Fragments sur les campagnes d’Italie et de Hongrie/1

Imprimerie centrale de Napoléon (p. 5-15).


FRAGMENTS SUR LES CAMPAGNES D’ITALIE ET DE HONGRIE.




CHAPITRE PREMIER.


Malbrouque s’en va-t-en guerre,
Mironton, tonton mirontaine ;
Malbrouque s’en va-t-en guerre,
Ne sait quand reviendra.

(Chanson de Marlborough.)


Un historien italien, parlant de Charles d’Anjou, duc de Bourgogne, dit : « Il était un prince sage, magnanime et sévère, fidèle à ses promesses, et aussi généreux de son bien que cupide de celui d’autrui ; d’ailleurs il était fort religieux et homme de bien, autant que peut l’être un soldat. (E per quanto può esser un soldato dabbene.) »

En lisant ces paroles, il y a quelques jours, je pensais à ce que certain philosophe a dit : « Quand je me considère isolément, je suis bien peu de chose ; mais je croîs dans ma propre opinion à mesure que je me compare. » C’est là la réponse que nous autres soldats faisons à Gio Villani (c’est le nom de l’historien) et à tous ceux qui pensent comme lui. Derniers descendants des vaillants chevaliers d’autrefois, nous sommes fiers de notre noble métier des amies ; nous sentons tout ce qu’il y a de sublime dans le sacrifice de la vie, que nous sommes toujours prêts à offrir, et nous croyons que le dernier de ceux qui portent l’habit de soldat est digne d’égards et de considération. Honte à tous ceux qui en jugent autrement !

Je te salue, ô noble armée d’Autriche, école chevaleresque de preux et de galants hommes ; c’est toi qui reçois dans tes rangs l’étranger que la liberté a chassé de son pays : aussi fut-ce un beau jour pour moi que celui où, chétif enfant arrivé d’outre-mer, pour la première fois j’endossai ton uniforme sans tache.

C’était dans l’année ——, n’importe laquelle, qu’accompagné de mon père, j’arrivai (zu eines Stroms Gestaden, der nach morgen floss[1]) à Vienne, pour m’y enrôler dans l’armée de l’empereur. Un prince, la fleur de la chevalerie autrichienne, m’accueillit avec bienveillance et me reçut dans son régiment.

J’étais faible et jeune, comme je l’ai déjà dit, et ne connaissais presque pas la langue du pays : aussi n’était-ce pas le cœur léger que moi j’allais voir partir mon père, et que lui allait me laisser, seul et sans appui, dans une caserne de cavalerie et au milieu d’un pays étranger.

L’heure fatale du départ était arrivée ; je devais rentrer dans ma nouvelle demeure, la caserne, — Mon père m’accompagnait. — Pauvre père ! — Il prit cette dernière occasion de me répéter de bons conseils et les règles selon lesquelles je devais vivre pour faire mon chemin dans le monde.

— Mon fils, me dit-il, et ses paroles firent sur moi une profonde impression, c’est de toi et de toi seul que dépend ton succès. Même, si la fortune ne te sourit pas, souviens-toi bien que toute carrière que l’on poursuit avec persévérance pendant vingt ou trente ans, procure un avenir libre de soucis et une vieillesse honorée. Maintenant, adieu. N’oublie jamais que tu portes un nom que tu dois conserver sans tache ; aie toujours l’honneur devant les yeux, et prends pour règle de conduite cette devise inscrite sur le cachet que je t’ai donné : « Fais ce que dois, advienne que pourra. »

Nous étions seuls sur le glacis ; mon père s’arrêta et me serra dans ses bras ; à mon tour je lui dis adieu, et, le cœur gros, quoique l’œil sec — j’avais résolu de ne pas verser de larmes, pour lui montrer que je prenais mon parti en brave — je m’arrachai de lui. Je marchais, marchais, le cœur navré ; enfin, après une centaine de pas, comme par instinct, je me retournai : — mon père était encore au même endroit où je l’avais quitté, et, les bras croisés, me contemplait tristement. En le voyant ainsi, je ne fus plus maître de moi ; mes larmes jaillirent involontaires ; un dernier signe d’adieu, et puis nous nous perdîmes de vue.

Depuis cette époque, je me suis élevé petit à petit à la nature de la pierre, et d’autres séparations et d’autres affections brisées m’ont rendu le cœur calleux.

Ne sachant pas l’allemand, le sergent qui m’apprit l’exercice avec la carabine et qui m’enseigna à monter à cheval, fut réduit à me donner mes leçons en latin, qu’il parlait couramment. L’allemand ne me parut pas d’ailleurs trop difficile ; je m’étonnais au commencement, il est vrai, qu’on y dît la soleil, et le lune ; que ni la femme, ni la fille, ni la demoiselle, n’y fussent du genre féminin ; que l’on y nommât les gants, des souliers de main, et un dé, un chapeau pour le doigt ; mais maintenant, au contraire, il me paraît singulier que le Français n’ait qu’un seul et même mot pour exprimer le sentiment qu’il éprouve pour l’amante devant laquelle il se met à genoux, et pour dire ce qu’il sent pour la jument à laquelle il donne un coup de cravache ; en un mot, qu’il dise : J’aime ma femme, mon cheval et les pommes de terre, ce qui en allemand serait extrêmement choquant.

Je m’accoutumai facilement et bien vite à la vie et au régime militaires, et je sus me faire des amis que j’ai conservés jusqu’à ce jour.

L’obéissance militaire, chez beaucoup de gens, le résultat de la conviction et puis de l’habitude, fut chez moi un instinct. Je trouve que c’est une belle chose que de bien obéir. Par penchant je vénère le sabre, cet emblème de la justice et de la force matérielle, et j’admire le pouvoir absolu et inflexible, depuis celui qui repose dans les mains du dernier caporal, jusqu’à la toute-puissance infinie du Très-Haut. Combien de fois dans la société ne voit-on pas de jeunes fats, dans lesquels on désespérait de trouver étoffe ou matière de quoi en faire des hommes, qui, après une seule année de service, se transforment soudain et deviennent non-seulement hommes, mais hommes accomplis. Comment cela ? c’est fort simple ; dans cette courte année ils ont appris à obéir et par conséquent à commander ; or, qui sait bien obéir et bien commander prend déjà par lui-même une position dans le monde.

Ah ! nulle meilleure école que l’armée pour un jeune homme, s’il a reçu de Dieu ce certain quelque chose qui se voit, qui se sent, mais qui ne peut s’exprimer : le cachet de gentilhomme. Ce cachet, Dieu seul peut le donner. Sa Majesté l’empereur peut faire un noble, il est vrai ; mais un gentilhomme, non pas. Vashington lui-même, quoique à la tête d’une révolution, disait à ses compatriotes : « Pour vos officiers, choisissez des gentilshommes. »

Ayant parlé plus haut d’avoir fait des amis, c’est ici, je crois, l’endroit le plus convenable de parler de l’esprit d’amitié et de fraternité militaire qui règne dans notre armée. Tous les officiers du même rang sont camarades, se tutoient partout où ils se rencontrent, et sont amis dès le premier abord.

Rien n’est plus agréable, surtout en marche et en voyage, que, partout où l’on arrive, sans introduction ni lettre de recommandation, de n’avoir qu’à dire : Je suis le lieutenant ou capitaine tel et tel, pour être partout le bienvenu, et pour se trouver entouré de bons camarades au milieu d’une ville ou d’un pays étranger. Allez de la Pologne à Milan, de la frontière de Saxe à celle de la Turquie ; partout, sans exception, vous trouverez le même accueil bienveillant et la même réception amicale.

L’armée autrichienne se distingue en outre par un esprit cosmopolite et essentiellement militaire, dû principalement au grand nombre d’hommes bien nés et de gentilshommes de tous les pays qui servent dans nos rangs, et qui, oubliant leur patrie, deviennent Kaiserlich de cœur et d’âme. Moi aussi je suis de ce nombre ; mon drapeau était blanc, il est devenu noir et jaune, et, je le jure par les armes de mon père, noir et jaune il restera.

Nous ne sommes ni Allemands, ni Hongrois, ni Italiens, ni Polonais, mais nous formons un corps qui, selon mon opinion, ne possède pas les plus mauvaises qualités de tous ces pays. Grâce d’ailleurs à la divisibilité des propriétés qui appauvrit à pas lents, mais sûrs, presque toute notre aristocratie, nous avons dans l’armée une grande quantité de pauvres gentilshommes, et l’on sait — je ne le dis pas parce que j’en suis un moi-même — qu’ils font les meilleurs officiers. Mais revenons à l’esprit de fraternité et à l’accueil amical dont je parlais tout à l’heure.

Mahomet a dit : « Sois bienveillant à celui qui vient chez toi : quand il entre, il t’apporte la bénédiction divine ; quand il part, il emporte avec lui tes péchés. » Dans les tribulations des dernières années, si la bénédiction de Dieu ne nous a pas manqué, ce fut ce lien fraternel qui nous unit tous qui certes, autant qu’autre chose, nous l’avait mérité. C’est avec beaucoup de justesse que Béranger dit :

      L’amitié, que l’on regrette,
      N’a point quitté nos climats :
      Elle trinque à la guinguette,
      Assise entre deux soldats…

Ces lignes me rappellent une aventure arrivée à deux de nos officiers, gentilshommes de campagne hongrois, classe prototype de tout ce qu’il y a de bon camarade, d’hospitalier, de brave et de franc, quoique de tant soit peu turbulent.

Ils étaient deux amis : l’un, capitaine, était assis avec d’autres officiers, qui, comme lui, passaient la partie agréable de la journée qui suit le dîner, à causer, à boire du vin ou du café et à fumer cigare, pipe ou chibouque. Une fumée mystique enveloppait la société et rendait presque invisible notre capitaine, de la bouche duquel sortaient des bouffées à rendre jaloux un bateau à vapeur. Il n’en était pas encore au café, et avait devant lui un grand verre de Bohême, curieusement ciselé, à demi rempli de vin rouge de Bade.

Le vin était généreux, et le capitaine ne le trouvait que meilleur pour pouvoir le boire dans le susdit grand verre qu’il affectionnait fort, car sa mère le lui avait donné. Plus d’une fois, moi aussi, j’ai vu avec effroi circuler ce bocal, avec les mêmes sentiments qu’éprouva Waverley au dîner du baron Bradardine, qui en possédait un aussi en forme d’ours, avec la devise : Bewar the bar, et que, ainsi que celui du capitaine, il n’était pas permis de refuser de vider.

Soudain la porte s’ouvrit, et notre second gentilhomme, lieutenant, venant aussi de dîner et ayant l’œil et le teint un peu plus animés qu’à l’ordinaire, entra et s’assit près de son ami, qui, prenant la bouteille, remplit le verre fatal, et après avoir proposé, en fermant expressivement l’œil gauche, la santé d’une telle, l’offrit au nouveau venu, qui dans son enthousiasme hongrois, saisit le Verre, le vida d’un seul trait, et, s’écriant : « Jamais moins noble toast n’en sera bu ! » le jeta avec force à terre et le brisa en mille morceaux.

Le ciel qui s’obscurcit n’est pas si terrible que ne devint la figure du capitaine. L’autre le regarda avec étonnement.

— Quoi ! tu te fâches parce que j’ai cassé ce malheureux verre ?

— Malheureux verre ! Je l’ai depuis dix ans, et c’est ma mère qui me l’avait donné !

— Ah ! si j’avais su cela !… Je t’en demande mille pardons.

— Jamais je ne pourrai l’oublier.

— Quoi ! nous qui sommes amis depuis si longtemps, nous nous brouillerions pour un malentendu ! Veux-tu l’oublier ?

— Non !

— Non ?

Le lieutenant court à la hâte vers le sofa , ôte ses bottes et ses chaussettes, et, au grand étonnement de tous, se met pieds nus à danser une hongroise et à piétiner comme un fou sur les débris du verre brisé. Cette preuve sanglante de repentir et de dévouement fut plus que suffisante ; le capitaine se précipita vers lui et le serra dans ses bras.

Oreste était réconcilié avec Pylade.

Un jour, à Vienne, je me promenais avec un de mes camarades sur la place de St-Étienne, à l’ombre de la fameuse cathédrale du même nom, quand nous vîmes venir du Prater une voiture de la cour, attelée de six superbes bais, qui galopaient en désordre, et dont il était facile de voir que le cocher n’était plus le maître. Non loin de nous, les chevaux commencèrent à s’emporter. Mon camarade et moi, comme par instinct, nous sautâmes en avant, parvînmes à en attraper deux par les rênes et les arrêtâmes si vite, qu’effrayés, ils tombèrent sur le pavé. — La voiture s’arrêta. — Profitant du moment favorable, nous courûmes à la portière et l’ouvrîmes. — L’archiduchesse Sophie, mère de notre empereur, accompagnée d’une dame de cour, en descendit et, vu l’état alarmant des chevaux, dont la moitié était par terre tandis que l’autre se cabrait, s’en retourna à pied au château.

Heureux de ce que nous avions fait pour si haute et si puissante dame, nous allions continuer notre promenade, quand un monsieur en bourgeois m’aborda, et me demanda si j’avais eu l’intention de l’insulter. Je le regardai d’abord avec étonnement ; mais bientôt je me rappelai qu’en effet au moment d’arrêter les chevaux, ce même monsieur s’étant trouvé sur mon chemin, lui aussi, pour rendre ses services, j’avais été réduit à la triste nécessité de lui donner un coup de coude pour passer en avant. C’était ce coup de coude qui nous faisait faire connaissance.

— Monsieur, lui dis-je, je me rappelle en effet vous avoir poussé dans mon empressement d’atteindre les chevaux de son altesse impériale ; mais le coup de coude que vous avez reçu n’était destiné qu’à celui, en général, qui me bouchait le chemin où le devoir m’appelait, et nullement, je vous l’assure, à vous en particulier. Je suis d’autant plus fâché de ce qui est arrivé, que je crois avoir remarqué que vous aussi, Monsieur, étiez en train de porter vos secours. D’ailleurs, cela s’entend : je suis tout-à-fait à votre disposition.

Ma déclaration fut plus que satisfaisante : il ôta poliment son chapeau et s’en alla. Je dois lui rendre la justice de dire qu’il avait l’air d’un homme comme il faut.



  1. Au bord d’un fleuve qui coulait vers l’Orient. (Schiller.)