Fragments historiques sur l’Inde/Édition Garnier/Article 3

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ARTICLE III.

SOMMAIRE DES ACTIONS DE LA BOURDONNAIE ET DE DUPLEIX.

Dans la guerre de 1741, pour la succession de la maison d’Autriche, guerre semblable, en quelque sorte, à celle de 1701 pour la succession d’Espagne, les Anglais prirent bientôt le parti de Marie-Thérèse, reine de Hongrie, depuis impératrice. Dès que la rupture entre la France et l’Angleterre éclata, il fallut se battre dans l’Amérique et dans l’Inde, selon l’usage.

Paris et Londres sont rivaux en Europe ; Madras et Pondichéry le sont encore plus dans l’Asie, parce que ces deux villes marchandes sont plus voisines, situées toutes deux dans la même province, nommée Arca ou Arcate, à quatre-vingt mille pas géométriques l’une de l’autre, faisant toutes deux le même commerce, divisées par la religion, par la jalousie, par l’intérêt, et par une antipathie naturelle. Cette gangrène, apportée d’Europe, s’augmente et se fortifie sur les côtes de l’Inde.

Nos Européans, qui vont mutuellement se détruire dans ces climats, ne le font jamais qu’avec de petits moyens. Leurs armées sont rarement de quinze cents hommes effectifs venus de France ou d’Angleterre ; le reste est composé d’Indiens, qu’on appelle cépois ou cipayes, et de noirs, anciens habitants des îles, transplantés depuis un temps immémorial dans le continent, ou achetés depuis peu dans l’Afrique. Ce peu de ressources donne souvent plus d’essor au génie. Des hommes entreprenants, qui auraient langui inconnus dans leur patrie, se placent et s’élèvent d’eux-mêmes dans ces pays lointains, où l’industrie est rare et nécessaire. Un de ces génies audacieux fut Mahé de La Bourdonnaie, natif de Saint-Malo, le Du Guai-Trouin de son temps, supérieur à Du Guai-Trouin par l’intelligence, et égal en courage. Il avait été utile à la compagnie des Indes dans plus d’un voyage. et encore plus à lui-même. Un des directeurs lui demandant comment il avait bien mieux fait ses affaires que celles de sa compagnie : « C’est, répondit-il, parce que j’ai suivi vos instructions dans tout ce qui vous regarde, et que je n’ai écouté que les miennes dans mes intérêts. » Ayant été fait gouverneur de l’île de Bourbon par le roi, avec un plein pouvoir, quoique au nom de la compagnie, il arma des vaisseaux à ses frais, forma des matelots, leva des soldats, les disciplina, fit un commerce avantageux à main armée ; il créa en un mot l’île de Bourbon. Il fit plus, il dispersa une escadre anglaise dans la mer de l’Inde : ce qui n’était jamais arrivé qu’à lui, et ce qu’on n’a pas revu depuis. Enfin il assiégea Madras, et força cette ville importante à capituler.

Les ordres précis du ministère français étaient de ne garder aucune conquête en terre ferme : il obéit. Il permit aux vaincus de racheter leur ville pour environ neuf millions de France, et servit ainsi le roi son maître et la compagnie. Rien ne fut jamais dans ces contrées ni plus utile ni plus glorieux. On doit ajouter, pour l’honneur de La Bourdonnaie, que dans cette expédition il se conduisit avec une politesse, une douceur, une magnanimité dont les Anglais firent l’éloge. Ils estimèrent et ils aimèrent leur vainqueur. Nous ne parlons que d’après des Anglais revenus de Madras, qui n’avaient nul intérêt de nous déguiser la vérité. Quand les étrangers estiment un ennemi, il semble qu’ils avertissent ses compatriotes de lui rendre justice.

Le gouverneur de Pondichéry, Dupleix, réprouva cette capitulation ; il osa la faire casser par une délibération du conseil de Pondichéry, et garda Madras, malgré la foi des traités et les lois de toutes les nations. Il accusa La Bourdonnaie d’infidélité ; il le peignit à la cour de France et aux directeurs de la compagnie comme un prévaricateur qui avait exigé une rançon trop faible et reçu de trop grands présents. Des directeurs, des actionnaires, joignirent leurs plaintes à ces accusations. Les hommes, en général, ressemblent aux chiens qui hurlent quand ils entendent de loin d’autres chiens hurler.

Enfin les cris de Pondichéry ayant animé le ministère de Versailles, le vainqueur de Madras, le seul qui dans cette guerre eût soutenu l’honneur du pavillon français, fut enfermé à la Bastille par lettre de cachet. Il languit dans cette prison pendant trois ans et demi, sans pouvoir jouir de la consolation de voir sa famille. Au bout de ce temps, les commissaires du conseil qu’on lui donna pour juges furent forcés, par l’évidence de la vérité et par le respect pour ses grandes actions, de le déclarer innocent. M. Bertin, l’un de ses juges, depuis ministre d’État, fut principalement celui dont l’équité lui sauva la vie. Quelques ennemis, que sa fortune, ses exploits et son mérite, lui suscitaient encore, voulaient sa mort. Ils furent bientôt satisfaits ; il mourut[1] au sortir de sa prison, d’une maladie cruelle que cette prison lui avait causée. Ce fut la récompense du service mémorable rendu à sa patrie.

Le gouverneur Dupleix s’excusa dans ses Mémoires sur des ordres secrets du ministère. Mais il n’avait pu recevoir à six mille lieues des ordres concernant une conquête qu’on venait de faire, et que le ministère de France n’avait jamais pu prévoir. Si ces ordres funestes avaient été donnés par prévoyance, ils étaient formellement contradictoires avec ceux que La Bourdonnaie avait apportés. Le ministère aurait eu à se reprocher la perte de neuf millions dont on priva la France en violant la capitulation, mais surtout le cruel traitement dont il paya le génie, la valeur, et la magnanimité de La Bourdonnaie.

M. Dupleix répara depuis sa faute affreuse et ce malheur public en défendant Pondichéry pendant quarante-deux jours de tranchée ouverte contre deux amiraux anglais soutenus des troupes d’un nabab du pays. Il servit de général, d’ingénieur, d’artilleur, de munitionnaire ; ses soins, son activité, son industrie, et la valeur éclairée de M. de Bussy, officier distingué, sauvèrent la ville pour cette fois. M. de Bussy servait alors dans la troupe de la compagnie qu’on nommait le bataillon de l’Inde. Il était venu de Paris chercher sur le rivage de Coromandel la gloire et la fortune. Il y trouva l’une et l’autre. La cour de France récompensa Dupleix en le décorant du grand cordon rouge et du titre de marquis.

La faction française et l’anglaise, l’une ayant conservé la capitale de son commerce, l’autre ayant perdu la sienne, s’attachaient plus que jamais à ces nababs, à ces soubas dont nous avons parlé. Nous avons dit que l’empire était devenu une anarchie. Ces princes, étant toujours en guerre les uns contre les autres, se partageaient entre les Français et les Anglais : ce fut une suite de guerres civiles dans la presqu’île.

Nous n’entrerons point ici dans les détails de leurs entreprises ; assez d’autres ont écrit les querelles, les perfidies des Nazerzingue, des Mouzaferzingue, leurs intrigues, leurs combats, leurs assassinats. On a les journaux des siéges de vingt places inconnues en Europe, mal fortifiées, mal attaquées et mal défendues ; ce n’est pas là notre objet. Mais nous ne pouvons passer sous silence l’action d’un officier français nommé de La Touche, qui, avec trois cents soldats seulement, pénétra la nuit dans le camp d’un des plus grands princes de ces contrées, lui tua douze cents hommes sans perdre plus de trois soldats, et dispersa par ce succès inouï une armée de près de soixante mille Indiens, renforcée de quelques troupes anglaises. Un tel événement fait voir que les habitants de l’Inde ne sont guère plus difficiles à vaincre que l’étaient ceux du Mexique et du Pérou. Il nous montre combien la conquête de ce pays fut facile aux Tartares et à ceux qui l’avaient subjugué auparavant.

Les mœurs, les usages antiques, se sont conservés dans ces contrées, ainsi que les habillements ; tout y est le contraire de nous ; la nature et l’art n’y sont point les mêmes. Parmi nous, après une grande bataille, les soldats vainqueurs n’ont pas un denier d’augmentation de paye ; dans l’Inde, après un petit combat, les nababs donnaient des millions aux troupes d’Europe qui avaient pris leur parti. Chandazaëb, l’un des princes protégés par M. Dupleix, fit présent aux troupes d’environ deux cent mille francs, et d’une terre de neuf à dix mille livres de rente à leur commandant le comte d’Auteuil. Le souba Mouzaferzingue, en une autre occasion, fit distribuer douze cent cinquante mille livres à la petite armée française, et en donna autant à la compagnie. M. Dupleix eut encore une pension de cent mille roupies (deux cent quarante mille livres de France), dont il ne jouit pas longtemps. Un ouvrier gagne trois sous par jour dans l’Inde : un grand a de quoi faire ces profusions.

Enfin le vice-gérant d’une compagnie marchande reçut du Grand Mogol une patente de nabab. Les Anglais lui ont soutenu que cette patente était supposée, que c’était une fraude de la vanité pour en imposer aux nations de l’Europe dans l’Inde. Si le gouverneur français avait usé d’un tel artifice, il lui était commun avec plus d’un nabab et d’un souba. On achetait à la cour de Delhi de ces faux diplômes, qu’on recevait ensuite en cérémonie par un homme aposté, soi-disant commissaire de l’empereur. Mais soit que le souba Mouzaferzingue et le nabab Chandazaëb, protecteurs et protégés de la compagnie française, eussent en effet obtenu pour le gouverneur de Pondichéry ce diplôme impérial, soit qu’il fût supposé, il en jouissait hautement. Voilà un agent d’une société marchande devenu souverain, ayant des souverains à ses ordres. Nous savons que souvent des Indiens le traitèrent de roi, et sa femme de reine. M. de Bussy, qui s’était signalé à la défense de Pondichéry, avait une dignité qui ne se peut mieux exprimer que par le titre de général de la cavalerie du Grand Mogol. Il faisait la guerre et la paix avec les Marattes, peuple guerrier que nous ferons connaître, qui vendait ses services tantôt aux Anglais, tantôt aux Français. Il affermissait sur leurs trônes des princes que M. Dupleix avait créés.

La reconnaissance fut proportionnée aux services. Les richesses ainsi que les honneurs en furent la récompense. Les plus grands seigneurs en Europe n’ont ni autant de pouvoir ni autant de splendeur ; mais cette fortune et cet éclat passèrent en peu de temps. Les Anglais et leurs alliés battirent les troupes françaises en plus d’une occasion. Les sommes immenses données aux soldats par les soubas et les nababs étaient en partie dissipées par les débauches, et en partie perdues dans les combats ; la caisse, les munitions, les provisions de Pondichéry, épuisées.

La petite armée qui restait à la France était commandée par le major Lass, neveu de ce fameux Lass qui avait fait tant de mal au royaume, mais à qui l’on devait la compagnie des Indes. Ce jeune Écossais combattit contre les Anglais en brave homme ; mais privé de secours et de vivres, son courage était inutile. Il mena le nabab Chandazaëb dans une île formée par des rivières, nommée Cheringam, appartenante aux brames. Il est peut-être utile d’observer ici que les brames sont les souverains de cette île. Nous avons beaucoup de pareils exemples en Europe. On pourrait même assurer qu’il y en a eu dans toute la terre. Les brachmanes furent autrefois, dit-on, les premiers souverains de l’Inde. Les brames, leurs successeurs, ont conservé de bien faibles restes de leur ancienne puissance. Quoi qu’il en soit, la petite armée française, commandée par un Écossais et logée dans un monastère indien, n’avait ni vivres ni argent pour en acheter. M. Lass nous a conservé la lettre par laquelle M. Dupleix lui ordonnait de prendre de force tout ce qui lui conviendrait dans le couvent des brames. Il ne restait que deux ornements réputés sacrés : c’étaient deux chevaux sculptés, couverts de lames d’argent ; on les prit, on les vendit, et les brames ne murmurèrent pas ; ils ne firent aucune représentation. Mais le produit de cette vente ne put empêcher la troupe française de se rendre prisonnière de guerre aux Anglais. Ils se saisirent de ce nabab Chandazaëb, pour qui le major Lass combattait ; et le nabab anglais, compétiteur de Chandazaëb, lui fit trancher la tête. M. Dupleix accusa de cette barbarie le colonel anglais Lawrence, qui s’en défendit, comme d’une imposture criante[2].

Pour le major Lass, relâché sur sa parole, et revenu à Pondichéry, le gouverneur le mit en prison, parce qu’il avait été aussi malheureux que brave. Il osa même lui faire un procès criminel qu’il n’osa pas achever.

Pondichéry restait dans la disette, dans l’abattement, et dans la crainte, tandis qu’on envoyait en France des médailles d’or frappées en l’honneur et au nom de son gouverneur. Il fut rappelé en 1753, partit en 1754, et vint à Paris désespéré. Il intenta un procès contre la compagnie. Il lui redemandait des millions qu’elle lui contestait, et qu’elle n’aurait pu payer si elle en avait été débitrice. Nous avons de lui un mémoire dans lequel il exhalait son dépit contre son successeur Godeheu, l’un des directeurs de la compagnie. M. Godeheu lui répondit, non sans aigreur. Les factums de ces deux négociants titrés sont plus volumineux que l’histoire d’Alexandre. Ces détails fastidieux de la faiblesse humaine sont feuilletés pendant quelques jours par ceux qui s’y intéressent, et sont oubliés bientôt pour de nouvelles querelles, à leur tour effacées par d’autres. Enfin Dupleix mourut[3] du chagrin que lui causèrent sa grandeur, sa chute, et surtout la nécessité douloureuse de solliciter des juges après avoir régné. Ainsi les deux grands rivaux qui s’étaient signalés dans l’Inde, La Bourdonnaie et Dupleix, périrent l’un et l’autre à Paris par une mort triste et prématurée.

Ceux qui étaient par leurs lumières en droit de décider de leur mérite disaient que La Bourdonnaie avait les qualités d’un marin et d’un guerrier, et Dupleix celles d’un prince entreprenant et politique. C’est ainsi qu’en parle un auteur anglais qui a écrit les guerres des deux compagnies jusqu’en 1755.

M. Godeheu était un négociant sage et pacifique, autant que son prédécesseur avait été audacieux dans ses projets, et brillant dans son administration. Le premier n’avait pensé qu’à s’agrandir par la guerre. Le second avait ordre de se maintenir par la paix, et de revenir rendre compte de sa gestion à la cour, lorsqu’un troisième gouverneur serait établi à Pondichéry.

Il fallait surtout ramener les esprits des Indiens, irrités par des cruautés exercées sur quelques-uns de leurs compatriotes dépendants de la compagnie. Un Malabare, nommé Nama, banquier de La Bourdonnaie, avait été jeté dans un cachot pour n’avoir pas déposé contre lui. Un autre se plaignait des exactions qu’il avait éprouvées. Les enfants d’un autre Indien, nommé de Mondamia, régisseur d’un canton voisin, ne cessèrent de demander justice de la mort de leur père, qu’on avait fait expirer dans les tortures pour tirer de lui de l’argent. Mille plaintes de cette nature rendaient le nom français odieux. Le nouveau gouverneur traita les Indiens avec humanité, et ménagea un accommodement avec les Anglais. Lui et M. Saunders, alors gouverneur de Madras, établirent une trêve en 1755, et firent une paix conditionnelle. Le premier article était que l’un et l’autre comptoir renonceraient aux dignités indiennes ; les autres articles portaient des règlements pour un commerce pacifique.

La trêve ne fut pas exactement observée. Il y a toujours des subalternes qui veulent tout brouiller pour se rendre nécessaires. D’ailleurs on prévoyait, dès le commencement de 1756, une nouvelle guerre en Europe : il fallait s’y préparer. On a prétendu que, dans cet intervalle, l’avidité de quelques particuliers glanait dans le champ du public, devenu stérile pour la compagnie ; et que la colonie de Pondichéry ressemblait à un mourant dont on pille les meubles avant qu’il soit expiré.


  1. Le 9 septembre 1753 ; voyez tome XV, page 331.
  2. Chandazaëb fut jugé par un conseil où fut appelé Mahomet-Ali-kan, suivant une lettre écrite de l’Inde à M. de Voltaire en 1770. (Note de Wagnière.)
  3. En 1763, c’est-à-dire huit ans après son rival La Bourdonnaie.