Fragments sur la structure et les usages des glandes mammaires des cétacés/Extrait de deux écrits, sur la lactation des Cétacés, communiqués à l’Académie les 17 et 24 mars 1834, et développements à ce sujet de quelques vues générales

Extrait de deux écrits, sur la lactation des Cétacés, communiqués à l’Académie les 17 et 24 mars 1834, et développemens à ce sujet de quelques vues générales.

Je désavoue les dernières pages de mon précédent mémoire, ma conception du mucus hydraté[1], me réservant d’exposer plus tard dans quelle mesure ces vues restent vraies et applicables aux êtres des bas degrés de l’échelle zoologique.

Or, quelles idées s’était-on faites dans le principe au sujet de la lactation des Cétacés ? complexes d’abord et saines dans Aristote, puis présentées comme simplement reproduites dans les compilations de Pline, elles se trouvèrent là sensiblement modifiées et gâtées. Une plus grande simplification en apparence et le mordant de l’expression leur procurèrent un semblant de lucidité qui en imposa, et les âges futurs acceptèrent et conservèrent jusqu’à ce jour la paraphrase de Pline, uberibus nutriunt, etc., c’est-à-dire la proposition suivante, qu’on admira comme concise, comme une conception simple : « Les Cétacés se nourrissent du lait de leurs mères, dont ils saisissent et tètent les mamelles. » Ainsi la lactation propre à la femme aurait été considérée définitivement comme applicable à ces animaux.

Cependant Pline, en ne cherchant que des effets de style, n’avait vraiment ni compris, ni traduit le savoir des temps qui l’avaient précédé ; ce qui n’empêcha pas que son uberibus nutriunt, etc., ne devînt le fond de la pensée publique et ne pénétrât dans le langage d’alors. Car mor-grec, ou femme de mer, tel est sur la côte de Bretagne le nom des femelles de Cétacés.

M. de Blainville ne savait rien de mieux, quand dans plusieurs occasions à l’Académie, il m’a opposé sérieusement le consensus omnium, le sentiment universel, cet état stationnaire de la science, avec lequel il déclarait sympathiser ; et cette pensée, il l’a résumée et solennellement fait inscrire dans le procès-verbal de nos séances le 17 mars et en ces termes : Des mamelles ; du lait produit par elles ; des tétines pour être saisies ; les petits tètent leur mère. Ainsi l’uberibus nutriunt, etc., de Pline dans toute sa portée, la lactation ordinaire des Mammifères, et, l’on peut ajouter, ces moyens bien appréciés chez la femme, obtiennent, par voie de continuation des vieilles opinions, en 1834, une pleine sanction scientifique ; remarquons-le, au sein de l’une des premières Sociétés savantes de l’Europe.

Pour qu’il y ait eu sur cela, entre M. de Blainville et moi, une discussion, où faut-il voir et placer le nœud de la difficulté ? Toute science est progressive ; elle reconnaît deux âges consécutifs ; elle a de faibles commencemens d’abord, puis elle prend de la force ; hier on savait moins, et aujourd’hui l’on se trouve avoir appris davantage. Hier l’anatomie des animaux s’en tenait aux seules réalités perceptibles oculairement, c’est-à-dire que chaque organe était pesé et mesuré dans tous les sens. Les différences respectives de chaque objet seules préoccupaient. Mais aujourd’hui, d’après l’idée nouvellement introduite dans la science qu’il n’y a, philosophiquement parlant, qu’un seul animal plus ou moins profondément modifié dans chacune de ses parties, l’on voit au-delà des faits uniquement oculaires, puisque l’on se propose aussi l’appréciation de leurs modifications. L’étude des différences avait préparé et façonné des matériaux ; celle des rapports, en les employant dans une construction d’ensemble, les élève et les applique à l’édifice des sciences.

Cela posé : et par rapport aux faits de la seconde époque, le service de ces recherches étant échu à un plus ancien travailleur, force fut à M. de Blainville de s’en tenir aux travaux de la première époque.

Ceci explique nos deux points de départ ; comme la diversité de ces vues rend compte de la fréquence de nos luttes scientifiques.

Voici les voies de mon esprit quant à la lactation des Cétacés. Plus grande est la différence des milieux ambians, et plus profonde est la variation pour un même type. Le point à réaliser, la pénétration nécessaire dans ce cas particulier, c’est que le type mammifère puisse accepter, selon ses deux données très différentes, soit l’essence du milieu aquatique pour produire le sous-type des Cétacés, soit l’essence du milieu atmosphérique, pour en former le groupe des Ruminans, par exemple. Cependant, la révélation des faits nécessaires m’enseignait que la solution du problème exigeait impérieusement que toutes les parties du type principal fussent modifiées au prorata, pour tomber exactement et avec une parfaite efficacité dans les faits d’un autre système ou sous-type.

Or, ceci avait déjà trouvé son application dans un avoir de curieuses considérations maintenant acquises à la science ; car autres étaient pour les Cétacés les formes de leur tête, de leurs narines, le nombre et les formes de leurs extrémités, les organes du mouvement, toutes les parties tégumentaires, etc., etc. Eh bien ! poursuivant le développement de cette idée, j’en vins à penser qu’il en devait être ainsi des organes de la lactation : je crus à priori, que ces organes ne devaient pas fonctionner de la même façon dans l’eau et dans l’air, et que pour cet effet ils devaient présenter en eux-mêmes des différences notables.

Dans la doctrine des différences, on insiste en disant : « nous voulons les faits et nous repoussons les raisonnemens. » Mais, dans celle qui se fonde sur les rapports, on admet les uns et les autres. Les faits de la lactation des Cétacés m’étaient, il est bien vrai, donnés par le consensus omnium ; mais, en les raisonnant par l’esprit, ils m’avaient paru incroyables, erronés, à l’égard de quelques-unes de leurs circonstances. Qu’avais-je donc à faire ? une révision des anciennes observations de la théorie admise. La succion ne me semble possible qu’en faisant le vide, et qu’en y portant, à titre de véhicule, et derrière la nourriture happée, une partie du fluide ambiant. Or, ce qui, à cet égard, se pratiquait dans le milieu atmosphérique, je le tenais pour démonstrativement impossible dans le milieu aquatique. Je me mis donc à regarder dans la bouche des Cétacés, j’y aperçus nombre d’obstacles à la libre pratique de la succion ; il fallut bien conclure que les Cétacés ne pouvaient téter. Et, de là, mes efforts vers de nouvelles recherches ; efforts qui n’ont été couronnés d’un plein succès qu’à partir du 11 mars dernier, jour où j’ai pu étudier l’organisation de l’appareil mamellaire des Cétacés.

Ce à quoi je m’attendais ; j’en ai trouvé le système différent de celui propre aux Ruminans, propre à tous les Mammifères terrestres, non point par la survenance de nouveaux matériaux, mais par la profonde altération de tous comme de chacun d’eux : car, dans toutes les parties de cet appareil, était quelque chose d’aussi profondément modifiée que l’est le système de la locomotion, où, une seule paire de nageoires chez les Cétacés remplace la double paire d’appareils marcheurs des animaux terrestres.

Décrivons. La glande est superficielle, recouverte d’une peau mince, et elle verse immédiatement dans la tétine chez les animaux aériens ; mais dans nos animaux toujours immergés dans l’eau, les Cétacés, elle est d’abord logée profondément, et se voit entre les muscles abdominaux et un large muscle peaucier ; mais de plus elle est composée de trois parties distinctes, qui sont placées bout à bout, et parallèlement à l’axe du sujet, dans l’ordre suivant, savoir : 1o la glande ; 2o un long réservoir ; et 3o un bout extra-cutané servant de canule. La glande forme et sécrète le lait, mais ce n’est point pour être trait, sucé ou dégorgé immédiatement dehors et par sa tétine ; le lait arrive moléculairement à l’extrémité de la glande, pour être reçu et accumulé dans un réservoir ad hoc, comme fait l’urine a l’égard de la vessie urinaire. Puis, en dehors de la peau, et dans une fente, est le sillon mamellaire, où une manière d’urètre plutôt qu’une tétine, une sorte de canule très bien canalisée dans sa longueur, termine l’appareil.

Or, le jeu de cette admirable et toute nouvelle machine est facile à comprendre. Tout l’appareil mamellaire, fait avec les anciens matériaux, mais qui sont variés par leur état d’élongation, tout cet appareil est transformé en un long sac qui lance le lait avec autant de puissance que de prestesse… La force de pression est déférée aux muscles qui entourent ce réservoir ; celui-ci, à son tour, est préparé pour l’émission et agit, alors que le lait s’y est accumulé ; enfin, au-dehors est la canule, très bien appropriée à un tel usage ; cette canule, raidie à sa base par l’emploi d’un tissu érectile, cherche et trouve un point accessible pour elle vers les lèvres du petit, un point où elle parvient à s’introduire. Mes écrits du 17 et du 24, dont ceci est extrait, s’expliquent parfaitement à ce sujet ; comme ils établissent aussi qu’Hunter, auteur original en 1787, a vu ces faits, mais sans les comprendre, attendu qu’il agissait comme on le faisait alors, ramassant des faits visuels, mais ne les éclairant point par le raisonnement, c’est-à-dire par le flambeau qui résulte d’observations et de vues d’ensemble.

J’ai, depuis mes écrits lus en mars à l’Académie, obtenu de mes correspondans deux autres sujets, et rédigé deux autres Mémoires sur les appareils du palais, de tout l’intérieur de la bouche. Les dernières recherches complètent et corroborent celles dont je viens de parler. Ainsi les deux régions, l’abdomen et la bouche, s’ajustent en se montrant dans des harmonies réciproquement correspondantes. L’avalement du lait, sans que cela fût causé par une irruption intempestive des eaux de la mer, forme une question curieuse et dont la solution ne laisse absolument rien à désirer. M. Cuvier s’était borné à faire connaître l’évent et à en expliquer le mécanisme.

Il m’importe d’insister sur ce point, c’est que dans les deux régions, bouche et abdomen, où devait se rencontrer et où se trouve effectivement une parfaite correspondance pour une action commune et comme concertée, le problème est résolu par la voie des mêmes et aussi des plus courts moyens ; car ce sont toujours les mêmes matériaux et tous les matériaux à l’avenant des situations données. Mais de plus, c’est par l’emploi de la plus petite dépense en modifications, qu’on me permette cette forme de langage qui seule peut bien rendre ma pensée, c’est par cette moindre dépense que toute satisfaction à l’exigence du milieu aquatique se trouve acquise. Chaque partie de son appareil montre pareillement son degré d’altération et ce qu’il en faut tout juste pour satisfaire au jeu physiologique des deux ensembles : les glandes donnent du lait et la bouche l’avale.

Ainsi toujours et partout unité et diversité ; ces deux puissans ressorts, ces mobiles demeurés longtemps inaperçus, qui forment l’âme du monde et au moyen desquels tout est et se maintient dans l’univers.

Qu’on veuille bien me permettre d’insister encore un moment sur les conséquences d’une découverte où ce n’est plus en gros (car connaître en gros équivaut presque à ne rien savoir), mais où c’est par des détails exacts, pertinens, parfaitement compris dans leurs formes comme dans leur jeu physiologique, que sera dorénavant connu le mode de nutrition des Cétacés après leur naissance.

Là donc se trouve un ordre admirable de choses, machine et jeu, sorti sans efforts du fond commun de l’organisation typéale, constituant la classe des mammifères. En n’y voyant que ce qui se trouve partout ailleurs, c’est à faire penser que ce nouvel ensemble, le système cétacéen[2], est créé, est formé avec presque rien, ou du moins avec des particules, à négliger comme insignifiantes, et avec lesquelles notre esprit et d’abord nos yeux ne se sont que trop jusqu’à présent familiarisés.

Car là, spectacle que l’on ne peut contempler sans chaleur d’âme, là est un amas de formations, d’organes bizarrement modifiés ; mais entendons-nous, bizarrement pour notre esprit, qui n’aperçoit qu’étrangeté et anomalie dans lia nouveauté de choses incomprises. Ces organes reçoivent ou prennent une destination en vue les uns des autres : ils entrent dans des harmonies réciproquement à eux nécessaires, pour garantir l’activité de chaque partie, en même temps que pour assurer l’utile liberté et l’heureux concours de toutes employées simultanément : spectacle vraiment merveilleux, placé pour la première fois sous l’œil de l’espèce humaine ; et dans l’indicible satisfaction que nous font éprouver la ravissante contemplation de tant d’harmonies et la mise sous nos yeux d’une si magnifique manifestation d’intelligence, n’oublions pas de rappeler l’origine et de consacrer le principe de ces éblouissantes clartés, en ajoutant : ad gloriam Dei.

Or, en définitive, fallait-il accepter, sans sourciller, l’uberibus nutriunt, etc., de Pline, et demeurer dans un passé de 18 siècles de durée, comme on nous invitait à le faire le 17 dans les procès-verbaux de l’Académie ? Nous en serions encore à dire que les femmes de mer (mor-grec) allaitent leurs petits de la même manière que nos femmes du milieu atmosphérique qui vivent à terre. Et certes, nous serions exposés à le dire dix-huit autres siècles encore, et toujours ; si, pour prescrire contre l’usage, et pour faire cesser cet état stationnaire de la pensée publique, il ne fût survenu une méthode qui donne à nos investigations un but, un fil vecteur et un caractère décidément philosophiques : j’ajouterai aussi à titre de souvenirs honorables pour moi, une méthode toute de mon invention. (Théorie des analogues, etc.)

Mais sur nos droits de priorité, passons rapidement ; et n’attachons de prix, n’acceptons de sympathies que pour les choses. Car historiens des faits, comme naturalistes, sachons nous renfermer dans leur considération et dans le spectacle des vives actions, qui forment autant de tableaux charmans, autant de manifestations scéniques, à faire sortir du sein de la création par une contemplation assidue.


  1. Tant chez les Cétacés que chez les Monotrêmes.
  2. Quand un certain ébat de gaîté et d’ironie s’en vint, durant le cours de notre discussion, relancer d’une remarque amère l’emploi très simple en soi et vraiment nécessaire alors des mots système cétacéen, ce fut, je crois, bien moins pour se satisfaire par l’entraînement d’une critique vaniteuse que pour obéir à un mouvement de conviction. La remarque fit sourire une partie de l’auditoire, et, je crus m’en apercevoir, entraîna aussi dans la même sympathie quelques hommes éclairés et bien intentionnés. Or, ceci m’a donné à réfléchir et porté à une instruction, dont le développement peut être un service rendu aux naturalistes : je rédige dans ce but la présente note.

    Un très vif mouvement est imprimé aux études de l’organisation animale : le présent article vient d’exposer dans quelle mesure. Ce qu’il fallait faire d’abord, décrire et classer, ne suffisent plus à l’activité des esprits. La science en progrès, cherche une plus haute solution, en se proposant la découverte d’idées générales et philosophiques. Cependant chacun s’avance dans la nouvelle voie d’une manière bien diverse ; les uns n’y sont encore qu’au début et d’autres s’y trouvent engagés davantage ; il est tout naturel de retenir plus ou moins des habitudes ou des erremens du passé. Or, ceci mérite attention.

    Expliquons-nous par un exemple. Je revenais d’Égypte vers 1800, et, entr’autres objets d’histoire naturelle que j’en avais rapportés, figurait un poisson nouveau, très extraordinaire et remarquable en effet par un grand nombre de nageoires dorsales, par ses nageoires pectorales et ventrales portées à la suite de pédicules ou de membres articulés, par sa peau semi-osseuse, par des perforations anomales à travers le crâne, etc., etc. J’ai introduit cette singulière espèce dans nos recueils icthyologiques sous le nom de Polyptère bichir. La très vive impression qu’à la vue de ce poisson notre illustre chef d’école, le baron Cuvier, en éprouva, m’est restée dans l’esprit et me parait mériter d’être citée sous ce point de vue qu’elle donne l’expression des idées zoologiques d’alors. Suivant Cuvier, c’était une si singulière manifestation des écarts d’un type classique, que le bonheur de cette découverte devait être mis en balance et dédommager de toutes les fatigues d’un périlleux voyage : cette découverte, ajoutait-il, ne manquera pas de retentir très loin dans les souvenirs des naturalistes.

    Ce n’était alors qu’un instinct d’admiration pour les cas différentiels, les seules considérations en honneur vers 1800. Rien ne portait alors à soupçonner l’attrait des études actuelles, car rien ne préparait encore à notre magnifique enseignement des rapports philosophiques. Seulement l’étude attentive des faits portait déjà au sentiment vague d’un certain accord, d’une sorte d’unité dans l’organisation, d’où l’on se complaisait au spectacle des plus forts écarts, ou, comme on les nommait alors, des plus étranges anomalies. Mais aujourd’hui le progrès de la science a rendu avéré et presque vulgaire, qu’il n’y a plus, philosophiquement parlant, qu’un seul animal modifié par quelques retranchemens ou par de simples changemens dans la proportion des parties, les différences sont ainsi rangées dans la catégorie des cas nécessaires et conséquens, et n’affectent ni n’étonnent plus au même degré. Or la prévision qui s’en présente à l’esprit, a fait passer d’un excès dans un autre : et parce que ce sont partout de semblables matériaux, lesquels ne sont susceptibles que d’une variation dans des rapports proportionnés, il semble qu’il n’y ait plus dans les choses qu’un fond pour produire de la zoologie et non pour y rencontrer des thèses de philosophie, qu’il n’y ait qu’à constater des faits différentiels pour en déduire des notes caractéristiques à l’usage des espèces et non pour y aller admirer le miracle de l’ingéniosité de la nature ; laquelle décidément produit, avec de mêmes choses fort peu modifiées, de grands et importans ensembles ou systèmes.

    Que l’on n’ait point encore assez réfléchi à ce que peuvent offrir d’études profondes, et aujourd’hui nécessaires, tous ces élémens d’harmonies, et parce que l’on sera resté très en arrière du temps actuel et plus spécial dans les études de description et de classification, l’on se trouverait appelé à plus de sympathie pour des réflexions qui prennent les actes du passé sous leur protection !

    Comment aujourd’hui répugner à dire système cétacéen, s’il s’agit de considérations d’ensemble qui se rapportent aux Cétacés ? Comment une marche rétrograde, où la science est progressive et où les progrès de la science révèlent des convenances harmoniques que n’empêchent nullement les modifications les plus diverses dans le même organe ?… N’est-ce donc rien que l’accord admirable, que l’arrangement systématique qui donne l’essence du Cétacé, que cet état de choses où s’amalgament les données du monde aérien avec celles du milieu aquatique, que l’ensemble de tant de circonstances qui se conditionnent harmoniquement, qui se font tant de curieuses concessions, et que ces œuvres si parfaites et si complètes, où apparaît partout le doigt de Dieu ? Et je n’appellerais pas cela un système à part, parce que le savoir anatomique sera venu plonger dans le détail de ces organisations diverses et qu’il y aura reconnu l’existence de quelques semblables matériaux ! Ce qu’il y aurait eu au contraire à conclure, c’est que plus simples et plus communs que sont ces matériaux dans leur essence, et plus dignes de nos contemplations et de nos admirations, sont les totalités nombreuses et très variées de tant de chefs-d’œuvre qui en sont le résultat.

    Éloignons de la pensée du lecteur que je glisse là sur une idée métaphysique, et pour cela parlons encore par des exemples. Un quart de siècle s’est écoulé entre les publications des livres d’anatomie comparée de Cuvier et de Meckel : l’intérêt des leçons du premier se soutient ; car elles sont constamment rattachées à de certaines vues d’ensemble que notre grand anatomiste ne manque point de rappeler à propos : ainsi tout intéressait dans son livre, la forme, le fond et la nouveauté des faits. Vingt-cinq ans plus tard, un pareil ouvrage n’a plus que le mérite d’être amplifié, d’être étendu à plus d’observations, et il apparaît décoloré et sans une même importance. Telle est l’anatomie des animaux de Meckel ; l’auteur y annonce la prétention de s’en tenir aux seuls faits observables, et son plan l’amène à ne considérer que des différences toutes réduites à leur seule estimation du poids et de la mesure des matériaux organiques. En acceptant les idées de son temps, il est encore stationnaire ; car il se borne à n’en multiplier que les facettes ; il les étend à plus de considérations, sans les élever à des vues nouvelles et plus savantes ; il passe à des familles rapprochées, traverse des nuances, acquiert de petits effets, et, jeté dans un dédale inextricable, il n’apporte à la mémoire que des élémens vagues et insuffisans. Ce n’est plus un livre logique que son anatomie, et où l’esprit passe de déductions en déductions, ce sont des faits nombreux auxquels il manque la forme d’un pareil ouvrage, la disposition et l’utilité d’un dictionnaire alphabétique. Tant de nouvelles observations ne créent là aucune intelligence pour les choses : car les faits ne sont point acquis les uns en vue des autres. L’on s’applaudit toutefois d’un résultat, parce que l’on possède quelques caractères de plus pour la zoologie, mais c’est pour une zoologie qui elle-même range ses tributaires pour les façonner à une classification quelconque, et non pour les comprendre dans leur existence réciproque. Je le demande à ceux qui ont lu les cinq volumes de Meckel, que savent-ils après cette lecture, qu’y ont-ils appris ?

    Il est donc un autre âge pour l’anatomie comparée, c’est celui de l’emploi philosophique des différences. Que par un travail subséquent, l’on en vienne à les concevoir dans leur essence, et à les voir intervenir, celles-ci en vue de celles-là, à les comprendre enfin comme réalisant une coordination de faits réciproquement utiles les uns à l’égard des autres, le champ de la science s’agrandit : l’harmonie qui est dans l’univers sera conçue comme la résultante de toutes ces harmonies partielles. Et ce jour venu, les hommes éclairés et bien intentionnés, dont j’ai moi-même exposé, au commencement de cette note, et garantis les louables sentimens, ne souriront plus de pitié, s’ils entendent les blâmes si fâcheux et si peu justifiables, par lesquels notre forme de langage s’est trouvée accueillie, ou plutôt si vivement attaquée.