande pardon. Je suis confiné dans ma chambre comme un soldat aux arrêts. Impossible de mettre le nez dehors ; si vous avez pour deux sous de charité, et pour autant de grandeur d’âme, ne me gardez pas rancune, et ne vous vengez pas de ma mauvaise humeur passée. Envoyez-moi quelqu’un. Ce serait de votre part une bonne action que de venir me voir. « Bien à vous.

« Alfred de Musset[21]. »


Ces changemens d’humeur chez Musset, ces irritabilités suivies de repentirs subits et aimables, c’est le côté jeune de sa nature, que la Marraine a si bien saisi quand elle a dit : « Non, il n’est pas de ciel orageux panaché, éclairé par un soleil de mars, dont la mobilité puisse être comparable à celle de son humeur. Éviter le nuage pouvait être difficile, le dissiper ne demandait qu’une caresse de l’esprit. »

En 1817, la Revue publia quelques poésies de Musset, des sonnets à Mme Menessier-Nodier, des vers à Tattet, à Victor Hugo, aussi Horace et Lydie… Je ne sais pourquoi ces poésies, malgré les sujets très différens, me semblent toutes empreintes de mélancolie ; . depuis ses graves maladies, la tristesse envahissait de plus en plus l’esprit du poète… Cette année 1847 lui fut aussi cruelle : sa mère quitta Paris et alla s’installer en Anjou auprès de sa fille nouvellement mariée. C’était la dissolution du petit cercle familial que Musset aimait, la fin de cette intimité qu’il retrouvait dans ses heures de détresse, aussi la privation de cette sollicitude tendre et discrète, dont l’entouraient sa mère et sa sœur, et cela à l’heure où, de plus en plus, il s’assombrit, où l’amertume chaque jour envahit davantage sa vie et ses pensées. Désormais, il aura une gouvernante, et vivra seul, Paul restant son voisin, néanmoins ; mais Paul s’absente souvent, et Alfred ne peut se résoudre que difficilement à quitter son Paris.

Viendra la révolution de 48 qui apportera au poète de nouveaux ennuis : « Ledru-Rollin, ignorant comme un saumon, » lui retirera ses fonctions de bibliothécaire à l’Intérieur[22]et, malgré les démarches de Paul, qui, écrivant au National, comptait des amis dans la place, le tribun ne reviendra pas sur cette regrettable initiative, qui ne fait guère honneur au discernement de ce libertaire bruyant…

Je n’ai qu’une lettre de Musset après 48. Mais elle est très curieuse. C’est, comme autrefois, un mélange de drôlerie gamine, et aussi de tristesse morbide. On verra qu’il songe déjà à… l’ennuyeux parc de Versailles.


O bassins, quinconces, charmilles !
Boulingrins pleins de majesté,
Où les dimanches, tout l’été,
Bâillent tant d’honnêtes familles !


« Mon cher Buloz[23],

« A moins que vous ne veuillez faire mon article nécrologique, ne m’envoyez pas Gerdès demain matin. Je ne puis le considérer que comme un médecin-commissaire, chargé de constater si je suis enterrable ou non. Or, je me flatte d’avoir donné plusieurs signes de mort, mais non encore de putréfaction. J’essaierais pour la neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième fois de vous dire mon pourquoi, s’il y avait un pourquoi à n’importe qu’est-ce, et si je n’avais pas tenté de vous dire le mien neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit fois.

« Le fait est que je suis allé depuis peu souvent à Versailles, que là, j’ai senti une chose devant cinq ou six marches de marbre rose dont je veux parler. J’ai même fait quelques strophes là-dessus. Mais une idée de ce genre ne peut avoir aucun prix par elle-même, aucun, — parce qu’elle exprime un regret inutile. Ce n’est bon qu’à garder pour soi. Quant à l’amplifier et la paraphraser pour vous en faire trois ou quatre pages, à tort ou à raison, je regarde cela, ni plus ni moins, comme honteux. Voilà, mon cher ami, où j’en suis, depuis à peu près trois ou quatre ans.

« Je vous ferai vos nouvelles. Il y en a deux de commencées, l’une a trois pages, l’autre trente-cinq[24].

« Elles seront du reste, je puis vous l’assurer, aussi confortables, aussi inodores, que celles que j’ai déjà fabriquées.

« Quant à faire quelque chose qui soit quelque chose, il me faudrait un an de tranquillité devant moi, chose impossible, et encore ne pourrais-je répondre de rien. Je vous griffonne ceci que je vous ai dit cinq ou six cents fois, pour que vous veuillez bien m’appliquer l’épitaphe suivante :


Lucrezia Piccini
Implora eterna quiete.


« C’est Lord Byron qui l’a trouvée, je crois, et je ne sais où.

« A vous.

« ALFRED DE MUSSET[25]. »

Implora eterna quiete. — Et il est à huit ans de sa mort ! En lisant ces derniers mots, ne songe-t-on pas à d’autres mots navrans :


J’ai perdu ma force et ma vie
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie ?


Après la mort de Musset, Lamartine, ayant traité bien légèrement le poète des Nuits (au cours de son dix-huitième Entretien littéraire)[26], Paul de Musset publia dans la Revue sa Réponse à une affirmation de M. de Lamartine sur A. de Musset. Cette réponse très digne, très juste d’ailleurs, était là fort à sa place, — et voici une lettre de Paul, écrite d’Angers au directeur de la Revue, en juillet 1857, concernant cette publication. Son frère, on s’en souviendra, était mort quelques semaines plus tôt, en mai.


« Mon cher Buloz,

« Quand je suis arrivé à Angers hier soir, ma mère n’a pas manqué de me demander lecture de ma lettre à Lamartine. Elle en a été satisfaite, à l’exception d’un mot qui l’a blessée, et que je vous prie de faire corriger immédiatement, car ma pauvre mère est dans un état nerveux où la moindre chose l’exaspère.

« Il s’agit du mol : Il a vécu pauvre, il est mort pauvre. — Ma mère ne veut point de cela, et soutient d’ailleurs que ce n’est pas exact. Faites-moi donc le plaisir de me lire : Il a vécu sans ambition, il est mort sans fortune. Vous trouverez cette phrase au milieu de la lettre, avant le mot : Enrichis-toi qui, étant en italique, se voit de loin. Je vous recommande instamment cette correction, quelque peu d’importance qu’elle vous semble avoir ; ce rien suffirait pour mettre ma mère au désespoir.

« On pense ici que j’ai eu raison d’écrire à Lamartine, mais on dit aussi que cette lettre n’est pas facile à faire. J’espère que les Angevins la trouveront convenable. Je crains un peu, je vous l’avoue, qu’elle soit noyée dans son petit texte à la fin de votre chronique, et qu’on n’ait bien de la peine à l’y découvrir. Est-ce que vous ne pourriez pas l’annoncer dans le sommaire ? « Si vous saviez, mon cher ami, quelle scène déchirante il y a eu ici à mon arrivée ! J’en suis encore bouleversé ce matin.

« Tout à vous,

« PAUL DE MUSSET[27]. »


Deux ans plus tard, — en 1859, — Paul de Musset voulut répondre au roman de George Sand, Elle et Lui, par un autre roman : Lui et Elle. La première partie du livre de Paul fut proposée à F. Buloz par le marquis de la Vilette ; mais le directeur de la Revue vit dans ce livre un « pamphlet » dirigé contre George et refusa de le publier. Et puis, le marquis de la Vilette lui avait parlé aussi de sept lettres copiées sur les lettres autographes de George Sand à Alfred de Musset[28], et que l’auteur de Lui et Elle se proposait d’insérer dans les parties suivantes… Ces lettres, soustraites, liront mauvaise impression… et dès lors il y eut un refroidissement dans les relations des deux anciens amis ; quand Paul de Musset écrivit au directeur de la Revue, après ces incidens, il ne l’appela plus que : « Mon cher Monsieur[29]. »

Paul de Musset garda à George Sand une profonde rancune : elle avait fait souffrir son frère. Mais, par une contradiction assez bizarre, il s’efforça constamment ensuite de démontrer que le poète des Nuits effaça assez allègrement de sa mémoire le souvenir de la « femme à l’œil sombre. » Hélas ! malgré les charmantes ombres qui surgissent quand on évoque ce poète, muses d’un jour, caprices ou passions même : brune princesse, moinillon rose, Rachel, Mme Allan-Despréaux, A. Brohan, Louise Colet, d’autres encore, bien d’autres, l’oubli de ce premier amour ne fut jamais absolu, et quel rapport le Musset de la Lettre à Lamartine a-t-il gardé avec le poète de Namouna ou de l’Andalouse ?

Mme Martellet, la gouvernante de Musset, est de cet avis : ne dit-elle pas que lorsqu’il écrivit le Souvenir des Alpes, le poète pleura ?

« Cela dura plusieurs jours. Je ne comprenais rien à ses larmes, je pourrais dire à ses sanglots… J’ignorais qu’en traversant les Alpes, le poète avait quitté George Sand, et qu’il revenait de Venise le cœur déchiré… » Il y avait dix-sept ans de cela.

A propos de Sur trois marches de marbre rose, elle remarque que Musset pleura aussi, quand il écrivit ces vers :


Telle et plus froide est une main
Qui me menait naguère en laisse…


Si j’insiste sur ces détails et ces divergences de vues entre la gouvernante et P. de Musset, c’est que celui-ci ne semble pas toujours connaître très exactement certaines particularités de la vie de son frère. J’ai trouvé, à ce propos, de curieuses lettres échangées par F. Buloz et Paul en 1867, au moment où ce dernier publia sa première notice sur le poète des Nuits[30]. F. Buloz fit à l’auteur ses critiques, lui dit assez nettement ses objections : « Qui a pu vous informer ? Vous omettez maints détails que je connais ; vous affirmez ceci ou cela : erreur ! » Paul de Musset prit assez mal la chose : il n’admit pas qu’il put omettre ou ignorer. Cependant, F. Buloz rétablit bien des faits. Voici la première lettre adressée au frère du poète (c’est un duplicata) ; en tête, cette explication : « A M. Paul de Musset, qui me demandait mon témoignage sur l’édition des œuvres de son frère. »


1er février 1867.

« Mon cher Monsieur[31],

« J’ai lu la Notice sur votre frère Alfred, que vous avez bien voulu m’envoyer, envoi dont je vous remercie ; mais je vous avoue qu’en ce qui me touche, comme en ce qui touche l’édition in-18, les inexactitudes sont nombreuses et considérables. D’où vous sont venues donc ces informations ? A coup sûr votre frère n’a pu vous les fournir lui-même. Je me borne d’ailleurs à vous signaler sommairement trois points dans le cas où vous réimprimeriez un jour cette Notice.

« 1° Mes relations avec Alfred de Musset remontent à la fin de janvier 1833, et elles commencèrent d’une façon vraiment charmante, que je n’ai pas oubliée. Si vous le voulez, je vous en donnerai les détails, qui feraient un petit chapitre caractéristique des mœurs littéraires du temps.

« 2° Contrairement à ce que vous dites page 32 de votre Notice, Alfred de Musset avait trouvé, dès octobre 1838, un bien autre protecteur, un bien autre abri que celui que vous citez[32] . C’était tout simplement son ancien camarade du Collège Henri IV, le Duc d’Orléans ; c’était aussi le Ministre de l’Intérieur d’alors, M. le comte de Montalivet, qui le nomma conservateur de la Bibliothèque de ce département. J’ai été fort mêlé à cette affaire, je puis même dire que j’ai eu une grande part à la nomination du poète, et je puis vous fournir, à ce sujet, des détails curieux que vous ne paraissez pas avoir connus.

« 3° Quant à ce que vous dites, pages 32 et 33 sur l’éditeur de ses œuvres, qui vint le sauver du désespoir, je ne sais à qui vous avez pu prendre de pareilles informations, où je ne trouve rien d’exact. J’ai été aussi fort mêlé à cette affaire, et je puis dire que sans moi, rien ne se serait fait. Les détails que je suis en mesure de donner là-dessus changeraient singulièrement la face des choses. Nous sommes encore ici deux survivans, ayant tous les deux eu part à cette négociation, que votre frère, avec son imprudence ordinaire, sut si bien tourner contre lui-même, presque aussitôt qu’elle fut conclue.

« De 1833 jusqu’à sa mort, j’ai eu de constans rapports d’amitié avec votre frère, quoique parfois légèrement troublés par les embarras qu’il se créait si follement par son imprévoyance ; je suis venu plus d’une fois à son appel pour le sauver de lui-même, et le tirer des pièges où il se laissait prendre, mais je ne l’ai pas sauvé du désespoir qui frappait si souvent à la porte de ce cher et malheureux grand poète[33]. D’autres ont-ils fait ce miracle ? et à quelles conditions ? Pour moi, je suis assez incrédule, et c’est ce qu’il faudrait examiner de bien près. C’est, à mon avis, en que vous n’avez pas encore pénétré. Peut-être même a-t-on le droit de vous reprocher d’avoir tout admis, sans trop de réflexion, sans consulter ceux qui pouvaient le mieux vous informer.

« Tout à vous cependant et sans rancune[34].

« F. Buloz. »


Cette lettre demeura sans réponse pendant un mois. Enfin, le 5 mars, P. de Musset écrivit à F. Buloz celle qu’on va lire. Sur l’enveloppe qui la contient le directeur de la Revue a écrit que : cette « singulière réponse » était motivée par une phrase de l’article Montégut, sur A. de Vigny[35]. »

P. de Musset ne fait aucune allusion cependant à cet article, mais F. Buloz veut sans doute noter que la mauvaise humeur de Paul était due aux similitudes que remarquait E. Montégut entre certaines poésies de Musset, et certaines œuvres d’A. de Vigny : « Alfred de Musset l’avait beaucoup lu (A. de Vigny) et le tenait évidemment en grande estime, car sans en trop rien dire, il lui a fait plus d’un emprunt. Avez-vous remarqué, par exemple, que cette charmante pièce intitulée Idylle, où deux amis célèbrent alternativement l’un les extases de l’amour respectueux, l’autre les ivresses de l’amour sensuel, n’est qu’une transformation du petit poème d’A. de Vigny, la Dryade et que Dolorida est l’origine de Don Paez ? etc.[36] »

Voici la réponse tardive et… mécontente de Paul de Musset :


« 3 mars 1867.

« Mon cher Monsieur,

« J’ai reçu ce matin la visite de M. Louis Buloz, qui m’a fait part de l’intention que vous avez de demander à M. Emile Montégut un article pour la Revue des Deux Mondes sur l’édition in-4o des œuvres de mon frère, et sur la Notice et les lettres familières insérées dans cette édition. A ce propos, j’ai relu, après le départ de M. votre fils, la lettre que vous m’avez écrite le 1er février, pour me signaler ce que vous appelez des inexactitudes. Vous vous trompez de mot : il n’y a rien d’inexact dans ma Notice ; il n’y a que des choses incomplètes ; mais quand je ne donne pas de détails, c’est qu’il ne me convient pas d’en donner, par la raison que cette Notice n’est qu’une sorte de sommaire de la Biographie de mon frère que j’ai écrite en 400 pages, et que je publierai un jour avec pièces à l’appui.

« Lorsque j’ai dit que, après la publication du second volume de vers de mon frère, vous lui aviez demandé sa collaboration pour la Revue des Deux Mondes, j’ai raconté la chose d’une manière abrégée, mais non inexacte, et je connais les détails de vos premières relations avec mon frère- : ils se trouveront ailleurs que dans cette courte notice[37].

« Sur les rapports de mon frère et du Duc d’Orléans, je n’ai rien à apprendre. J’en connais les moindres détails, et j’ai en ma possession des lettres très curieuses de ce prince, qui seront publiées un jour.

« Vous m’avez raconté, vous-même, plusieurs fois, comment vous aviez fait donner à mon frère la bibliothèque du ministère de l’Intérieur. Je n’ai point oublié le mot de M. de Montalivet, qui ne connaissait d’Alfred de Musset en 1838 que le point sur un i et qui craignait de se compromettre en donnant la bibliothèque de son ministère à l’auteur de la ballade à la lune. Si vous trouvez que j’ai eu tort de ne point insérer ces détails dans ma Notice, publiez-les dans la Revue, je serai bien aise de les y voir[38].

« Vous me dites que mon frère avait, dans la personne du Duc d’Orléans, un protecteur puissant, cela est vrai ; mais ce protecteur n’a jamais fait autre chose pour lui que de vous aider à lui faire obtenir sa place de bibliothécaire, et à surmonter la répugnance de M. de Montalivet. Je n’en fais pas un reproche au prince, qui avait beaucoup d’amitié pour mon frère, et qui, d’ailleurs, ne m’a jamais refusé les petites recommandations ou apostilles dont il a eu besoin.

« Il reste l’affaire de M. Charpentier. Je conviens que, sur ce point, mes renseignemens étaient incomplets. J’ignorais que vous eussiez suggéré à cet éditeur l’idée d’aller trouver mon frère…

« Quant aux grands désespoirs de mon frère auxquels vous semblez ne pas croire[39], ils sont si réels que j’ai en ma possession tout un manuscrit de lui sur ce sujet, qui n’est pas d’un style à faire sourire ceux qui le liront.

« Je vous prie donc instamment de ne point me faire dire, par M. Montégut, que je ne connais pas bien la vie et les pensées intimes de mon frère. Après avoir vécu quarante ans sous le même toit que lui, mangé à la même table, et passé les nuits à écouter ses confidences, je ne pourrais pas laisser sans réponse le reproche de l’avoir peu connu ou oublié. Vous m’obligeriez ainsi, soit à réfuter l’article de M. Montégut, soit à publier ma grande Biographie plus tôt que je n’ai l’intention de le faire. Croyez que je suis en mesure d’apprendre à ceux qui pensent connaître mon frère bien des choses qu’ils ignorent.

« Je suis d’ailleurs très obligé des renseignemens que vous m’avez donnés verbalement, à l’appui de votre lettre du 1er février sur les premières relations d’affaires entre mon frère et M. Charpentier, et je vous en remercie. Ils pourront nous être utiles, à ma sœur et à moi, si nous sommes forcés de plaider contre cet éditeur… Mais je ne puis pas accepter la leçon que me donne votre lettre du 1er février. Je sais tout ce qui intéresse la vie de mon frère, et quand je parle peu sur ce sujet, ce n’est pas faute d’avoir bien des choses à dire. Je suis très bon enfant et fidèle ami ; mais si quoiqu’un, par la voie de la publicité, venait à me marcher sur la queue, je me redresserais de façon à le dégoûter d’y revenir. Ce ne serait pas la première fois.

« Tout à vous cependant et sans rancune,

« Paul de Musset[40]. »

À la réception de cette lettre, qu’il trouva « vive, » F. Buloz envoya son fils Louis à P. de Musset, avec sa réponse. Mais le frère du poète ayant compris, je pense, qu’il avait dépassé la mesure et ayant « retiré » sa lettre, Louis Buloz ne crut pas devoir lui faire lire celle de F. Buloz, et la rapporta à son père. Sur le double de la lettre du directeur de la Revue, je lis cette note :

« Visite de Louis à P. de Musset. Celui-ci retire sa lettre, et Louis croit pouvoir se dispenser de lire ma réponse à Paul de Musset ; je n’accepte pas ce procédé, et j’écris le billet qui suit en envoyant ma lettre à Paul de Musset, par la poste. »

Voici ce billet :


« Mon cher Monsieur,

« J’ai lu votre lettre et vous n’avez pas lu ma réponse. En cela, la part n’est pas égale, et je n’approuve pas mon fils de ne vous avoir pas lu au moins une réponse, qui est moins vive que la missive qui l’a provoquée. Je crois donc devoir vous l’envoyer, après quoi, si vous le voulez, nous brûlerons l’une et l’autre. C’est ce que nous pourrons faire lorsque vous rendrez visite à Gerdès, en nous expliquant plus amicalement. Il est bon, d’ailleurs, que vous preniez connaissance de ce qui touche à M. de Montalivet, qui n’a jamais eu que de bons procédés pour votre frère.

« Tout à vous,

« F. BULOZ[41].

« 6 mars, 8 heures du soir. »


Enfin, voici la réponse de F. Buloz à la lettre du 5 mars qu’avait écrite Paul de Musset :


« Paris, le 6 mars 1867.

« Mon cher Monsieur,

« Je suis bien surpris de la réponse que je reçois ce matin de vous à une lettre qui date de plus d’un mois, et je suis vraiment au regret de vous avoir écrit cette lettre que vous m’aviez demandée sur l’édition des œuvres de votre frère. Aussi, me ferez-vous plaisir de la supprimer, puisqu’on voulant vous rendre service on vous désoblige. Je ne désire qu’une chose, c’est que mon nom ne figure jamais dans ces débats, et je n’aurais pas songé à l’y mettre, sans la demande que vous m’aviez adressée.

« Vous voulez absolument qu’il n’y ait pas d’inexactitude dans votre Notice ; ce serait peut-être à d’autres de prononcer, mais je ne me disputerai pas avec vous pour cela.

« Vous ai-je blessé (c’est bien sans le vouloir) en vous rappelant dans ma lettre la nomination d’Alfred de Musset à la Bibliothèque de l’Intérieur ? Je le regrette encore, mais ce que je vous ai écrit est la pure vérité, et ce qui ne serait pas la pure vérité, c’est ce que vous m’écrivez au sujet de M. de Montalivet qui ne m’a jamais dit ce que vous croyez. Votre mémoire vous sert bien mal en pensant que je vous ai raconté cela. Ce que m’a dit M. de Montalivet est bien plus honorable pour la mémoire de votre frère, et si vous racontiez la chose comme dans votre lettre du 5 mars, vous me forceriez à rétablir les faits tels qu’ils se sont passés.

« Quant au Duc d’Orléans, il s’est mêlé (à ma connaissance personnelle) des affaires d’Alfred de Musset dans bien d’autres occasions que celle que j’ai rappelée, et je vois que, vous ne connaissez pas ces circonstances-là non plus…

« Vous ai-je blessé, — je le répète à dessein, — en parlant de cette affaire de la Bibliothèque ? Je n’y songeais pas, mais, puisque cette lettre qui ne voulait que vous servir n’a eu que le malheur de vous irriter, il y a une manière bien simple de faire disparaître cette cause d’irritation, c’est de me renvoyer la lettre même et de l’anéantir…

« Pour l’article que nous voulons donner sur votre frère, il ne s’agit pas non plus de la biographie de l’homme, il s’agit du poète et de ses œuvres, et j’aurai soin qu’on y parle seulement de ce que je sais et puis démontrer.

« Tout à vous,

« F. BULOZ. »


P. de Musset a publié dans la Biographie l’histoire des rapports avec M. de Montalivet, telle que F. Buloz la réfutait ; mais la Biographie parut en 1877 après la mort du directeur de la Revue.


MARIE-LOUISE PAILLERON.

  1. Voyez la Revue des 15 février et 15 avril.
  2. On sait que la Confession parut en fragment dans la Revue en 1835 et année suivante en volume.
  3. La rupture avec George Sand.
  4. Je pense que cette lettre est du début de 1836. « La première édition de la Confession était en deux volumes in-octavo.
  5. Voyez la Revue du 15 février 1836.
  6. Inédite.
  7. Inédite.
  8. Voici la lettre d’A. de Musset à F. Buloz qui accompagnait la lettre sur les Humanitaires, la seconde que la Revue publia :
    « Dimanche soir.

    « Voici, mon vénérable ami, la lettre sur les Humanitaires. Elle est un peu longue, mais je compte que vous la mettrez afin que je n’aie pas veillé pour des prunes. Deux fois de suite, ce serait peu galant.

    « Je vais me mettre au roman.

    « À vous,
    « Cotonet. »

    Musset veut parler ici d’Emmeline dont il avait voulu d’abord faire un roman.

  9. Cousine de d’Alton-Shée. Il l’aima quelque temps. Après la mort de Musset, elle épousa son frère, Paul de Musset.
  10. Cette lettre est donc écrite en 1837.
  11. Inédite.
  12. « On a offert une espèce de sinécure à B. pour remplacer ce qu’on ne pouvait donner, mais tu connais B. » etc. écrit Mme Buloz à sa sœur, le 11 septembre 1838.
  13. Mallac, ami de F. Buloz, chef de cabinet du ministre et fort influent auprès de lui.
  14. «… J’avais abandonné à elles-mêmes les réclamations de tous ces hommes qui viennent faire de l’admiration toute faite, quand j’ai rencontré dans une Revue empesée, entre un mythe religieux et un mythe littéraire, une espèce de factum contre le critique, à propos de Mlle Rachel. » — Voilà ce qu’écrivait Janin. — A la suite de ce feuilleton, Musset répondit à Janin : « Littérairement vous êtes un enfant à qui il faudrait mettre un bourrelet, et personnellement vous êtes un drôle à qui il faudrait interdire l’entrée du Théâtre-Français, etc. » Mimouche s’inquiéta de cette lettre de Musset, mais il lui écrivit : « Ma lettre a été avalée. Cesse donc de t’inquiéter. »
  15. L. Séché, A.de Musset.
  16. Une ennemie de l’Autriche. Revue des Deux Mondes, 15 avril 1915.
  17. Pourtant le directeur de la Revue s’irritait à voir le poète couper les marges de son recueil pour y rouler ses cigarettes.
  18. Inédite.
  19. Les frères Bonnaire, commanditaires, ayant formé le projet de faire de la Revue, indépendante, un organe ministériel et de la vendre au gouvernement, F. Buloz s’y opposa, la reprit, et en fit, en 1845, une société par actions. Mais il resta en bons tenues avec les Bonnaire.
  20. Inédite, datée de Mirecourt, 13 août 1845.
  21. Inédite.
  22. Il y nomma le citoyen Marie-Augier, journaliste.
  23. 1849.
  24. Ces nouvelles n’ont jamais paru dans la Revue.
  25. Inédite.
  26. Entre autres légèretés, ’ Lamartine reprochait à A. de Musset, après ses grandes déceptions amoureuses, d’avoir raillé l’amour, dans la Coupe et les Lèvres, bien antérieure à ces déceptions, etc.
  27. Inédite ; 1857.
  28. On croyait à cette époque que les lettres des deux amans, confiées à Papet, puis à Manceau avaient été brûlées. Voir la Véritable Histoire d’Elle et Lui.
  29. Je raconterai, à son heure l’histoire des deux romans : Elle et Lui et Lui et Elle, avec les correspondances qui y ont trait.
  30. Avant de la joindre à l’édition des œuvres complètes de Musset, Paul demanda à F. Buloz son témoignage, et lui communiqua cette notice.
  31. Naguère F. Buloz l’appelait « Mon cher Paul, » mais le relus qu’avait fait F. Buloz de Lui et Elle avait amené un refroidissement dans leurs relations.
  32. « Un jour il connut la pensée de chercher un remède à sa souffrance même, en faisant le récit d’un poète condamné par la nécessité à un travail qu’il méprise, etc. » p. 32.
  33. « Un jour il connut la pensée de chercher un remède à sa souffrance même, en faisant le récit d’un poète condamné par la nécessité à un travail qu’il méprise, etc. » p. 32.
  34. Inédite.
  35. Voir la Revue du 1er mars 1867, Emile Montégut, Le Journal d’un poète.
  36.  ?
  37. P. de Musset ne devait pas les connaître, car il ne les a publiés nulle part.
  38. Voyez dans la lettre suivante de F. Buloz comment il nie ce fait.
  39. F. Buloz. — voyez la lettre précédente, — ne met pas en doute les grands désespoirs de Musset : il dit qu’il doute que d’autres aient réussi à le sauver du désespoir : P. de Musset avait-il lu la lettre de F. Buloz ? S’il l’avait lue, comment se fait-il qu’il change les termes ?
  40. Inédite.
  41. Inédite.