Fragonard en Italie d’après le journal de Bergeret de Grancourt

Fragonard en Italie d’après le journal de Bergeret de Grancourt
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 613-629).
FRAGONARD EN ITALIE
D’APRÈS LE JOURNAL DE BERGERET DE GRANCOURT

Tandis que l’Italie, tendue vers l’action et vers la victoire, dédaigne la visite des touristes et ne reçoit plus de ses amis que des missions militaires, il est curieux de relire les récits de voyages du passé. Quel contraste entre ces villes affairées et vivantes, vibrantes de toutes les passions de l’heure, et ces petites capitales du XVIIIe siècle, cette Rome de Benoit XIV et de Clément XIII, où les compagnies distinguées qui s’y rendaient à courtes journées ne rencontraient que le plaisir des yeux et de l’esprit et l’agrément paisible d’une société choisie ! Les Parisiens sujets de Louis XV, dont nous allons évoquer le souvenir, diffèrent déjà beaucoup, par leurs goûts et leurs habitudes, des voyageurs que nous avons connus ; ils n’auront peut-être plus rien de commun avec ceux qui reviendront en Italie après la tempête.

Nous possédons, sous une forme inattendue, le journal de voyage au pays des arts d’un grand peintre français, ce Fragonard qui fut la fantaisie de son temps et en exprima toutes les grâces. On aimerait connaître directement les impressions et les observations d’un tel artiste, venant, en pleine maturité, revoir les cités qu’il aimait et où il avait passé dans le travail le plus fécond les plus belles années de sa vie. Mais l’ancien pensionnaire du Roi à Rome, devenu à Paris peintre recherché, accompagnait un financier opulent qui l’avait choisi pour guide, et c’est malheureusement le financier qui a tenu la plume[1]. Il faut, à travers beaucoup de niaiseries et un pédantesque fatras, retrouver les notes qui appartiennent à Fragonard ; on y parvient sans avoir à solliciter beaucoup le texte, car son influence est sensible à toutes les pages.


I

Avec son égoïsme un peu balourd et ses prétentions de mécène, ce n’était point un méchant homme que messire Pierre-Jacques-Onésyme Bergeret de Grancourt, trésorier général de la généralité de Montauban, associé libre de l’Académie royale de peinture et de sculpture, seigneur de Négrepelisse en Quercy et possesseur de la belle terre de Cassan en Parisis. Fils d’un fermier général fabuleusement riche, il collectionnait de bonnes peintures, dessinait à ses heures, grattait même la planche de cuivre, et daignait recevoir, en son hôtel de la place des Victoires, quelques artistes qu’il protégeait. Fragonard était des plus appréciés pour sa gaîté et son esprit et, le jour où Bergeret voulut consacrer ses titres d’amateur par le voyage classique d’Italie, il trouva tout naturel de lui demander de le suivre. Un peintre était nécessaire pour instruire le fils que le financier prenait avec lui, et pour le conseiller lui-même dans l’acquisition des œuvres d’art. Il pouvait, en outre, se fier à l’expérience de l’aimable Provençal, qui venait précisément de montrer, par ses dessins fournis à l’abbé de Saint-Non pour une grande publication sur les peintures d’Italie, que personne n’y connaissait mieux que lui les galeries, les palais et les églises.

Le voyage devait être long, et il se prolongea, en effet, jusqu’à onze mois. Bergeret ne décida Fragonard à quitter Paris qu’en lui offrant d’emmener sa jeune femme. Il note, à ce sujet, en son journal, des détails qu’il biffera lorsqu’on se sera brouillé : « M. et Mme Fragonard, peintre excellent pour son talent, qui m’est nécessaire surtout en Italie, mais d’ailleurs très commode pour voyager, et toujours égal. Madame se trouve de même, et comme il m’est très utile, j’ai voulu le payer de reconnaissance en lui procurant sa femme, qui a du talent, et en état de goûter un pareil voyage, rare pour une femme. »

Rien ne troublait la bonne entente du départ et l’on était tout au plaisir des projets faits en commun, lorsque fut attelée, place des Victoires, au matin du 5 octobre 1773, l’énorme berline où deux grands cochers en livrée s’assirent sur le siège. Les coffres contenaient des provisions de toutes sortes, des livres, des portefeuilles, et mille « inutilités » indispensables. Bergeret n’avait point oublié le papier à dessin pour les Fragonard. Ceux-ci trouvèrent la quatrième place occupée par une fort belle personne, Mme Vignier, qu’on leur présenta comme une gouvernante attachée au service de Monsieur. Le fils, Pierre-Jacques Bergeret, suivait dans son cabriolet, avec un cuisinier éprouvé, à la bourse bien garnie, grâce auquel les auberges les plus modestes ne devaient pas réserver de fâcheuse surprise. Tout était donc prévu et ordonné pour que le voyage fût commode, plaisant, profitable aux arts, et aussi pour que M. Bergeret de Grancourt fit en route le gros personnage.

La première étape fut à Orléans, qu’on vit au clair de lune, après un magnifique souper ; le lendemain, on mangea d’excellentes perdrix à Vierzon ; et, sans fatigue, les couchées étant bonnes et le cuisinier ingénieux, on arriva à Négrepelisse, ayant dessiné de beaux sites dans les montagnes du Limousin. Bergeret demeura quinze jours dans sa terre, et Fragonard y dessina, entre autres choses, le Four banal du bourg. On prit ensuite par Toulouse, Carcassonne et Nîmes, où l’on commença à « admirer les anciens Romains ; » à Aix-en-Provence, On vit la galerie de tableaux du premier président d’Albertas et celle du marquis de Valbelle ; à Marseille, on chercha aux bâtimens de la Santé le bas-relief de Puget, la Peste de Milan, qui s’y trouve encore ; à Toulon, les chevaux de poste manquèrent, ce qui laissa visiter à loisir le port et la ville. Ce fut ensuite le plus beau pays du monde, « la vraie Provence couverte de vignes, d’oliviers innombrables, beaucoup d’herbes aromatiques, quelques orangers en plein vent, lauriers, grenadiers dans les haies, » avec des villes malpropres, « pleines de fumiers, et rendant autant de mauvaises odeurs que les chemins en rendent de bonnes par les différentes herbes odoriférantes. » Une de ces petites villes que Bergeret traite si mal apparut sur les hauteurs au pied des montagnes ; c’était Grasse, pays natal de Fragonard et de sa femme ; mais « le maître de la bande » ne se souciait aucunement d’allonger l’étape du jour en leur accordant le plaisir de s’y arrêter. On coucha à Fréjus ; pour franchir l’Estérel, on mit pied à terre aux côtes les plus pittoresques, et jusque-là tout fut à souhait.

A Antibes, où la voiture devait être démoulée et embarquée, il fallut perdre quatre jours, à cause du gros temps qui commença et qui empêchait d’atteindre les felouques. « La mer en fureur, » se brisant sur les rochers au pied des remparts, faisait « des effets superbes » et « une quantité de tableaux admirables. » Arrivés par les bourrasques à San Remo, nos voyageurs durent y séjourner longtemps, n’ayant rien à voir que le Palazzo et le marquis de Grimaldi, gouverneur, qui vint visiter Bergeret en sa très mauvaise auberge. L’art du cuisinier fut d’un grand secours, et aussi les portefeuilles et le crayon. Le « docteur » de la troupe (ainsi Bergeret appelait Fragonard) fit une sépia de l’intérieur de la cuisine. La mer restant fort dure, ils continuèrent le voyage à dos de mulet, et mirent cinq jours pour parvenir à Gênes, par une route d’ailleurs merveilleusement accidentée, coupée de villes escarpées, que Frago « regardait en peintre. » On a un dessin de lui représentant la caravane chevauchant au bord de la mer.

Gênes intéresse Bergeret par ses beaux morceaux d’architecture italienne ; mais les palais fameux lui semblent trop vantés, déserte, incommodes. Il tient à contrôler une magnificence qui ne peut éblouir que les gens du pays, et qui n’est magnifique qu’à moitié… On trouve au bas du palais, qui est comme une portion du Louvre, un savetier : voyez quelle contradiction de magnificence ! S’il fait nuit, il n’y a au travers d’un amas de colonnes qu’une triste lanterne ; il faut aller chercher le seigneur et sa suite à la valeur d’un troisième. » Voilà un exemple des observations que Bergeret va tirer de son propre fonds sur les choses d’Italie. Le peintre lui en suggérera d’autres ; mais le ton et la vulgarité de l’expression ne varieront guère. La compagnie s’arrêta particulièrement au Palais Balbi, où le marquis Spinola faisait construire un nouveau salon sur les plans d’un ami de Frago, l’architecte De Wailly, jadis son compagnon à Rome ; un autre pensionnaire du Roi, le jeune peintre Gallet, en peignait le plafond. Il y eut un dîner fort honnête chez M. de Boyer, envoyé de France ; on alla voir passer le Doge en grand cortège, on entendit un oratorio à la Madonna delle Vigne et l’opéra-buffa, la veille du départ. Les voyageurs reprirent la mer le 24 novembre, furent retenus par le mauvais temps à Sestri, et ne retrouvèrent qu’à Lerici la bonne berline des premiers jours.

A Pise, on recommença à se passionner pour les arts, mais, suivant les idées de l’époque, la cathédrale fut jugée d’un coup d’œil et dédaignée, pour son extérieur « gothique » et son intérieur « décoré sans goût. » Quelques peintures du Campo Santo trouvèrent grâce, à cause « des têtes qui ont beaucoup de vérité ainsi que des plis bien vrais, mais sans effet. » Le marquis de Barbentane, envoyé de France auprès du grand-duc de Toscane, se trouvait à Pise avec sa famille. Il inquiéta Bergeret sur le climat de Florence en décembre, et celui-ci décida de ne s’arrêter, pour cette fois, que vingt-quatre heures. Frago fit voir quelques églises, toutes « d’un goût simple, noble et éloigné absolument du colifichet de Gênes, » la cour du palais Pitti, qui a « un faux air du Luxembourg » et les jardins Boboli. On mit douze heures pour aller à Sienne, où le logis fut pris aux Trois Rois. Après un bon souper au coin du feu, on parcourut la ville, le falot allumé, et l’on observa que les maisons étaient « très hautes. » « Nous n’en verrons pas davantage, écrit Bergeret, dans cette saison froide et de jours courts ; à notre retour, et par les temps chauds, nous en saurons davantage. »

Au reste, nos voyageurs sont pressés d’arriver à Rome. Après deux étapes encore, Radicofani et Viterbe, ils y entrent par la porte du Peuple, à la nuit tombée, le dimanche 5 décembre.


II

La première visite de l’ami et protecteur des arts, accompagné de son peintre, est pour le Palais Mancini, au Corso, que dirige M. Natoire, comme au temps où Frago y était pensionnaire. L’excellent homme leur fait les honneurs de la maison, des ateliers, des collections. Ils vont ensuite jeter le coup d’œil des nouveaux arrivans sur l’intérieur de Saint-Pierre, saluer le cardinal de Bernis, ambassadeur du Roi, et prendre une idée de la ville. Bergeret exalte, sans plus tarder, une admiration bavarde : « Que de palais, que de fontaines, que déplaces, que d’antiques ! » Et le voici, les jours suivans, dès huit ou neuf heures du matin, à la disposition de son guide, voyant dans la même journée le Panthéon, Saint-André della Valle, le tableau du Dominiquin à San Girolamo, le Palais Farnèse, le Gésu, qui l’émerveille, le Capitole, où toute l’antiquité des livres lui monte à la cervelle, le Campo Vaccino, le Cotisée !

« On revient dîner ou souper à quatre heures, on parle de ce qu’on a vu, comme les chasseurs de leur chasse, et ceux qui vous conduisent bien vous annoncent que vous n’avez encore rien vu. C’est inconcevable ! » Presque aussitôt, pour varier les impressions, Frago le mène à ses chères villas, où il a tant de fois dessiné et peint lors des belles matinées de sa jeunesse. Ce sont les jardins Borghèse avec leurs plus parasols, la villa Mattei avec ses chênes centenaires, la villa Panfili aux terrasses harmonieuses, la villa Negroni que domine Sainte-Marie-Majeure, ou la villa Médicis, qui règne sur Rome entière. Parmi ces architectures savantes et ces nobles ombrages, le financier jette des cris d’étonnement mêlés de puériles critiques, de jugemens à la Turcaret, qui doivent faire sourire l’artiste ; mais celui-ci en souffre sûrement à la villa d’Estè, où il a vécu quatre mois d’heureux labeur aux côtés de son ami Hubert Robert.

Le journal de Bergeret, avec ses observations et ses boutades, ses itinéraires et ses horaires fort précis, est assez curieux à feuilleter pour qui veut étudier la Rome des papes. Il nous rend la ville qu’on voyait encore avant les récentes destructions qui en ont définitivement changé le caractère. N’y cherchons que les renseignemens qui permettent de reconstituer la vie et les occupations de Fragonard. Le narrateur ne le nomme presque jamais, mais on le sent présent dans toutes ses journées et continuellement appelé au conseil. Il est seul consulté dans les galeries et les églises ; pour les antiquités, il s’adjoint un jeune ami, l’architecte Paris, un des plus aimables habitans du palais Mancini, qui prend ses conseils afin de remplir ses portefeuilles de dessins utiles. Le peintre et l’architecte savent diriger les visites de l’amateur chez ces marchands romains qui ont si tôt fait de circonvenir et de tromper l’étranger. Dès les premiers temps du séjour, Bergeret a couru la ville pour commencer des collections : « Ma matinée s’est passée à voir tous les graveurs en pierres et toutes sortes de pierres antiques, et aussi quelques marbriers qui sont d’une adresse singulière à tourner des vases de porphyre ; j’ai vu aussi des marbres dont nous n’avons aucune idée par la beauté… J’ai été passer une heure chez le fameux Piranèze, dessinateur et graveur, qui a un cabinet curieux de toutes sortes d’antiquités en marbre, vases, figures, tombeaux, et de matières précieuses ; il en cède pour le plus d’argent qu’il peut ; c’est un homme qui a fait des ouvrages immenses et curieux en gravure. » On est assuré de la présence de Frago dans ce cabinet de Piranesi, où il enflamme l’enthousiasme de Bergeret ; et il est aussi aux Chambres du Vatican, pour expliquer à M. Jourdain émerveillé « que c’est là où se forment tous les habiles gens. »

Où il n’est point, c’est aux réceptions des cardinaux et des. princesses romaines, aux conversazioni chez le cardinal de Bernis et chez sa nièce, la marquise de Puy-Montbrun, maisons de bon accueil pour les Français de distinction qui y font, dès l’arrivée, les relations dont ils ont besoin. Bergeret père et fils rêvaient d’y carrer glorieusement leur vanité ; mais ils s’en dégoûtent vite, car, si les grands appartemens illuminés font un beau coup d’œil, les femmes sont cérémonieuses à l’excès, et les « avaleurs » de glaces et de limonade apportent un mortel ennui. Ce qui manque le plus dans ces réunions traditionnellement sévères, ce sont précisément les conversations alertes, à la française, et sur des sujets intéressans. Sans s’en apercevoir peut-être, le financier vient d’apprendre à les goûter en la compagnie de Frago. Il rentre au logis de la place d’Espagne, mécontent de sa journée, assurant ses compagnons qu’ils ont beaucoup mieux que lui employé leur temps, au dessin ou à la promenade, promettant ne lus plus quitter et acceptant, bien entendu, dès le lendemain, d’autres invitations. Il y a des semaines où, presque tous les soirs, il dine dehors, chez le cardinal de Bernis, qui le prie quelquefois un jour sur deux ; chez le cardinal Orsini, locataire du palais Farnèse ; ou chez l’abbé de Bayonne, auditeur de rote pour la France. Partout on retrouve les mêmes habits noirs et les mêmes soutanelles. Ce serait un peu monotone, si l’on n’avait les divertissemens du carnaval, les concerts de castrats, les cérémonies de la Semaine sainte, où l’on voit officier le Pape, et les « stations, » où l’on a l’honneur d’offrir le bras à Mme de Puy-Montbrun.

La vie de Frago est bien plus agréable en ses heures de liberté que celle du financier, dont il ne se prive point de railler les ridicules avec ses amis. Il muse et travaille à son gré ; il retrouve les meilleurs souvenirs de son premier séjour et des émotions d’artiste gravées dans son cœur fidèle. Il intéresse autant qu’il le peut sa jeune femme aux curiosités de Rome, aux usages du popolino, et on les entend rire ensemble aux courses des Barberi. Il arrive aussi au peintre de revêtir l’habit de gala, et le bailli de Breteuil, qu’il a connu jadis, lui réserve une place de choix au dîner que raconte Bergeret : « Nous avons dîné chez M. de Breteuil, ambassadeur de Malte, très amateur et curieux des arts de toute espèce. Il avait rassemblé une douzaine de personnes, tant amateurs que peintres et sculpteurs. Non seulement il a de quoi occuper par ses tableaux et portefeuilles, mais par les marbres précieux et pierres qu’il a été à portée de rassembler depuis quinze ans… Après le dîner jusqu’au soir, les portefeuilles de toute espèce ont fait notre amusement, et plus agréable que tous les opéras. »

Bergeret tient à mener à Rome l’existence de l’amateur instruit, dont son compatriote, l’ambassadeur de l’Ordre de Malte, lui offre un modèle accompli ; mais cette vie ne va pas sans fatigue. Il a des journées fort occupées. Le matin, il dessine avec son peintre, étudie les estampes achetées la veille, les pierres gravées et les empreintes de soufre qu’apportent des antiquaires empressés ; on lit aussi l’histoire romaine, les auteurs anciens, les guides ; on prépare sur le plan les promenades de la journée. A onze heures commence une promenade à pied, qui dure quatre ou cinq heures. D’ordinaire, le dîner est alle tre, en famille, à moins qu’on n’ait prié des élèves du Palais Mancini ou leur directeur avec sa sœur, mademoiselle Natoire. Parfois, Bergeret va entendre l’opéra ou l’opéra-buffa, mais, seulement pour s’y montrer, car il ne peut supporter longtemps la musique, et il rentre avant la fin du spectacle pour achever la soirée avec sa « bande. » Il a toujours à la maison quelques pensionnaires du Roi, et l’on devine le mouvement que met Frago en ces réunions, où ses jeunes confrères l’écoutent comme un maître et l’aiment comme un camarade. On ne s’ennuie point avec lui, même les jours de pluie, en prenant les glaces de Bergeret. « La pluie ne discontinuant pas, nous nous enfermons avec nos dessins, après avoir eu à dîner trois pensionnaires de l’Académie, avec lesquels la conversation n’a pas tari sur toutes les beautés qui sont dans Rome et sur les mauvaises choses que les peintres du pays et les architectes osent mettre à côté, car on ne peut voir dans le moderne une architecture plus désordonnée. »

Dès les premiers temps du séjour, Bergeret, endoctriné par Frago, a voulu se montrer l’ami des jeunes artistes, imiter cet abbé de Saint-Non qui fut si populaire parmi eux et dont on lui a beaucoup parlé. Il tient tout au moins à étaler sa magnificence : « Aujourd’hui, nous avons… donné notre concert dans le palais de l’Académie, ce que M. Natoire, directeur, a paru désirer. Cela a fait une espèce de conversation, mais coupée par beaucoup de musique, et comme l’endroit est vaste, on est maître de s’éloigner ou de s’approcher de la musique. L’assemblée a été fort nombreuse, avec rafraîchissemens et glaces dont M. Natoire a voulu faire les frais. Nous avions des voix claires, qui vont faire les femmes dans les opéras, qui commenceront incessamment, et qui ont chanté des ariettes fort agréables. »

Souvent, au matin, Bergeret va visiteur les ateliers, y faire choix de quelque morceau ; cette partie de sa vie romaine le satisfait pleinement, tant il a plaisir à croire qu’il est un connaisseur expérimenté : « Quand je dirai que je vois tous les jours quelque chose de nouveau, je ne peux être entendu que d’un amateur de peinture. Tantôt c’est un joli dessin, une galanterie que me font quelques pensionnaires de l’Académie, tantôt ma chienne blanche Diane, levrette délicieusement peinte par M. Vincent, pensionnaire du Roi, qui m’en a fait l’agréable surprise, tantôt un dessin nouveau par mon camarade de voyage M. Fragonard, quelquefois un morceau de porphyre précieux, à bon marché, ou autre marbre granité ; souvent faisant de fréquens voyages inutiles, mené par un brocanteur, qui nous vante des tableaux ou curiosités, que nous jugeons infâmes dès le pas de la porte. Mais on dit qu’il faut tout voir, et à la fin on rencontre quelque chose. Je suis content de ma matinée ; elle a été bien employée. »

Frago est parvenu à rendre régulières les réunions d’artistes qui lui plaisent tant, et bientôt elles ont lieu le dimanche, après la messe, vers dix heures : « Ce matin, note Bergeret, le 13 février, la « conversation » que j’ai établie a été fort nombreuse. Tous les gens d’art s’y trouvent, de l’Académie ou autrement. Elle est moins sérieuse que toutes les superbes « conversations » des palais ; on en parle déjà et cela ne peut que me faire honneur. Il s’agit de chocolat et de limonade. » Les marchands prennent l’habitude d’y venir ce jour-là. Ils étalent leurs peintures ou leurs antiques ; on les laisse pérorer et, si la marchandise ne vaut rien, on les chasse avec des huées.

Rien n’est plus amusant à Rome que le dimanche de Bergeret de Grancourt, et l’on y voit bientôt tout ce qui se pique de pratiquer les arts ou de les goûter : « Le nombre d’artistes et gens à talens, architectes et autres, augmente. Les artistes anglais et étrangers s’y font présenter. Je me fais plaisir d’aller voir leurs ouvrages et portefeuilles et, quand ils ont du talent, il est impossible qu’il ne m’en revienne quelques dessins. Elle se passe toujours moins sérieusement que chez les grands et nous y jugeons bien des ouvrages qu’on s’empresse d’y apporter, ce qui rend notre conversation fort intéressante. J’en retiens ce jour-là quelques-uns à dîner, et le soir on se rassemble encore en petit nombre. Voilà la journée très complète pour nous. » La tradition de ces nobles réunions intellectuelles, en des maisons françaises, s’est toujours maintenue à Rome et s’y continue encore.


III

Les étrangers attendaient d’ordinaire, pour quitter Rome, le dimanche de la semaine de Pâques, qu’on nomme de Quasimodo. On voyait ce jour-là la cavalcade du Pape, se rendant à la Minerve sur sa haquenée blanche, et l’illumination fameuse de Saint-Pierre et de sa coupole. Nos Français partirent pour Naples le surlendemain, par la route de Terracine, et vinrent loger sur le quai, au meilleur endroit de la ville. « On ne peut avoir un plus beau réveil que celui de nos chambres à chacun ; d’un côté la mer, tant qu’elle se peut voir, et vis-à-vis Portici et toutes les campagnes de l’autre côté de la mer, et d’un autre côté à notre gauche, la ville, et vis-à-vis le mont Vésuve. » Ce fut un séjour de près de deux mois, rempli de tous les agrémens que Naples offrait à des Français riches et bien accrédités. Le baron de Breteuil, ambassadeur du Roi, leur fit mille honnêtetés. Le bon Frago en eut sa part ; mais il dut remplir sans retard sa corvée de cicérone aux palais, aux cabinets, aux églises, à Capodimonte. Il montra les Salvator Rosa, les Luca Giordano, les Calabrese, les Solimène, expliquant devant les fresques ou les toiles la manière de celle école napolitaine qu’il connaissait à merveille et pour laquelle un ancien voyage lui avait inspiré du goût. Il retourna avec un intérêt nouveau au Musée royal d’antiquités installé alors à Portici, aux fouilles d’Herculanum et aux parties déblayées de la ville de Pompéi où « ce sera, dit-il, une jouissance singulière de pouvoir un jour se promener dans toutes les rues, » Il fait déjà une observation intéressante sur cette découverte toute récente de Pompéi, qui excite la curiosité de l’Europe entière. Tous les meubles d’usage rencontrés dans les maisons ont été portés dans les cabinets du roi à Portici ; n’aurait-il pas mieux valu en laisser quelques-uns, « qui auraient touché et intéressé davantage à leur place ? » On sait qu’il a fallu attendre plus d’un siècle pour que ce souhait si raisonnable fût exaucé.

Bergeret voulut voir les travaux de Caserte, où l’on construisait un château immense, « fait pour-être dans dix ans bien à peu près comme celui de Versailles et les jardins. » Mais Frago l’assura que cette énorme bâtisse était médiocre ; l’escalier et le vestibule achevés présentaient « beaucoup de plans tourmentés et quantité d’angles fort baroques, lesquels sont garnis de colonnes et pilastres en beau marbre. » « Ces défauts, ajoutait-il, ne paraissent peut-être tels qu’aux gens qui aiment l’architecture raisonnée et sage ; » les autres ne verront que « l’air de magnificence, » et tout le monde y applaudira, « par la raison qu’il y a dans ce pays-ci bien peu de connaissance et très peu d’artistes instruits. » Et comme on a montré à nos Français la provision de marbre pour faire les statues, ils constatent que les blocs sont fort maladroitement taillés et qu’on ne peut avoir plus mal à propos « massacré du marbre. » Au reste, « les talens par toute l’Italie sont bien engourdis et tous les métiers comme serruriers, artisans, sont encore dans la barbarie. » On voit quelles comparaisons viennent à l’esprit avec les beaux métiers d’art de France, qui arrivent à leur perfection précisément à ce moment du siècle.

La musique à Naples est des plus médiocres, sauf au théâtre florentin, où l’on entend celle du « Pichini, fameux compositeur, » qui est excellent. « Le roi de France lui fait une pension pour l’attirer à Paris, où il sera rendu dans juillet prochain. On y connaît déjà des fragmens de sa musique ; il y a tout lieu de croire qu’il réussira… Ce sera une bonne acquisition que fera notre nation. Gare la secousse à la musique française ! » La compagnie assiste à un concert chez Piccini lui-même et en sort enthousiasmée. Naples compte aussi des savans considérables. Le Père Della Torre fait les honneurs de son observatoire et de son laboratoire de physique. Il vient dîner chez Bergeret, qui croit l’intéresser en lui montrant les microscopes, les télescopes et les lunettes qu’il porte dans ses bagages.

On fait des promenades en barque à six rameurs le long de la côte de Pausilipe. Dans l’antiquité, « cette côte était garnie de nombre de maisons délicieuses ; » elle présente encore les restes des « délices de Lucullus, » dont parlent « les anciens auteurs. » Au reste, si la campagne napolitaine est riche et bien plantée, il n’y a point de jardins, ce qui étonne les voyageurs. Ils sont surpris surtout par l’animation des rues et la vie nocturne : « On ne peut rendre le mouvement de Naples ; celui du peuple paraît innombrable, et ce n’est pas le commerce qui l’occasionne. La nuit est éclairée sans discontinuer par un mouvement de carrosses, dont chacun a au moins un flambeau et souvent trois portés par des volans ou coureurs, et tous les gens à pied se font éclairer. Nous n’avons rien de comparable à Paris dans nos plus grands mouvemens, excepté qu’à Naples, cela ne peut rouler que rue de Tolède, place del Casteilo et Strada Nuova, et à Paris on peut citer bien plus de quartiers en mouvement. » A Strada Nuova, sur le bord de la mer, on voit passer toute la société, vêtue « de nos étoffes d’or et d’argent de Lyon, » sur deux rangs « d’enfilade de carrosses parés comme une noce ; » et, bien entendu, M. Bergeret vient y montrer le sien.

Un peintre parisien nommé Volaire, dont la spécialité était de peindre des vues du Vésuve et qui s’empressait auprès des étrangers pour les leur vendre, vint alléger, par ses offres de service, la tâche de Frago. C’est lui qui guida la « bande » pour l’ascension du volcan et pour l’excursion de Pouzzoles, de Baïa et de l’antre de la Sibylle. Tous les textes anciens et les commentaires de l’érudition locale accompagnèrent nos Français dans ces lieux classiques. Ils furent curieux des coutumes populaires. On assista, par exemple, au miracle de saint Janvier et à la procession du Corpus Domini, « où il ne faut pas rire, il faut y aller avec prudence. » On écouta les prédications en plein vent, et aussi « les enfans de dix ans prêchant et parlant comme de grandes personnes avec tous les gestes et l’action possibles ; » on en vit un s’installer « auprès d’une boutique de polichinelles, pour lui enlever ses pratiques et pour profiter de l’assemblée toute établie. » Frago a traité plus d’une fois ce sujet des « petits prédicateurs. » Il a fait aussi des études de gens du port, de filles de Santa-Lucia, soigneusement datées de Naples.

Le monde occupait fort Bergeret ; il fut invité plusieurs fois à diner avec son fils par le prince de Francavilla, grand maître de la maison du Roi, qu’il avait eu l’honneur de recevoir chez lui à Paris. Il fréquenta la maison du chevalier Hamilton, ambassadeur d’Angleterre, dont les « conversations » de trois cents personnes avec jeu et musique étaient célèbres. On vit les Bergeret parader, à l’ouverture du théâtre San-Carlo, dans la loge de la princesse de Francavilla. « Les seigneurs du pays » les guettaient, parait-il, « pour voir l’effet sur eux de cette salle si renommée et éclairée d’innombrables bougies vis-à-vis des glaces et des miroirs. » Ils jouèrent convenablement une admiration, qu’il fallut étendre à la musique, mais que leur goût français ne confirmait pas. Ils obtinrent la faveur d’être présentés au roi Ferdinand IV et à la Reine, à Portici, et ne manquèrent pas de prendre le grand deuil pour la mort de Louis XV, annoncée par les courriers du 26 mai. Frago, n’étant point homme de qualité, fut dispensé de coudre des « pleureuses » aux manches de son habit.

On dessina beaucoup à Naples chez Bergeret, pendant les jours de pluie, qui furent nombreux, et durant la réclusion qu’on trouva de bon ton de s’imposer aux premières nouvelles de la grave maladie de Louis XV. « Samedi, 21 mai. Nous nous abandonnons tous à dessiner beaucoup, n’étant pas convenable de nous présenter en public, ni n’en ayant envie dans un moment où nous sommes très inquiets… Nos portefeuilles se trouveront augmentés de ce genre de vie un peu retraité. » « Mercredi, 8 juin. Continuation d’orage et de pluie… Ce vilain temps m’a procuré des dessins charmans de la part de mes compagnons de voyage. » Les travaux personnels de l’amateur ne nous importent aucunement ; ceux de Frago paraissent être la suite des compositions d’après La Fontaine, que Bergeret lui a demandées et qui serviront plus tard à illustrer une édition célèbre.

Les voyageurs passèrent, au retour, une quinzaine à Rome, firent, en trois journées, l’excursion classique de Frascati et des monts Albains, et virent l’étonnante fête de la Saint-Pierre, avec les illuminations, l’embrasement de la coupole et la Girandola tirée au château Saint-Ange. Aussitôt après, ils partirent pour Florence et y séjournèrent moins de cinq jours, le temps de visiter en deux matinées « la fameuse galerie, » avec sa Tribune, ses antiques et ses deux cents portraits de peintres, d’aller deux fois à la comédie française établie depuis peu par le Grand-Duc, d’entrer au palais Riccardi, non pour la chapelle de Benozzo Gozzoli, que personne ne mentionne alors, mais pour le plafond de Luca Giordano, représentant l’apothéose de Cosme Ier. Il y a au palais Pitti des peintures « de grande réputation. » Les plus belles pour Bergeret sont la Vierge à la chaise et le plafond de Pierre de Cortone ; celui-ci surtout est admiré : « Quelle couleur et quelle grâce ! Par où commencer pour en faire l’éloge ? C’est une affaire de sentiment qui ne peut se rendre. » Ces élans assez touchans sont assurément inspirés par Frago.

Il a aussi annoncé à ses compagnons les merveilles de Bologne, alors la métropole de l’enseignement de la peinture. Les Carrache y règnent au milieu de leur école, et en sont les maîtres incontestés. Frago retrouve pour eux son enthousiasme juvénile ; Bergeret reste froid et déclare « bien bourgeois » les palais de cette ville comparés à ceux de Gênes. On quitte Bologne « par les plus beaux chemins et les plus beaux pays, les mieux cultivés. » On s’arrête à Cento, patrie du Guerchin, pour faire tirer le rideau devant ses tableaux dans les églises et les couvens. A Ferrare, il n’y a de remarquable qu’une œuvre du même Guerchin et à Padoue, comme chacun sait, rien n’est à voir. Giotto ni Mantegna n’existent pour les amateurs de ce temps ; Padoue n’est qu’une université et aussi le port d’embarquement sur la Brenta, pour les passagers de Venise. Les nôtres arrivent de nuit, par une lune fort claire, dans la ville de Saint-Marc et, bien qu’on ne nous le dise point, ce clair de lune du 18 juillet doit procurer à Frago quelque enchantement.

Les jours suivans, le spectacle des canaux et les surprises des gondoles amusent extrêmement ses compagnons. Mais lui, qui les guide et qui se met pour eux à la recherche de ses souvenirs, quelles impressions ressent-il ? C’est d’abord une désolation véritable de trouver en mauvais état, noircies, presque perdues, des œuvres qui, douze ans plus tôt, ont fait la joie de ses yeux et ravi son imagination de jeune peintre. Le témoignage de Bergeret est formel sur ce point : « A dix heures, je m’embarque avec mon monde pour courir les églises. J’en suis peu content, parce qu’il faut voir les tableaux avant d’en juger, et presque tous ont poussé au noir, ou bien se sont tellement gâtés par l’humidité, que l’on ne peut les voir… Ce sont toujours des regrets de voir des tableaux de Véronèse, Tiepolo, souvent mal mis en ordre par l’humidité dans les églises… » Par bonheur, les beaux Tiepolo de la Fava et de Saint-Alvise, ceux du Palais Delfino, ceux du palais Labia surtout, sont encore dans leur fraîcheur ; et Frago en explique la vive ordonnance, les harmonies dorées, met toute son ardeur, toute son âme à faire admirer cet art fraternel. Quelle fortune extraordinaire d’entendre à Venise Tiepolo exalté par Fragonard !


IV

On peut supposer que l’artiste et sa femme, après l’étape vénitienne, comptent rentrer enfin à Paris, comme il est convenu. Mais Bergeret s’est mis en tête d’aller voir la galerie de Dresde, et un voyage d’Allemagne s’ajoute au voyage d’Italie. En huit jours de route « assez vive, » plein d’accidens de montagne, de friponneries de maîtres de poste, d’incommodités aux barrières et aux douanes, en un mot « le plus vilain du voyage, » la bande arrive à Vienne et y séjourne une semaine. Les arts n’y sont point oubliés, quoique la ville « s’en occupe peu. » L’abbé Georgel, chargé des allaires de France en l’absence du prince Louis de Rohan, a procuré les facilités nécessaires « pour jouir des cabinets et y dessiner. » Il s’agit surtout de la bibliothèque de l’Empereur et du palais Liechtenstein, « riche en beaux Rubens et superbes van Dyck. » « J’en rapporte, dit Bergeret, des dessins faits par M. Fragonard. »

A travers la Bohême et la Saxe, où les ruines causées par l’artillerie du roi de Prusse ne sont pas encore relevées, on gagne Dresde. Cette ville fait exception en Allemagne, où « les arts sont endormis, » car l’Electeur tient à honneur de « se prêter à tout progrès. » Dans la jolie capitale des bords de l’Elbe, Frago redevient heureux et pardonne à Bergeret l’ennui du chemin. Pendant les dix jours qu’on y reste, il use avidement des trésors de la galerie et des facilités libéralement offertes aux copistes. Rubens s’y montre incomparable, et le nombre des petits maîtres flamands et hollandais est si grand qu’on n’a pu les exposer tous ; quatre cents tableaux sont à terre, attendant leur place, mais on peut cependant les étudier. Dès huit heures du matin, les Fragonard sont à leur chevalet, et Bergeret vient les voir : « Je suis retourné en carrosse aux galeries, où sont établis M. et Mme Fragonard dès le matin, pour y faire récolte de dessins… Il faut recommencer tous les matins à huit heures à revoir les galeries, et toujours elles sont nouvelles et remplissent très bien l’idée que nous en avions ; et c’est une ressource inépuisable pour les gens d’art et les amateurs. L’un et l’autre perdent bien du temps en Italie, qu’il faut cependant avoir vue, mais plus légèrement, et de là se jeter dans les belles galeries de Dresde, Dusseldorf, Mannheim. » C’est du moins l’avis des Allemands que Bergeret enregistre. Il admire la réunion des cinquante pastels de la Rosalba, qui font « une collection bien aimable. » Frago fréquente les professeurs de l’Académie de peinture, qu’il juge fort bien organisée pour l’enseignement ; elle a pour directeur un peintre français, Hutin, établi à Dresde depuis vingt-cinq ans, et l’un des meilleurs professeurs est Giovanni Casanova, « frère de celui qui est à Paris. »

Cette fois, l’expédition touche à sa fin ; nos voyageurs se hâtent vers la France, dans la bonne berline, « qui a fait bien des cent lieues et à laquelle il ne manque rien. » Ils remarquent l’heureux aspect de la campagne et des villes dans la région de Fulda, de Francfort, de Darmstadt ; ils s’arrêtent quelques heures à Mannheim, pour voir une dernière galerie de tableaux. Le 8 septembre, ils couchent à Strasbourg, en terre du Roi, et quelques jours après arrivent à Paris, harassés, ravis et brouillés.

La mésaventure était inévitable. Ce retour de Frago au pays qui avait formé sa jeunesse aurait pu être délicieux, s’il l’eût fait librement, avec des compagnons de son choix. Il goûta d’abord les agrémens matériels du voyage, et compta sur la souplesse de son caractère pour en esquiver les difficultés. Mais on peut deviner, à l’éclat qui le termina, qu’il ne tarda pas à souffrir. Il aurait fallu, en effet, d’après les conventions du départ, supporter sans faiblir les volontés, caprices, goûts et dégoûts de M. Onésyme Bergeret, écouter ses dissertations artistiques, expliquer les édifices sacrés et profanes, faire les achats, croquer, dessiner ou peindre aux ordres d’autrui ; et tout cela, quand on est Frago, devient à la longue assez pénible. Il y a eu aussi des « piques » de femmes, qui ont achevé de tout gâter. A l’approche de la séparation, le ménage ne se contient plus. L’aigreur est assez forte pour que Bergeret efface en son journal tous les éloges, déclare qu’il a été trompé, qu’il était « avec des gens faux. » Il se repent surtout de s’être « trop enthousiasmé » pour les connaissances du peintre, qui sont « de peu de ressources à un amateur, étant noyées dans beaucoup de fantaisies. » Jolies fantaisies de Frago, si subtiles et si sages, l’ingratitude qui vous accable est surtout faite de sottise.

Cette grande colère tenait aussi à un malentendu sur la propriété des portefeuilles de Fragonard, que le voyage avait largement garnis. Celui-ci avait accepté d’être le guide et le maître à dessiner de Bergeret, mais il entendait reprendre ses propres études. L’autre, en les réclamant, voulait avoir fait non seulement le beau voyage, mais la belle affaire. Il y eut, dit-on, procès ou menace de procès. Bergeret préféra payer, trop heureux de conserver, même à gros prix, les productions d’un talent qu’il ne dédaignait qu’en paroles.

La réconciliation ne tarda guère. Bergeret, étant devenu veuf, épousa la belle gouvernante qu’il avait menée en Italie, et la demoiselle Vignier, devenue la seconde Mme Bergeret, se plut à revoir ses compagnons de voyage au château de Cassan, où son mari l’avait installée. Fragonard, désormais « l’ami Frago, » fut reçu à mainte reprise, avec sa famille, dans cette riche demeure, au bord de l’Oise, proche la forêt de l’Isle-Adam, où Balzac recueillit plus tard le souvenir d’étranges prodigalités du financier. Il lui arrivait, parait-il, d’illuminer pour lui seul ses pittoresques jardins et de se donner à lui-même une fête somptueuse ; puis, « ce bourgeois Sardanapale était revenu d’Italie si passionné pour les sites de cette belle contrée que, par un accès de fanatisme, il dépensa quatre à cinq millions à faire copier dans son parc les vues qu’il avait en portefeuille. » Que sont devenues les merveilles de Cassan ? qu’en reste-t-il dans les terres dépecées par la Révolution ? et quelle part avait pu prendre Fragonard à ces fantaisies originales, qui rappelaient aux voyageurs leur chère Italie ?


PIERRE DE NOLHAC.

  1. Bergeret et Fragonard. Journal inédit d’un voyage en Italie, 1773-1774, publié par A. Tornézy. Paris.