Fragment sur l’histoire générale/Édition Garnier/8

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ARTICLE VIII.

D’une foule de mensonges absurdes qu’on a opposés
aux vérités énoncées par nous.

Nous nous servons rarement du grand mot certain : il ne doit guère être employé qu’en mathématiques, ou dans ces espèces de connaissances : je pense, je souffre, j’existe ; deux et deux font quatre. Cependant, si l’on peut quelquefois employer ce mot en fait d’histoire, nous crûmes certain, ou du moins extrêmement probable :

Que les premiers étrangers qui prirent et qui saccagèrent Constantinople furent les croisés, qui avaient fait serment de combattre pour elle ;

Que les premiers rois francs avaient plusieurs femmes en même temps, témoin Gontran, Caribert, Childebert, Sigebert, Chilpéric, Clotaire, comme le jésuite Daniel l’avoue lui-même ;

Que le comble du ridicule est ce qu’on a inséré dans l’histoire de Joinville, que les émirs mahométans et vainqueurs offrirent la couronne d’Égypte à saint Louis, leur ennemi, vaincu, captif, chrétien, ignorant leur langue et leurs lois ;

Que toutes les histoires écrites dans ce goût doivent être regardées comme celle des quatre fils Aymon ;

Que la croyance de l’Église romaine, après le temps de Charlemagne, était différente de celle de l’Église grecque en plusieurs points importants, et l’est encore ;

Que, longtemps après Charlemagne, l’évêque de Rome, toujours élu par le peuple, selon l’usage de toutes les églises, toutes républicaines, demandait la confirmation de son élection à l’exarque ; que le clergé romain était tenu d’écrire à l’exarque suivant cette formule : « Nous vous supplions d’ordonner la consécration de notre père et pasteur » ;

Que le nouvel évêque était par le même formulaire obligé d’écrire à l’évêque de Ravenne, et qu’enfin, par une conséquence indubitable, l’évêque de Rome n’avait encore aucune prétention sur la souveraineté de cette ville ;

Que la messe était très-différente du temps de Charlemagne de ce qu’elle avait été dans la primitive Église[1] : car tout changea suivant les temps, suivant les lieux, et suivant la prudence des pasteurs. Du temps des apôtres on s’assemblait le soir pour manger la cène, le souper du Seigneur (Paul aux Corinth.[2]). On demeurait dans la fraction du pain (Act., chap. ii[3]). Les disciples étaient assemblés pour rompre le pain (Act., chap. xx[4]). L’Église romaine, dans la basse latinité, appelle missa ce que les Grecs appelaient synaxe. On prétend que ce mot missa, messe, venait de ce qu’on renvoyait les catéchumènes, qui, n’étant pas encore baptisés, n’étaient pas encore dignes d’assister à la messe. Les liturgies étaient différentes, et cela ne pouvait alors être autrement : une assemblée de chrétiens en Chaldée ne pouvait avoir les mêmes cérémonies qu’une assemblée en Thrace. Chacun faisait la commémoration du dernier souper de notre Seigneur en sa langue. Ce fut vers la fin du iie siècle que l’usage de célébrer la messe le matin s’établit dans presque toutes les églises.

Le lendemain du sabbat, on célébrait nos saints mystères pour ne se pas rencontrer avec les juifs. On lisait d’abord un chapitre des Évangiles ; une exhortation du célébrant suivait ; tous les fidèles, après l’exhortation, se baisaient sur la bouche en signe d’une fraternité qui venait du cœur ; puis on posait sur une table du pain, du vin, et de l’eau : chacun en prenait, et on portait du pain et du vin aux absents. Dans quelques églises de l’Orient, le prêtre prononçait les mêmes paroles par lesquelles on finissait les anciens mystères : paroles que notre divine religion avait retenues et consacrées : Veillez et soyez purs[5]. Tous ces rites changèrent : le rite grégorien ne fut point le rite ambroisien. Le baptême, qui était le plongement dans l’eau, ne fut bientôt dans l’Occident qu’une légère aspersion ; les barbares du nord devenus chrétiens, n’ayant ni peintres ni sculpteurs, ignorèrent le culte des images. L’Église grecque différa surtout de l’Église romaine en dogmes et en usages.

Jusqu’au temps de Charlemagne, il n’y eut point ce qu’on appelle de messe basse. Les formules qui subsistent encore nous le prouvent assez. On n’aurait pas souffert alors qu’un seul homme officiât, aidé d’un petit garçon qui lui répond et qui le sert : les évêques eurent cette condescendance pour les grands seigneurs et pour les malades. Enfin les religieux mendiants dirent des messes basses pour de l’argent, et l’abus vint au point que le jésuite Emmanuel Sa dit dans ses aphorismes : « Si un prêtre a reçu de l’argent pour dire des messes, il peut les affermer à d’autres à un moindre prix, et retenir pour lui le surplus. — Cui datur certa pecunia pro missis a se dicendis, potest alios minore pretio conducere, et reliquum sibi retinere[6]. »

Nous dîmes[7] que la confession de ses fautes était de la plus haute antiquité ; que le repentir fut la première ressource des criminels ; que ce repentir et cette confession furent exigés dans tous les mystères d’Égypte, de Thrace, et de Grèce : que l’expiation suivait la confession, etc....

La fable même imita l’histoire en ce point si nécessaire aux hommes. Apollonius de Rhodes rapporte que Médée et Jason, coupables de la mort d’Absyrte, allèrent se faire expier dans l’Æa par Circé, reine et prêtresse de l’île, et tante de Médée. Jason, en arrivant au foyer sacré de la maison de Circé, enfonça son épée en terre : ce qui signifiait que sa femme et lui avaient commis un crime avec l’épée, et qu’ils avaient répandu le sang innocent sur la terre. Après quoi Circé les expia tous deux avec les lustrations usitées chez elle. Peut-être même cette ancienne fable n’est pas si fable qu’on le croit.

On sait que Marc-Aurèle, le plus vertueux des hommes, se confessa en s’initiant aux mystères de Cérès. Cette pratique salutaire eut ses abus : ils furent poussés au point qu’un Spartiate voulant s’initier, et le prêtre voulant le confesser : Est-ce à Dieu ou à toi que je parlerai ? dit le Spartiate. — À Dieu, répondit l’autre. — Retire-toi donc, ô homme[8] !

Les Juifs étaient obligés par la loi d’avouer leur délit lorsqu’ils avaient volé leurs frères, et de restituer le prix du larcin avec un cinquième par-dessus. Ils confessaient en général leurs péchés contre la loi, en mettant la main sur la tête d’une victime. Buxtorf nous apprend que souvent ils prononçaient une formule de confession générale, composée de vingt-deux mots, et qu’à chaque mot on leur plongeait la tête dans une cuvette d’eau froide ; que souvent aussi ils se confessaient les uns aux autres ; que chaque pénitent choisissait son parrain, qui lui donnait trente-neuf coups de fouet, et qui en recevait autant de lui à son tour. Enfin l’Église chrétienne sanctifia la confession. On sait assez comment les confessions et les pénitences furent d’abord publiques ; quel scandale il arriva sous le patriarche Nectaire, qut abolit cet usage ; comment la confession s’introduisit ensuite peu à peu dans l’Occident. Les abbés confessèrent d’abord leurs moines[9] ; les abbesses mêmes eurent ce droit sur leurs religieuses.

Saint Thomas dit expressément dans sa Somme[10] : « Confessio, ex defectu sacerdotis, laïco facta, sacramentalis est quodam modo. — Confession à un laïque, au défaut d’un prêtre, est comme sacrement.

Saint Basile fut le premier qui permit aux abbesses d’administrer la confession à leurs religieuses, et de prêcher dans leurs églises. Innocent III, dans ses lettres, n’attaqua point cet usage. Le P. Martène, savant bénédictin, parle fort au long de cet usage, dans ses Rites de l’Église[11]. Quelques jésuites, et surtout un Nonotte, qui n’avaient lu ni Basile, ni Martène, ni les Lettres d’Innocent III, que nous avons lues dans l’abbaye de Sénones, où nous séjournâmes quelque temps dans nos voyages entrepris pour nous instruire, s’élevèrent contre ces vérités. Nous nous moquâmes un peu d’eux[12]. Il faut l’avouer : notre amour extrême de la vérité n’exclut pas les faiblesses humaines.

C’est une chose rare que cette persévérance d’ignorance et de hauteur avec laquelle ces bons Garasses nous attaquèrent sans relâche, et sans savoir jamais un mot de l’état de la question.

Nous fûmes obligé d’approfondir[13] l’étonnante aventure de la Pucelle d’Orléans, sur laquelle nous avions recueilli beaucoup de mémoires. Il fallut revenir sur une Marie d’Aragon[14], prétendue femme de l’empereur Othon III, qu’on fit passer, dit la Légende, pieds nus, sur des fers ardents. Il fallut leur prouver que la ville de Livron[15], en Dauphiné, fut assiégée par le maréchal de Bellegarde, qui leva le siége sous Henri III. Ils n’en savaient rien, et ils criaient que Livron n’avait jamais été une ville, parce que ce n’est aujourd’hui qu’un bourg. La chose n’est pas bien importante, mais la vérité est toujours précieuse.

Il fallut soutenir l’honneur de notre corps calomnié, et faire voir que Lognac[16], le chef des assassins qui massacrèrent le duc de Guise, n’avait jamais été du nombre des gentilshommes ordinaires de la chambre du roi ; qu’il était un de ces gentilshommes d’expédition, fournis par le duc d’Épernon, et payés par lui. Nous en avions cherché et trouvé des preuves dans les registres de la chambre des comptes.

Quelle perte de temps quand nous fûmes forcé[17] de leur prouver que la terre d’Yesso n’avait point été découverte par l’amiral Drake ! Et le petit nombre des lecteurs qui pouvaient lire ces discussions disait : Qu’importe ?

Enfin, dans deux volumes de nos Erreurs, ils trouvèrent le secret de ne pas mettre un seul mot de vérité.

Que firent-ils alors ? Ils nous appelèrent hérétique et athée. Ils envoyèrent leur libelle au pape ; ils s’adressaient mal. Le pape n’a pas accueilli, depuis peu, bien gracieusement leurs libelles.

Le jésuite Patouillet minuta contre nous un mandement d’évêque[18], dans lequel il nous traitait de vagabond, quoique nous demeurassions depuis vingt ans dans notre château ; et d’écrivain mercenaire, quoique nous eussions fait présent de tous nos ouvrages à nos libraires. Le mandement fut condamné, pour d’autres considérations plus sérieuses, à être brûlé par le bourreau. Nous continuâmes à chercher la vérité.


  1. Voyez tome XI, page 285.
  2. Ire aux Corinthiens, xi, 20, 33.
  3. Verset 42.
  4. Verset 7.
  5. Voyez tome XIX, page 50.
  6. L’abbé Prévost s’était engagé à dire une messe tous les matins moyennant vingt sous ; il la céda à l’abbé de Laporte, qui se contenta de quinze sous. Au bout de quelque temps, l’abbé Raynal se chargea de dire cette messe moyennant huit sous que lui donnait l’abbé de Laporte. (B.)
  7. Voyez tome VI, page 97 ; XI, 287 ; XVIII, 223 ; XXIV, 491-92.
  8. Voyez tome XVIII, pages 223 et 230.
  9. Voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Confession. (Note de Voltaire.)
  10. Tome III, page 255, Supplem. tertiœ partis, Quæstio viii, art. 2. (Id.) — Voyez la note 3, tome XXIV, page 513.
  11. Voyez tome XIV, page 125.
  12. Voyez tome XXIV, pages 491-92, 504, 513 ; et XXVI, 147.
  13. Voyez tome XXIV, page 497 ; et XXVI, 148.
  14. Voyez tome XI, page 385 ; et XXIV, 507.
  15. Voyez tome XXIV, page 509; et XXVI, 146.
  16. Voyez tome XXIV, page 510.
  17. Voyez tome XXIV, page 512 ; et XXVI, 140.
  18. Voyez tome XXVI, page 155.