François Broussais



BROUSSAIS.[1]

Lorsque l’Académie des Sciences morales et politiques fut rétablie en 1832, M. Broussais était depuis long-temps célèbre par la hardiesse de ses systèmes, le nombre et la valeur de ses écrits, l’accomplissement même d’une grande réforme médicale. Il essayait alors d’étendre jusqu’à la philosophie la révolution qu’il avait opérée en médecine. Cet observateur habile, ce réformateur original, cet écrivain abondant et chaleureux, cet homme supérieur qui, pendant plus de quinze années, avait rempli la France et l’Europe de ses travaux et de sa renommée, n’appartenait pas encore à l’Institut. La nouvelle Académie s’empressa de recueillir ce grand nom. Ouverte à toutes les idées, n’excluant aucun point de départ pour arriver à ces vérités premières que l’homme cherche toujours et que Dieu ne lui livrera peut-être jamais, elle admit M. Broussais dans sa section de philosophie où il fut le représentant le plus extrême d’une doctrine qui semblait être déjà parvenue, avant lui, jusqu’à ses dernières limites.

C’est donc comme philosophe que j’ai surtout à faire connaître M. Broussais. Mais je remplirais mal ma tâche et je donnerais de lui une idée bien imparfaite, si je me bornais à le présenter sous cet aspect. M. Broussais n’a été philosophe que par occasion et, en quelque sorte, par déduction. En lui, le physiologiste a précédé, inspiré, subjugué le penseur. Il faut, dès-lors, chercher ses principes philosophiques dans ses théories médicales. C’est là que se trouvent son originalité et ses principaux titres à la gloire. C’est là qu’on peut saisir la marche de cet esprit vigoureux, exposer ses découvertes dès leur origine, et les suivre dans tout leur développement systématique. C’est là aussi que l’homme se montre tout entier, convaincu, impérieux, passionné, avec son impétueux courage, sa verve entraînante, se plaisant à combattre les systèmes contemporains pour le moins autant qu’à établir le sien, et transportant la lutte jusque dans l’histoire, afin d’y renverser toutes les vieilles autorités et de dominer seul. En un mot, c’est là que M. Broussais occupe une place, dans la glorieuse compagnie des maîtres de la science, qui lui doit d’incontestables progrès.

François-Joseph-Victor Broussais naquit à Saint-Malo, le 17 décembre 1772. Il appartenait à une famille vouée depuis plusieurs générations à l’art de guérir. Son bisaïeul avait été médecin et son grand-père pharmacien. Son père, qui exerçait aussi la médecine, s’était établi à Pleurtuit, village situé non loin de Saint-Malo sur le bord de la mer. Là s’écoulèrent les douze premières années de Broussais. À part les soins éclairés d’une mère tendre et forte qu’il aimait extrêmement, et les faibles enseignemens de son curé, qui le forma surtout à servir la messe et à chanter au lutrin, l’éducation de son enfance fut fort négligée. Mais il n’y a pas de temps perdu pour les hommes d’une organisation supérieure. Ce que l’éducation ne fait pas pour eux, la nature se charge de le faire, et, en attendant que leur esprit se cultive, leur caractère se forme.

C’est ce qui arriva au jeune Broussais dont les sentimens se développèrent avec d’autant plus de force qu’ils ne furent pas gênés par les idées. Il apprit surtout de bonne heure à ne rien craindre. Son père l’envoyait de nuit porter, dans les campagnes, les remèdes qu’il avait prescrits à ses malades. Souvent il ignorait la route qu’il devait parcourir, et il se laissait alors guider, jusqu’à la chaumière inconnue, par le cheval qui y avait conduit son père pendant le jour. Le jeune et intrépide enfant traversait ainsi, sans hésitation et sans trouble, des bruyères désertes, silencieuses et mal famées, s’aguerrissant, dans ces courses nocturnes, contre les craintes vagues, qui n’eurent pas plus de prise sur lui que les dangers réels. Il donna, dès son jeune âge, des preuves de l’énergie audacieuse qu’il porta plus tard dans la conduite de la vie et les luttes de la science.

Lorsqu’il eut douze ans, sa mère, dont la tendresse clairvoyante avait aperçu ses heureuses dispositions, voulut qu’elles fussent développées par une éducation libérale. Elle consentit à se séparer de lui, et il fut envoyé au collége de Dinan. Il y fit ses études classiques avec succès. Il avait une intelligence vive, une mémoire heureuse et tenace, une réflexion précoce, car l’activité de son esprit n’ayant pas été jusque-là employée à apprendre, s’était tournée à observer. Il n’avait pas encore terminé ses études lorsque la révolution éclata. Sa famille en embrassa la cause, qui enflamma de ses ardeurs l’ame du bouillant écolier. Aussi, en 1792, les Prussiens s’étant avancés jusqu’à Verdun, et le cri d’alarme qui appelait les hommes de bonne et de patriotique volonté à la défense de la révolution menacée ayant retenti de Paris jusqu’au fond des provinces, Broussais, qui avait alors vingt ans et qui était en philosophie, s’enrôla avec plusieurs de ses camarades, qui formèrent une compagnie franche à Dinan. Parti comme soldat, il se serait promptement distingué dans cette carrière, où le commandement et la gloire allaient appartenir sans contestation et sans lenteur aux braves, aux intelligens, aux ambitieux. Rien de cela ne lui manquait pour arriver bientôt au premier rang.

Dans une de ces rencontres auxquelles il assista contre les chouans, il eut occasion de montrer à la fois sa force et son généreux courage. La compagnie franche de Dinan fut surprise et battue. Dans la fuite, un des camarades de Broussais, atteint d’un coup de feu, tomba à côté de lui. La guerre était sans quartier, et l’ennemi se trouvait à quelques pas. Broussais au risque d’être pris lui-même, s’arrêta, chargea sur ses épaules son compagnon blessé et continua sa retraite un peu ralentie par son dangereux fardeau. Les chouans tirèrent sur lui ; il reçut une balle dans son chapeau et parvint à leur échapper. Arrivé en lieu de sûreté, il déposa son camarade, mais il le trouva mort. Il n’avait sauvé qu’un cadavre. Son dévouement n’en avait pas moins été fort beau, car de telles actions s’estiment d’après le sentiment qui les inspire et le danger qu’il faut braver pour les accomplir.

Broussais ne servit pas long-temps dans la compagnie franche de Dinan, où il avait été nommé sergent. Étant tombé gravement malade, il revint près de ses parens, dont il était le fils unique, et qui, déjà âgés, le conjurèrent d’embrasser la profession héréditaire dans sa famille. Il s’y décida et fut admis successivement à l’hôpital de Saint-Malo et à celui de Brest. Ses progrès furent rapides, et il obtint bientôt une commission de chirurgien sur la frégate la Renommée. Il était en rade prêt à partir, lorsqu’on lui remit une lettre du maire de Saint-Malo qui commençait par ces emphatiques, mais effrayantes paroles : Frémis en recevant cette lettre. Elle lui annonçait en effet un affreux malheur. La demeure de ses vieux parens à Pleurtuit avait été envahie par les chouans. Son père avait vainement essayé de s’y défendre. Il y avait été égorgé ainsi que sa femme par les chouans, qui avaient ensuite mutilé leur corps et dévasté leur maison. En apprenant cette horrible nouvelle, Broussais fut saisi de la plus profonde douleur et de la plus violente indignation. Son émotion fut si forte, que lorsque, après quarante ans, cet ineffaçable souvenir se représentait à lui, on le voyait pâlir et trembler comme au jour de la catastrophe.

La cause de la révolution à laquelle on venait d’immoler ses parens était déjà celle de ses convictions, elle devint alors celle de son ressentiment filial. Il lui demeura fidèle toute sa vie. Il la servit à cette époque dans la guerre contre les Anglais. Tour à tour officier de santé de deuxième classe et chirurgien-major sur la corvette l’Hirondelle et le corsaire le Bougainville, il fit avec succès plusieurs campagnes de mer. Mais il ne pouvait pas rester toujours chirurgien de marine. Aussi, après quelques années, quitta-t-il son pays natal, où il s’était marié, pour aller compléter à Paris ses études médicales et y prendre le grade de docteur.

Il y arriva en 1799. C’était une brillante époque pour l’esprit scientifique en France. L’école de Bacon, de Locke et de Condillac gouvernait exclusivement les intelligences. L’analyse était plus que son instrument, elle était devenue en quelque sorte sa religion. Il en était résulté un fanatisme de décomposition qu’inspirait le désir de tout savoir, l’espérance de tout refaire, et qui, accumulant des ruines dans l’ordre moral, avait créé des sciences dans l’ordre physique. Les merveilleux progrès de l’histoire naturelle, de la chimie, de la géologie, des hautes mathématiques, étaient son œuvre. La médecine avait participé à ces progrès. L’école de Paris, jusque-là circonspecte dans sa marche, un peu routinière dans ses idées, et n’ayant produit aucun des génies inventifs et des grands théoriciens qui, depuis trois siècles, avaient opéré des révolutions dans la médecine, prenait un essor inconnu. Elle était à son tour illustrée par de mémorables travaux et des hommes supérieurs. Chaussier, l’un de ses réorganisateurs, publiait ses Tables physiologiques ; Pinel, dans sa célèbre Nosographie philosophique, promulguait la charte de la médecine française, qui devait être observée jusqu’à la réforme de M. Broussais ; Cabanis, écrivain élégant et disciple un peu outré de Condillac, appliquait le système de son maître aux rapports du physique et du moral de l’homme, et il exposait, dans les curieux mémoires lus sur cet important sujet à votre classe même, une sorte de psychologie matérielle ; Bichat étonnait le monde savant en lui donnant coup sur coup son Traité des Membranes, ses Recherches physiologiques sur la vie et la mort, son Anatomie générale appliquée à la Physiologie et à la Médecine, admirables ouvrages que cet immortel jeune homme, plein d’ardeur et de génie, publiait en quelques années, pressé de découvrir et de produire, comme s’il eût pressenti qu’à l’âge de trente-un ans il serait enlevé à la science. Tels furent les maîtres de Broussais.

Il devint l’ami de Bichat, dont les travaux exercèrent plus tard une influence décisive sur ses propres idées, et il adopta, non sans ardeur, les doctrines de Pinel, qui régnait alors souverainement en médecine. Après quatre ans de fortes études, il fut reçu docteur. Il prit pour sujet de sa thèse la fièvre hectique. Comme il ne pouvait rien être faiblement, il se montra imitateur prononcé de Pinel. Dans sa Nosographie philosophique, Pinel, fidèle à la méthode des naturalistes, avait classé les maladies par genres, espèces, variétés, comme des animaux ou des plantes, bien plus d’après leurs symptômes que d’après leur nature. Tout en cherchant à localiser les fièvres, ainsi que le démontrent les dénominations mêmes qu’il leur a données, il admettait pourtant, à l’exemple de la plupart des grands médecins qui l’avaient devancé, des troubles généraux de l’économie vivante, qu’il considérait comme des fièvres primitives ou essentielles. Ces fièvres étaient au nombre de six dans la classification de Pinel. M. Broussais, qui plus tard n’en admit aucune, proposa alors d’y en ajouter une septième, la fièvre hectique, qu’il attribua à un désordre d’action dans les divers appareils, et non à un vice ou à une décomposition des organes.

Ce qui mérite d’être remarqué dans ce premier ouvrage de M. Broussais, quand on le compare à ceux qu’il publia ensuite, ce n’est pas la contradiction des doctrines, mais l’identité de l’homme avec lui même. Il ne faut pas y voir les maladies essentielles soutenues dans leur réalité et augmentées dans leur nombre par celui-là même qui se prononcera exclusivement plus tard pour les maladies locales ; il faut y apercevoir déjà l’esprit pénétrant et hardi qui a besoin d’inventer tout en imitant et de généraliser tout en ignorant. Le sujet même qu’il a choisi en se demandant quelle est cette fièvre mystérieuse qui conduit par une consomption lente, mais irrémédiable, ses tristes victimes à la mort, annonce l’instinct supérieur d’un homme qui sait déjà choisir les vrais problèmes, s’il ne sait pas encore les résoudre. Celui-ci était fondamental et devait le mettre sur la voie de ses découvertes et de sa réforme.

En effet, après avoir essayé pendant deux années de pratiquer la médecine à Paris, où il n’était pas assez connu pour réussir tout d’abord et pas assez riche pour y attendre le succès long-temps, il tourna ses vues d’un autre côté. L’armée lui offrait une clientelle toute formée et ouvrait une vaste perspective à son talent d’observateur médical. M. Broussais obtint, par l’influence de Pinel et de son ami M. Desgenettes, d’être nommé médecin aide-major dans l’armée des côtes de l’Océan. Il partit en 1805 pour le camp de Boulogne, dont il suivit les glorieux soldats à Ulm, à Austerlitz et dans leurs courses victorieuses à travers l’Europe. Il était éminemment propre à être médecin militaire. Robuste, infatigable, il avait une ame forte, un caractère décidé et un courage au-dessus des privations, des dangers et des épidémies, souvent plus meurtrières dans les armées que les batailles. Aussi montra-t-il, dans son noble et périlleux métier, ce zèle de l’aptitude et de la passion qui l’emporte, s’il se peut, sur le sentiment même du devoir, dont le principe est plus méritoire, mais dont les impulsions sont quelquefois moins actives et les résultats moins féconds. Il prodiguait aux soldats des soins persévérans et les témoignages de l’humanité la plus compatissante, car il ne s’est jamais accoutumé à voir souffrir indifféremment, et il a conservé jusqu’à la fin de sa vie cet heureux privilége d’une bonne nature que le spectacle continuel de la douleur et de la mort n’avait pas endurcie.

Mais ce qu’il y eut peut-être en lui de plus remarquable, ce fut l’esprit scientifique qu’il porta dans les camps. Le problème qui l’avait déjà occupé, et qu’il ne croyait pas avoir bien résolu, se représenta à lui. « Tous les médecins qui suivent les hôpitaux savent, dit-il, qu’on y voit une foule de malades, pâles, maigres, perdant chaque jour de leurs forces et s’avançant à pas lents vers le tombeau avec une fièvre hectique plus ou moins caractérisée et quelquefois sans aucune agitation fébrile appréciable. Les méditations qu’exigea la composition de mon ouvrage sur la fièvre hectique avaient fixé mon attention sur ces malheureux trop long-temps négligés ; et sitôt que je me vis placé sur le théâtre des hôpitaux militaires, je pris la résolution d’étudier les maladies chroniques d’une manière toute particulière. Lorsque je voulus chercher un guide parmi les auteurs les plus illustres et auxquels la médecine confesse devoir ses plus grands progrès, je ne trouvai que confusion ; tout n’était pour ainsi dire que conjectures. »

Il se livra dès-lors à l’examen le plus attentif de ces maladies peu connues. Transporté tantôt en Hollande, tantôt en Autriche, tantôt en Italie, passant des brumes du nord sous les chaleurs du midi, il observa les effets de ces divers climats sur des hommes de toutes les constitutions introduits dans les ambulances ou les hôpitaux, et il suivit leurs maladies depuis le début jusqu’au terme, les rapportant à leurs causes, décrivant leurs rechutes et en complétant l’histoire par des autopsies exactes et concluantes. C’est ainsi qu’en trois ans il amassa un trésor de faits inconnus et de vues originales sur les grands troubles de l’appareil respiratoire et de l’appareil digestif ; il obtint un congé en 1808 et vint à Paris publier ses recherches sous le titre d’Histoire des phlegmasies ou inflammations chroniques.

Cet ouvrage impérissable perpétuera la gloire de M. Broussais aussi long-temps que la saine observation et la vraie science seront en honneur. M. Broussais y annonça que la plupart des maladies chroniques étaient le résultat d’une inflammation aiguë mal guérie. L’inflammation devint pour lui le point de départ de la maladie. Il décrivit savamment la marche de cette stimulation excessive, qui appelait le sang en trop grande abondance dans les organes atteints, y changeait les conditions de la vie, et, après avoir introduit et entretenu le trouble dans leurs fonctions, désorganisait leur tissu même et produisait la mort. Il montra, contre le système de Brown, que la faiblesse générale se combinait souvent dans les phlegmasies chroniques avec une excitation locale, et qu’il fallait alors hardiment attaquer celle-ci sans se laisser préoccuper par la crainte de celle-là, qui n’était qu’apparente.

Ses travaux sur les inflammations du poumon furent très remarquables. Il s’attacha à établir que les maladies des diverses parties de cet appareil se liaient entre elles, se transformaient à chaque instant les unes dans les autres, produisaient en dernier résultat des tubercules, et, en devenant chroniques, aboutissaient toutes à la phthisie. Mais ses recherches sur les inflammations gastro-intestinales furent beaucoup plus originales et le conduisirent à de précieuses découvertes. Il porta la lumière sur cet obscur et délicat appareil par lequel s’opère la réparation des forces, s’élaborent les élémens matériels de la vie, et dont les désordres avaient été jusque-là incomplètement observés. M. Broussais fit voir qu’il était le siége de beaucoup de maladies dont on plaçait le théâtre ailleurs, ou que l’on considérait comme générales. Il remplit une lacune dans la médecine, et il le fit avec tant de sûreté et de mesure, qu’en lisant ce bel ouvrage, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de l’observateur pénétrant ou du théoricien circonspect. La doctrine de l’irritation était déjà comprise, quoique sans excès, dans celle de l’inflammation, d’où M. Broussais la dégagea sept ans plus tard.

L’Histoire des phlegmasies chroniques n’eut pas tout le succès qu’elle méritait. À cette époque, les travaux de l’esprit obtenaient peu de gloire, et un seul homme faisait du bruit. M. Broussais se considéra comme heureux de vendre 800 francs ses deux volumes, qui ne trouvèrent que de rares appréciateurs, parmi lesquels il faut compter Chaussier et Pinel. Nommé médecin principal d’un corps d’armée en Espagne, il partit pour la Péninsule à pied, gaiement rempli du sentiment de sa force, et décidé peut-être à produire un système saillant et complet dès la première occasion.

Cette occasion se présenta à la paix de 1814. Jusque-là M. Broussais avait continué assez silencieusement ses travaux[2], qui l’avaient engagé de plus en plus dans des voies nouvelles. Cessant alors de suivre les armées, et nommé bientôt second professeur à l’hôpital militaire du Val-de-Grace, sur l’indication et par le crédit de M. Desgenettes[3], il n’hésita plus à se faire réformateur. Le respect qu’il avait eu pour l’autorité de Pinel, et qui l’avait empêché, comme il l’avoua plus tard, de dire toute sa pensée dans l’Histoire des phlegmasies chroniques, cessa de l’arrêter. Il tira hardiment les conséquences du principe de l’inflammation, et il émit sa fameuse doctrine de la médecine physiologique, à la formation de laquelle un incident personnel n’avait certainement pas été étranger. Cette anecdote est trop caractéristique pour que je ne la raconte point.

Pendant que M. Broussais était à Nimègue, il avait été saisi par une fièvre grave et d’un mauvais caractère. Il reçut la visite et les conseils de deux médecins de ses amis, dont l’un recommanda les cordiaux et le quinquina pour échapper à une fièvre adynamique, et dont l’autre pensa qu’il fallait recourir aux purgatifs pour combattre une fièvre putride. Embarrassé entre ces deux avis et ces deux traitemens contradictoires, M. Broussais n’en suivit aucun. Se croyant en danger, il quitta son lit avec une fièvre brûlante, et s’assit, presque nu, devant son secrétaire pour mettre ordre à ses papiers. C’était au mois de janvier, et les rues de la ville étaient couvertes de glace. Pendant que M. Broussais se livrait à ce périlleux arrangement de ses affaires, les ardeurs de la fièvre s’apaisaient, un sentiment de fraîcheur et de bien-être pénétrait dans tout son corps. Frappé d’un résultat si imprévu, M. Broussais, pour qui tout était objet de réflexion, changea son imprudence en expérience. Devenu téméraire par esprit d’observation, il ouvrit la fenêtre et respira long-temps l’air froid du dehors. Il s’en trouva mieux, et il conclut qu’une boisson rafraîchissante serait aussi salutaire à son estomac brûlant que l’air glacé l’avait été à sa poitrine embrasée, et il s’inonda de limonade. En moins de quarante-huit heures, il était guéri. Ce fait le frappa beaucoup, et resta dans son esprit comme le germe de sa grande réforme.

Dans quel état M. Broussais trouva-t-il la science médicale lorsqu’il entreprit de la réformer ? Cette science avait fait des progrès successifs en vertu de son propre développement, et sous des influences étrangères. Dans les temps anciens, on n’avait presque rien saisi au-delà de la marche générale et extérieure des maladies qui ne pouvaient pas être rattachées à des organes dont on ignorait la véritable structure, les fonctions et les rapports. On connaissait peu ou mal le corps humain, ce chef-d’œuvre de la création divine, cette matière organisée, vivante, sensible, intelligente, qui, sous un si petit espace et avec un tissu en apparence si fragile, lutte victorieusement contre les puissantes forces de la nature physique, se les assimile, et ne tombe sous leur empire destructeur que lorsque le principe qui l’anime fléchit ou succombe ; ce vaste ensemble d’appareils si divers qui pourvoient à la conservation de l’homme et le mettent en relation avec l’univers entier ; cette admirable architecture osseuse si bien combinée pour les soutenir ou les protéger ; ces muscles si ingénieusement appropriés, par leur position et par leur forme, aux mouvemens qu’ils sont destinés à accomplir en vertu d’une mécanique mystérieuse ; ces nerfs doués d’une sensibilité si variée, qui transmettent la connaissance des objets extérieurs à l’intelligence et les impulsions de la volonté ou des instincts conservateurs aux muscles ; ces vaisseaux qui portent la substance réparatrice dans toutes les parties du corps, où, par l’entremise de mille forces diverses, elle subit les transformations les plus merveilleuses et les plus différentes ; ces grands viscères dont l’un fait le sang par une chimie compliquée et qui sera peut-être éternellement insaisissable, dont l’autre le pousse par un mouvement régulier partout où il doit entretenir la vie, et dont le troisième le régénère en lui apportant dans ses cellules, qui se remplissent et se vident sans cesse, l’air destiné à lui rendre les qualités qu’il a perdues dans sa course et par ses distributions à travers le corps ; tous ces organes enfin qui, dans des limites précises et avec une harmonie admirable, voient, entendent, sentent, se meuvent, respirent, analysent, composent, sécrètent sous la direction de la volonté, ou sous l’impulsion d’une puissance instinctive plus habile encore que si elle était raisonnée, car elle a l’intelligence qui lui vient de son créateur ; et, au-dessus de tous les autres, cet organe supérieur qui semble les dominer par sa place comme par ses fonctions, qui est le siége et le moyen de manifestation de la pensée à l’aide de laquelle l’homme ne prolonge pas seulement la vie, dont il connaît mieux les conditions, mais s’élève au-dessus d’elle pour contempler les lois de l’univers et remonter jusqu’à son auteur.

La science du corps humain, de ses fonctions et de ses maladies, fut dès-lors très lente à se former. Elle fut long-temps arrêtée dans ses progrès par les mystères qu’elle avait à dévoiler, et souvent détournée de sa véritable route par l’intervention des autres sciences, qui l’aidèrent à conjecturer et à se tromper. Ainsi, dans l’antiquité, elle s’égara à travers les fausses notions d’une mauvaise physique, et les diverses doctrines philosophiques qui servirent de fondement à un grand nombre de systèmes médicaux. Lorsqu’elle recommença ses efforts originaux à la fin du moyen-âge, elle se laissa de nouveau entraîner dans des voies étrangères. Elle subit l’influence des idées dominantes et des sciences en progrès. Astrologique sous Paracelse, moitié chimique et moitié mystique sous Van Helmont, tout-à-fait chimique sous Sylvius (de la Boë), qui transforma le corps humain en laboratoire, mécanique sous Borelli et Boerhaave, qui n’y aperçurent qu’une machine hydraulique, spiritualiste sous Stahl, qui subordonna toutes les fonctions des organes à un principe psychologique, la science de l’organisation animée fut enfin soumise par Frédéric Hoffmann à l’empire d’une force plus appropriée à sa nature, et qui conduisit bientôt Bordeu et Barthès à leur force vitale. En effet, par une logique naturelle, on fut alors porté à reconnaître dans le corps un principe, qui n’étant ni matière, ni ame, présidait à la formation, à l’entretien, aux opérations des organes en vertu d’une puissance propre, d’une chimie particulière, d’une mécanique spéciale, et qu’on appela le principe de la vie, lui donnant ainsi le nom du grand acte qu’il accomplissait.

Arrivée à ce principe vital, la science ne chercha plus à le surprendre dans son essence cachée, mais à l’étudier dans ses effets visibles. Elle fut favorisée dans cette étude par les découvertes successives qu’avaient amenées les fausses théories elles-mêmes, soit pour se prouver, soit pour se détruire entre elles, et par celles qui furent le produit de l’observation et de l’analyse. La connaissance des divers appareils et de leur usage, la découverte de la circulation du sang par Harvey, et de l’irritabilité musculaire par Haller ; l’anatomie des organes malades, par Morgagni ; l’appréciation des tissus solides, de leur nature et de leur vitalité, par Bordeu et Bichat, permirent de mieux saisir les actes réguliers et les troubles de la vie. La médecine avait long-temps attribué les maladies au défaut d’harmonie ou à la dégénération des parties liquides du corps, ce qui avait fondé l’humorisme avec ses nombreuses variétés ; mais, prenant alors pour point de départ de l’action vitale les parties solides dont dépendaient la circulation du sang et les sécrétions des humeurs, elle plaça en elles seules les causes des maladies, et créa la théorie du solidisme moderne.

La doctrine de l’Écossais Brown, qui eut une si grande fortune à la fin du XVIIIe siècle, en fut une conséquence. D’après Brown, la santé consistait dans la quantité régulière de la force vitale ; la maladie, dans l’excès ou le défaut de cette force. Aussi, ne reconnaissait-il que deux ordres de maladies : les maladies sthéniques ou par excitation, et les maladies asthéniques ou par affaiblissement, et n’employait-il que deux genres de remèdes, les débilitans et les stimulans. Sa théorie était aussi simple à saisir que facile à appliquer, puisque le symptôme du mal en indiquait à la fois la cause et le traitement. Elle eut un succès d’abord fort étendu ; mais l’expérience ayant bientôt montré l’exagération de ce système, il fut modifié en France par Pinel, qui établit une sorte d’éclectisme médical, en Italie par Rasori et Tommasini, qui opposèrent au stimulisme de Brown la doctrine du contro-stimulisme. Obéissant à une tendance régulière, la science, qui d’humoriste était devenue solidiste, passa du solidisme général au solidisme local ; elle étudia l’action vitale et ses désordres non plus dans l’ensemble du corps, mais dans chacun de ses organes, y cherchant le siége particulier des maladies. Les travaux des grands physiologistes, des habiles médecins du temps, avaient conduit à ce résultat ; et, lorsque M. Broussais se fit réformateur, il trouva la doctrine de Brown entièrement ébranlée, l’autorité de Pinel établie, l’anatomie pathologique en progrès, et la localisation des maladies commencée de toutes parts sans être encore caractérisée. Il devint le représentant de cet effort nouveau et logique de la science ; et, comme il était entreprenant et absolu, il changea une tendance encore vague en révolution décidée, et des idées un peu confuses en système régulier.

Quel fut ce système de M. Broussais ? le voici : Haller avait fait ressortir la propriété qu’a la fibre musculaire de s’irriter et de se contracter. Cette irritabilité, qui selon M. Broussais était restée stérile dans la science, devint le point de départ de sa doctrine, le phénomène fondamental au moyen duquel il fit accomplir toutes les fonctions organiques, et il expliqua tous leurs désordres. Il établit donc sur ce phénomène sa physiologie, sa pathologie, sa thérapeutique, et même sa philosophie.

Il reconnut une force vitale qui présidait à la formation primitive des tissus du corps. Les tissus une fois formés, cette force pourvoyait à leur entretien par une chimie vivante. Celle-ci s’exécutait par l’entremise de l’irritabilité que les agens extérieurs tels que l’air, la lumière, le calorique, les alimens, mettaient en exercice, et qui provoquait de la part des organes l’accomplissement de leurs fonctions. Partout de même nature, mais inégalement répartie entre les divers tissus animés, cette irritabilité consistait dans un mouvement de contraction qui appelait les liquides humains sur le point excité où s’opéraient la nutrition et les actes de l’organe. Tant que sa distribution proportionnelle et son exercice régulier se conservaient, les phénomènes de la vie s’exécutaient avec une perfection et une harmonie qui constituaient la santé.

Mais si la stimulation des agens naturels devenait excessive ou défectueuse, si le poumon était trop excité par l’air, l’estomac par les alimens, le cerveau par les impressions des sens ou ses impulsions propres, si la quantité de calorique nécessaire au corps était dépassée, ou n’était pas atteinte, ou était inégalement distribuée, l’afflux des liquides surabondait dans les organes surexcités, leurs tissus s’engorgeaient et s’enflammaient, leur nutrition s’opérait mal, leurs fonctions étaient troublées, et la maladie succédait en eux à la santé. Cette excitation maladive ne différait pas de l’excitation régulière par sa nature, mais par sa quantité. Elle était en plus ou en moins. Lorsqu’elle était en plus, elle s’appelait, selon ses degrés, irritation, surirritation, inflammation ; lorsqu’elle était en moins, ce qui avait lieu rarement, d’après M. Broussais, elle se nommait ab-irritation. L’excès et la durée de l’irritation produisaient l’altération progressive des tissus de l’organe, et par cette altération prolongée, la mort. Toute maladie provenant d’une excitation accrue ou mal équilibrée, commençait par un organe, et pouvait s’étendre aux autres sympathiquement. Lorsque cette sympathie atteignait le cœur et multipliait ses contractions, elle accélérait la circulation du sang et provoquait la fièvre, qui était non la cause, mais l’effet d’une maladie. L’organe le plus exposé par la nature de ses fonctions à des troubles nombreux et graves était le viscère digestif, que M. Broussais considérait comme le siége des principales irritations. Aussi la gastroentérite était la maladie fondamentale et génératrice de la plupart des autres.

D’après ce système, la maladie n’étant que l’excès ou le manque d’irritabilité vitale dans un organe, la méthode curative devait consister à la diminuer là où elle était trop considérable, à l’augmenter là où elle était trop faible. Les débilitans et les stimulans étaient les seuls moyens thérapeutiques à l’usage du médecin. Comme les maladies par irritation étaient incomparablement plus nombreuses que les maladies par défaut de stimulation, les débilitans se recommandaient dans presque tous les cas. On agissait sur l’irritation de plusieurs manières : directement, par des substances ayant une propriété spéciale sédative ; indirectement, par la diète qui diminuait l’excitation, par des saignées locales qui dégorgeaient la partie enflammée, enfin par l’emploi des révulsifs, qui transportaient l’irritation sur une partie du corps moins importante que la partie attaquée, et plus propre à la recevoir sans danger. Tout s’enchaînait dans ce système : la physiologie se fondait sur l’irritabilité des organes et son action régulière, la pathologie sur la stimulation désordonnée de cette irritabilité, enfin la thérapeutique sur sa diminution ou son accroissement pour en rétablir l’équilibre. M. Broussais construisait toute la science de l’organisation vivante et malade avec un seul phénomène, l’irritabilité, comme Condillac avait fondé sur une faculté unique, la sensation, toute la science de l’entendement humain.

Ce système si bien arrangé pour l’esprit, si facile à apprendre, si commode à appliquer, dans lequel les troubles des organes étaient rattachés à leurs fonctions et la maladie avait la même origine que la santé, M. Broussais, qui connaissait la puissance des mots, lui donna le nom de médecine physiologique. Il fallait l’établir après l’avoir conçu. Il fallait passer de la théorie à l’action et devenir tout-à-fait révolutionnaire. M. Broussais était propre à remplir ce rôle. Sans préjugé comme sans déférence, il ne se laissait arrêter par aucune idée reçue et ne fléchissait pas devant les autorités les plus respectées. Il croyait, chaque fois, ardemment à ce qu’il pensait. S’être trompé précédemment avec enthousiasme ne l’empêchait pas de se contredire avec résolution, sans qu’il supposât que l’aveu de son erreur passée pût ébranler la confiance dans son assertion présente. Rompre avec ses maîtres et se donner envers eux l’apparence de l’ingratitude ne l’embarrassait pas non plus. Il craignait encore moins d’encourir de nombreuses, d’ardentes inimitiés, il ne pensait pas que la vérité dût se laisser entraver par la reconnaissance et s’établir sans lutte. Il aimait d’ailleurs le combat, et la satisfaction de dominer aurait sans doute été moins grande pour lui, si elle n’avait pas été accompagnée du plaisir de vaincre.

C’est avec ces dispositions qu’il se mit à l’œuvre. Il exposa d’abord son système dans un petit amphithéâtre de la rue du Foin qu’avaient illustré les leçons de Bichat. Il s’éleva en même temps contre la pratique incendiaire de Brown et les idées indécises de Pinel. L’un était à ses yeux un meurtrier qui, s’étant hardiment trompé sur le caractère des maladies, avait appris à tuer avec résolution ; l’autre était un ontologiste qui avait pris des symptômes pour des maladies, et qui, incertain dans sa pratique ainsi que dans sa doctrine, se contentait le plus souvent de laisser mourir. Comme la domination de Pinel était établie et devait être renversée pour que M. Broussais pût y substituer la sienne, il s’attacha surtout à la ruiner. « Je sais, disait-il, qu’en attaquant ce colosse de la médecine antique, l’école et l’académie me seront fermées ; mais je ne me rendrai pas indigne de moi-même par le lâche chagrin de voir mes cadets y parvenir à mon préjudice. » Dans cette lutte, qui fut ardente de sa part, par quel sentiment était-il dirigé ? Écoutons-le encore : « Je ne suis point possédé de la chimère de l’immortalité ; je désire rendre des services à l’humanité autant que mes moyens me le permettront. Mon but est de former des médecins d’une pratique plus heureuse que ne peut l’être celle des systématiques à la mode. J’y parviendrai, j’en suis sûr, parce que depuis douze ans j’ai coutume d’y parvenir, parce qu’aucun de ceux qui m’ont entendu ou vu pratiquer n’a résisté à la force de la vérité : j’ose espérer d’en élever un assez bon nombre pour susciter à l’erreur des ennemis qui finiront un jour par la détruire.

Ne reconnaît-on pas le réformateur à ces fières et confiantes paroles ? N’aperçoit-on pas en lui la conviction passionnée qui est un signe anticipé du triomphe ? Aussi la nouveauté de ses vues, l’enchaînement de ses déductions, la hardiesse même de ses attaques, firent grand bruit et attirèrent à son cours un auditoire nombreux et enthousiasmé. Son enseignement était si original, sa parole si vive, si colorée, si saisissante ; il réfutait ses adversaires avec tant de véhémence et d’esprit, que l’amphithéâtre de la rue du Foin ne put bientôt plus contenir tous ceux qui accouraient pour l’entendre. Il transporta son cours dans l’amphithéâtre plus vaste de la rue des Grès, et put bientôt le poursuivre d’une manière officielle à l’hôpital même du Val-de-Grâce. M. Broussais renouvela à cette époque les merveilleux succès des plus célèbres professeurs du moyen-âge. La puissante parole du maître entraînait la persuasion exaltée des disciples. L’irritation était devenue un article de foi médicale ayant ses fanatiques et au besoin ses martyrs, et l’on vit assez fréquemment la gastro-entérite provoquer des duels de la part de ceux qui en trouvaient les signes dans toutes les ouvertures de cadavres, et voulaient qu’on y crût sous peine de mort.

Mais il ne se borna point à cette propagation orale de ses idées. Il eut recours à une publicité plus étendue, et fit paraître son célèbre Examen des doctrines médicales, qui acheva la révolution commencée par ses cours. Ce livre, qui a acquis des développemens successifs, était à la fois un code de règles impérativement énoncées en forme d’articles, et une histoire critique des divers systèmes qui avaient précédé le sien. Législateur de la science nouvelle et juge de la science passée, M. Broussais citait à son tribunal tous ses grands prédécesseurs depuis Hippocrate jusqu’à Pinel, et faisait le procès à leurs idées d’après la loi qu’il venait de promulguer. Il n’eut pas de peine à les convaincre d’erreur, puisqu’il se donnait à la fois comme l’inventeur et l’arbitre de la vérité médicale. Condamnant tour à tour les galénistes, les humoristes, les chimistes, les mécaniciens, les animistes, les pinélistes, les éclectiques et les empiriques des divers temps, il montra les vices particuliers aux systèmes qu’ils avaient suivis en médecine. Son ouvrage produisit l’effet qu’il en attendait. Il fut lu avidement, car il était écrit avec verve, d’un style inégal, mais simple, énergique, riche, animé. Il frappa par une science vaste malgré son point de vue exclusif et par un air de justice que lui donnait l’histoire dont il avait emprunté la forme et l’autorité. La confrontation successive de la doctrine physiologique avec toutes les autres, et les passions que M. Broussais ne pouvait pas s’empêcher de mêler à ses idées, y répandaient un intérêt en quelque sorte dramatique. Aussi, quoique le novateur y eût exposé les théories de ses devanciers avec la partialité naturelle à un adversaire, quoiqu’il eût entrepris de renfermer l’observation et la clairvoyance humaines dans l’horizon nécessairement borné d’un système, il eut un plein succès, et bientôt, à l’aide de ses journaux comme de ses livres[4], de sa clinique au lit des malades comme de ses leçons, il renversa tout ce qui le gênait et domina seul.

En effet, au bout de quelques années, les partisans de l’ancienne médecine, attaqués, surpris, déconcertés, se turent. Pinel, qui avait toujours été timide et dont la théorie était restée indécise, assailli par son disciple, maintenant son antagoniste, devenu vieux lui-même et incapable de résister à une pareille fougue et à une aussi pressante conviction, refusa de combattre. Il descendit silencieusement et avec dignité du trône médical qu’il occupait depuis vingt années et où M. Broussais monta hardiment, décidé à mieux s’y défendre et croyant pouvoir toujours y rester. Une jeunesse ardente, enthousiaste, se pressa autour de lui. Elle se passionna pour ses idées, dont la simplicité était surtout séduisante pour elle, et les transporta des bancs de l’école dans la pratique médicale sur tous les points de la France. Il y eut un moment où M. Broussais fit secte.

Mais la pratique est l’épreuve des systèmes, en médecine surtout. Pour durer, il ne faut pas seulement qu’ils satisfassent les esprits ; il faut qu’ils guérissent les malades. La doctrine de M. Broussais avait besoin de ce dernier succès afin de se consolider entièrement. Malheureusement pour elle, depuis qu’elle était adoptée, on ne mourait pas moins, et de méchans esprits prétendaient même qu’on mourait davantage. On la jugea à son tour. Tandis que des partisans peu mesurés la compromettaient en l’exagérant, des adversaires habiles s’élevèrent contre elle et non sans succès dans un pays où l’on sait toujours mieux attaquer que se défendre.

Sans lui refuser une part de vérité et sans nier les services qu’elle avait rendus sous certains rapports à l’art de guérir, on contesta la certitude de son principe et l’universalité de son application. On prétendit que l’irritation n’était pas l’origine de tous les troubles organiques ; on soutint avec Bichat que l’état maladif, loin d’être l’exagération de l’état sain, avait pour cause des phénomènes d’une nature opposée à celle des phénomènes réguliers, qui différaient d’eux non par la quantité, comme le voulait M. Broussais, mais par la qualité ; on ne s’expliqua point comment l’irritation, qui resserrait la fibre en la contractant, pouvait provoquer dans son tissu, sous un espace devenu plus étroit, une plus grande masse de liquides et faire produire à la contraction les effets de la dilatation ; on ne comprit pas mieux comment la fibre irritée, tantôt conservait ces liquides accumulés pour les livrer à la décomposition inflammatoire, tantôt leur ouvrait passage par l’hémorragie, ayant ainsi la propriété contradictoire de les retenir et de les expulser. On fut encore plus éloigné de reconnaître que l’irritabilité visible et mécanique de la fibre musculaire pût être confondue, ainsi que le faisait M. Broussais, avec la sensibilité des nerfs dont le tissu était immobile, et dont les opérations plus délicates et en quelque sorte spirituelles s’exécutaient en vertu de lois d’un ordre moins matériel et moins facile encore à saisir. Si l’irritation maladive d’un organe était transportée sur un autre par l’influence des sympathies nerveuses, ainsi que l’enseignait M. Broussais, on se demanda pourquoi, dans le traitement par la révulsion, les nerfs n’augmentaient pas l’irritation dans la partie déjà enflammée, au lieu de l’affaiblir.

Enfin, tout en reconnaissant que M. Broussais avait saisi l’une des causes les plus générales des maladies, l’inflammation dont il avait signalé la marche dans les divers tissus ; qu’il avait rattaché les maladies chroniques aux maladies aiguës, et plus fortement ramené que personne les maladies aiguës aux organes qui en étaient le siége ; qu’en les localisant ainsi, il avait rendu leur diagnostic plus sûr et leur traitement plus régulier ; qu’il avait appelé l’attention sur l’importance et les troubles de l’appareil digestif, avant lui mal exploré et peu ménagé ; qu’il avait introduit plus de tempérance dans les habitudes et, sous ce rapport, perfectionné l’hygiène publique ; qu’enfin il avait enrichi de quelques vérités utiles la pratique générale qui s’avance toujours, grossie de ce qu’il y a de fondé dans les divers systèmes ; on crut néanmoins que la nature était plus compliquée dans ses procédés et dans ses désordres que ne l’avait imaginé M. Broussais, et qu’il n’y avait ni une seule opération organique, ni un seul genre de maladies, ni un seul mode de traitement.

M. Broussais avait été un peu trop exclusif. Mais s’il s’était trompé en substituant quelquefois les conjectures aux observations et l’argumentation à la certitude, il l’avait fait à la manière des grands novateurs, dont les erreurs ne sont jamais que l’exagération d’une vérité. Malheur, du reste, aux siècles, aux nations, aux hommes qui ne se trompent pas ainsi ! Ils sont frappés de stérilité, et ils manquent d’idées de peur d’avoir des systèmes. Le genre humain ne vit que de systèmes. Il croit toujours plus qu’il ne sait, et il n’avance qu’en consentant à s’égarer. S’il ne cherchait pas la vérité avec hardiesse, s’il ne croyait pas l’avoir atteinte toutes les fois qu’il l’a entrevue, s’il ne s’efforçait pas de l’enfermer dans ces classifications imparfaites que nous appelons sciences, s’il ne soumettait pas les procédés et les créations de la nature à des formes qu’il est de temps en temps obligé d’élargir et de refaire, il ne trouverait que confusion dans l’univers où l’esprit incertain et accablé se perdrait au milieu d’une immensité de faits sans ordre et d’opérations sans loi.

M. Broussais fut conduit, par la marche de ses travaux, à rattacher l’homme moral à l’homme physique. De médecin, il devint philosophe. Il appliqua sa théorie physiologique aux actes intellectuels, et publia son ouvrage de l’Irritation et de la Folie. Son but avoué en composant cet écrit, qui excita beaucoup d’émotion parmi les philosophes et les médecins, et sembla destiné à les mettre aux prises, fut de rendre la philosophie dépendante de la physiologie. Il parut comme un conquérant et en armes sur les paisibles domaines de l’intelligence, qui changeaient souvent de maîtres, et dont les possesseurs n’étaient plus les disciples de Locke et de Condillac. Ceux-ci auraient pu trouver grace devant M. Broussais. Il y avait entre eux et lui d’assez grandes conformités d’opinion sur l’entendement humain, qu’aucun d’eux ne séparait des sens, et que plusieurs plaçaient dans la matière même. D’ailleurs M. Broussais restait fidèle à leur école, qui avait rendu de si grands services aux sciences naturelles en leur recommandant l’observation des faits, l’emploi d’une analyse sévère, et l’adoption d’une langue exacte. Mais ils avaient été remplacés dans la direction des esprits par les savans et brillans introducteurs des théories psychologiques et idéalistes récemment professées en Écosse et en Allemagne. M. Broussais regardait ces derniers, auxquels il donnait le nom de kanto-platoniciens, comme des usurpateurs étrangers. Ils avaient fondé en France une école décidément spiritualiste, dont il repoussait la doctrine, et dont il n’aimait pas le succès. Cette école, moins dogmatique qu’historique, douée de plus de discernement que d’invention, proclamait son éclectisme, et mettait l’originalité de ses opinions dans le choix qu’elle savait en faire. Elle puisait ses croyances philosophiques partout où le travail des siècles et la vérification du sens commun lui en désignaient d’éprouvées. M. Broussais s’éleva contre elle avec toute la véhémence de son talent. Il attaqua ses chefs, qui attiraient autour d’eux la jeunesse par la beauté de leur parole et le cosmopolitisme même de leur système, les peignit se retirant dans leur moi pour connaître le monde, se fermant les yeux pour observer, donnant les rêves de leur pensée pour les lois des choses, méprisant leurs devanciers, inintelligibles, intolérans, superbes. Il leur reprocha de mettre inutilement une ame dans le cerveau, comme on placerait, c’est son expression, un joueur de clavecin à son instrument, et de créer une idolâtrie philosophique en relevant, écrivait-il avec son fier coloris, le panthéon de l’ontologie, devant lequel il ne fléchirait pas le genou.

Il se présenta comme le restaurateur de l’école expérimentale et analytique de Baron, de Locke, de Condillac, de Tracy, et comme le continuateur des travaux de Cabanis. Engagé dans ces voies, il s’y avança plus loin que tout le monde. À ses yeux, l’homme physique est l’homme tout entier. M. Broussais ne reconnaît pas en lui un principe spirituel distinct de l’élément matériel. C’est par ses nerfs qu’il sent, c’est dans ses viscères que se forment ses instincts et ses passions, c’est dans son cerveau que s’élabore sa pensée, c’est dans son organisme que réside sa personnalité. Mais ces appareils matériels ne sont pas seulement le siége de ces phénomènes, ils en sont la cause. Ainsi la sensibilité est un produit nerveux, la passion est un acte viscéral, l’intelligence est une sécrétion cérébrale, et le moi est une propriété générale de la matière vivante. Voici comment M. Broussais fut conduit à son système.

Observant les faits intellectuels et moraux dans leur manifestation extérieure, et n’allant point au-delà de ce qu’il apercevait, il crut que leur mode de production indiquait leur nature même, et, les trouvant associés à la matière, il pensa qu’ils étaient identiques avec elle. Ce qui le fortifia surtout dans cette opinion, ce fut de voir la sensibilité et l’intelligence naître, croître, décliner et disparaître avec le corps. Nulles dans l’embryon, ébauchées dans le foetus, débiles chez l’enfant, progressives chez l’adolescent, parvenues à toute leur force chez l’adulte, elles diminuent chez le vieillard, sont suspendues chez l’homme endormi, annulées dans l’idiot, perverties dans le fou, et s’anéantissent entièrement lorsqu’arrive le terme où sont usés les ressorts nerveux de la machine merveilleuse, mais périssable, qui les produit. M. Broussais, en suivant l’étroite et incontestable dépendance où la sensibilité et l’intelligence se trouvent à l’égard des organes, en conclut non pas que les organes sont les instrumens ici-bas nécessaires de la sensibilité et de l’intelligence, mais que la sensibilité et l’intelligence sont les effets passagers de ces organes.

Comment s’accomplissait d’après lui ce mécanisme matériel qui produisait des résultats moraux ? Par l’entremise physiologique de l’excitation. On se rappelle la théorie de l’irritabilité en vertu de laquelle les agens externes ou internes, appelés modificateurs, contractant les tissus, provoquent une réaction des organes, et les sollicitent à remplir leurs fonctions. Cette théorie suffit à tout dans son unité féconde. Elle rend compte des phénomènes intellectuels qui sont, d’après M. Broussais, un mode particulier d’excitation nerveuse. Ce mode d’excitation a lieu dans le cerveau. Il est produit par deux courans nerveux, l’un externe qui vient des sens et qui le met en communication avec le monde, l’autre interne qui vient des viscères et qui le met en communication avec lui-même. Le premier lui apporte l’impression des objets, le second le cri des instincts. Provoqué par cette double excitation, le cerveau réagit en vertu de son innervation propre et change l’impression des objets en idées, la sollicitation des instincts en actes de la volonté. L’opération qu’il accomplit est analogue à celle de l’estomac qui, excité par les alimens, les transforme en chyle.

Le fondateur de la doctrine physiologique ne reconnaît dans les actes les plus sublimes de l’homme que des produits physiques de son cerveau. Cette créature si richement douée sent, pense, se souvient, imagine, veut, aime, se dévoue, par suite de modifications plus ou moins fortes de sa pulpe cérébrale. Le développement du cerveau et les degrés divers de son excitation causent les différences de ces phénomènes, qui sont les effets échelonnés d’une opération unique. Les plus faibles produisent les instincts, qui sont les débuts de l’intelligence. Les plus considérables donnent le génie, qui est le maximum de l’excitation normale. S’ils sont excessifs, il y a délire, et si cet excès d’excitation dure, il y a folie. L’imbécillité n’est que le défaut d’action de l’organe intellectuel, et la manie n’est que son irritation maladive. Quant à la liberté des déterminations humaines, elle doit être mise au rang des chimères ; et il faut savoir reconnaître dans l’apparence de la volonté l’accomplissement fatal d’une excitation dominante qui, dans le conflit des impressions arrivées de toutes parts au cerveau, l’emporte sur les autres.

Tel est ce système dans ses traits principaux. Il est simple : est-il aussi vrai ? La force et la hardiesse d’esprit déployées pour le construire ou pour le soutenir doivent-elles nous faire illusion sur la fragilité de ses fondemens ? M. Broussais a-t-il raison contre le sentiment unanime du genre humain et contre l’opinion, à peu près générale des philosophes, qui place dans le corps un principe spirituel distinct, quoique dépendant de lui sous beaucoup de rapports, pendant leur union passagère ? Est-il possible d’admettre qu’un instrument matériel produise seul des effets qui ne le sont pas, que la pensée à laquelle M. Broussais n’accorde pas plus que personne les attributs de la matière, puisqu’il convient qu’elle ne peut ni se voir, ni se toucher, ni se décomposer, soit le résultat direct d’un organe qui se voit, se touche, se décompose ? Avec quelle apparence ce qui est un peut-il être confondu avec ce qui est complexe, ce qui est spontané et actif avec ce qui est passif et dépendant, ce qui peut être partout à la fois, dans l’espace et dans le temps, sans être soumis aux conditions de l’étendue et de la durée, avec ce qui ne saurait se trouver qu’en un seul lieu, dans un seul moment ?

Pourquoi ne pas reconnaître que des phénomènes spirituels sont les actes d’un principe de même nature qu’eux, et que, accomplis, il est vrai, à l’aide des sens et du cerveau, ils ne peuvent être perçus, voulus, jugés, conservés que dans un centre indivisible et dès-lors immatériel ? Comment ne pas convenir que ce principe auquel on donne le nom de moi, si on le considère sous le rapport de sa personnalité ; celui de conscience, si on le considère sous le rapport de son action réfléchie ; celui d’ame, si on le considère sous le rapport de son existence abstraite, conserve seul l’identité de l’être humain à travers les phases de la vie, les changemens du corps, le renouvellement successif et total des organes incapables par-là même de rester dépositaires d’impressions et d’idées appelées à survivre à la portion de matière qui les aurait produites ? Enfin, comment contester que l’étude de ce principe, de ses facultés, de ses lois, de ses actes, forme une science à part, justement appelée psychologie et différente de la physiologie ou science du corps, pour le compte de laquelle M. Broussais se montre trop exigeant par une habitude de métier fortifiée de toute la puissance d’un système.

Le premier consul demandait un jour à un illustre géomètre pourquoi il n’avait pas parlé de Dieu dans son système du monde. « C’est, répondit-il, parce que je pouvais me passer de cette hypothèse. » M. Broussais a cru pouvoir, en traitant de l’homme, se passer à son tour de l’hypothèse de l’ame. Lui qui reconnaît un souverain auteur à l’univers, lui qui a dit : Je sens qu’une intelligence a tout coordonné, n’aurait-il pas dû apercevoir qu’il est aussi difficile de rejeter l’ame du corps que d’exclure Dieu du monde ; que le corps ne peut pas plus se passer que le monde d’un ordonnateur spirituel qui possède et qui dirige ces nobles facultés à l’aide desquelles nous comprenons les lois des choses et des êtres, nous aimons la justice, nous faisons volontairement le bien, et nous nous élevons jusqu’au sacrifice réfléchi de nous-mêmes ?

L’ouvrage sur l’irritation et la folie, qui engagea M. Broussais dans une polémique mémorable avec les psychologistes, parmi lesquels il rencontra d’habiles adversaires et de redoutables argumentateurs, fut la conséquence la plus extrême et la plus logique du sensualisme ; mais il ne marqua point le terme des travaux de M. Broussais. Cet homme infatigable et hardi ne pouvait ni s’astreindre au repos, ni s’enfermer dans les opinions reçues. Aussi, après avoir épuisé ses propres idées, lui était-il réservé de prendre en main la défense d’une doctrine qui lui était étrangère, à laquelle même il n’avait pas été jusque-là favorable, mais qui avait sans doute à ses yeux le double mérite d’être originale et contestée.

Pendant que M. Broussais concevait, propageait, développait sa doctrine de l’irritation, il s’était formé un système à beaucoup d’égards différent du sien sur le mécanisme et la philosophie du cerveau. Le célèbre et ingénieux docteur Gall ne s’était pas borné à faire de cet organe le siége, l’instrument ou même la cause de la pensée. Doué d’un rare esprit d’observation, il avait cru remarquer que les penchans et les facultés des êtres correspondaient à un certain développement de leur crâne. Il avait pensé que les instincts conservateurs, que les sentimens affectifs, que les besoins moraux et religieux, que les dispositions de l’intelligence résidaient dans des régions particulières du cerveau qui leur étaient respectivement affectées. Procédant à cette distribution graphico-morale du crâne, il avait attaché chacune des facultés qu’il avait observées à un organe spécial, et avait assigné à cet organe une place déterminée par le relief qu’il projetait sur la boîte osseuse dont la forme, suivant lui, était modelée d’après celle du cerveau. Le nombre de ces facultés qui s’est accru depuis, s’élevait d’abord à vingt-huit. Comme pour les saisir dans leurs saillies extérieures, Gall les avait remarquées chez les individus qui les possédaient avec excès ; il avait été amené à leur donner des noms qui étaient quelquefois ceux de nos qualités et aussi souvent ceux de nos vices.

Son ami, son disciple, son continuateur, Spurzheim, rectifiant en cela sa nomenclature, n’avait vu dans les organes du cerveau que des forces pures, qu’il dépendait de l’homme de rendre utiles par une application régulière et intelligente, dangereuses par un emploi déraisonnable et exagéré. Il les avait désignées par le nom abstrait de leur destination générale, au lieu de leur appliquer le nom de l’usage, et souvent même celui de l’abus qui était fait d’elles et que Gall leur avait d’abord imposé. Ainsi, pour en offrir un exemple, il avait appelé dans son langage un peu barbare, organe de l’acquisivité, celui que Gall avait appelé organe du vol, et organe de la destructivité, celui que Gall avait appelé organe du meurtre. Cette science qui avait peut-être quelque réalité dans ses grandes divisions du cerveau, si elle avait été fondée dans tous ses détails, aurait eu une véritable commodité pour les observateurs et pour les honnêtes gens. Elle leur aurait montré le cerveau des hommes comme un livre ouvert et prophétique où des yeux clairvoyans auraient pu lire les destinées écrites d’avance dans les organes.

M. Broussais avait été d’abord contraire à la phrénologie. Il l’avait repoussée, parce que les proéminences osseuses ne correspondaient pas constamment, d’après lui et d’après beaucoup de physiologistes, aux circonvolutions cérébrales qui, de leur côté, n’indiquaient pas toujours les aptitudes dominantes, parce que l’action du cerveau mettait plus de différence entre les hommes que la quantité de sa masse ; parce qu’en réduisant à vingt-huit ou à trente le nombre des organes, on les circonscrivait trop en comparaison des penchans de notre instinct et des facultés variées de notre intelligence ; parce qu’il fallait alors recourir à des subtilités continuelles pour expliquer par des combinaisons d’organes les penchans et les facultés qui n’avaient pas d’organes propres ; parce qu’enfin tout le concours de l’appareil cérébral n’existait plus pour l’accomplissement de chaque phénomène forcément isolé, et qu’on ne reconnaissait aucun organe régulateur dans le cerveau qui ne restât livré à la plus confuse anarchie.

Malgré la valeur et le souvenir de ces objections, M. Broussais devint partisan de la phrénologie à la fin de sa vie. Après la révolution de 1830, une justice tardive avait été rendue à son mérite comme à sa renommée. Le gouvernement nouveau avait créé pour lui une chaire de pathologie et de thérapeutique générales à la Faculté de Médecine de Paris[5], et l’Académie des Sciences morales et politiques, dès son rétablissement, l’avait appelé dans sa section de philosophie. Ce fut vers cette époque que M. Broussais se fit le chef de l’école phrénologique, privée de ses deux fondateurs. Au fond, il y avait beaucoup de rapport entre la localisation des facultés humaines dans le cerveau et la localisation des maladies dans les organes. Ces deux systèmes étaient le résultat de la même tendance et signalaient dans la science une sorte d’anarchie ; le premier, en établissant dans le corps une république d’organes sans unité ; le second, en plaçant dans le cerveau une république de facultés soustraite au gouvernement supérieur de l’ame.

Cette analogie ne fut peut-être pas sans influence sur la nouvelle conviction de M. Broussais. Quoi qu’il en soit, il trouva la division du cerveau en organes distincts plus adaptée à la variété de ses actes et à leur nature, selon lui, matérielle. Il renonça donc à l’indivisibilité de l’action cérébrale, et consentit à transporter, dans la partie postérieure et à la base du cerveau, les instincts qu’il avait jusque-là placés dans les viscères. Mais, en refusant désormais à ceux-ci la faculté de produire les passions, il leur accordait toujours le droit de les exciter. Après avoir adopté la doctrine phrénologique, M. Broussais mit à son service le talent, l’ardeur, la verve, l’activité qu’il conservait encore. Introduite dans ses mémoires académiques, propagée par lui dans un journal, professée dans des cours où il retrouva l’animation de parole, l’affluence d’auditeurs, et les succès éclatans de ses plus célèbres années, cette doctrine obtint les derniers efforts de son esprit fatigué et de sa vie défaillante. Il s’en fit le représentant et le défenseur dans notre Académie. Assidu à nos séances, facile dans son commerce, attentif aux idées d’autrui tout en étant fort arrêté dans les siennes, il prit part à nos travaux tant que ses forces le lui permirent. C’était un excellent confrère que nous devions avoir la douleur de perdre trop tôt.

Il était depuis long-temps en proie à une lente et cruelle maladie, sous laquelle son corps s’affaissait chaque jour sans que sa mâle vigueur fléchit un instant. Moins d’un mois avant sa mort, nous l’avons vu, pâle, exténué par la souffrance, mais soutenu par l’énergie de la volonté, venir une dernière fois au milieu de nous exposer et défendre, avec une parole aussi ferme que son ame, les convictions qui lui étaient chères. La maladie qui le détruisait sourdement avait fait alors d’irrémédiables progrès. Il en connaissait toute la gravité et en suivait la marche sur lui-même avec plus de sagacité et de sang-froid qu’il n’en eût mis à l’étudier sur un autre. Il en tenait un journal. Dans ce registre où il consignait sans surprise et sans plainte des accidens dangereux, des souffrances vives, des opérations cruelles, des prévisions alarmantes, le médecin, s’élevant au-dessus de l’homme, se montrait plus occupé de la science que de sa douleur.

C’est ainsi qu’il s’observa jusqu’à la fin, ne laissant échapper aucune parole d’illusion ou de crainte. Il alla passer les trois derniers jours de sa vie à la campagne, près de Paris. Malgré son extrême affaiblissement, il ne cessa pas de travailler. Il dictait encore un mémoire quelques heures avant d’expirer. Mais il fut bientôt saisi par les violentes et terribles angoisses de la mort. Une organisation aussi forte que la sienne, quoique usée par le mal, ne pouvait pas se briser doucement. Il ressentit tout d’un coup comme un déchirement intérieur de la vie, se leva à moitié sur son lit en poussant un grand cri, avec des gestes et un air éperdus, puis il retomba. Le moment suprême était arrivé ; il le sentit, fit un dernier mouvement, et d’une main presque inanimée il abaissa lui-même ses paupières sur ses yeux, qui se fermèrent pour jamais.

Ainsi finit, le 17 novembre 1838, à l’âge de soixante-six ans, cet homme d’une force peu commune qui poursuivait ses recherches sur lui-même à travers les atteintes d’une maladie mortelle, et dont l’activité scientifique ne s’arrêta qu’à l’heure du repos éternel. De sincères regrets et d’universels hommages s’élevèrent de toutes parts. M. Broussais les méritait également. Il n’était pas seulement supérieur par ses découvertes et par ses ouvrages, il était bon, simple, cordial, attachant. Ce réformateur si intraitable, cet athlète si impétueux, cet adversaire si violent et si altier, était, dans les habitudes ordinaires de la vie, le plus bienveillant et le plus facile des hommes. La nature, qui lui avait donné une grande vigueur de corps, une rare puissance d’esprit, une énergie indomptable de caractère, avait ajouté à ces fortes qualités des dispositions aimables et douces. Elle lui avait départi beaucoup de bonhomie, un fonds inaltérable de gaieté, une générosité compatissante. Il ne pouvait ni faire ni voir souffrir. S’il a souvent attaqué, il n’a jamais haï. Il ne détestait, dans ses adversaires, que leurs théories. Ses colères comme son orgueil se renfermaient, à ce qu’il croyait du moins, dans la science, et tenaient surtout à l’amour qu’il portait à ses idées et à l’ardeur même de ses convictions.

Entraîné par la partie la plus noble et la plus élevée de la science, il en avait négligé l’application et dédaigné les profits ; il avait surtout exercé dans les camps, au milieu des ravages de la guerre et des épidémies, n’ayant eu de la pratique médicale que les dangers et l’héroïsme. Aussi, le médecin qui couvrait la France de ses disciples, et remplissait l’Europe de son nom, après trente ans d’exercice et de gloire, est mort pauvre ; cette passion pour la vérité lui faisait cependant porter trop de fougue dans sa recherche, et le rendait moins difficile qu’il ne l’aurait fallu sur ses preuves. Son esprit, qui était vif, pénétrant, ferme, créateur, n’avait pas des procédés assez rigoureux ; il ne se posait pas toujours bien les problèmes, et il se contentait souvent de solutions imparfaites, parce qu’il observait bien et qu’il concluait trop. Chercher et croire, affirmer et combattre, tels étaient ses besoins ; il ne savait ni douter, ni hésiter. De là venaient à la fois ses imperfections, son talent, sa puissance, ses succès ; il y puisait un style aux allures animées et libres, coloré, abondant, inégal, énergique ; il y trouvait l’inspiration de ces livres qui intéressaient non-seulement par l’exposition de ses idées, mais par l’émotion de ses sentimens, car il y mettait à la fois ses systèmes et sa personne.

M. Broussais a eu un génie inventif ; il appartenait à cette génération vigoureuse et créatrice qui s’occupait un peu moins que la nôtre de ce qu’on avait pensé dans les siècles précédens, et qui découvrait un peu plus. Aussi, le nom de Broussais demeurera inscrit à côté des grands noms dans la science qu’il a cultivée, honorée et perfectionnée.


Mignet.
  1. Cette remarquable étude sur Broussais a été lue le 27 juin, par M. Mignet, à la séance annuelle de l’Académie des Sciences morales et politiques. Elle complétera dignement, quoique partant d’un point de vue opposé, une appréciation des travaux scientifiques de Broussais qui avait été remarquée dans notre livraison du 1er  mai 1839, mais qui était restée inachevée. (N. du D.)
  2. Le seul travail important qu’il publia entre 1808 et 1814, fut un Mémoire sur la circulation capillaire, tendant à faire mieux connaître les fonctions du foie, de la rate et des glandes lymphatiques, imprimé dans les Mémoires de la Société médicale d’émulation ; Paris, 1811, tom. VII, pag. 1 et suiv.
  3. Qu’il remplaça plus tard comme premier professeur, lorsque M. Desgenettes quitta le Val-de-Grace pour être inspecteur-général du service de santé des armées.
  4. Outre les ouvrages déjà cités, il publia pour la propagation ou la défense de son système :

    Les Annales de la médecine physiologique depuis 1822 jusqu’en 1834, formant 26 volumes ;

    Un Traité de Physiologie appliquée à la pathologie, 1822, 2 vol. in-8o ;

    Un Catéchisme de la médecine physiologique, ou Dialogue entre un savant et un jeune médecin, 1824, 1 vol.  in-8o ;

    Des Commentaires des propositions de pathologie consignées dans l’Examen des doctrines médicales, 1829, 2 vol. in-8o ;

    Et un grand nombre de discours, de réponses, de traités, publiés à part ou dans des journaux.

  5. M. Broussais fut nommé plus tard inspecteur-général du service de santé des armées, et commandeur de la Légion-d’Honneur.