Fragments de Roméo et Juliette

Œuvres complètes de Alfred de Vigny, Texte établi par Fernand Baldensperger, ConardThéâtre, I (p. 269-276).
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DE

ROMÉO ET JULIETTE




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DE

ROMÉO ET JULIETTE.

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ACTE IV.

Fragment de l’entretien de Juliette et de frère Laurence.


LAURENCE.

Écoutez un projet — espérance lointaine
Que vous seule à présent pouvez rendre certaine ;
Pour l’adopter au prix que je vais vous offrir
Il vous faut du courage autant que pour mourir.
— Vous qui parlez de mort comme d’une espérance,
De feindre cette mort aurez-vous l’assurance ?

JULIETTE.

Je feindrai tout plutôt que d’épouser Pâris.
Je veux, je veux le fuir à tout risque, à tout prix.
Dites vos volontés, je les adopte toutes.
Dites-moi d’aller seule et sur les grandes routes,
Au milieu des brigands qui les bordent toujours,
De descendre sans vous les débris de ces tours,
Cachez-moi dans la nuit au fond d’un cimetière ;

Quand je devrais y voir un mort dans son linceul,
Chose pleine d’horreur ! dont le récit lui seul
Me faisait frissonner hier. Eh bien ! n’importe !
Je vous obéirai, je serai brave et forte,
Afin de me garder pure à mon bien-aimé.

LAURENCE.

Eh bien ! avec un cœur de tant de force armé
Rentrez chez vos parents. Là, montrez-vous sans crainte
Et sans rien affecter, sans effort, sans contrainte,
Dites-leur qu’à Pâris vous donnez votre main,
Que vous vous résignez à leurs vœux. — Mais demain,
Le soir, prenez cette eau par mes soins distillée,
Vous sentirez en vous, avec elle coulée,
Une froide torpeur dans vos membres surpris.
Elle saisira tout, votre sang, vos esprits,
D’un sommeil léthargique elle sera suivie,
Et nul souffle dans vous ne trahira la vie ;
Vos lèvres où sourit la jeunesse en sa fleur,
Échangeront soudain leur brillante couleur
Pour la teinte livide et sombre de la cendre.
Vos yeux se fermeront ; on y verra descendre
Ce voile que sur nous abaisse avec effort
Le doigt inexorable et pesant de la mort.
Et ce sommeil sera de quarante-deux heures.
Le lendemain matin, lorsqu’ouvrant vos demeures
On préparera tout pour un lever joyeux,
Vous apparaîtrez pâle et morte à tous les yeux.
Alors le front orné de fleurs, et le visage
Tout à fait découvert, comme c’est notre usage,
Vous serez transportée aux caveaux du palais
Avec tous vos aïeux issus des Capulets.
J’écris à Roméo qu’à Vérone il se rende
Afin qu’avec moi seul, dans la tombe il attende
Le moment infaillible où le réveil viendra ;
Et sur l’heure à Mantoue il vous emmènera ;

Pourvu que jusque-là nulle crainte de femme
N’aille, à l’instant d’agir, intimider votre âme.

JULIETTE.

Donnez ; ne parlons plus de terreur entre nous.

LAURENCE.

Prenez donc. Moi, je vais écrire à votre époux,
Et nous pourrons tous trois faire face à l’orage.

JULIETTE.

Que l’amour à présent me donne du courage !



SCÈNE VI.


JULIETTE, seule.

Adieu, vous tous. — Dieu sait quand nous nous reverrons !
Elle ferme la porte avec soin.
Je sens courir en moi les frissons de la crainte.
Il me semble déjà que ma vie est éteinte.
Si je les rappelais, puisque je tremble ainsi !
Elle appelle.
Ma nourrice ! — Eh ! mon Dieu ! que ferait-elle ici ?
Je dois seule assister à la funèbre scène.
— J’irai, fiole effrayante, où ton philtre me mène,
— Mais… s’il était sans force, il faudrait donc demain
Laisser prendre à Pâris tous ses droits sur ma main ?
Non, non, que ce couteau m’en préserve et me reste.
Elle prend le poignard.
— Mais... si c’est un poison ? par un calcul funeste
Si Laurence veut fuir la honte d’allier
Ce second mariage aux serments du premier ?
Oui, je le crains. — Pourtant j’y pense, on le renomme
Dès longtemps et partout comme un bon et brave homme

Ah! n’entretenons pas ce mauvais sentiment !
Mais quoi ! si, disposée au fond du monument,
Je me réveille avant que Roméo ne vienne
Et que de l’avertir [le] frère ne se souvienne…
— Voilà ce qui vraiment devrait m’épouvanter.
Sortir de cette voûte ? on ne le peut tenter.
Dans ce sombre caveau de marbre et sous la terre
On ne doit respirer aucun air salutaire.
Ce marbre, pour toujours s’il allait me glacer !
Roméo, je pourrais mourir sans t’embrasser !
— Et même sans mourir, n’est-il pas vraisemblable
Que trop tôt réveillée en ce lieu lamentable
Où la nuit et la mort si longtemps répandront
La terreur dans mon âme et l’ombre sur mon front,
Où de mes grands-parents l’antique réceptacle
D’ossements entassés m’offrira le spectacle.
Où Tybalt, tout sanglant encor, déposé seul,
Dormira près de moi, couché dans son linceul,
Où les spectres, dit-on, sortant de leurs demeures,
Viennent se réunir à de certaines heures,
Jetant des cris qui font que la raison se perd,
Hélas ! hélas ! sans doute en ce caveau désert
Le délire entrera dans ma tête affaiblie ?
Je me relèverai, j’irai dans ma folie
Profaner des aïeux les restes assemblés,
Briser en me jouant leurs ossements troublés,
Et dans l’accès auquel il faut que je succombe
J’irai frapper mon front sur l’angle d’une tombe.
— Oh ! regardez Tybalt ! je crois le voir marcher,
Spectre sanglant, horrible, il vient ici chercher
La main de Roméo qui de son sang trempée
Enfonça dans son corps la pointe d’une épée
— Arrêtez, ô Tybalt ! mon époux, attends-moi.
Ceci va me conduire et je le bois à toi.
Elle se soutient un instant aux rideaux du lit et finit par y tomber endormie, vaincue par la liqueur.



FRAGMENT DE L’ACTE V.

Monologue de ROMÉO.

C’est là qu’ils l’ont placée — ô mon trésor, ma femme !
La mort en emportant ton souffle avec ton âme
N’a pas eu de pouvoir encor sur ta beauté.
Jusque dans le cercueil ton trésor t’est resté.
Non, tu n’es pas conquise, et l’ombre ô tu reposes
De ta bouche adorée a conservé les roses.
Devant tant de beauté le trépas recula,
Et son pâle étendard ne va pas jusque-là.
Ô Juliette, hélas ! comment es-tu si belle ?
Le spectre de la mort qui près de lui t’appelle,
Préparant sous la tombe un hymen monstrueux,
De sa belle victime est-il donc amoureux ?
Je lui disputerai ses voluptés funèbres.
Et Roméo, couché dans ce lit de ténèbres,
Va pour l’éternité dormir, ô mes amours,
[Dans ce linceul glacé qui couvre tes atours]
Avec les vers chargés du soin de tes atours.
Ici je veux rester, et voir tes sombres voiles
Arracher mes destins au pouvoir des étoiles,
Que mon corps se repose enfin dans le trépas.
Mes yeux, jetez sur elle un regard ; ô mes bras,
Pour la dernière fois, soulevez ma maîtresse ;
Mes lèvres, sur ce front, entre sa double tresse,
Par un sombre baiser, scellez avec effort
Le pacte illimité de l’homme avec la mort.
Au poison.
Et toi, viens, conducteur des âmes généreuses.
Guide du désespoir aux régions heureuses,

Brise sur les écueils, pilote de l’Enfer,
Mon vaisseau fatigué du travail de la mer.
Je bois à mon amour ! Empoisonneur fidèle,
Tu ne m’as pas trompé, je brûle. Elle est mortelle
Et prompte, ta boisson. — Ô que par ce baiser
La mort vienne à mon cœur et vienne le briser ;
— Que vois-je ? elle respire et s’agite — ô prodige !

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